Cinq nouvelles extraordinaires

NOTRE-DAME LA GUILLOTINE

[2]

 

Par toute la ville, depuis les sept longuessemaines que flambait la révolte des Pauvres, lesmanifestations de la vie s’étaient faites souterraines et funèbres.Le bruit sommeillait, voilé d’une solennelle sourdeur de cataractelointaine.

Le triomphe des riches n’avait point empêchéla destruction d’une grande partie de la ville. Chaque nuit,d’implacables incendies rougeoyaient ne laissant qu’un chaos deruines. Les squelettes carbonisés des arbres, les colonnes torduesdes lampadaires s’enfonçaient en des perspectives de suie, en degrimaçants horizons de cendre et de plâtras, coupés de décombralesbarricades, selon le pluvieux silence de l’hiver, en un pantelantqui-vive d’explosions et de meurtres.

Seul, le cœur de la ville occupé par lesvainqueurs palpitait encore d’une furieuse vitalité, d’unevindicative fièvre de supplices. Cernés dans trois grandes placespar l’armée, les pauvres étaient exterminés méthodiquement sansinterruption, jusqu’à la tombée du soleil : la guillotinefonctionnait, les fusillades crépitaient.

En personne, Gorgius, le grand Répresseurprésidait à la destruction, étonnant d’énergie malgré son âge.Grâce à lui, maintenant, la sérénité renaissait dans lescœurs ; encore un peu de sang et les pauvres allaient êtredéfinitivement humiliés, domestiqués pour des siècles. Unemultitude, d’ailleurs, à cause des interruptions dansl’approvisionnement, succombait au froid, à la famine et ausuicide.

Chaque soir sous une ample escorte, Gorgiusregagnait son hôtel sauvegardé par toute une inexpugnable troupe degens de police. Athlétiquement constitué il consacrait àd’originales débauches la meilleure part de ses nuits ; onparlait même de puériles profanations, de violences posthumes, maison passait outre sur ces faiblesses excusables, après tout, en unepériode de licence de la part d’un génie aussi nerveusementorganisé. L’impunité de toutes les actions lui appartenait.

Pour ces causes, peut-être, il étaitgénéralement grave comme si quelque ombre planait sur lui ; cesoir-là surtout, il paraissait mortellement sombre.

L’ennui trônait en son âme démantelée quenulle dépravation ne tirait plus de sa torpeur, dont nulle salacitén’aiguisait plus le désir ; pour lui, les jours, les heures,les minutes gouttaient en une averse de désenchantement, sans nulneuf frisson, sans nulle inédite palpitation. Son moi gangrené neroulait plus d’aspirations vers les choses, pareil au fleuve dontles eaux fétides étaient ralenties d’obstruantes carcasses et quis’étendait, liquoreux et verdâtre comme une veine de pus,phosphorescent le soir de lumineux miasmes.

Au loin, des chiens hurlaientlonguement ; redoutables depuis les troubles, ils erraient enbandes, privés de maîtres et se disputaient en d’acharnés combatsleur horrible sportule.

Le pavé était englué d’une boue grassepareille à la crasse humaine qui s’attache au dôme des fourscrématoires, d’une sanie figée et décomposée dont les résidusfluaient en ruisseaux de purulence, en mares ignominieuses ou seliquéfiaient les cadavres des massacrés. L’air même était lourd,changé en une fange fluide dont la fadeur écœurait. Le dictateur etsa troupe hâtés parmi la ténèbre visqueuse semblaient quelquepullulement de bêtes immondes grouillant dans la féteur d’unulcère.

De temps à autre s’entendaient de petits crisd’enfants à l’agonie sous la pluie ou de femmes que la rage et lefroid faisaient aboyer à la mort comme des chiennes ; alors ledictateur avait un geste d’impatience et les soldats,silencieusement, coupaient la gorge aux braillards ; lerecueillement redevenait possible et la troupe continuait des’avancer.

Plus allègre d’esprit à mesure qu’ilapprochait de son hôtel, Gorgius compulsait ses chances detriomphes futurs, calculait les risques de ses ambitions sefigurant presque, en l’importance d’exception que la Révolution luiavait donnée, établir le bilan de l’humanité.

Puis il se plut à évoquer les douloureusesphysionomies des exécutés du jour et de morbides songeriesl’obsédèrent en pensant à la guillotine. Elle se dressait en sonimagination comme une idole embrumée de mystère, animée d’une vieparticulière faite des terreurs et des vengeances des hommes, commeune attirante et traîtresse femelle dont les jambes rigides, dontle sexe fallacieux et vide incitaient l’humanité aux coïtsmonstrueux du cou et de la lunette.

