Contes divers 1881

Chapitre 3Histoire d’un chien

Toute la presse a répondu dernièrement à l’appel de la Sociétéprotectrice des animaux, qui veut fonder un asile pour les bêtes.Ce serait là une espèce d’hospice, et un refuge où les pauvreschiens sans maître trouveraient la nourriture et l’abri, au lieu dunœud coulant que leur réserve l’administration.

Les journaux, à ce propos, ont rappelé la fidélité des bêtes,leur intelligence, leur dévouement. Ils ont cité des traits desagacité étonnante. Je veux à mon tour raconter l’histoire d’unchien perdu, mais d’un chien du commun, laid, d’allure vulgaire.Cette histoire, toute simple, est vraie de tout point.

Dans la banlieue de Paris, sur les bords de la Seine, vit unefamille de bourgeois riches. Ils ont un hôtel élégant, grandjardin, chevaux et voitures, et de nombreux domestiques. Le cochers’appelle François. C’est un gars de la campagne, à moitié dégourdiseulement, un peu lourdaud, épais, obtus, et bon garçon.

Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à lesuivre. Il n’y prit point garde d’abord ; mais l’obstinationde la bête à marcher sur ses talons le fit bientôt se retourner. Ilregarda s’il connaissait ce chien : mais non, il ne l’avait jamaisvu.

C’était une chienne d’une maigreur affreuse, avec de grandesmamelles pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un airlamentable et affamé, la queue serrée entre les pattes, lesoreilles collées contre la tête ; et, quand il s’arrêtait,elle s’arrêtait, repartant quand il repartait.

Il voulut chasser ce squelette de bête ; et cria : «Va-t’en, veux-tu te sauver, houe ! houe ! » Elles’éloigna de deux ou trois pas, et se planta sur son derrière,attendant ; puis, dès que le cocher se remit en marche, ellerepartit derrière lui.

Il fit semblant de ramasser des pierres. L’animal s’enfuit unpeu plus loin, avec un grand ballottement de ses mamellesflasques ; mais il revint aussitôt que l’homme eut le dostourné. Alors le cocher François l’appela. La chienne s’approchatimidement, l’échine pliée comme un cercle et toutes les côtessoulevant la peau. Il caressa ces os saillants, et, pris de pitiépour cette misère de bête : « Allons, viens ! » dit-il.Aussitôt elle remua la queue, se sentant accueillie, adoptée, et aulieu de rester dans les mollets du maître qu’elle avait choisi,elle commença à courir devant lui.

Il l’installa sur la paille de l’écurie, puis courut à lacuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elles’endormit, couchée en rond.

Le lendemain, les maîtres, avertis par le cocher, permirentqu’il gardât l’animal. Cependant la présence de cette bête dans lamaison devint bientôt une cause d’ennuis incessants. Elle étaitassurément la plus dévergondée des chiennes ; et, d’un bout àl’autre de l’année, les prétendants à quatre pattes firent le siègede sa demeure. Ils rôdaient sur la route, devant la porte, sefaufilaient par toutes les issues de la haie vive qui clôturait lejardin, dévastaient les plates-bandes, arrachant les fleurs,faisant des trous dans les corbeilles, exaspéraient le jardinier.Jour et nuit c’était un concert de hurlements et des batailles sansfin.

Les maîtres trouvaient jusque dans l’escalier, tantôt de petitsroquets à queue empanachée, des chiens jaunes, rôdeurs de bornes,vivant d’ordures, tantôt des terre-neuve énormes à poils frisés,des caniches moustachus, tous les échantillons de la raceaboyante.

La chienne, que François avait, sans malice, appelée « Cocote »(et elle méritait son nom), recevait tous ces hommages ; etelle produisait, avec une fécondité vraiment phénoménale, desmultitudes de petits chiens de toutes les espèces connues. Tous lesquatre mois, le cocher allait à la rivière noyer une demi-douzained’êtres grouillants, qui piaulaient déjà et ressemblaient à descrapauds.

Cocote était maintenant devenue énorme. Autant elle avait étémaigre, autant elle était obèse, avec un ventre gonflé sous lequeltraînaient toujours ses longues mamelles ballotantes. Elle avaitengraissé tout d’un coup, en quelques jours ; et elle marchaitavec peine, les pattes écartées à la façon des gens trop gros, lagueule ouverte pour souffler, et exténuée aussitôt qu’elle s’étaitpromenée dix minutes.

Le cocher François disait d’elle : « C’est une bonne bête poursûr, mais qu’est, ma foi, bien déréglée. »

Le jardinier se plaignait tous les jours. La cuisinière en fitautant. Elle trouvait des chiens sous son fourneau, sous leschaises, dans la soupente au charbon ; et ils volaient tout cequi traînait.

