— Je pense, dit-il, que, seule entre toutes les sciences,
la sagesse est la science d’elle-même et des autres
sciences.
— Mais si elle est la science de la science, ne le sera-t-
elle pas aussi de l’ignorance?
— Assurément.
— En ce cas, le sage sera seul capable de se
connaître lui-même, de juger ce qu’il sait réellement et
ce qu’il ne sait pas, ainsi que de reconnaître dans les
autres ce qu’ils savent et croient savoir, comme ce qu’ils
croient savoir et ne savent pas; tandis qu’aucun autre
n’en sera capable. En un mot, la sagesse, être sage, et
se connaître soi-même, c’est savoir ce qu’on sait et ce
qu’on ne sait pas. Est-ce bien là ta pensée?
— Parfaitement.
— Encore une fois donc, et c’est la troisième fois, afin
de compléter le bon nombre , commençons
à examiner d’abord s’il est possible de savoir qu’un autre
sait ou non ce qu’il sait et ne sait pas; et ensuite, en
supposant que cela soit possible, voyons à quoi il nous
servirait de le savoir.
— C’est ce qu’il faut chercher.
— Viens donc, Critias, et tâche pour cela de trouver un
meilleur parti que moi, car je n’en vois aucun. Mais veux-
tu que je t’apprenne d’où vient mon embarras?
— Volontiers.
— Si tout ce que tu as dit, est exact, la sagesse n’est-
elle pas une science qui n’est la science d’autre chose
que de soi-même et des autres sciences, et en
même temps la science de l’ignorance?
— Oui.
— Vois donc, mon ami, quelle chose singulière nous
nous chargeons de défendre. Essaie de l’appliquer à
d’autres objets, et tu ne croiras pas qu’elle soit possible.
— Comment! Socrate.
— Par exemple, t’imagines-tu une vue qui ne verrait pas
les objets qu’une autre vue aperçoit, mais qui ne verrait
qu’elle-même et toute autre vue et même encore ce qui
n’est pas vue; qui enfin ne verrait aucune
couleur, bien qu’elle soit une vue, et qui s’apercevrait
elle-même ainsi que tout autre vue; cela te paraît-il
possible?
— Non, par Jupiter!
— Ou une ouïe qui n’entendrait aucune voix, mais elle-
même et toute autre ouïe, et même ce qui n’est pas
ouïe?
— Pas davantage.
— De même si tu passes en revue tous les sens, crois-
tu qu’il y ait un sens des autres sens et de lui-même, qui
pourtant ne sente rien de ce qu’éprouvent les autres
sens?
— Non, certes.
— Peut-il y avoir un désir qui n’ait pas pour
objet un plaisir quelconque, mais lui-même et d’autres
désirs?
— Jamais.
— Une volonté qui se voudrait elle-même et d’autres
volontés, et non pas un bien quelconque?
— Nullement.
— Ou voudrais-tu soutenir qu’il y ait un amour qui ne
se rapporte à aucune beauté, mais seulement à lui-
même et à d’autres amours?
— Je n’y songe pas.
— Aurais-tu vu déjà une peur qui s’effrayât de soi-
même et d’autres peurs, sans avoir aucun objet
d’effroi?
— Pas encore.
— Mais peut-être une opinion, qui fût une opinion
d’autres opinions et d’elle-même, sans avoir aucun des
objets des autres opinions?
— Pas du tout.
— Et nous soutenons qu’il y a une science qui n’est
science de rien en particulier, mais la science d’elle-
même et des autres sciences!
— En effet, nous le soutenons.
— N’est-ce pas une chose bien extraordinaire, si elle est
ainsi? Toutefois ne nous pressons pas de nier qu’elle
soit, et cherchons si elle est réellement.
— Tu as raison.
— Eh bien! cette science est sans doute la science de
quelque chose; il faut bien qu’elle ait cette propriété,
n’est-ce pas?
— Il est vrai.
— Comme c’est la propriété d’un corps plus grand,
d’être plus grand que quelque chose?
D’accord.
— Que quelque chose de plus petit, n’est-ce pas,
puisque ce corps est supposé plus grand?
— Nécessairement.
— Et si nous rencontrions un corps plus grand que
d’autres plus grands et que soi-même, sans être plus
grand que les choses que surpassent en grandeur celles
qu’il surpasse lui-même, ne lui arriverait-il pas
alors d’être à-la-fois plus grand et plus petit que lui-
même, ne le crois-tu pas?
— Sans aucun doute, Socrate.
— Et si une chose est le double des autres doubles et
de soi-même, les autres doubles et elle-même ne sont
que des moitiés relativement à elle, considérée comme
double; car il ne peut y avoir de double que d’une
moitié.
— C’est juste.
— Elle est donc à-la-fois plus et moins qu’elle-même,
plus pesante et plus légère, plus vieille et plus jeune; et
de même pour toute chose qui, ayant la propriété
de se rapporter à elle-même, devra avoir en elle ce à
quoi elle a la propriété de se rapporter. Je m’explique,
l’ouïe n’entend que la voix, n’est-il pas vrai?
— Oui.
— Si donc elle doit s’entendre elle-même, il faut qu’elle
ait une voix, car autrement elle ne peut entendre.
— Cela est incontestable.
— Et la vue, mon cher, s’il faut qu’elle se voie elle-
même, devra aussi avoir une couleur, car la vue ne peut
rien apercevoir qui soit sans couleur.
— Certainement non.
— Ainsi donc, Critias, par tous les exemples que nous
venons de parcourir, il paraît impossible ou très peu
croyable qu’une chose puisse avoir jamais la propriété de
ne se rapporter qu’à elle même. En effet, pour la
grandeur, pour les nombres, et pour toutes les choses
de ce genre, cela est impossible, n’est-ce pas?
— Oui.