Contes – Tome II

Le Rameau d’Or

 

Il était une fois un roi dont l’humeuraustère et chagrine inspirait plutôt de la crainte que de l’amour.Il se laissait voir rarement ; et sur les plus légerssoupçons, il faisait mourir ses sujets. On le nommait le roi Brun,parce qu’il fronçait toujours le sourcil. Le roi Brun avait un filsqui ne lui ressemblait point. Rien n’égalait son esprit, sadouceur, sa magnificence et sa capacité ; mais il avait lesjambes tordues, une bosse plus haute que sa tête, les yeux detravers, la bouche de côté ; enfin c’était un petit monstre,et jamais une si belle âme n’avait animé un corps si mal fait.Cependant, par un sort singulier, il se faisait aimer jusqu’à lafolie des personnes auxquelles il voulait plaire ; son espritétait si supérieur à tous les autres, qu’on ne pouvait l’entendreavec indifférence.

La reine sa mère voulut qu’on l’appelâtTorticoli ; soit qu’elle aimât ce nom, ou qu’étanteffectivement tout de travers, elle crût avoir rencontré ce qui luiconvenait davantage. Le roi Brun, qui pensait plus à sa grandeurqu’à la satisfaction de son fils, jeta les yeux sur la fille d’unpuissant roi, qui était son voisin, et dont les États, joints auxsiens, pouvaient le rendre redoutable à toute la terre. Il pensaque cette princesse serait fort propre pour le prince Torticoli,parce qu’elle n’aurait pas lieu de lui reprocher sa difformité etsa laideur, puisqu’elle était pour le moins aussi laide et aussidifforme que lui. Elle allait toujours dans une jatte, elle avaitles jambes rompues. On l’appelait Trognon. C’était la créature dumonde la plus aimable par l’esprit ; il semblait que le cielavait voulu la récompenser du tort que lui avait fait lanature.

Le roi Brun ayant demandé et obtenu leportrait de la princesse Trognon, le fit mettre dans une grandesalle sous un dais, et il envoya quérir le prince Torticoli, auquelil commanda de regarder ce portrait avec tendresse, puisque c’étaitcelui de Trognon, qui lui était destinée. Torticoli y jeta lesyeux, et les détourna aussitôt avec un air de dédain qui offensason père.

« Est-ce que vous n’êtes pascontent ? lui dit-il d’un ton aigre et fâché.

– Non, seigneur, répondit-il ; jene serai jamais content d’épouser un cul-de-jatte.

– Il vous sied bien, dit le roi Brun, detrouver des défauts en cette princesse, étant vous-même un petitmonstre qui fait peur !

– C’est par cette raison, ajouta leprince, que je ne veux point m’allier avec un autre monstre ;j’ai assez de peine à me souffrir : que serait-ce si j’avaisune telle compagnie ?

– Vous craignez de perpétuer la race desmagots, répondit le roi d’un air offensant ; mais vos craintessont vaines, vous l’épouserez. Il suffit que je l’ordonne pour êtreobéi. »

Torticoli ne répliqua rien ; il fitune profonde révérence, et se retira.

Le roi Brun n’était point accoutumé àtrouver la plus petite résistance ; celle de son fils le mitdans une colère épouvantable. Il le fit enfermer dans une tour quiavait été bâtie exprès pour les princes rebelles, mais il ne s’enétait point trouvé depuis deux cent ans ; de sorte que tout yétait en assez mauvais ordre. Les appartements et les meubles yparaissaient d’une antiquité surprenante. Le prince aimait lalecture. Il demanda des livres ; on lui permit d’en prendredans la bibliothèque de la tour. Il crut d’abord que cettepermission suffisait. Lorsqu’il voulut les lire, il en trouva lelangage si ancien qu’il n’y comprenait rien. Il les laissait, puisil les reprenait, essayant d’y entendre quelque chose, ou tout aumoins de s’amuser avec.

Le roi Brun, persuadé que Torticoli selasserait de sa prison, agit comme s’il avait consenti à épouserTrognon ; il envoya des ambassadeurs au roi son voisin, pourlui demander sa fille, à laquelle il promettait une félicitéparfaite. Le père de Trognon fut ravi de trouver une occasion siavantageuse de la marier ; car tout le monde n’est pasd’humeur de se charger d’un cul-de-jatte. Il accepta la propositiondu roi Brun, quoiqu’à dire vrai, le portrait du prince Torticoli,qu’on lui avait apporté, ne lui parût pas fort touchant. Il le fitplacer à son tour dans une galerie magnifique ; l’on y apportaTrognon. Lorsqu’elle l’aperçut, elle baissa les yeux et se mit àpleurer. Son père, indigné de la répugnance qu’elle témoignait,prit un miroir. Le mettant vis-à-vis d’elle :

« Vous pleurez, ma fille, luidit-il. Ah ! regardez-vous, et convenez après cela qu’il nevous est pas permis de pleurer.

– Si j’avais quelque empressement d’êtremariée, seigneur, lui dit-elle, j’aurais peut-être tort d’être sidélicate ; mais je chérirai mes disgrâces, si je les souffretoute seule ; je ne veux partager avec personne l’ennui de mevoir. Que je reste toute ma vie la malheureuse princesse Trognon,je serai contente, ou tout au moins je ne me plaindraipoint. »

Quelque bonnes que pussent être sesraisons, le roi ne les écouta pas ; il fallut partir avec lesambassadeurs qui l’étaient venus demander.

Pendant qu’elle fait son voyage dans unelitière, où elle était comme un vrai Trognon, il faut revenir dansla tour, et voir ce que fait le prince. Aucun de ses gardes n’osaitlui parler. On avait ordre de le laisser s’ennuyer, de lui donnermal à manger, et de le fatiguer par toute sorte de mauvaistraitements. Le roi Brun savait se faire obéir : si ce n’étaitpas par amour, c’était au moins par crainte ; mais l’affectionqu’on avait pour le prince était cause qu’on adoucissait ses peinesautant qu’on le pouvait.

Un jour qu’il se promenait dans unegrande galerie, pensant tristement à sa destinée, qui l’avait faitnaître si laid et si affreux, et qui lui faisait rencontrer uneprincesse encore plus disgraciée, il jeta les yeux sur les vitres,qu’il trouva peintes de couleurs si vives, et les dessins si bienexprimés, qu’ayant un goût particulier pour ces beaux ouvrages, ils’attacha à regarder celui-là ; mais il n’y comprenait rien,car c’étaient des histoires qui étaient passées depuis plusieurssiècles. Il est vrai que ce qui le frappa, ce fut de voir un hommequi lui ressemblait si fort, qu’il paraissait que c’était sonportrait. Cet homme était dans le donjon de la tour, et cherchaitdans la muraille, où il trouvait un tire-bourre d’or, avec lequelil ouvrait un cabinet. Il y avait encore beaucoup d’autres chosesqui frappèrent son imagination ; et sur la plupart des vitres,il voyait toujours son portrait. « Par quelle aventure,disait-il, me fait-on faire ici un personnage, moi qui n’étais pasencore né ? Et par quelle fatale idée le peintre s’est-ildiverti à faire un homme comme moi ? » Il voyait sur cesvitres une belle personne, dont les traits étaient si réguliers, etla physionomie si spirituelle, qu’il ne pouvait en détourner lesyeux. Enfin il y avait mille objets différents, et toutes lespassions y étaient si bien exprimées, qu’il croyait voir arriver cequi n’était représenté que par le mélange des couleurs.

Il ne sortit de la galerie que lorsqu’iln’eut plus assez de jour pour distinguer ces peintures. Quand ilfut retourné dans sa chambre, il prit un vieux manuscrit qui luitomba le premier sous la main ; les feuilles en étaient devélin, peintes tout autour, et la couverture d’or émaillé de bleu,qui formait des chiffres. Il demeura bien surpris d’y voir lesmêmes choses qui étaient sur les vitres de la galerie ; iltâchait de lire ce qui était écrit ; il n’en put venir à bout.Mais tout d’un coup il vit que dans un des feuillets où l’onreprésentait des musiciens, ils se mirent à chanter ; et dansun autre feuillet, où il y avait des joueurs de bassette et detrictrac, les cartes et les dés allaient et venaient. Il tourna levélin ; c’était un bal où l’on dansait ; toutes les damesétaient parées, et d’une beauté merveilleuse. Il tourna encore lefeuillet : il sentit l’odeur d’un excellent repas :c’étaient les petites figures qui mangeaient. La plus granden’avait pas un quartier de haut. Il y en eut une qui se tournantvers le prince : « À ta santé, Torticoli, lui dit-elle,songe à nous rendre notre reine ; si tu le fais, tu t’entrouveras bien ; si tu y manques, tu t’en trouverasmal. »

À ces paroles, le prince fut saisi d’unesi violente peur, car il y avait déjà quelque temps qu’ilcommençait à trembler, qu’il laissa tomber le livre d’un côté, etil tomba de l’autre comme un homme mort. Au bruit de sa chute, sesgardes accoururent ; ils l’aimaient chèrement, et nenégligèrent rien pour le faire revenir de son évanouissement.Lorsqu’il se trouva en état de parler, ils lui demandèrent ce qu’ilavait ; il leur dit qu’on le nourrissait si mal qu’il n’ypouvait résister, et qu’ayant la tête pleine d’imaginations, ils’était figuré de voir et d’entendre des choses si surprenantesdans ce livre, qu’il avait été saisi de peur. Ses gardes affligéslui donnèrent à manger, malgré toutes les défenses du roi Brun.Quand il eut mangé, il reprit le livre devant eux, et ne trouvaplus rien de ce qu’il avait vu ; cela lui confirma qu’ils’était trompé.

