Cinq nouvelles extraordinaires

DANS LE VENTRE D’HUITZILOPOCHTLI

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Sur la terrasse de la villa que possède àBelle-Isle-en-Mer, l’ethnographe Bourdelier – le premier qui aitdéchiffré les hiéroglyphes des temples toltèques et chichimèques –,quelques invités savouraient des boissons glacées, à l’ombre destamarins aux grappes de corail rose, en face de la mer immense etbleue.

L’explorateur américain, Miles Kennedy,l’homme qui a parcouru seul, pendant cinq ans, la région désertiquedes Andes, fumait béatement, étendu dans un rocking-chair. À deuxpas de lui, une jeune Anglaise demeurait silencieuse, pelotonnéesur les coussins de la guérite d’osier.

Les regards de la jeune fille ne pouvaient sedétacher des mains de l’explorateur, des mains d’une cadavéreuselividité, d’une blancheur de chlore, qui contrastaient bizarrementavec le visage bruni et tanné comme la peau d’une momie.

– Miss Rosy, dit brusquement l’Américain,parions que vous êtes en train de vous demander, de quellefantastique maladie de peau je suis atteint ? Je tiens à vousrassurer, continua-t-il avec bonhomie. L’inquiétante décolorationde mon épiderme ne résulte pas d’une maladie, elle date du jouroù j’ai été dévoré par le farouche Huitzilopochtli, ledieu de la guerre des anciens Incas.

– Contez-moi cela, murmura Miss Rosy lesyeux brillants de curiosité.

– C’est une aventure assez spéciale,commença-t-il, sans se faire prier. Il y a de cela deux ans, nousétions perdus dans la grande Cordillière des Andes, moi, mon guideNecoxtla et les trois Indiens qui nous escortaient.

« Vous ne pouvez pas vous figurer, chèremiss, ce que sont ces diaboliques paysages. Pas un arbre, pas unvégétal, sauf, de loin en loin, ces grands cierges épineux quisemblent des plantes de bronze vert. Un ciel de plomb ardent, etpour horizon, des cycles de précipices, de coulées de lave et depics neigeux, qui semblent se répéter à mesure qu’on les afranchis, comme les cercles d’un enfer d’où on ne pourrait jamaissortir.

« Nous suivions un couloir de rochers siétroit que nous étions obligés de marcher un par un. Les surfacespolies des parois basaltiques semblaient concentrer sur nous, commedes miroirs ardents, les rayons aveuglants du soleil. Les troisIndiens et les quatre mules qui portaient mon bagage étaientexténués, à bout de forces ; pour mon compte, je sentais quela soif, la chaleur et la fatigue allaient me rendre fou. J’auraisdonné tout ce que je possédais pour une gorgée d’eau fraîche.

« Brusquement tout changea. Le défilésinistre aboutissait à une vallée verdoyante, ombragée de palmiers,d’acajous et de bananiers, arrosée par des ruisseaux murmurants.Les ruines d’un temple aux colossales idoles de granit rouge,servaient de fond à ce paysage digne de l’Eldorado.

« Je demeurai quelque temps immobile decontentement et aussi d’admiration, mais quelle ne fut pas mastupeur en voyant mes Indiens s’enfuir à toutes jambes en donnantdes signes de la plus folle terreur. À ma grande indignation,Necoxtla, qui me servait de guide depuis des mois et m’avait deuxfois sauvé la vie, enfourcha précipitamment une des mules et, luiaussi, m’abandonna.

« J’allais peut-être me décider à suivrel’exemple de mes Indiens. On ne m’en donna pas le temps.

« Avant que j’eusse pu faire un gestepour me défendre, je me vis entouré d’une troupe d’Aztèqueshideusement tatoués ; ils me dépouillèrent brutalement de mesvêtements, me lièrent les mains et m’entraînèrent dans l’oasis.