Il se représentait la mécanique de meurtrestelle qu’un sphynx difforme doué d’une conscience réfléchie etsournoise, d’une volonté de cruauté réelle ; des silhouettesde magistrats flottaient devant ses yeux avec les grimaces fripées,les crânes glabres et le maintien grave d’un troupeau de proxénètesgâteux, les entremetteurs de la Veuve :

« Certes, réfléchit-il, la comparaison setient presque, le panier de son évoque la cuvette, comme lebourreau et ses aides, les larbins…

« Quel dommage qu’elle ne soit pas unevéritable femme, qu’elle ne puisse s’incarner sous de violablesformes ! »

*

* *

« Son regard d’acier étincelle decaresses féroces ; l’étreinte de ses inflexibles membresd’écarlate doit être d’un accablement délicieusement terrible.

« Ô toi, effroyable Incarnation que je nepuis qu’imaginer, comme je t’aimerais !

« Tu as été la divinité ignoble de cesiècle qui se désintéressa des croyances immatérielles, qui reniales pures légendes, pour n’obéir plus qu’aux terreurs basses que tuimposes à la multitude.

« L’Avenir te consacrera des temples oùles justiciards commenteront pieusement les Codes, où lessuppliques de la Peur monteront vers toi avec le parfum du sangfrais, sous l’œil respectueux des argousins, en la terreurprosternée de la racaille.

« Secours-moi, bonne meurtrière ducrépuscule matinal. Étoile des assassins, Miroir de la Mort, Refugedu désespoir, Secours des bourgeois, Auxiliatrice des puissants etdes hypocrites, Demeure à jamais la chirurgienne des infirmitéssociales, l’Épouvantail des déshérités et des timides, la grandeEmpêcheuse de Justice.

« Mais je rêve ! conclut-il ensouriant, allons plutôt voir là-bas ce qui se passe. »

Et il marcha vers le groupe des soldats quidiscutaient.

Ils entouraient une maigre et haute jeunefemme dont la face blafarde aux yeux obscurs et vagues s’ennuageaitd’un voile sombre. Sa démarche était sûre et hautaine, saphysionomie pleine de froideur. Elle se taisait, ne répondant ànulle objurgation, ne paraissant éprouver aucun effroi, n’ayantmême nullement l’air intimidée.

Gorgius l’étreignit d’un coup d’œil etd’imprécis désirs l’effleurèrent à comparer la minceur adolescentedu buste et la largeur bien féminine des hanches. Il devina descuisses rondes et nerveuses, des bras grêles et durs.

Distraitement il fit signe qu’on menât lajeune fille chez lui et de nouveau ses préoccupationsl’absorbèrent.

D’alarmantes nouvelles, en effet,l’attendaient à son hôtel. Une partie des soldats – malgré leslarges distributions d’alcool et d’argent avaient cédé auxsupplications des révoltés. Grâce à la connivence de quelquesdétachements, un petit nombre de Pauvres avaient pu franchir leslignes, ce qui présageait pour la nuit un redoublement d’incendieset d’esclandres.

Le grand Répresseur parcourut froidement cesdépêches effarées, il les relut, réfléchit et la situation luiapparut moins compromise. Évidemment, tous ces officiers, tous cesgens de police exagéraient, voyaient double, dominés par une atrocefrayeur, paralysés par une incroyable lâcheté. Il ne s’affecta doncpas outre mesure ; il avait paré, depuis les troubles àd’autrement terribles catastrophes.

Fiévreusement, il notifia quelques ordresdécisifs. Maintenant il était totalement rassuré. Tous travauxterminés, il gagna sa chambre et, la tête un peu lourde,s’endormit.

Il reposa mal et fut visité d’atrocescauchemars. Il rêvait que, les exécutions continuant, un lac desang aux ondes cramoisies et moirées par la lune avait submergé laville, il cherchait à fuir à la nage et se cramponnaitdésespérément aux cheveux des cadavres qui passaient emportés parla dérive ; mais, toujours, il demeurait avec une tête sanscorps à la main. Des rires d’invisibles le narguaient. Il sesentait enfoncer à chaque seconde, il barbotait dans unéclaboussement de rutilante pourpre. Le sang l’asphyxiait, sesdésespérés efforts demeuraient vains. Puis il se voyait poursuivantles rebelles qui fuyaient en une galopade vertigineuse à traversles steppes immenses ; dans la rapidité de sa course, il serappelait avoir oublié quelque objet dont il ne pouvait se préciserla nature. Il sentait que cette omission allait avoir les plusredoutables conséquences, mais il ne pouvait retourner en arrière.Il finissait par découvrir qu’il avait laissé sa tête ; il nel’avait plus, il tâtait vainement de ses deux mains son coumutilé ; sa tête, fendue d’un rictus occupait maintenant laplace de la lune et roulait à l’aventure, en un ciel pustuleux etvert, ocellé de points sanguinolents. Alors son corps décapitétendait les bras vers la lune et cherchait à la saisir, mais latête fuyarde se dérobait et finalement changeait de forme,s’amincissait et c’était un couperet d’acier triangulaire qu’ilempoignait ; mais, déjà, ses bras il ne pouvait plus lesabaisser. Ils étaient comme lignifiés, raidis en deux poteauxrouges entre lesquels le couteau d’acier glissait doucement, avecla férocité d’une lenteur calculée.