Il retourna le lendemain dans lagalerie ; il vit encore les peintures sur les vitres, qui seremuaient, qui se promenaient dans des allées, qui chassaient descerfs et des lièvres, qui pêchaient, ou qui bâtissaient de petitesmaisons ; car c’étaient des miniatures fort petites et sonportrait était toujours partout. Il avait un habit semblable ausien, il montait dans le donjon de la tour, et il y trouvait letire-bourre d’or. Comme il avait bien mangé, il n’y avait plus lieude croire qu’il entrât de la vision dans cette affaire. » Ceciest trop mystérieux, dit-il, pour que je doive négliger les moyensd’en savoir davantage ; peut-être que je les apprendrai dansle donjon. » Il y monta, et frappant contre le mur, il luisembla qu’un endroit était creux ; il prit un marteau, ildémaçonna cet endroit, et trouva un tire-bourre d’or fortproprement fait. Il ignorait encore à quel usage il devaitlui servir, lorsqu’il aperçut dans un coin du donjonune vieille armoire de méchant bois. Il voulut l’ouvrir, mais il neput trouver de serrures ; de quelque côté qu’il la tournât,c’était une peine inutile. Enfin il vit un petit trou, etsoupçonnant que le tire-bourre lui serait utile, il l’y mit ;puis tirant avec force, il ouvrit l’armoire. Mais autant qu’elleétait vieille et laide par dehors, autant était-elle belle etmerveilleuse par dedans ; tous les tiroirs étaient de cristalde roche gravé, ou d’ambre, ou de pierres précieuses ; quandon en avait tiré un, l’on en trouvait de plus petits aux côtés,dessus, dessous et au fond, qui étaient séparés par de la nacre deperle. On tirait cette nacre, et les tiroirs ensuite ; chacunétait rempli des plus belles armes du monde, de riches couronnes,de portraits admirables. Le prince Torticoli était charmé ; iltirait toujours sans se lasser. Enfin il trouva une petite clef,faite d’une seule émeraude, avec laquelle il ouvrit un guichet d’orqui était dans le fond ; il fut ébloui d’une brillanteescarboucle qui formait une grande boîte. Il la tira promptement duguichet ; mais que devint-il, lorsqu’il la trouva toute pleinede sang, et la main d’un homme qui était coupée, laquelle tenaitencore une boîte de portrait.

À cette vue Torticoli frémit, sescheveux se hérissèrent, ses jambes mal assurées le soutenaient avecpeine. Il s’assit par terre, tenant encore la boîte, détournant lesyeux d’un objet si funeste ; il avait grande envie de laremettre où il l’avait prise, mais il pensait que tout ce quis’était passé jusqu’alors n’était point arrivé sans de grandsmystères. Il se souvenait de ce que la petite figure du livre luiavait dit : « Que selon qu’il en userait, il s’entrouverait bien ou mal. » Il craignait autant l’avenir que leprésent. Et venant à se reprocher une timidité indigne d’une grandeâme, il fit un effort sur lui-même ; puis attachant les yeuxsur cette main :

« Ô main infortunée ! dit-il,ne peux-tu par quelques signes m’instruire de ta tristeaventure ? Si je suis en état de te servir, assure-toi de lagénérosité de mon cœur. »

Cette main à ces paroles parut agitée,et remuant les doigts, elle lui fit des signes, dont il entenditaussi bien le discours, que si une bouche intelligente lui eûtparlé.

« Apprends, dit la main, que tupeux tout pour celui dont la barbarie d’un jaloux m’a séparée. Tuvois dans ce portrait l’adorable beauté qui est cause de monmalheur ; va sans différer dans la galerie, prends garde àl’endroit où le soleil darde ses plus ardents rayons ;cherche, et tu trouveras mon trésor. »

La main cessa alors d’agir ; leprince lui fit plusieurs questions, à quoi elle ne réponditpoint.

« Où vousremettrai-je ? » lui dit-il.

Elle lui fit de nouveaux signes ;il comprit qu’il fallait la remettre dans l’armoire : il n’ymanqua pas. Tout fut refermé ; il serra le tire-bourre dans lemême mur où il l’avait pris, et s’étant un peu aguerri sur lesprodiges, il descendit dans la galerie.

À son arrivée les vitres commencèrent àfaire un cliquetis et un trémoussement extraordinaires ; ilregarda où les rayons du soleil donnaient ; il vit que c’étaitsur le portrait d’un jeune adolescent, si beau et d’un si grand airqu’il en demeura charmé. En levant ce tableau, il trouva un lambrisd’ébène avec des filets d’or, comme dans tout le reste de lagalerie : il ne savait comment l’ôter, et s’il devait l’ôter.Il regarda sur les vitres, il connut que le lambris selevait ; aussitôt il le lève, et il se trouve dans unvestibule tout de porphyre, orné de statues ; il monte unlarge degré d’agate, dont la rampe était d’or de rapport ; ilentre dans un salon tout de lapis et traversant des appartementssans nombre, où il restait ravi de l’excellence des peintures et dela richesse des meubles, il arriva enfin dans une petite chambre,dont tous les ornements étaient de turquoise, et il vit sur un litde gaze bleue et or, une dame qui semblait dormir. Elle était d’unebeauté incomparable ; ses cheveux plus noirs que l’ébènerelevaient la blancheur de son teint ; elle paraissaitinquiète dans son sommeil ; son visage avait quelque chosed’abattu et d’une personne malade.

Le prince, craignant de la réveiller,s’approcha doucement ; il entendit qu’elle parlait, et prêtantune grande attention à ses paroles, il ouït ce peu de mots,entrecoupés de soupirs : « Penses-tu, perfide, que jepuisse t’aimer, après m’avoir éloignée de mon aimableTrasimène ? Quoi ! à mes yeux tu as osé séparer une mainsi chère, d’un bras qui doit t’être toujours redoutable ?Est-ce ainsi que tu prétends me prouver ton respect et tonamour ? Ah ! Trasimène, mon cher amant, ne dois-je plusvous voir ? » Le prince remarqua que les larmescherchaient un passage entre ses paupières fermées, et que coulantsur ses joues, elles ressemblaient aux pleurs del’aurore.

Il restait au pied de son lit commeimmobile, ne sachant s’il devait l’éveiller ou la laisser pluslongtemps dans un sommeil si triste ; il comprenait déjà queTrasimène était son amant, et qu’il en avait trouvé la main dans ledonjon ; il roulait mille pensées confuses sur tant dedifférentes choses, quand il entendit une musique charmante ;elle était composée de rossignols et de serins, qui accordaient sibien leur ramage, qu’ils surpassaient les plus agréables voix.Aussitôt un aigle, d’une grandeur extraordinaire, entra ; ilvolait doucement, et tenait dans ses serres un rameau d’or chargéde rubis, qui formaient des cerises. Il attacha fixement ses yeuxsur la belle endormie ; il semblait voir son soleil ; etdéployant ses grandes ailes, il planait devant elle, tantôts’élevant, et tantôt s’abaissant jusqu’à ses pieds.

Après quelques moments, il se tournavers le prince, et s’en approcha, mettant dans sa main le rameaud’or cerisé ; les oiseaux qui chantaient poussèrent alors destons qui percèrent les voûtes du palais. Le prince appliqua si bienson esprit aux différentes choses qui s’entre-succédaient, qu’iljugea que cette dame était enchantée, et que l’honneur d’uneaventure si glorieuse lui était réservé ; il s’avance verselle, il met un genou en terre, il la frappe avec le rameau, luidit :

« Belle et charmante personne, quidormez par un pouvoir qui m’est inconnu, je vous conjure au nom deTrasimène de rentrer dans toutes les fonctions de la vie, qu’ilsemble que vous avez perdue. »

La dame ouvre les yeux, aperçoitl’aigle, et s’écrie :

« Arrêtez, cher amant,arrêtez. »

Mais l’oiseau royal jette un cri aussiaigu que douloureux, et il s’envole avec ses petits musiciensemplumés.

La dame, se tournant en même temps versTorticoli :

« J’ai écouté mon cœur plutôt quema reconnaissance, lui dit-elle ; je sais que je vous doistout, et que vous me rappelez à la lumière, que j’ai perdue depuisdeux cents ans. L’enchanteur qui m’aimait, et qui m’a fait souffrirtant de maux, vous avait réservé cette grande aventure ; j’aile pouvoir de vous servir, j’en ai un désir passionné. Voyez ce quevous souhaitez ; j’emploierai l’art de féerie, que je possèdesouverainement, pour vous rendre heureux.

– Madame, répondit le prince, si votrescience vous fait pénétrer jusqu’aux sentiments du cœur, il vousest aisé de connaître que, malgré les disgrâces dont je suisaccablé, je suis moins à plaindre qu’un autre.

– C’est l’effet de votre bon esprit,ajouta la fée ; mais enfin ne me laissez pas la honte d’êtreingrate à votre égard. Que souhaitez-vous ? Je peuxtout : demandez.