« On m’avait fait asseoir à l’ombre desruines et de vieilles femmes m’apportèrent quelques bananes, unecalebasse d’eau et des galettes de maïs qu’elles me firent mangersans me délier les mains. Je pensai qu’on n’en voulait pas à mavie.

« Je dus assister au pillage de mescaisses, je vis mes malheureuses mules, abattues à coups decasse-tête d’obsidienne, puis écorchées et dépecées avec unerapidité surprenante. Je détournai les yeux de cette écœuranteboucherie, pour les porter sur un groupe d’Aztèques absorbés dansun travail que je suivis, d’abord avec intérêt, puis avec une vagueinquiétude.

« Par-dessus les basses branches d’unséquoia géant, ils avaient lancé deux cordes d’aloès dontl’extrémité était solidement fixée à deux anneaux de métal scellésun peu au-dessus de l’abdomen proéminent d’une des divinités degranit.

« Alors les Aztèques halèrent sur l’autreextrémité des cordes. Au bout d’une minute, la partie antérieure duventre se détacha et s’éleva lentement en glissant dans une rainureintérieure ; un trou noir et carré apparut à la place duventre, pendant que la dalle de granit remontée cachait entièrementla face et la poitrine du dieu.

« Enfin, je fus rudement empoigné et onme força d’entrer dans cette espèce d’étroite cellule.

« Sans comprendre encore quel affreuxsupplice m’était réservé, je mourais de peur. Je n’opposai aucunerésistance à mes bourreaux.

« Que vous dirai-je ? La dalleglissa dans les rainures avec un bruit sourd et reprit sa place.J’étais muré, vivant, dans le ventre d’Huitzilopochtli !

*

* *

« La niche où j’étais encastré était siétroite que je pouvais à peine remuer. Cependant comme je percevaisau-dessus de moi un peu de clarté, je pus gravir à reculonsquelques degrés creusés dans la pierre, et, tout à coup, mes yeuxse trouvèrent au niveau de deux lucarnes rondes qui devaientcorrespondre aux prunelles de l’idole ; à la hauteur de labouche se trouvait aussi une ouverture qui communiquait avec l’airlibre. Dans ma misérable situation, je considérai comme un bonheurincomparable la facilité qui m’était laissée de respirer et devoir.

« Une angoisse atroce m’étreignait. Jem’ingéniais de tout l’effort de ma pauvre cervelle enfiévrée àdeviner quelle torture on m’infligerait. Je songeais àl’Inquisition, aux bourreaux chinois… Mais vous verrez que lesimaginations les plus folles des tortionnaires du Moyen Âge étaientencore au-dessous de l’abominable réalité.

« Je suivais cependant d’un regard éperdules allées et venues de mes ennemis, et précisément parce que jen’arrivais pas à pénétrer leurs intentions, leurs moindres gestesme pénétraient d’une anxiété aussi lancinante que le plusdouloureux des cauchemars.

« Il y avait dans un coin de la vallée unmassif de plantes d’un aspect inquiétant. Leurs vastes feuillesdivisées par une épaisse nervure étaient grasses, charnues, d’unvert bleuâtre, intérieurement hérissées de piquants et légèrementconcaves.

« Un vieillard remplit une corbeille dedéchets de viande crue qui provenaient du dépeçage des mules ets’approcha avec précaution des étranges végétaux, puis il lança surles piquants un gros morceau de viande. Aussitôt les deux moitiésde la feuille se refermèrent l’une sur l’autre, emprisonnant leurproie, d’un mouvement sec qui faisait penser à une mâchoire defauve.

« Je me trouvais en présence de végétauxcarnivores du genre des Ionea muscipula, mais d’une taillecolossale, sans doute favorisée par la nourriture abondante queleur fournissaient les Aztèques qui peut-être adoraient ceshorribles plantes vampires.

« Détail repoussant mais que je ne doispas omettre, ces feuilles affamées semblaient se repaître avec unegloutonnerie ignoble ; une sorte de bave – ou plutôt un sucgastrique spécial – perlait à leurs commissures en une abondanterosée. Ce que je ne m’expliquai pas, c’est que de nombreusescalebasses fussent placées autour de chaque plante pour recueillirle suc qui y tombait en gouttes pressées.

