Contes divers 1881

Chapitre 4Histoire corse

Deux gendarmes auraient été assassinés ces jours dernierspendant qu’ils conduisaient un prisonnier corse de Corte à Ajaccio.Or, chaque année, sur cette terre classique du banditisme, nousavons des gendarmes éventrés par les sauvages paysans de cette île,réfugiés dans la montagne à la suite de quelque vendetta. Lelégendaire maquis cache en ce moment, d’après l’appréciation de MM.les magistrats eux-mêmes, cent cinquante à deux cents vagabonds decette nature qui vivent sur les sommets, dans les roches et lesbroussailles, nourris par la population, grâce à la terreur qu’ilsinspirent.

Je ne parlerai point des frères Bellacoscia dont la situation debandits est presque officielle et qui occupent le Monte d’Oro, auxportes d’Ajaccio, sous le nez de l’autorité. La Corse est undépartement français ; cela se passe donc en pleinepatrie ; et personne ne s’inquiète de ce défi jeté à lajustice. Mais comme on a diversement envisagé les incursions dequelques bandits kroumirs, peuplade errante et barbare, sur lafrontière presque indéterminée de nos possessionsafricaines !

Et voici qu’à propos de ce meurtre le souvenir me revient d’unvoyage en cette île magnifique et d’une simple, toute simple, maisbien caractéristique aventure, où j’ai saisi l’esprit même de cetterace acharnée à la vengeance.

Je devais aller d’Ajaccio à Bastia, par la côte d’abord, puispar l’intérieur, en traversant la sauvage et aride vallée du Niolo,qu’on appelle là-bas la citadelle de la liberté, parce que, danschaque invasion de l’île par les Génois, les Maures ou lesFrançais, c’est en ce lieu inabordable que les partisans corses sesont toujours réfugiés sans qu’on ait jamais pu les en chasser niles y dompter.

J’avais des lettres de recommandation pour la route, car lesauberges mêmes sont encore inconnues sur cette terre, et il fautdemander l’hospitalité comme aux temps anciens.

Après avoir suivi d’abord le golfe d’Ajaccio, un golfe immense,tellement entouré de hauts sommets qu’on dirait un lac, la routes’enfonçait bientôt dans une vallée, allant vers les montagnes.Souvent on traversait des torrents presque secs. Une apparence deruisseau remuait encore dans les pierres ; on l’entendaitcourir sans le voir. Le pays, inculte, semblait nu. Les rondeursdes monts prochains étaient couvertes de hautes herbes jaunies encette saison brûlante. Parfois je rencontrais un habitant, soit àpied, soit monté sur un petit cheval maigre ; et tousportaient le fusil chargé sur le dos ; sans cesse prêts à tuerà la moindre apparence d’insulte.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l’île estcouverte emplissait l’air, semblait l’alourdir, le rendrepalpable ; et la route allait, s’élevant lentement, au milieudes grands replis des monts escarpés.

Quelquefois, sur les pentes rapides, j’apercevais quelque chosede gris, comme un amas de pierres tombées du sommet. C’était unvillage, un petit village de granit, accroché là, cramponné, commeun vrai nid d’oiseau, presque invisible sur l’immense montagne.

Au loin, des forêts de châtaigniers énormes semblaient desbuissons, tant les vagues de la terre soulevée sont géantes en cepays ; et les maquis, formés de chênes verts, de genévriers,d’arbousiers, de lentisques, d’alaternes, de bruyères, delauriers-tins, de myrtes et de buis, que relient entre eux, lesmêlant comme des cheveux, les clématites enlaçantes, les fougèresmonstrueuses, les chèvrefeuilles, les cystes, les romarins, leslavandes, les ronces mettaient sur le dos des côtes dontj’approchais une inextricable toison.

Et toujours, au-dessus de cette verdure rampante, les granitsdes hautes cimes, gris, roses ou bleuâtres, ont l’air de s’élancerjusqu’au ciel.

J’avais emporté quelques provisions pour déjeuner, et je m’assisauprès d’une de ces sources minces, fréquentes dans les paysmontueux, fil grêle et rond d’eau claire et glacée qui sort du rocet coule au bout d’une feuille disposée par un passant pour amenerle courant menu jusqu’à sa bouche.

Au grand trot de mon cheval, une petite bête toujoursfrémissante, à l’œil furieux, aux crins hérissés, je contournai levaste golfe de Sagone et je traversai Cargèse, le village grecfondé là par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. Degrandes belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à latête fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe prèsd’une fontaine. Au compliment que je leur criai sans m’arrêter,elles répondirent d’une voix chantante dans la langue harmonieusedu pays abandonné.

Après avoir traversé Piana, je pénétrai soudain dans unefantastique forêt de granit rose, une forêt de pics, de colonnes,de figures surprenantes, rongées par le temps, par la pluie, parles vents, par l’écume salée de la mer.

Ces étranges rochers, hauts parfois de cent mètres, comme desobélisques, coiffés comme des champignons, ou découpés comme desplantes, ou tordus comme des troncs d’arbres, avec des aspectsd’êtres, d’hommes prodigieux, d’animaux, de monuments, defontaines, des attitudes d’humanité pétrifiée, de peuple surnaturelemprisonné dans la pierre par le vouloir séculaire de quelquegénie, formaient un immense labyrinthe de formes invraisemblables,rougeâtres ou grises avec des tons bleus. On y distinguait deslions accroupis, des moines debout dans leur robe tombante, desévêques, des diables effrayants, des oiseaux démesurés, des bêtesapocalyptiques, toute la ménagerie fantastique du rêve humain quinous hante en nos cauchemars.