– Je souhaiterais, répondit Torticoli,vous rendre le beau Trasimène, qui vous coûte de si fréquentssoupirs.

– Vous êtes trop généreux, lui dit-elle,de préférer mes intérêts aux vôtres ; cette grande affaires’achèvera par une autre personne : je ne m’explique pasdavantage. Sachez seulement qu’elle ne vous sera pasindifférente ; mais ne me refusez pas plus longtemps leplaisir de vous obliger.

– Que désirez-vous, madame ? dit leprince, en se jetant à ses pieds, vous voyez mon affreuse figure,on me nomme Torticoli par dérision ; rendez-moi moinsridicule.

– Va, prince, lui dit la fée, en letouchant trois fois avec le rameau d’or, va, tu seras si accompliet si parfait, que jamais homme, devant ni après toi, net’égalera ; nomme-toi Sans-Pair, tu porteras ce nom àjuste titre. »

Le prince reconnaissant embrassa sesgenoux, et par un silence qui expliquait sa joie, il lui laissaitdeviner ce qui se passait dans son âme. Elle l’obligea de serelever ; il se mira dans les glaces qui ornaient cettechambre, et Sans-Pair ne reconnut plus Torticoli. Il était grandide trois pieds ; il avait des cheveux qui tombaient pargrosses boucles sur ses épaules, un air plein de grandeur et degrâces, des traits réguliers, des yeux d’esprit ; enfinc’était le digne ouvrage d’une fée bienfaisante etsensible.

« Que ne m’est-il permis, luidit-elle, de vous apprendre votre destinée ! de vous instruiredes écueils que la fortune mettra en votre chemin ! de vousenseigner les moyens de les éviter ! Que j’aurais desatisfaction de joindre ce bon office à celui que je viens de vousrendre ! mais j’offenserais le Génie supérieur qui vous guide.Allez, prince, fuyez de la tour, et souvenez-vous que la féeBénigne sera toujours de vos amies. »

À ces mots, elle, le palais et lesmerveilles que le prince avait vues, disparurent : il setrouva dans une épaisse forêt, à plus de cent lieues de la tour oùle roi Brun l’avait fait mettre.

Laissons-le revenir de son justeétonnement, et voyons deux choses ; l’une, ce qui se passeentre les gardes que son père lui avait donnés, et l’autre, ce quiarrive à la princesse Trognon. Ces pauvres gardes, surpris que leurprince ne demandât point à souper, entrèrent dans sa chambre, et nel’ayant pas trouvé, ils le cherchèrent partout avec une extrêmecrainte qu’il ne se fût sauvé. Leur peine étant inutile, ilspensèrent se désespérer ; car ils appréhendaient que le roiBrun, qui était si terrible, ne les fît mourir. Après avoir agitétous les moyens propres à l’apaiser, ils conclurent qu’il fallaitqu’un d’entre eux se mit au lit et ne se laissât point voir ;qu’ils diraient que le prince était bien malade, que peu après ilsle feindraient mort, et qu’une bûche ensevelie et enterrée lestirerait d’intrigue. Ce remède leur parut infaillible ;sur-le-champ ils le mirent en pratique. Le plus petit des gardes, àqui l’on fit une grosse bosse, se coucha. On fut dire au roi queson fils était bien malade ; il crut que c’était pourl’attendrir, et ne voulut rien relâcher de sa sévérité :c’était justement ce que les timides gardes souhaitaient ; etplus ils faisaient paraître d’empressements, plus le roi Brunmarquait d’indifférence.

Pour la princesse Trognon, elle arrivadans une petite machine qui n’avait qu’une coudée de haut, et lamachine était dans une litière. Le roi Brun alla au-devantd’elle ; lorsqu’il la vit si difforme, dans une jatte, la peauécaillée comme une morue, les sourcils joints, le nez plat etlarge, et la bouche proche des oreilles, il ne put s’empêcher delui dire :

« En vérité, princesse Trognon,vous êtes gracieuse de mépriser mon Torticoli ; sachez qu’ilest bien laid, mais sans mentir il l’est moins que vous.

– Seigneur, lui dit-elle, je n’ai pasassez d’amour-propre pour m’offenser des choses désobligeantes quevous me dites ; je ne sais cependant si vous croyez que cesoit un moyen sûr pour me persuadée d’aimer votre charmantTorticoli ; mais je vous déclare, malgré ma misérable jatte,et les défauts dont je suis remplie, que je ne veux pointl’épouser, et que je préfère le titre de princesse Trognon à celuide reine Torticoli. »

Le roi Brun s’échauffa fort de cetteréponse.

« Je vous assure, lui dit-il, queje n’en aurai pas le démenti ; le roi votre père doit êtrevotre maître, et je le suis devenu depuis qu’il vous a mise entremes mains.

– Il est des choses, dit-elle, surlesquelles nous pouvons opter ; c’est en dépit de moi qu’onm’a conduite ici, je vous en avertis ; et je vous regarderaicomme mon plus mortel ennemi, si vous me faitesviolence. »

Le roi encore plus irrité la quitta etlui donna un appartement dans son palais, avec des dames quiavaient ordre de lui persuader que le meilleur parti à prendre,pour elle, était d’épouser le prince.

Cependant les gardes, qui craignaientd’être découverts, et que le roi ne sût que son fils s’était sauvé,se hâtèrent de lui aller dire qu’il était mort. À ces nouvelles ilressentit une douleur dont on le croyait incapable ; il cria,il hurla, et se prenant à Trognon de la perte qu’il venait defaire, il l’envoya dans la tour à la place de son cherdéfunt.

La pauvre princesse demeura aussi tristequ’étonnée de se trouver prisonnière ; elle avait du cœur, etelle parla comme elle devait d’un procédé si dur. Elle croyaitqu’on le dirait au roi ; mais personne n’osa l’en entretenir.Elle croyait aussi qu’elle pouvait écrire à son père les mauvaistraitements qu’elle souffrait, et qu’il viendrait la délivrer. Sesprojets de ce côté-là furent inutiles : on interceptait seslettres et on les donnait au roi Brun.

Comme elle vivait dans cette espérance,elle s’affligeait moins, et tous les jours elle allait dans lagalerie regarder les peintures qui étaient sur les vitres ;rien ne lui paraissait plus extraordinaire que ce nombre de chosesdifférentes qui y étaient représentées, et de s’y voir dans sajatte. « Depuis que je suis arrivée en ce pays-ci, lespeintres, disait-elle, ont pris un étrange plaisir à mepeindre ; est-ce qu’il n’y a pas assez de figures ridiculessans la mienne ? ou veulent-ils par des oppositions faireéclater davantage la beauté de cette jeune bergère qui me semblecharmante ? » Elle regardait ensuite le portrait d’unberger qu’elle ne pouvait assez louer. « Que l’on est àplaindre, disait-elle, d’être disgraciée de la nature au point queje le suis ! Et que l’on est heureuse quand onest belle ! » En disant ces mots, elle avaitles larmes aux yeux ; puis se voyant dans un miroir,elle se tourna brusquement ; mais elle fut bien étonnéede trouver derrière elle une petite vieille, coifféed’un chaperon, qui était la moitié plus laide qu’elle ;et la jatte où elle se traînait avait plus de vingt trous, tantelle était usée.

« Princesse, lui dit cettevieillotte, vous pouvez choisir entre la vertu et la beauté ;vos regrets sont si touchants que je les ai entendus. Si vousvoulez être belle, vous serez coquette, glorieuse et trèsgalante ; si vous voulez rester comme vous êtes, vous serezsage, estimée et fort humble. »

Trognon regarda celle qui lui parlait,et lui demanda si la beauté était incompatible avec lasagesse.

« Non, lui dit la bonnefemme ; mais à votre égard il est arrêté que vous ne pouvezavoir que l’un des deux.

– Hé bien, s’écria Trognon d’un airferme, je préfère ma laideur à la beauté.

– Quoi ! vous aimez mieux effrayerceux qui vous voient ? reprit la vieille.

– Oui, madame, dit la princesse, jechoisis plutôt tous les malheurs ensemble, que de manquer devertu.

– J’avais apporté exprès mon manchonjaune et blanc, dit la fée ; en soufflant du coté jaune, vousseriez devenue semblable à cette admirable bergère qui vous a parusi charmante, et vous auriez été aimée d’un berger dont le portraita arrêté vos yeux plus d’une fois ; en soufflant du côtéblanc, vous pourrez vous affermir encore dans le chemin de lavertu, où vous entrez si courageusement.

– Hé ! madame, reprit la princesse,ne me refusez pas cette grâce, elle me consolera de tout le méprisque l’on a pour moi. »

La petite vieille lui donna le manchonde vertu et de beauté ; Trognon ne se méprit point, ellesouffla par le côté blanc, et remercia la fée qui disparutaussitôt.

Elle était ravie du bon choix qu’elleavait fait ; et quelque sujet qu’elle eût d’envierl’incomparable beauté de la bergère peinte sur les vitres, ellepensait, pour s’en consoler, que la beauté passe comme unsonge ; que la vertu est un trésor éternel et une beautéinaltérable, qui dure plus que la vie : elle espérait toujoursque le roi son père se mettrait à la tête d’une grosse armée, etqu’il la tirerait de la tour. Elle attendait le moment de le voiravec mille impatiences, et elle mourait d’envie de monter au donjonpour voir arriver le secours qu’elle attendait. Mais commentgrimper si haut ? Elle allait dans sa chambre moins vitequ’une tortue ; et pour monter, c’était ses femmes qui laportaient.

