Contes divers 1881

Chapitre 2Par un soir de printemps

Jeanne allait épouser son cousin Jacques. Ils se connaissaientdepuis l’enfance et l’amour ne prenait point entre eux les formescérémonieuses qu’il garde généralement dans le monde. Ils avaientété élevés ensemble sans se douter qu’ils s’aimaient. La jeunefille, un peu coquette, faisait bien quelques agaceries innocentesau jeune homme ; elle le trouvait gentil, en outre, et bongarçon, et chaque fois qu’elle le revoyait, elle l’embrassait detout son cœur, mais sans frisson, sans ce frisson qui sembleplisser la chair, du bout des mains au bout des pieds.

Lui, il pensait tout simplement : « Elle est mignonne, ma petitecousine » ; et il songeait à elle avec cette espèced’attendrissement instinctif qu’un homme éprouve toujours pour unejolie fille. Ses réflexions n’allaient pas plus loin.

Puis voilà qu’un jour Jeanne entendit par hasard sa mère dire àsa tante (à sa tante Alberte, car la tante Lison était restéevieille fille) : « Je t’assure qu’ils s’aimeront tout de suite, cesenfants-là ; ça se voit. Quant à moi, Jacques est absolumentle gendre que je rêve. »

Et immédiatement Jeanne s’était mise à adorer son cousinJacques. Alors elle avait rougi en le voyant, sa main avait tremblédans la main du jeune homme ; ses yeux se baissaient quandelle rencontrait son regard, et elle faisait des manières pour selaisser embrasser par lui ; si bien qu’il s’était aperçu detout cela. Il avait compris, et dans un élan où se trouvait autantde vanité satisfaite que d’affection véritable, il avait saisi àpleins bras sa cousine en lui soufflant dans l’oreille : « Jet’aime, je t’aime ! »

À partir de ce jour, ça n’avait été que roucoulements,galanteries, etc., un déploiement de toutes les façons amoureusesque leur intimité passée rendait sans gêne et sans embarras. Ausalon, Jacques embrassait sa fiancée devant les trois vieillesfemmes, les trois sœurs, sa mère, la mère de Jeanne, et sa tanteLison. Il se promenait avec elle, seuls tous deux, des joursentiers dans les bois, le long de la petite rivière, à travers lesprairies humides où l’herbe était criblée de fleurs des champs. Etils attendaient le moment fixé pour leur union, sans impatiencetrop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse,savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigtspressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent semêler ; et vaguement tourmentés par le désir encore indécisdes grandes étreintes, sentant comme des inquiétudes à leurs lèvresqui s’appelaient, semblaient se guetter, s’attendre, sepromettre.

Quelquefois, quand ils avaient passé tout le jour dans cettesorte de tiédeur passionnée, dans ces platoniques tendresses, ilsavaient, au soir, comme une courbature singulière, et ilspoussaient tous les deux de profonds soupirs, sans savoir pourquoi,sans comprendre, des soupirs gonflés d’attente.

Les deux mères et leur sœur, tante Lison, regardaient ce jeuneamour avec un attendrissement souriant. Tante Lison surtoutsemblait tout émue à les voir.

C’était une petite femme qui parlait peu, s’effaçait toujours,ne faisait point de bruit, apparaissait seulement aux heures desrepas, remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enferméesans cesse. Elle avait un air bon et vieillot, un oeil doux ettriste, et ne comptait presque pas dans la famille.

Les deux sœurs, qui étaient veuves, ayant tenu une place dans lemonde, la considéraient un peu comme un être insignifiant. On latraitait avec une familiarité sans gêne que cachait une sorte debonté un peu méprisante pour la vieille fille. Elle s’appelaitLise, étant née aux jours où Béranger régnait sur la France. Quandon avait vu qu’elle ne se mariait pas, qu’elle ne se marierait sansdoute point, de Lise on avait fait Lison. Aujourd’hui elle était «tante Lison », une humble vieille proprette, affreusement timidemême avec les siens, qui l’aimaient d’une affection participant del’habitude, de la compassion et d’une indifférencebienveillante.

Les enfants ne montaient jamais l’embrasser dans sa chambre. Labonne seule pénétrait chez elle. On l’envoyait chercher pour luiparler. C’est à peine si on savait où était située cette chambre,cette chambre où s’écoulait solitairement toute cette pauvre vie.Elle ne tenait point de place. Quand elle n’était pas là, on neparlait jamais d’elle, on ne songeait jamais à elle. C’était un deces êtres effacés qui demeurent inconnus même à leurs proches,comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans unemaison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l’existence nidans les habitudes, ni dans l’amour de ceux qui vivent à côtéd’eux.

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets, ne faisaitjamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer auxobjets la propriété de ne rendre aucun son ; ses mainsparaissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elles maniaientlégèrement et délicatement ce qu’elles touchaient.

Quand on prononçait : « Tante Lison », ces deux motsn’éveillaient pour ainsi dire aucune pensée dans l’esprit depersonne. C’est comme si on avait dit : « La cafetière » ou « Lesucrier ».

La chienne Loute possédait certainement une personnalitébeaucoup plus marquée ; on la câlinait sans cesse, onl’appelait : « Ma chère Loute, ma belle Loute, ma petite Loute. »On la pleurerait infiniment plus.

