Contes divers 1881

Chapitre 5Epaves

J’aime la mer en décembre, quand les étrangers sontpartis ; mais je l’aime sobrement, bien entendu. Je viens dedemeurer trois jours dans ce qu’on appelle une station d’été.

Le village, si plein de Parisiennes naguère, si bruyant et sigai, n’a plus que ses pêcheurs qui passent par groupes, marchantlourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppe delaine, portant d’une main un litre d’eau-de-vie et, de l’autre, lalanterne du bateau. Les nuages viennent du Nord et courent affolésdans un ciel sombre ; le vent souffle. Les vastes filets brunssont étendus sur le sable, couvert de débris rejetés par la vague.Et la plage semble lamentable, car les fines bottines des femmesn’y laissent plus les trous profonds de leurs hauts talons. La mer,grise et froide, avec sa frange d’écume, monte et descend sur cettegrève déserte, illimitée et sinistre.

Quand le soir vient, tous les pêcheurs arrivent à la même heure.Longtemps ils tournent autour des grosses barques échouées,pareilles à de lourds poissons morts ; ils mettent dedansleurs filets, un pain, un pot de beurre, un verre, puis ilspoussent vers l’eau la masse redressée qui bientôt se balance,ouvre ses ailes brunes et disparaît dans la nuit, avec un petit feuau bout du mât. Des groupes de femmes, restées jusqu’au départ dudernier pêcheur, rentrent dans le village assoupi, et leurs voixtroublent le lourd silence des rues mornes.

Et j’allais rentrer aussi quand j’aperçus un homme ; ilétait seul, enveloppé d’un manteau sombre ; il marchait viteet parcourait de l’œil la vaste solitude de la grève, fouillantl’horizon du regard, cherchant un autre être.

Il me vit, s’approcha, me salua ; et je le reconnus avecépouvante. Il allait me parler sans doute, quand d’autres humainsapparurent. Ils venaient en tas pour avoir moins froid. Le père, lamère, trois filles, le tout roulé dans des pardessus, desimperméables antiques, des châles ne laissant passer que le nez etles yeux. Le père était embobiné dans une couverture de voyage quilui montait jusque sur la tête.

Alors le promeneur solitaire se précipita vers eux ; defortes poignées de main furent échangées, et on se mit à marcher delong en large sur la terrasse du Casino, fermé maintenant.

Quels sont ces gens restés ainsi quand tout le monde estparti ?

Ce sont les épaves de l’été. Chaque plage a les siennes.

Le premier est un grand homme. Entendons-nous : un grand hommede bains de mer. La race en est nombreuse.

Quel est celui de nous qui, arrivant en plein été dans ce qu’onappelle une station de bains, n’a pas rencontré un ami quelconqueou une simple connaissance venue déjà depuis quelque temps,possédant tous les visages, tous les noms, toutes les histoires,tous les cancans.

On fait ensemble un tour de plage. Soudain on rencontre unmonsieur sur le passage duquel les autres baigneurs se retournentpour le contempler de dos. Il a l’air très important ; sescheveux longs, coiffés artistement d’un béret de matelot,encrassent un peu le col de sa vareuse ; il se dandine enmarchant vite, les yeux vagues, comme s’il se livrait à un travailmental important, et on dirait qu’il se sent chez lui, qu’il sesait sympathique. Il pose, enfin.

Votre compagnon vous serre le bras :

« C’est Rivoil. »

Vous demandez naïvement :

« Qui ça, Rivoil ? »

Brusquement votre ami s’arrête et, vous fixant dans les yeux,indigne :

« Ah ! ça, mon cher, d’où sortez-vous ? Vous neconnaissez pas Rivoil, le violoniste ! Ça, c’est fort parexemple ! Mais c’est un artiste de premier ordre, un maître,il n’est pas permis de l’ignorer. »

On se tait, légèrement humilié.

Cinq minutes après, c’est un petit être laid comme un singe,obèse, sale, avec des lunettes et un air stupide ; celui-làc’est Prosper Glosse, le philosophe que l’Europe entière connaît.Bavarois ou Suisse allemand naturalise, son origine lui permet deparler un français de maquignon, équivalent à celui dont il s’estservi pour écrire un volume d’inconcevables niaiseries sous letitre de Mélanges. Vous faites semblant de n’ignorer rien de la viede ce magot dont jamais vous n’avez entendu le nom.

Vous rencontrez encore deux peintres ; un homme de lettres,rédacteur d’un journal ignoré ; plus un chef de bureau dont ondit : « C’est M. Boutin, directeur au ministère des Travauxpublics. Il a un des services les plus importants del’administration ; il est chargé des serrures. On n’achète pasune serrure pour les bâtiments de l’État sans que l’affaire luipasse par les mains. »

Voilà les grands hommes ; et leur renommée est dueseulement à la régularité de leurs retours. Depuis douze ans ilsapparaissent régulièrement à la même date ; et, comme tous lesans quelques baigneurs de l’année précédente reviennent, on selègue d’été en été ces réputations locales qui, par l’effet dutemps, sont devenues de véritables célébrités, écrasant, sur laplage qu’ils ont choisie, toutes les réputations de passage.