Cependant elle en trouva un moyen assezparticulier. Elle sut que l’horloge était dans le donjon ;elle ôta les poids, et se mit à la place. Lorsqu’on remontal’horloge, elle fut guindée jusqu’en haut ; elle regardapromptement à la fenêtre qui donnait sur la campagne, mais elle nevit rien venir, et elle s’en retira pour se reposer un peu. Ens’appuyant contre le mur que Torticoli, ou pour mieux dire leprince Sans-Pair, avait défait et raccommodé assez mal, le plâtretomba et le tire-bourre d’or, qui fit tin, tin, près de Trognon.Elle l’aperçut, et après l’avoir ramassé, elle examina à quoi ilpouvait servir. Comme elle avait plus d’esprit qu’une autre, ellejugea bien vite que c’était pour ouvrir l’armoire, où il n’y avaitpoint de serrure ; elle en vint à bout, et elle ne fut pasmoins ravie que le prince l’avait été de tout ce qu’elle yrencontra de rare et de galant. Il y avait quatre mille tiroirs,tous remplis de bijoux antiques et modernes ; enfin elletrouve le guichet d’or, la boîte d’escarboucle, et la main quinageait dans le sang. Elle en frémit, et voulut la jeter ;mais il ne fut pas en son pouvoir de la laisser aller, unepuissance secrète l’en empêchait. « Hélas ! que vais-jefaire ? dit-elle tristement. J’aime mieux mourir que de resterdavantage avec cette main coupée. » Dans ce moment elleentendit une voix douce et agréable, qui lui dit :

« Prends courage, princesse, tafélicité dépend de cette aventure.

– Hé ! que puis-je faire ?répondit-elle en tremblant.

– Il faut, lui dit la voix, emportercette main dans ta chambre la cacher sous ton chevet ; et,quand tu verras un aigle, la lui donner sans tarder unmoment. »

Quelque effrayée que fût la princesse,cette voix avait quelque chose de si persuasif, qu’elle n’hésitapas à obéir ; elle replaça les tiroirs et les raretés commeelle les avait trouvés, sans en prendre aucune. Ses gardes, quicraignaient qu’elle ne leur échappât à son tour, ne l’ayant pointvue dans sa chambre, la cherchèrent et demeurèrent surpris de larencontrer dans un lieu où elle ne pouvait, disaient-ils, monterque par enchantement.

Elle fut trois jours sans rienvoir ; elle n’osait ouvrir la belle boîte d’escarboucle, parceque la main coupée lui faisait trop grand peur. Enfin, une nuitelle entendit du bruit contre sa fenêtre ; elle ouvrit sonrideau, et elle aperçut au clair de la lune un aigle quivoltigeait. Elle se leva comme elle put, et se traînant dans lachambre, elle ouvrit la fenêtre. L’aigle entra, faisant grand bruitavec ses ailes, en signe de réjouissance ; elle ne différa pasà lui présenter la main, qu’il prit avec ses serres, et un momentaprès elle ne l’aperçut plus ; il y avait à sa place un jeunehomme, le plus beau et le mieux fait qu’elle eût jamais vu ;son front était ceint d’un diadème, son habit couvert depierreries. Il tenait dans sa main un portrait ; et prenant lepremier la parole :

« Princesse, dit-il à Trognon, il ya deux cents ans qu’un perfide enchanteur me retient en ces lieux.Nous aimions l’un et l’autre l’admirable fée Bénigne ; j’étaissouffert, il était jaloux. Son art surpassait le mien ; etvoulant s’en prévaloir pour me perdre, il me dit d’un air absoluqu’il me défendait de la voir davantage. Une telle défense neconvenait ni à mon amour, ni au rang que je tenais : je lemenaçai ; et la belle que j’adore se trouva si offensée de laconduite de l’enchanteur, qu’elle lui défendit à son tour del’approcher jamais. Ce cruel résolut de nous punir l’un etl’autre.

« Un jour que j’étais auprèsd’elle, charmé du portrait qu’elle m’avait donné, et que jeregardais, le trouvant mille fois moins beau que l’original, ilparut, et d’un coup de sabre il sépara ma main de mon bras. La féeBénigne (c’est le nom de ma reine) ressentit plus vivement que moila douleur de cet accident ; elle tomba évanouie sur son lit,et sur-le-champ je me sentis couvert de plumes ; je fusmétamorphosé en aigle. Il m’était permis de venir tous les joursvoir la reine, sans pouvoir en approcher ni la réveiller ;mais j’avais la consolation de l’entendre sans cesse pousser detendres soupirs, et parler en rêvant de son cher Trasimène. Jesavais encore qu’au bout de deux cents ans un prince rappelleraitBénigne à la lumière, et qu’une princesse, en me rendant ma maincoupée, me rendrait ma première forme. Une fée qui s’intéresse àvotre gloire a voulu que cela fût ainsi ; c’est elle qui a sisoigneusement enfermé ma main dans l’armoire du donjon ; c’estelle qui m’a donné le pouvoir de vous marquer aujourd’hui mareconnaissance. Souhaitez, princesse, ce qui peut vous faire leplus de plaisir, et sur-le-champ vous l’obtiendrez.

– Grand roi, répliqua Trognon (aprèsquelques moments de silence), si je ne vous ai pas répondupromptement, ce n’est point que j’hésite ; mais je vous avoueque je ne suis pas aguerrie sur des aventures aussi surprenantesque celle-ci, et je me figure que c’est plutôt un rêve qu’unevérité.

– Non, madame, répondit Trasimène, cen’est point une illusion ; vous en ressentirez les effets dèsque vous voudrez me dire quel don vous désirez.

– Si je demandais tous ceux dontj’aurais besoin pour être parfaite, dit-elle, quelque pouvoir quevous ayez, il vous serait difficile d’y satisfaire ; mais jem’en tiens au plus essentiel : rendez mon âme aussi belle quemon corps est laid et difforme.

– Ah ! princesse, s’écria le roiTrasimène, vous me charmez par un choix si juste et si élevé ;mais qui est capable de le faire est déjà accomplie : votrecorps va donc devenir aussi beau que votre âme et que votreesprit. »

Il toucha la princesse avec le portraitde la fée ; elle entend cric, croc dans tous ses os ; ilss’allongent, ils se remboîtent ; elle se lève, elle estgrande, elle est belle, elle est droite, elle a le teint plus blancque du lait, tous les traits réguliers, un air majestueux etmodeste, une physionomie fine et agréable.

« Quel prodige !s’écrie-t-elle. Est-ce moi ? Est-ce une chosepossible ?

– Oui, madame, reprit Trasimène, c’estvous ; le sage choix que vous avez fait de la vertu vousattire l’heureux changement que vous éprouvez. Quel plaisir pourmoi, après ce que je vous dois, d’avoir été destiné pour ycontribuer ! Mais quittez pour toujours le nom deTrognon ; prenez celui de Brillante, que vous méritez par voslumières et par vos charmes. »

Dans ce moment il disparut ; et laprincesse, sans savoir par quelle voiture elle était allée, setrouva au bord d’une petite rivière, dans un lieu ombragé d’arbres,le plus agréable de la terre.

Elle ne s’était point encore vue ;l’eau de cette rivière était si claire qu’elle connut avec unesurprise extrême qu’elle était la même bergère dont elle avait tantadmiré le portrait sur les vitres de la galerie. En effet, elleavait comme elle un habit blanc, garni de dentelles fines, le pluspropre qu’on eût jamais vu à aucune bergère ; sa ceintureétait de petites roses et de jasmins, ses cheveux ornés defleurs ; elle trouva une houlette peinte et dorée auprèsd’elle, avec un troupeau de moutons qui paissaient le long durivage, et qui entendaient sa voix ; jusqu’au chien dutroupeau, il semblait la connaître, et la caressait.

Quelles réflexions ne faisait-elle pointsur des prodiges si nouveaux ! Elle était née, et elle avaitvécu jusqu’alors, la plus laide de toutes les créatures ; maiselle était princesse. Elle devenait plus belle que l’astre dujour ; elle n’était plus qu’une bergère, et la perte de sonrang ne laissait pas de lui être sensible.

Ces différentes pensées l’agitèrentjusqu’au moment où elle s’endormit. Elle avait veillé toute la nuit(comme je l’ai déjà dit), et le voyage qu’elle avait fait, sanss’en apercevoir, était de cent lieues : de sorte qu’elle s’entrouvait un peu lasse. Ses moutons et son chien, rassemblés à sescôtés, semblaient la garder, et lui donner les soins qu’elle leurdevait. Le soleil ne pouvait l’incommoder, quoiqu’il fût dans toutesa force ; les arbres touffus l’en garantissaient ; etl’herbe fraîche et fine, sur laquelle elle s’était laissée tomber,paraissait orgueilleuse d’une charge si belle. C’est là

Qu’on voyait les violettes,

À l’envi des autres fleurs,

S’élever sur les herbettes

Pour répandre leurs odeurs.