Le maître ordonna à François de se débarrasser de Cocote. Ledomestique désespéré pleura, mais il dut obéir. Il offrit lachienne à tout le monde. Personne n’en voulut. Il essaya de laperdre ; elle revint. Un voyageur de commerce la mit dans lecoffre de sa voiture pour la lâcher dans une ville éloignée. Lachienne retrouva sa route, et, malgré sa bedaine tombante, sansmanger sans doute, en un jour, elle fut de retour ; et ellerentra tranquillement se coucher dans son écurie.

Cette fois, le maître se fâcha et, ayant appelé François, luidit avec colère : « Si vous ne me flanquez pas cette bête à l’eauavant demain, je vous fiche à la porte, entendez-vous ! »

L’homme fut atterré, il adorait Cocote. Il remonta dans sachambre, s’assit sur son lit, puis fit sa malle pour partir. Maisil réfléchit qu’une place nouvelle serait impossible à trouver, carpersonne ne voudrait de lui tant qu’il traînerait sur ses talonscette chienne, toujours suivie d’un régiment de chiens. Donc ilfallait s’en défaire. Il ne pouvait la placer ; il ne pouvaitla perdre ; la rivière était le seul moyen. Alors il pensa àdonner vingt sous à quelqu’un pour accomplir l’exécution. Mais, àcette pensée, un chagrin aigu lui vint ; il réfléchit qu’unautre peut-être la ferait souffrir, la battrait en route, luirendrait durs les derniers moments, lui laisserait comprendre qu’onvoulait la tuer, car elle comprenait tout, cette bête ! Et ilse décida à faire la chose lui-même.

Il ne dormit pas. Dès l’aube, il fut debout, et, s’emparantd’une forte corde, il alla chercher Cocote. Elle se leva lentement,se secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.

Alors il s’assit et, la prenant sur ses genoux, la caressalongtemps, l’embrassa sur le museau ; puis, se levant, il dit: « Viens. » Et elle remua la queue, comprenant qu’on allaitsortir.

Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l’eausemblait profonde.

Alors il noua un bout de la corde au cou de la bête, et,ramassant une grosse pierre, l’attacha à l’autre bout. Après quoi,il saisit la chienne en ses bras et la baisa furieusement, commeune personne qu’on va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine,la berçait ; et elle se laissait faire, en grognant desatisfaction.

Dix fois, il la voulut jeter ; chaque fois, la force luimanqua. Mais tout à coup il se décida et, de toute sa force, il lalança le plus loin possible. Elle flotta une seconde, se débattant,essayant de nager comme lorsqu’on la baignait : mais la pierrel’entraînait au fond ; elle eut un regard d’angoisse ; etsa tête disparut la première, pendant que ses pattes de derrière,sortant de l’eau, s’agitaient encore. Puis quelques bulles d’airapparurent à la surface. François croyait voir sa chienne setordant dans la vase du fleuve.

Il faillit devenir idiot, et pendant un mois il fut malade,hanté par le souvenir de Cocote qu’il entendait aboyer sanscesse.

Il l’avait noyée vers la fin d’avril. Il ne reprit satranquillité que longtemps après. Enfin il n’y pensait plus guère,quand, vers le milieu de juin, ses maîtres partirent etl’emmenèrent aux environs de Rouen où ils allaient passerl’été.

Un matin, comme il faisait très chaud, François sortit pour sebaigner dans la Seine. Au moment d’entrer dans l’eau, une odeurnauséabonde le fit regarder autour de lui, et il aperçut dans lesroseaux une charogne, un corps de chien en putréfaction. Ils’approcha, surpris par la couleur du poil. Une corde pourrieserrait encore son cou. C’était sa chienne, Cocote, portée par lecourant à soixante lieues de Paris.

Il restait debout avec de l’eau jusqu’aux genoux, effaré,bouleverse comme devant un miracle, en face d’une apparitionvengeresse. Il se rhabilla tout de suite et, pris d’une peur folle,se mit à marcher au hasard devant lui, la tête perdue. Il erra toutle jour ainsi et, le soir venu, demanda sa route, qu’il neretrouvait pas. Jamais depuis il n’a osé toucher un chien.

Cette histoire n’a qu’un mérite : elle est vraie, entièrementvraie. Sans la rencontre étrange du chien mort, au bout de sixsemaines et à soixante lieues plus loin, je ne l’eusse pointremarquée, sans doute ; car combien en voit-on, tous lesjours, de ces pauvres bêtes sans abri !

Si le projet de la Société protectrice des animaux réussit, nousrencontrerons peut-être moins de ces cadavres à quatre patteséchoués sur les berges du fleuve.

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