Gorgius s’éveilla le cœur bondissant, glacéd’une moiteur d’agonie. Son angoisse s’accrut d’un inquiétantbruissement, d’une clameur inexplicable et lointaine. Une lueurfiltrait par les interstices des rideaux, il pensa que le jourallait venir.

Infructueusement, il avait sonné, appelé. Lepiétinement précipité dont le bruit l’avait ému ne s’entendaitplus. En revanche, la clarté avait grandi, était devenueinsoutenable. À cette rougeâtre splendeur, on ne pouvait seméprendre, l’aurore d’un incendie définitif montait sur laville.

Un paysage de flammes ondoyait à perte de vue,les dômes et les clochers enlevés avec une netteté d’eau forte surle fond aveuglant du brasier disparaissaient l’instant d’après,comme des ombres, engloutis avec un grondant fracas par l’incendiequi traînait derrière soi d’immenses franges de fumées mordorées,de roussâtres volutes de vapeurs pailletées, tels que des croupesfabuleuses de millions d’atomes.

Apoplexié de terreur sur son lit, Gorgiuss’expliqua enfin ce houlement de foule qui l’avait inquiété. Ilavait entendu la fuite des Pauvres, ils étaient partis etils avaient laissé l’incendie comme cadeau d’adieu à leurs ennemis.Vers le repos des verdures virginales, vers l’innocence des eauxcourantes et des lacs fleuris, vers les amoureuses, vers lesténébreuses et libres clairières des bois, ils avaient fui, pour defraternelles unions sociales, pour des civilisations plusclémentes. Des félicités nouvelles allaient luire sur les vestigesdu royaume aboli des Riches !

À cet instant, comme le hurlement duCataclysme lui-même, comme le rugissement triomphal desgénérations, une explosion tonitrua, majestueusement répercutée parles cavernes du ciel, plus profonde que la clameur de bronze desArtilleries, que l’écroulement des Hymalaya[3].

Et un pesant dôme de brouillard et de silences’incurva au-dessus des ruines.

*

* *

Quand le Dictateur merveilleusement préservépar la situation isolée de son hôtel s’éveilla, en sa chambreébranlée par la commotion, de l’évanouissement auquel l’avaientcontraint ces surhumaines émotions, il fut surpris d’apercevoirassise en une pose de méditation sur un fauteuil la jeune fillearrêtée la veille au soir et qu’il avait oubliée : son calmeprofil s’estompait dans le vague crépusculaire de la nuitfinissante, au mouvant rougeoiement des derniers brasiers.

Pendant qu’il tentait de joindre ses idées,elle s’avança toujours silencieuse, mais ses yeux d’un bleu deglace souriaient, avec un geste lent et grave elle défit sesvêtements et s’insinua en la somptueuse couche, près du dictateurdont le cerveau harassé était broyé comme en un engrenage par unedétraquante fièvre.

Il n’avait plus la puissance de réfléchir.C’était à sa bouche embrasée et sèche un délicieux oubli que cettebouche aux désaltérantes fraîcheurs de métal ou de neige ; sesmuscles avachis et lassés, son épiderme flasque et fripé, avaientde bienfaisants raidissements aux rondes caresses de ces juvénilesformes. Il se régénérait à ce bain de virilité et il enlaçaitl’inconnue avec l’insouciance du désespoir et toute sa robustesseretrouvée.

L’aube indécise venait et l’heure desmatinales guillotinades quand, de nouveau fatigué, il essaya de sesoustraire aux dévoratrices caresses de l’inconnue. Mais il nepouvait point. Des jambes croisées sur ses jambes l’enserraientétroitement. Les bras noués autour de son cou ne se désenlaçaientpoint. C’était l’inexplicable toucher, cette fois bien réel, dumétal et de la neige, les cheveux moelleux où il s’était vautrés’entortillaient maintenant autour de son corps avec la coupantebrutalité des cordes. Il ne sentait plus bouger nul spasme souslui, et son ventre, en ses désespérés tortillements, ne frôlaitplus qu’une planche gluante de sang.

Il poussa un gémissement d’horreur.

L’humide puanteur du sang monta à sesnarines.

Mais un adieu, où se mêlaient de fuyantesclameurs, chuchotait à son oreille, pesant et sourd et pareil aubruissement graissé du couperet.

Il reconnut qu’il était tombé dans les brasvengeurs de « Notre-Dame la Guillotine ».

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