Les oiseaux y faisaient de douxconcerts, et les zéphirs retenaient leur haleine, dans la craintede l’éveiller. Un berger, fatigué de l’ardeur du soleil, ayantremarqué de loin cet endroit, s’y rendit en diligence ; maislorsqu’il vit la jeune Brillante, il demeura si surpris, que sansun arbre contre lequel il s’appuya, il serait tombé de toute sahauteur. En effet, il la reconnut pour cette même personne dont ilavait admiré la beauté sur les vitres de la galerie et dans lelivre de vélin ; car le lecteur ne doute pas que ce berger nesoit le prince Sans-Pair. Un pouvoir inconnu l’avait arrêté danscette contrée ; il s’était fait admirer de tous ceux quil’avaient vu. Son adresse en toutes choses, sa bonne mine et sonesprit, ne le distinguaient pas moins entre les autres bergers, quesa naissance l’aurait distingué ailleurs.

Il attacha ses yeux sur Brillante avecune attention et un plaisir qu’il n’avait point ressentisjusqu’alors. Il se mit à genoux auprès d’elle ; il examinaitcet assemblage de beauté qui la rendait toute parfaite ; etson cœur fut le premier qui paya le tribut qu’aucun autre depuisn’osa lui refuser. Comme il rêvait profondément, Brillantes’éveilla ; et voyant Sans-Pair proche d’elle avec un habit depasteur extrêmement galant, elle le regarda, et rappela aussitôtson idée, parce qu’elle avait vu son portrait dans latour.

« Aimable bergère, lui dit-il,quelle heureuse destinée vous conduit ici ? Vous y venez, sansdoute, pour recevoir notre encens et nos vœux. Ah ! je sensdéjà que je serai le plus empressé à vous rendre meshommages.

– Non, berger, lui dit-elle, je neprétends point exiger des honneurs qui ne me sont pas dus ; jeveux demeurer simple bergère, j’aime mon troupeau et mon chien. Lasolitude a des charmes pour moi, je ne cherche qu’elle.

– Quoi ! jeune bergère, en arrivanten ces lieux vous y apportez le dessein de vous cacher aux mortelsqui les habitent ! Est-il possible, continua-t-il, que vousnous vouliez tant de mal ? Tout du moins exceptez-moi, puisqueje suis le premier qui vous ai offert ses services.

– Non, reprit Brillante, je ne veuxpoint vous voir plus souvent que les autres, quoique je sente déjàune estime particulière pour vous ; mais enseignez-moi quelquesage bergère chez qui je puisse me retirer ; car étantinconnue ici, et dans un âge à ne pouvoir demeurer seule, je seraibien aise de me mettre sous sa conduite. »

Sans-Pair fut ravi de cette commission.Il la mena dans une cabane si propre qu’elle avait mille agrémentsdans sa simplicité. Il y avait une petite vieillotte qui sortaitrarement, parce qu’elle ne pouvait presque plus marcher.

« Tenez, ma bonne mère, ditSans-Pair en lui présentant Brillante, voici une fille incomparabledont la seule présence vous rajeunira. »

La vieille l’embrassa, et lui dit d’unair affable qu’elle était la bienvenue ; qu’elle avait de lapeine de la loger si mal, mais que tout au moins elle la logeraitfort bien dans son cœur.

« Je ne pensais pas, dit Brillante,trouver ici un accueil si favorable, et tant de politesse ; jevous assure, ma bonne mère, que je suis ravie d’être auprès devous. Ne me refusez pas, continua-t-elle, en s’adressant au berger,de me dire votre nom, pour que je sache à qui je suis obligée d’untel service.

– On m’appelle Sans-Pair, répondit leprince ; mais à présent je ne veux point d’autre nom que celuide votre esclave.

– Et moi, dit la petite vieille, jesouhaite aussi de savoir comment on appelle la bergère pour quij’exerce l’hospitalité. »

La princesse lui dit qu’on la nommaitBrillante. La vieille parut charmée d’un si aimable nom, etSans-Pair dit cent jolies choses là-dessus.

La vieille bergère, ayant peur queBrillante n’eût faim, lui présenta dans une terrine fort propre, dulait doux, avec du pain bis, des œufs frais, du beurre nouveaubattu et un fromage à la crème. Sans-Pair courut dans sacabane ; il en apporta des fraises, des noisettes, des ceriseset d’autres fruits, tout entourés de fleurs ; et pour avoirlieu de rester plus longtemps auprès de Brillante, il lui demandapermission d’en manger avec elle. Hélas ! qu’il lui aurait étédifficile de la lui refuser. Elle le voyait avec un plaisirextrême ; et quelque froideur qu’elle affectât, elle sentaitbien que sa présence ne lui serait point indifférente.

Lorsqu’il l’eut quittée, elle pensaencore longtemps à lui, et lui à elle. Il la voyait tous les jours,il conduisait son troupeau dans le lieu où elle faisait paître lesien, il chantait auprès d’elle des paroles passionnées : iljouait de la flûte et de la musette pour la faire danser, et elles’en acquittait avec une grâce et une justesse qu’il ne pouvaitassez admirer. Chacun de son côté faisait réflexion à cette suitesurprenante d’aventures qui leur étaient arrivées, et chacuncommençait à s’inquiéter. Sans-Pair la cherchait soigneusementpartout.

Enfin, toutes les fois qu’il la trouvaseulette,

Il lui parla tant d’amourette,

Il lui peignit si bien son feu, sapassion,

Et ce qui de deux cœurs fait la douceunion,

Qu’elle reconnut dans son âme

Que ce petit je ne sais quoi

Qu’elle sentait pour lui, sans bien savoirpourquoi,

Était une amoureuse flamme.

Alors connaissant le danger

Où, pour son peu d’expérience,

Elle exposait son innocence,

Elle évite avec soin cet aimableberger ;

Mais ce fut pour elle

Une peine cruelle !

Et que souvent son cœur, soupirant ensecret,

Lui reprocha de fuir un amant sidiscret !

Sans-Pair, qui ne pouvait comprendre

Ce qui causait ce cruel changement,

Cherche partout un moment pourl’apprendre,

Mais il le cherche vainement ;

Brillante ne veut plus l’approcher nil’entendre.

Elle l’évitait avec soin et sereprochait sans cesse ce qu’elle ressentait pour lui.« Quoi ! j’ai le malheur d’aimer, disait-elle, et d’aimerun malheureux berger ! Quelle destinée est la mienne ?J’ai préféré la vertu à la beauté : il semble que le ciel,pour me récompenser de ce choix, m’avait voulu rendre belle ;mais que je m’estime malheureuse de l’être devenue ! Sans cesinutiles attraits, le berger que je fuis ne serait point attaché àme plaire, et je n’aurais pas la honte de rougir des sentiments quej’ai pour lui. » Ses larmes finissaient toujours par de sidouloureuses réflexions, et ses peines augmentaient par l’état oùelle réduisait son aimable berger.

Il était de son côté accablé detristesse ; il avait envie de déclarer à Brillante la grandeurde sa naissance, dans la pensée qu’elle serait peut-être piquéed’un sentiment de vanité, et qu’elle l’écouterait plusfavorablement ; mais il se persuadait ensuite qu’elle ne lecroirait pas, et que si elle lui demandait quelque preuve de cequ’il lui dirait, il était hors d’état de lui en donner. « Quemon sort est cruel ! s’écriait-il. Quoique je fusse affreux,je devais succéder à mon père. Un grand royaume répare bien desdéfauts. Il me serait à présent inutile de me présenter à lui ni àses sujets, il n’y en a aucun qui puisse me reconnaître ; ettout le bien que m’a fait la fée Bénigne, en m’ôtant mon nom et malaideur, consiste à me rendre berger, et à me livrer aux charmesd’une bergère inexorable, qui ne peut me souffrir. Étoile barbare,disait-il en soupirant, deviens-moi plus propice, ou rends-moi madifformité avec ma première indifférence ! »

Voilà les tristes regrets que l’amant etla maîtresse faisaient sans se connaître. Mais comme Brillantes’appliquait à fuir Sans-Pair, un jour qu’il avait résolu de luiparler, pour en trouver un prétexte qui ne l’offensât point, ilprit un petit agneau, qu’il enjoliva de rubans et de fleurs ;il lui mit un collier de paille peinte, travaillé si proprement quec’était une espèce de chef-d’œuvre ; il avait un habit detaffetas couleur de rose, couvert de dentelles d’Angleterre, unehoulette garnie de rubans, une panetière ; et en cet état tousles Céladons du monde n’auraient osé paraître devant lui. Il trouvaBrillante assise au bord d’un ruisseau qui coulait lentement dansle plus épais du bois ; ses moutons y paissaient épars. Laprofonde tristesse de la bergère ne lui permettait pas de leurdonner ses soins. Sans-Pair l’aborda d’un air timide ; il luiprésenta le petit agneau ; et la regardanttendrement :

« Que vous ai-je donc fait, bellebergère, lui dit-il, qui m’attire de si terribles marques de votreaversion ? Vous reprochez à vos yeux le moindre de leursregards ; vous me fuyez. Ma passion vous paraît-elle sioffensante ? En pouvez-vous souhaiter une plus pure et plusfidèle ? Mes paroles, mes actions n’ont-elles pas toujours étéremplies de respect et d’ardeur ? Mais, sans doute, vous aimezailleurs ; votre cœur est prévenu pour unautre. »

Elle lui repartitaussitôt :

Berger, lorsque je vous évite,

Devez-vous vous en alarmer ?