Le mariage des deux cousins devait avoir lieu à la fin du moisde mai. Les jeunes gens vivaient les yeux dans les yeux, les mainsdans les mains, la pensée dans la pensée, le cœur dans le cœur. Leprintemps, tardif cette année, hésitant, grelottant jusque-là sousles gelées claires des nuits et la fraîcheur brumeuse des matinées,venait de jaillir tout à coup.

Quelques jours chauds, un peu voilés, avaient remué toute lasève de la terre, ouvrant les feuilles comme par miracle, etrépandant partout cette bonne odeur amollissante des bourgeons etdes premières fleurs.

Puis, un après-midi, le soleil victorieux, séchant enfin lesbuées flottantes, s’était étalé, rayonnant sur toute la plaine. Sagaieté claire avait empli la campagne, avait pénétré partout, dansles plantes, les bêtes et les hommes. Les oiseaux amoureuxvoletaient, battaient des ailes, s’appelaient. Jeanne et Jacques,oppresses d’un bonheur délicieux, mais plus timides que de coutume,inquiets de ces tressaillements nouveaux qui entraient en eux avecla fermentation des bois, étaient restés tout le jour côte à côtesur un banc devant la porte du château, n’osant plus s’éloignerseuls, et regardant d’un oeil vague, là-bas, sur la pièce d’eau,les grands cygnes qui se poursuivaient.

Puis, le soir venu, ils s’étaient sentis apaisés, plustranquilles, et, après le dîner, s’étaient accoudés, en causantdoucement, à la fenêtre ouverte du salon, tandis que leurs mèresjouaient au piquet dans la clarté ronde que formait l’abat-jour dela lampe, et que tante Lison tricotait des bas pour les pauvres dupays.

Une haute futaie s’étendait au loin, derrière l’étang, et, dansle feuillage encore menu des grands arbres, la lune tout à coups’était montrée. Elle avait peu à peu monté à travers les branchesqui se dessinaient sur son orbe, et, gravissant le ciel, au milieudes étoiles qu’elle effaçait, elle s’était mise à verser sur lemonde cette lueur mélancolique où flottent des blancheurs et desrêves, si chère aux attendris, aux poètes, aux amoureux.

Les jeunes gens l’avaient regardée d’abord, puis, tout imprégnéspar la douceur tendre de la nuit, par cet éclairement vaporeux desgazons et des massifs, ils étaient sortis à pas lents et ils sepromenaient sur la grande pelouse blanche jusqu’à la pièce d’eauqui brillait.

Lorsqu’elles eurent terminé les quatre parties de piquet de tousles soirs, les deux mères, s’endormant peu à peu, eurent envie dese coucher.

« Il faut appeler les enfants », dit l’une.

L’autre, d’un coup d’œil, parcourut l’horizon pâle où deuxombres erraient doucement :

« Laisse-les donc, reprit-elle, il fait si bon dehors !Lison va les attendre ; n’est-ce pas, Lison ? »

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de savoix timide :

« Certainement, je les attendrai. »

Et les deux sœurs gagnèrent leur lit.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le brasdu fauteuil l’ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille,elle vint s’accouder à la fenêtre et contempla la nuitcharmante.

Les deux amoureux allaient sans fin, à travers le gazon, del’étang jusqu’au perron, du perron jusqu’à l’étang. Ils seserraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortisd’eux-mêmes, mêlés à la poésie visible qui s’exhalait de la terre.Jeanne tout à coup aperçut dans le cadre de la fenêtre lasilhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de lalampe.

« Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde. »

Jacques leva la tête.

« Oui, reprit-il, tante Lison nous regarde. »

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s’aimer.

Mais la rosée couvrait l’herbe. Ils eurent un petit frisson defraîcheur.

« Rentrons, maintenant », dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s’était remiseà tricoter ; elle avait le front penché sur son travail, etses petits doigts maigres tremblaient un peu comme s’ils eussentété très fatigués.

Jeanne s’approcha :

« Tante, nous allons dormir, maintenant. »

La vieille fille tourna les yeux. Ils étaient rouges comme sielle eût pleuré. Jacques et sa fiancée n’y prirent point garde.Mais le jeune homme aperçut les fins souliers de la jeune filletout couverts d’eau. Il fut saisi d’inquiétude et demandatendrement :

« N’as-tu point froid à tes chers petits pieds ? »

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d’untremblement si fort que son ouvrage s’en échappa ; la pelotede laine roula au loin sur le parquet ; et cachant brusquementsa figure dans ses mains, la vieille fille se mit à pleurer pargrands sanglots convulsifs.

Les deux enfants s’élancèrent vers elle ; Jeanne, à genoux,écarta ses bras, bouleversée, répétant :

« Qu’as-tu, tante Lison ? Qu’as-tu, tante Lison ?…»

Alors, la pauvre vieille, balbutiant, avec la voix toutemouillée de larmes et le corps crispé de chagrin, répondit :

« C’est… c’est… quand il t’a demandé : « N’as-tu point froid… à…tes chers petits pieds ?… » On ne m’a jamais… jamais dit deces choses-là, à moi !… jamais !… jamais ! »

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