Une seule espèce d’hommes les fait trembler : lesacadémiciens ; et plus l’immortel est inconnu, plus sonarrivée est redoutable. Il éclate dans la ville d’eaux comme unobus.

On est toujours préparé à la venue d’un homme célèbre. Maisl’annonce d’un académicien que tout le monde ignore produit l’effetsubit d’une découverte archéologique surprenante. On se demande : «Qu’a-t-il fait ? qu’est-il ? » Tous en parlent comme d’unrébus à deviner, et l’intérêt qu’il excite s’accroît de sonobscurité.

Celui-là c’est l’ennemi ! Et la lutte s’engageimmédiatement entre le grand homme officiel et le grand homme dupays.

Quand les baigneurs sont partis, le grand homme reste ; ilreste tant qu’une famille, une seule, sera là. Il est encore grandhomme quelques jours pour cette famille. Ça lui suffit.

Et toujours une famille reste également, une pauvre famille dela ville voisine avec trois filles à marier. Elle vient tous lesétés ; et les demoiselles Bautané sont aussi connues dans celieu que le grand homme. Depuis dix ans, elles font leur saison depêche au mari (sans rien prendre, d’ailleurs), comme les matelotsfont leur saison de pêche au hareng. Mais elles vieillissent ;les gens du peuple savent leur âge et déplorent leur célibat : «Elles sont bien avenantes cependant ! »

Et voilà qu’après la fuite du monde élégant, chaque automne, lafamille et l’homme célèbre se retrouvent face à face. Ils restentlà un mois, deux mois, se voyant chaque jour, ne pouvant se déciderà quitter la plage où vivent leurs rêves. Dans la famille, on parlede lui comme on parlerait de Victor Hugo ; il dîne souvent àla table commune, l’hôtel étant triste et vide.

Il n’est pas beau, lui, il n’est pas jeune, il n’est pas riche.Mais il est, dans le pays, M. Rivoil, le violoniste. Quand on luidemande comment il ne rentre pas à Paris, où tant de succèsl’attendent, il répond invariablement : « Oh ! moi, j’aimeéperdument la nature solitaire. Ce pays ne me plaît que lorsqu’ildevient désert ! »

Mais un matelot, qui m’avait reconnu, m’aborda. Après m’avoirparlé de la pêche qui n’allait pas fort, le hareng devenant raredans les parages, et des Terre-Neuviens revenus, et de la quantitéde morue rapportée il me montra d’un coup d’œil les promeneurs,puis ajouta : « Vous savez M. Rivoil va épouser la dernière desdemoiselles Bautané. » Il allait seul, en effet, côte à côte avecelle, à quelques pas derrière le tas de la famille.

Et j’eus un serrement de cœur en songeant à ces épaves de lavie, à ces tristes êtres perdus, à ce mariage d’arrière-saisonaprès le dernier espoir envolé, à ce grand homme en toc acceptécomme rossignol par cette pauvre fille, qui, sans lui, aurait étébientôt à la femme ce qu’est le poisson salé au poisson frais.

Et, chaque année, des unions pareilles ont lieu après la saisonfinie, dans les villes de bains abandonnées.

Allez, allez, ô jeunes filles,

Chercher maris auprès des flots…

disait le poète.

Ils disparurent dans l’ombre.

La lune se levait toute rouge d’abord, puis pâlissant à mesurequ’elle montait dans le ciel, et elle jetait sur l’écume des vaguesdes lueurs blêmes, éteintes aussitôt qu’allumées.

Le bruit monotone du flot engourdissait la pensée, et unetristesse démesurée me venait de la solitude infinie de la terre,de la mer et du ciel.

Soudain, des voix jeunes me réveillèrent et deux grandes fillesdémesurément hautes m’apparurent, immobiles à regarder l’Océan.Leurs cheveux, répandus dans le dos, volaient au vent ; et,serrées en des caoutchoucs gris, elles ressemblaient à des poteauxtélégraphiques qui auraient eu des crinières.

Je reconnus des Anglaises.

Car, de toutes les épaves, celles-là sont les plus ballottées. Atous les coins du monde, il en échoue, il en traîne dans toutes lesvilles où le monde a passé.

Elles riaient, de leur rire grave, parlaient fort, de leurs voixd’hommes sérieux, et je me demandais quel singulier plaisir cesgrandes filles, qu’on rencontre partout, sur les plages désertes,dans les bois profonds, dans les villes bruyantes et dans lesvastes musées pleins de chefs-d’œuvre, peuvent ressentir àcontempler sans cesse des tableaux, des monuments, de longuesallées mélancoliques et des flots moutonnant sous la lune sansjamais rien comprendre à tout cela.

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