On connaît assez par ma fuite

Que je crains de vous trop aimer.

Je fuirais avec moins de peine,

Si la haine me faisait fuir ;

Mais lorsque la raison m’entraîne,

L’amour cherche à me retenir.

Tout m’alarme ; en ce moment même,

Je sens que vos regards affaiblissent moncœur.

Je reste toutefois ; quand l’amour estextrême,

Berger, que le devoir paraît plein derigueur !

Et qu’on fuit lentement, quand on fuit ce qu’onaime !

Adieu ; si vous m’aimez,hélas !

Mon repos en dépend, gardez-vous de mesuivre.

Peut-être que sans vous, je ne pourrai plusvivre ;

Mais toutefois, berger, ne suivez point mespas.

En achevant ces mots, Brillantes’éloigna. Le prince amoureux et désespéré voulut la suivre ;mais sa douleur devint si forte qu’il tomba sans connaissance aupied d’un arbre. Ah ! vertu sévère et trop farouche, pourquoiredoutez-vous un homme qui vous a chérie dès sa plus tendreenfance ? Il n’est point capable de vous méconnaître, et sapassion est toute innocente. Mais la princesse se défiait autantd’elle que de lui ; elle ne pouvait s’empêcher de rendrejustice au mérite de ce charmant berger, et elle savait bien qu’ilfaut éviter ce qui nous paraît trop aimable.

On n’a jamais tant pris sur soi qu’elley prit dans ce moment ; elle s’arrachait à l’objet le plustendre et le plus chèrement aimé qu’elle eût vu de sa vie. Elle neput s’empêcher de tourner plusieurs fois la tête pour regarder s’illa suivait ; elle l’aperçut tomber demi-mort. Elle l’aimait etelle se refusa la consolation de le secourir. Lorsqu’elle fut dansla plaine, elle leva pitoyablement les yeux ; et joignant sesbras l’un sur l’autre : « Ô vertu ! ô gloire, ôgrandeur ! je te sacrifie mon repos, s’écria-t-elle. Ôdestin ! ô Trasimène ! je renonce à ma fatalebeauté ; rends-moi ma laideur, ou rends-moi, sans que j’enpuisse rougir, l’amant que j’abandonne ! » Elle s’arrêtaà ces mots, incertaine si elle continuerait de fuir, ou si elleretournerait sur ses pas. Son cœur voulait qu’elle rentrât dans lebois où elle avait laissé Sans-Pair ; mais sa vertu triomphade sa tendresse. Elle prit la généreuse résolution de ne le plusvoir.

Depuis qu’elle avait été transportéedans ces lieux, elle avait entendu parler d’un célèbre enchanteur,qui demeurait dans un château qu’il avait bâti avec sa sœur auxconfins de l’île. On ne parlait que de leur savoir ; c’étaittous les jours de nouveaux prodiges. Elle pensa qu’il ne fallaitpas moins qu’un pouvoir magique pour effacer de son cœur l’image ducharmant berger ; et sans en rien dire à sa charitablehôtesse, qui l’avait reçue et qui la traitait comme sa fille, ellese mit en chemin, si occupée de ses déplaisirs qu’elle ne faisaitaucune réflexion au péril qu’elle courait, étant belle et jeune, devoyager toute seule. Elle ne s’arrêtait ni jour ni nuit ; ellene buvait ni ne mangeait, tant elle avait envie d’arriver auchâteau pour guérir de sa tendresse. Mais en passant dans, un bois,elle ouït quelqu’un qui chantait ; elle crut entendreprononcer son nom, et reconnaître la voix d’une de ses compagnes.Elle s’arrêta pour l’écouter ; elle entendit cesparoles :

Sans-Pair, de son hameau,

Le mieux fait, le plus beau,

Aimait la bergère Brillante,

Aimable, jeune et belle, enfin toutecharmante.

Par mille petits soins, ce berger, chaquejour,

Lui déclarait assez ce qu’il sentait pourelle,

Mais la jeune rebelle

Ignorait ce que c’est qu’amour.

Son cœur plein de tristesse

Soupirait toutefois loin du bergerabsent :

Ce qui marque de la tendresse,

Et ce qu’on ne fait pas pour unindiffèrent.

Il est vrai qu’à notre bergère,

De tels chagrins n’arrivaientguère ;

Car son amant la suivait en tous lieux

(Elle ne demandait pas mieux).

Souvent couchés dessus l’herbette,

Il lui chantait des vers de safaçon ;

La belle avec plaisir écoutait samusette,

Et même apprenait sa chanson.

« Ah ! c’en est trop,dit-elle, en versant des larmes ; indiscret berger, tu t’esvanté des faveurs innocentes que je t’ai accordées ! Tu as oséprésumer que mon faible cœur serait plus sensible à ta passion qu’àmon devoir ! Tu as fait confidence de tes injustes désirs, ettu es cause que l’on me chante dans les bois et dans lesplaines ! » Elle en conçut un dépit si violent, qu’ellese crut en état de le voir avec indifférence, et peut-être avec dela haine. « Il est inutile, continua-t-elle, que j’aille plusloin pour chercher des remèdes à ma peine ; je n’ai rien àcraindre d’un berger en qui je connais si peu de mérite. Je vaisretourner au hameau avec la bergère que je viens d’entendre. »Elle l’appela de toute sa force, sans que personne lui répondit, etcependant elle entendait de temps en temps chanter assez proched’elle. L’inquiétude et la peur la prirent. En effet, ce boisappartenait à l’enchanteur, et l’on n’y passait point sans avoirquelque aventure.

Brillante, plus incertaine que jamais,se hâta de sortir du bois. « Le berger que je craignais,disait-elle, m’est-il devenu si peu redoutable, que je doivem’exposer à le revoir ? N’est-ce point plutôt que mon cœur,d’intelligence avec lui, cherche à me tromper ? Ah !fuyons, fuyons, c’est le meilleur parti pour une princesse aussimalheureuse que moi. » Elle continua son chemin vers lechâteau de l’enchanteur ; elle y parvint, et elle y entra sansobstacle. Elle traversa plusieurs grandes cours, où l’herbe et lesronces étaient si hautes qu’il semblait qu’on n’y avait pas marchédepuis cent ans ; elle les rangea avec ses mains, qu’elleégratigna en plus d’un endroit. Elle entra dans une salle où lejour ne venait que par un petit trou : elle était tapisséed’ailes de chauves-souris. Il y avait douze chats pendus auplancher, qui servaient de lustres, et qui faisaient un miaulis àfaire perdre patience ; et sur une longue table, douze grossessouris attachées par la queue, qui avaient chacune devant elles unmorceau de lard, où elles ne pouvaient atteindre ; de sorteque les chats voyaient les souris sans les pouvoir manger ;les souris craignaient les chats, et se désespéraient de faim prèsd’un bon morceau de lard.

La princesse considérait le supplice deces animaux, lorsqu’elle vit entrer l’enchanteur avec une longuerobe noire. Il avait sur sa tête un crocodile qui lui servait debonnet ; et jamais il n’a été une coiffure si effrayante. Cevieillard portait des lunettes et un fouet à la main d’unevingtaine de longs serpents tous en vie. Oh ! que la princesseeut de peur ! qu’elle regretta dans ce moment son berger, sesmoutons et son chien ! Elle ne pensa qu’à fuir ; et sansdire mot à ce terrible homme, elle courut vers la porte ; maiselle était couverte de toiles d’araignées. Elle en leva une, etelle en trouva une autre, qu’elle leva encore, et à laquelle unetroisième succéda ; elle la lève, il en paraît une nouvelle,qui était devant une autre ; enfin ces vilaines portières detoiles d’araignées étaient sans compte et sans nombre. La pauvreprincesse n’en pouvait plus de lassitude ; ses bras n’étaientpas assez forts pour soutenir ces toiles. Elle voulut s’asseoir parterre afin de se reposer un peu, elle sentit de longues épines quila pénétraient. Elle fut bientôt relevée, et se mit encore endevoir de passer ; mais toujours il paraissait une toile surl’autre. Le méchant vieillard, qui la regardait, faisait des éclatsde rire à s’en engouer. À la fin il l’appela et luidit :

« Tu passerais là le reste de tavie sans en venir à bout ; tu me sembles jeune et plus belleque tout ce que j’ai vu de plus beau ; si tu veux, jet’épouserai. Je te donnerai ces douze chats que tu vois pendus auplancher, pour en faire tout ce que tu voudras, et ces douze sourisqui sont sur cette table seront tiennes aussi. Les chats sontautant de princes, et les souris autant de princesses. Lesfriponnes, en différents temps, avaient eu l’honneur de me plaire(car j’ai toujours été aimable et galant) ; aucune d’elles nevoulut m’aimer. Ces princes étaient mes rivaux, et plus heureux quemoi. La jalousie me prit ; je trouvai le moyen de les attirerici, et à mesure que je les ai attrapés, je les ai métamorphosés enchats et en souris. Ce qui est plaisant, c’est qu’ils se haïssentautant qu’ils se sont aimés, et que l’on ne peut trouver unevengeance plus complète.

– Ah ! seigneur, s’écria Brillante,rendez-moi souris ; je ne le mérite pas moins que ces pauvresprincesses.