Peut-être n’est-il par le monde rien de plus étrange que ces «Calanche » de Piana, rien de plus curieusement ouvragé par lehasard.

Et soudain, sortant de là, je découvris le golfe de Porto, ceinttout entier d’une muraille sanglante de granit rouge reflétée dansla mer d’azur.

Après avoir gravi péniblement le sinistre val d’Ota, j’arrivais,au soir tombant, à Evisa, et je frappais à la porte de M. PaoliCalabretti, pour qui j’avais une lettre d’ami.

C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’airmorne d’un phtisique. Il me conduisit dans ma chambre, une tristechambre de pierre nue, mais belle pour ce pays à qui toute élégancereste étrangère, et il m’exprimait en son langage, charabia corse,patois graillonnant, bouillie de français et d’italien, ilm’exprimait son plaisir à me recevoir, quand une voix clairel’interrompit et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs,une peau chaude de soleil, une taille mince, des dents toujoursdehors dans un rire continu, s’élança, me secoua la main : «Bonjour, Monsieur ! ça va bien ? » enleva mon chapeau,mon sac de voyage, rangea tout avec un seul bras, car elle portaitl’autre en écharpe, puis nous fit sortir vivement en disant à sonmari : « Va promener Monsieur jusqu’au dîner. »

M. Calabretti se mit à marcher à mon côté, traînant ses pas etses paroles, toussant fréquemment et répétant à chaque quinte : «C’est l’air du val, qui est FRAÎCHE, qui m’est tombé sur lapoitrine. »

Il me guida par un sentier perdu sous des châtaigniers immenses.Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone : « C’est ici quemon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j’étaislà, tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous : «Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce, n’y va pas, Jean, ou je tetue, je te le dis. » Je pris le bras de Jean : « N’y va pas, Jean,il le ferait. » (C’était pour une fille qu’ils suivaient tous deux,Paulina Sinacoupi.) Mais Jean se mit à crier : « J’irai, Mathieu,ce n’est pas toi qui m’empêcheras. » Alors Mathieu abaissa sonfusil avant que j’eusse pu ajuster le mien, et il tira. Jean fit ungrand saut de deux pieds, comme un enfant qui danse à la corde,oui, Monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien quemon fusil m’échappa et roula jusqu’au gros châtaignier, là-bas.Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit pas un mot. Ilétait mort. »

Je regardais, stupéfait, le tranquille témoin de ce crime. Jedemandai : « Et l’assassin ? » Paoli Calabretti toussalongtemps, puis il reprit : « Il a gagné la montagne. C’est monfrère qui l’a tué, l’an suivant. Vous savez bien, mon frère,Calabretti, le fameux bandit ?… » Je balbutiai : « Votrefrère ?… Un bandit ?… » Le Corse placide eut un éclair defierté : « Oui, Monsieur, c’était un célèbre, celui-là ; il amis à bas quatorze gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali,quand ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte,et qu’ils allaient périr de faim. » Il ajouta d’un air résigné : «C’est le pays qui veut ça », du même ton qu’il disait en parlant desa phtisie : « C’est l’air du val qui est fraîche. »

Le lendemain, pour me retenir, on avait organisé une partie dechasse, et une autre le jour suivant. Je courus les ravins avec lessouples montagnards qui me racontaient sans cesse des aventures debandits, de gendarmes égorgés, d’interminables vendettas durantjusqu’à l’extermination d’une race. Et souvent ils ajoutaient,comme mon hôte : « C’est le pays qui veut ça. »

Je restai là quatre jours, et la jeune Corse, un peu trop petitesans doute, mais charmante, mi-paysanne et moitié dame, me traitacomme un frère, comme un intime et vieil ami.

Au moment de la quitter, je l’attirai dans ma chambre, et touten établissant minutieusement que je ne voulais point lui faire decadeau, j’insistai, me fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dèsmon retour, un souvenir de mon passage.

Elle résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin, elleconsentit. » Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit revolver, untout petit. » J’ouvris de grands yeux. Elle ajouta plus bas,confidentiellement, comme on confie un doux et intime secret : «C’est pour tuer mon beau-frère. » Cette fois, je fus effaré. Alorselle déroula vivement les bandes qui enveloppaient le bras dontelle ne se servait point, et me montrant la chair ronde et blanchetraversée de part en part d’un coup de stylet presque cicatrisé : «Si je n’avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il m’auraittuée. Mon mari n’est pas jaloux, lui, il me connaît, et puis il estmalade, vous savez, et ça lui calme le sang. D’ailleurs, je suisune honnête femme, moi, Monsieur, mais mon beau-frère croit tout cequ’on lui dit. Il est jaloux pour mon mari et il recommenceracertainement. Alors, si j’avais un petit revolver, je serais sûrede le tuer. »

Je lui promis d’envoyer l’arme, et j’ai tenu ma promesse. J’aifait graver sur la crosse : « Pour votre vengeance. »

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