« La distribution était terminée. Gorgésde viande, leurs feuilles repliées, les ogres végétauxdigéraient.

« La nuit était venue ; les Aztèquesfestoyaient autour de grands feux ; personne ne paraissaitplus songer à moi. C’était une sorte d’accalmie. Brisé de fatigue,et, si incommode que fût ma position, je m’endormis…

« Je fus réveillé par le vacarme infernald’un orchestre où dominaient les cymbales, les trompes d’écorce etces flûtes qui sont fabriquées avec des fémurs humains. Mes ennemisdansaient et vidaient des calebasses de pulqué etd’aguardiente.

« Leur digestion terminée, les plantesvampires déployaient lentement leurs feuilles, prêtes à unenouvelle curée. Le vieillard qui leur avait distribué la pâtureétait revenu, armé d’une grande jarre, dans laquelle il commença àvider le contenu des calebasses. Il remplit ainsi une dizaine dejarres qu’il rangea soigneusement dans un coin. Je pensai que lesAztèques devaient employer ce suc, si précieusement recueilli, à lafabrication de quelque liqueur fermentée.

« La fin de cette récolte avait donnélieu à un redoublement de vacarme, à une explosion de crissauvages. Le vieillard – j’ai su depuis que c’était un prêtre –,maintenant drapé dans un manteau de plumes, la face tatouée derouge et de blanc, s’avança vers l’idole d’un pas hiératique. Ilportait à grand-peine, une des jarres, pleine jusqu’aux bords.

« Puis je ne le vis plus. Il avait passéderrière la statue. Ainsi qu’on me l’expliqua par la suite, ilescaladait les degrés dissimulés dans les ornements des sculptures.Une minute s’écoula, et, tout à coup, sa hideuse face tatouéeapparut à la hauteur de mes yeux. Solennellement, il versa lecontenu de la jarre dans un trou creusé sur l’épaule del’idole.

« Avec une indicible horreur, je venaisde comprendre : J’allais être digéré vivant par le dieuHuitzilopochtli…

« Déjà, par des canaux intérieurs, leliquide corrosif, le suc gastrique des plantes carnivores, serépandait dans mon étroite prison me montait jusqu’aux genoux, memordant la peau avec la cuisante sensation d’un vésicatoire.

« Le vieux prêtre déversa dans l’orificele contenu d’une seconde jarre, puis d’une troisième. Le liquide memonta jusqu’aux cuisses. Je souffrais d’aussi cruelle façon que sil’on m’eût plongé dans une chaudière d’huile bouillante.

« Comme le prêtre versait une quatrièmejarre, je poussai un hurlement de folie et je m’évanouis…

*

* *

« Rassurez-vous, miss Rosy, repritl’explorateur, en réconfortant d’un sourire, la jeune fille, pâlede saisissement, quand je revins à moi, j’étais couché sous unetente, ficelé des pieds à la tête dans une compresse d’herbesbouillies et veillé par une vieille Indienne. J’étais sauvé.

« Necoxtla, mon guide, honteux de safrayeur et de sa lâcheté, avait couru à bride abattue jusqu’à unposte frontière, heureusement peu éloigné et il était revenu avecun détachement de réguliers péruviens, juste à temps pourm’arracher à une mort atroce.

« Surpris en pleine orgie, les Aztèquesfurent rapidement mis en déroute. Au bout d’un quart d’heured’efforts, la dalle put être soulevée et je fus arraché à montombeau, mais je ne donnais plus signe de vie et mon corps n’étaitqu’une plaie.

« La science de la vieille squaw qui mesoignait avec des compresses d’herbes aromatiques m’a conservé lavie, mais elle n’a pu rendre à mon épiderme décoloré par leterrible suc, sa coloration naturelle. »

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