– Comment, dit le magicien, petitebergeronnette, tu ne veux donc pas m’aimer ?

– J’ai résolu de n’aimer jamais,dit-elle.

– Oh ! que tu es simple !continua-t-il. Je te nourrirai à merveille, je te ferai des contes,je te donnerai les plus beaux habits du monde ; tu n’irasqu’en carrosse et en litière, tu t’appelleras madame.

– J’ai résolu de n’aimer jamais,répondit encore la princesse.

– Prends garde à ce que tu dis, s’écrial’enchanteur en colère ; tu t’en repentiras pourlongtemps.

– N’importe, dit Brillante, j’ai résolude n’aimer jamais.

– Ho bien, trop indifférente créature,dit-il en la touchant, puisque tu ne veux pas aimer, tu dois êtred’une espèce particulière : tu ne seras donc à l’avenir nichair ni poisson, tu n’auras ni sang ni os, tu seras verte, parceque tu es encore dans ta verte jeunesse ; tu seras légère etfringante, tu vivras dans les prairies comme tu vivais ; ont’appellera sauterelle. »

Au même moment, la princesse Brillantedevint la plus jolie sauterelle du monde ; et jouissant de laliberté, elle se rendit promptement dans le jardin.

Dès qu’elle fut en état de se plaindre,elle s’écria douloureusement ; « Ah ! ma jatte, machère jatte, qu’êtes-vous devenue ? Voilà donc l’effet de vospromesses, Trasimène ? Voilà donc ce qu’on me gardait depuisdeux cents ans avec tant de soin ? Une beauté aussi peudurable que les fleurs du printemps ; et pour conclusion, unhabit de crêpe vert, une petite figure singulière, qui n’est nichair ni poisson, qui n’a ni os ni sang. Je suis bienmalheureuse ! Hélas ! une couronne aurait caché tous mesdéfauts, j’eusse trouvé un époux digne de moi ; et si j’étaisrestée bergère, l’aimable Sans-Pair ne souhaitait que la possessionde mon cœur : il n’est que trop vengé de mes injustes dédains.Me voilà sauterelle, destinée à chanter jour et nuit, quand moncœur rempli d’amertume m’invite à pleurer ! » C’est ainsique parlait la sauterelle, cachée entre les herbes fines quibordaient un ruisseau.

Mais que faisait le prince Sans-Pair,absent de son adorable bergère ? La dureté avec laquelle ellel’avait quitté le pénétra si vivement qu’il n’eut pas la force dela suivre. Avant qu’il l’eût jointe, il s’évanouit, et il restalongtemps sans aucune connaissance au pied de l’arbre où Brillantel’avait vu tomber. Enfin la fraîcheur de la terre, ou quelquepuissance inconnue, le fit revenir à lui : il n’osa aller cejour-là chez elle ; et repassant dans son esprit les derniersvers qu’elle lui avait dits :

Et pour fuir un amant

Tendre, jeune et confiant,

On ne prend guère tant de peine,

Quand on ne le fait que par haine.

il en prit des espérances assezflatteuses ; et il se promit du temps et de ses soins un peude reconnaissance. Mais que devint-il, lorsque, ayant été chez lavieille bergère où Brillante se retirait, il apprit qu’elle n’avaitpoint paru depuis la veille ? Il pensa mourir d’inquiétude. Ils’éloigna, accablé de mille pensées différentes ; il s’assittristement au bord de la rivière : il fut près cent fois des’y jeter et de chercher dans la fin de sa vie celle de sesmalheurs. Enfin il prit un poinçon et grava ces vers sur l’écorced’un alisier :

Belle fontaine, clair ruisseau,

Vallons délicieux, et vous, fertilesplaines,

Séjour que je trouvais si beau,

Hélas ! vous augmentez mes peines.

Le tendre objet de mon amour,

Dont vous empruntez tous vos charmes,

Pour fuir un malheureux, vous quitte sansretour.

Vous ne me verrez plus que répandre deslarmes.

Quand l’aurore aux mortels vient annoncer lejour,

Elle me voit plongé dans ma douleurprofonde ;

Le soleil chaque instant est témoin de mespleurs,

Et quand il est caché dans l’onde,

Je n’interromps point mes douleurs.

Ô toi ! tendre arbrisseau, pardonne lesblessures

Que pour graver mes maux j’ose faire à tonsein ;

Ce sont de légères peintures,

De ce qu’a fait au mien cet objetinhumain.

La pointe de ce fer ne t’ôte point lavie ;

Des chiffres de son nom tu paraîtras plusbeau.

Mais, hélas ! ma plus chère envie,

Lorsque je perds Brillante, est d’entrer autombeau.

Il n’en put écrire davantage, parcequ’il fut abordé par une petite vieille, qui avait une fraise aucou, un vertugadin, un moule sous ses cheveux blancs, un chaperonde velours ; et son antiquité avait quelque chose devénérable.

« Mon fils, lui dit-elle, vouspoussez des regrets bien amers ; je vous prie de m’enapprendre le sujet.

– Hélas ! ma bonne mère, lui ditSans-Pair, je déplore l’éloignement d’une aimable bergère qui mefuit ; j’ai résolu de l’aller chercher par toute la terre,jusqu’à ce que je l’aie trouvée.

– Allez de ce côté-là, mon enfant, luidit-elle, en lui montrant le chemin du château où la pauvreBrillante était devenue sauterelle. J’ai un pressentiment que vousne la chercherez pas longtemps. »

Sans-Pair la remercia, et pria l’Amourde fui être favorable.

Le prince n’eut aucune rencontre sur saroute digne de l’arrêter, mais en arrivant dans le bois, proche lechâteau du magicien et de sa sœur, il crut voir sa bergère ;il se hâta de la suivre : elle s’éloigna.

« Brillante, lui criait-il,Brillante que j’adore, arrêtez un peu, daignezm’entendre. »

Le fantôme fuyait encore plusfort ; et dans cet exercice, le reste du jour se passa.Lorsque la nuit fut venue, il vit beaucoup de lumières dans lechâteau : il se flatta que sa bergère y pouvait être. Il ycourt ; il entre sans aucun empêchement. Il monte et trouvedans un salon magnifique une grande et vieille fée d’une horriblemaigreur. Ses yeux ressemblaient à deux lampes éteintes ; onvoyait le jour au travers de ses joues. Ses bras étaient comme deslattes, ses doigts comme des fuseaux, une peau de chagrin noircouvrait son squelette ; avec cela elle avait du rouge, desmouches, des rubans verts et couleur de rose ; un manteau debrocart d’argent, une couronne de diamants sur sa tête et despierreries partout.

« Enfin, prince, lui dit-elle, vousarrivez dans un lieu où je vous souhaite depuis longtemps. Nesongez plus à votre petite bergère ; une passion sidisproportionnée vous doit faire rougir. Je suis la reine desMétéores ; je vous veux du bien et je puis vous en faired’infinis si vous m’aimez.

– Vous aimer, s’écria le prince, en laregardant d’un œil indigné, vous aimer, madame ! Hé !suis-je maître de mon cœur ! Non, je ne saurais consentir àune infidélité ; et je sens même que si je changeais l’objetde mes amours, ce ne serait pas vous qui le deviendriez. Choisissezdans vos Météores quelque influence qui vous accommode ; aimezl’air, aimez les vents, et laissez les mortels enpaix. »

La fée était fière et colère ; endeux coups de baguette elle remplit la galerie de monstres affreux,contre lesquels il fallut que le jeune prince exerçât son adresseet sa valeur. Les uns paraissaient avec plusieurs têtes etplusieurs bras, les autres avaient la figure d’un centaure ou d’unesirène, plusieurs lions à la face humaine, des sphinx et desdragons volants. Sans-Pair n’avait que sa seule houlette, et unpetit épieu, dont il s’était armé en commençant son voyage. Lagrande fée faisait cesser de temps en temps le chamaillis et luidemandait s’il voulait l’aimer. Il disait toujours qu’il se vouaità l’amour fidèle, qu’il ne pouvait changer. Lassée de sa fermeté,elle fît paraître Brillante :

« Hé bien, lui dit-elle, tu vois tamaîtresse au fond de cette galerie, songe à ce que tu vasfaire ; si tu refuses de m’épouser, elle sera déchirée et miseen pièces à tes yeux par des tigres.

– Ah ! madame, s’écria le prince ense jetant à ses pieds, je me dévoue volontiers à la mort poursauver ma chère maîtresse ; épargnez ses jours en abrégeantles miens.

– Il n’est pas question de ta mort,répliqua la fée ; traître, il est question de ton cœur et deta main. »

Pendant qu’ils parlaient, le princeentendait la voix de sa bergère qui semblait seplaindre.

« Voulez-vous me laisserdévorer ? lui disait-elle. Si vous m’aimez, déterminez-vous àfaire ce que la reine vous ordonne. »

Le pauvre prince hésitait :« Hé quoi ! Bénigne, s’écria-t-il, m’avez-vous doncabandonné, après tant de promesses ? Venez, venez noussecourir. » Ces mots furent à peine prononcés qu’il entenditune voix dans les airs, qui prononçait distinctement cesparoles :

Laisse agir le destin ; mais sois fidèle, et cherchele Rameau d’Or.

La grande fée, qui s’était cruevictorieuse par le secours de tant de différentes illusions, pensase désespérer de trouver en son chemin un aussi puissant obstacleque la protection de Bénigne.

« Fuis ma présence, s’écria-t-elle,prince malheureux et opiniâtre ; puisque ton cœur est remplide tant de flamme, tu seras un grillon, ami de la chaleur et dufeu. »

Sur-le-champ, le beau et merveilleuxprince Sans-Pair devint un petit grillon noir, qui se serait brûlétout vif dans la première cheminée ou le premier four, s’il nes’était pas souvenu de la voix favorable qui l’avait rassuré.« Il faut, dit-il, chercher le Rameau d’Or, peut-être que jeme dégrillonnerai. Ah ! si j’y trouvais ma bergère, quemanquerait-il à ma félicité ? »

Le grillon se hâta de sortir du fatalpalais ; et sans savoir où il fallait aller, il se recommandaaux soins de la belle fée Bénigne, puis partit sans équipage etsans bruit ; car un grillon ne craint ni les voleurs ni lesmauvaises rencontres. Au premier gîte, qui fut dans le trou d’unarbre, il trouva une sauterelle fort triste ; elle ne chantaitpoint. Le grillon ne s’avisant pas de soupçonner que ce fût unepersonne toute pleine d’esprit et de raison, luidit :

« Où va ainsi ma commère lasauterelle ? »

Elle lui réponditaussitôt :

« Et vous, mon compère le grillon,où allez-vous ? »

Cette réponse surprit étrangementl’amoureux grillon.

« Quoi ! vous parlez ?s’écria-t-il.

– Hé ! vous parlez bien !s’écria-t-elle. Pensez-vous qu’une sauterelle ait des privilègesmoins étendus qu’un grillon ?

– Je puis bien parler, dit le grillon,puisque je suis un homme.

– Et par la même règle, dit lasauterelle, je dois encore plus parler que vous, puisque je suisune fille.

– Vous avez donc éprouvé un sortsemblable au mien ? dit le grillon.

– Sans doute, dit la sauterelle. Maisencore, où allez-vous ?

– Je serais ravi, ajouta le grillon, quenous fussions longtemps ensemble. Une voix qui m’est inconnue,répliqua-t-il, s’est fait entendre dans l’air. Elle adit :

Laisse agir le destin, et cherche le Rameaud’Or.

Il m’a semblé que cela ne pouvait êtredit que pour moi. Sans hésiter, je suis parti, quoique j’ignore oùje dois aller. »

Leur conversation fut interrompue pardeux souris qui couraient de toute leur force, et qui, voyant untrou au pied de l’arbre, se jetèrent dedans la tête la première, etpensèrent étouffer le compère grillon et la commère sauterelle. Ilsse rangèrent de leur mieux dans un petit coin.

« Ah ! madame, dit la plusgrosse souris, j’ai mal au côté d’avoir tant couru ; commentse porte votre altesse ?

– J’ai arraché ma queue, répliqua laplus jeune souris ; car sans cela je tiendrais encore sur latable de ce vieux sorcier. Mais as-tu vu comme il nous apoursuivies ? Que nous sommes heureuses d’être sauvées de sonpalais infernal !

– Je crains un peu les chats et lesratières, ma princesse, continua la grosse souris, et je fais desvœux ardents pour arriver bientôt au Rameau d’Or.

– Tu en sais donc le chemin ? ditl’altesse sourissonne.

– Si je le sais, madame ! commecelui de ma maison, répliqua l’autre. Ce Rameau estmerveilleux ; une seule de ses feuilles suffit pour êtretoujours riche ; elle fournit de l’argent, elle désenchante,elle rend belle, elle conserve la jeunesse ; il faut, avant lejour, nous mettre en campagne.

– Nous aurons l’honneur de vousaccompagner, un honnête grillon que voici et moi, si vous letrouvez bon, mesdames, dit la sauterelle ; car nous sommes,aussi bien que vous, pèlerins du Rameau d’Or. »

Il y eut alors beaucoup de complimentsfaits de part et d’autre ; les souris étaient des princessesque ce méchant enchanteur avait liées sur la table ; et pourle grillon et la sauterelle, ils avaient une politesse qui ne sedémentait jamais.

Chacun d’eux s’éveilla très matin ;ils partirent de compagnie fort silencieusement, car ilscraignaient que des chasseurs à l’affût les entendant parler, neles prissent pour les mettre en cage. Ils arrivèrent ainsi auRameau d’Or. Il était planté au milieu d’un jardinmerveilleux ; au lieu de sable, les allées étaient remplies depetites perles orientales plus rondes que des pois ; les rosesétaient de diamants incarnats, et les feuilles d’émeraudes ;les fleurs de grenades, de grenats ; les soucis, detopazes ; les jonquilles, de brillants jaunes ; lesviolettes, de saphirs ; les bluets, de turquoises ; lestulipes, d’améthystes, opales et diamants ; enfin, la quantitéet la diversité de ces belles fleurs brillaient plus que lesoleil.

C’était donc là (comme je l’ai déjà dit)qu’était le Rameau d’Or, le même que le prince Sans-Pair reçut del’aigle, et dont il toucha la fée Bénigne lorsqu’elle étaitenchantée. Il était devenu aussi haut que les plus grands arbres,et tout chargé de rubis qui formaient des cerises. Dès que legrillon, la sauterelle et les deux souris s’en furent approchés,ils reprirent leur forme naturelle. Quelle joie ! quelstransports ne ressentit point l’amoureux prince à la vue de sabelle bergère ? Il se jeta à ses pieds ; il allait luidire tout ce qu’une surprise si agréable et si peu espérée luifaisait ressentir, lorsque la reine Bénigne et le roi Trasimèneparurent dans une pompe sans pareille ; car tout répondait àla magnificence du jardin. Quatre Amours armés de pied en cap,l’arc au côté, le carquois sur l’épaule, soutenaient avec leursflèches un petit pavillon de brocart or et bleu, sous lequelparaissaient deux riches couronnes.

« Venez, aimables amants, s’écriala reine, en leur tendant les bras, venez recevoir de nos mains lescouronnes que votre vertu, votre naissance et votre fidélitéméritent ; vos travaux vont se changer en plaisirs. PrincesseBrillante, continua-t-elle, ce berger si terrible à votre cœur estle prince qui vous fut destiné par votre père et par le sien. Iln’est point mort dans la tour. Recevez-le pour époux, et me laissezle soin de votre repos et de votre bonheur. »

La princesse, ravie, se jeta au cou deBénigne ; et lui laissant voir les larmes qui coulaient de sesyeux, elle connut par son silence que l’excès de sa joie lui ôtaitl’usage de la parole. Sans-Pair s’était mis aux genoux de cettegénéreuse fée ; il baisait respectueusement ses mains, etdisait mille choses sans ordre et sans suite. Trasimène lui faisaitde grandes caresses, et Bénigne leur conta, en peu de mots, qu’ellene les avait presque point quittés ; que c’était elle quiavait proposé à Brillante de souffler dans le manchon jaune etblanc ; qu’elle avait pris la figure d’une vieille bergèrepour loger la princesse chez elle ; que c’était encore ellequi avait enseigné au prince de quel côte il fallait suivre sabergère. « À la vérité, continua-t-elle, vous avez eu despeines que je vous aurais évitées si j’en avais été lamaîtresse ; mais, enfin, les plaisirs d’amour veulent êtreachetés. »

L’on entendit aussitôt une doucesymphonie qui retentit de tous côtés ; les Amours se hâtèrentde couronner les jeunes amants. L’hymen se fit ; et pendantcette cérémonie, les deux princesses qui venaient de quitter lafigure de souris conjurèrent la fée d’user de son pouvoir, pourdélivrer du château de l’enchanteur les souris et les chatsinfortunés qui s’y désespéraient.

« Ce jour-ci est trop célèbre,dit-elle, pour vous rien refuser. »

En même temps elle frappe trois fois leRameau d’Or, et tous ceux qui avaient été retenus dans le châteauparurent ; chacun sous sa forme naturelle y retrouva samaîtresse. La fée, libérale, voulant que tout se ressentît de lafête, leur donna l’armoire du donjon à partager entre eux. Ceprésent valait plus que dix royaumes de ce temps-là. Il est aiséd’imaginer leur satisfaction et leur reconnaissance. Bénigne etTrasimène achevèrent ce grand ouvrage par une générosité quisurpassait tout ce qu’ils avaient fait jusqu’alors, déclarant quele palais et le jardin du Rameau d’Or seraient à l’avenir au roiSans-Pair et à la reine Brillante ; cent autres rois enétaient tributaires et cent royaumes en dépendaient.

Lorsqu’une fée offrait son secours àBrillante,

Qui ne l’était pas trop pour lors ;

Elle pouvait, d’une beauté charmante,

Demander les rares trésors ;

C’est une chose bien tentante !

Je n’en veux prendre pour témoins,

Que les embarras et les soins.

Dont pour la conserver le sexe setourmente.

Mais Brillante n’écouta pas

Le désir séducteur d’obtenir desappas ;

Elle aima mieux avoir l’esprit et l’âmebelle :

Les roses et les lis d’un visagecharmant,

Comme les autres fleurs, passent en unmoment,

Et l’âme demeure immortelle.

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