Contes – Tome II

Le Pigeon et la Colombe

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Il était une fois un roi et une reinequi s’aimaient si chèrement, que cette union servait d’exemple danstoutes les familles&|160;; et l’on aurait été bien surpris de voirun ménage en discorde dans leur royaume. Il se nommait le royaumedes Déserts.

La reine avait eu plusieursenfants&|160;; il ne lui restait qu’une fille, dont la beauté étaitsi grande, que si quelque chose pouvait la consoler de la perte desautres, c’était les charmes que l’on remarquait dans celle-ci. Leroi et la reine l’élevaient comme leur unique espérance&|160;; maisle bonheur de la famille royale dura peu. Le roi étant à la chassesur un cheval ombrageux, il entendit tirer quelques coups&|160;; lebruit et le feu l’effrayèrent, il prit le mors aux dents, il partitcomme un éclair&|160;; il voulut l’arrêter au bord d’unprécipice&|160;; il se cabra, et s’étant renversé sur lui, la chutefut si rude qu’il le tua avant qu’on fût en état de lesecourir.

Des nouvelles si funestes réduisirent lareine à l’extrémité&|160;: elle ne put modérer sa douleur&|160;;elle sentit bien qu’elle était trop violente pour y résister, etelle ne songea plus qu’à mettre ordre aux affaires de sa fille,afin de mourir avec quelque sorte de repos. Elle avait une amie quis’appelait la fée Souveraine, parce qu’elle avait une grandeautorité dans tous les empires, et qu’elle était fort habile. Ellelui écrivit, d’une main mourante, qu’elle souhaitait de rendre lesderniers soupirs entre ses bras&|160;; qu’elle se hâtât de venir,si elle voulait la trouver en vie, et qu’elle avait des choses deconséquence à lui dire.

Quoique la fée ne manquât pasd’affaires, elle les quitta toutes, et montant sur son chameau defeu, qui allait plus vite que le soleil, elle arriva chez la reine,qui l’attendait impatiemment&|160;; elle lui parla de plusieurschoses qui regardaient la régence du royaume, la priant del’accepter et de prendre soin de la petite princesseConstancia.

«&|160;Si quelque chose, ajouta-t-elle,peut soulager l’inquiétude que j’ai de la laisser orpheline dans unâge si tendre, c’est l’espérance que vous me donnerez en sapersonne des marques de l’amitié que vous avez toujours eue pourmoi&|160;; qu’elle trouvera en vous une mère qui peut la rendrebien plus heureuse et plus parfaite que je n’aurais fait, et quevous lui choisirez un époux assez aimable pour qu’elle n’aimejamais que lui.

– Tu souhaites tout ce qu’il fautsouhaiter, grande reine, lui dit la fée, je n’oublierai rien pourta fille&|160;; mais j’ai tiré son horoscope, il semble que ledestin est irrité contre la nature, d’avoir épuisé tous ses trésorsen la formant&|160;; il a résolu de la faire souffrir, et ta royalemajesté doit savoir qu’il prononce quelquefois des arrêts sur unton si absolu, qu’il est impossible de s’y soustraire.

– Tout au moins, reprit la reine,adoucissez ses disgrâces, et n’oubliez rien pour lesprévenir&|160;: il arrive souvent que l’on évite de grandsmalheurs, lorsqu’on y fait une sérieuseattention.&|160;»

La fée Souveraine lui promit tout cequ’elle souhaitait, et la reine ayant embrassé cent et cent fois sachère Constancia, mourut avec assez de tranquillité.

La fée lisait dans les astres avec lamême facilité qu’on lit à présent les contes nouveaux quis’impriment tous les jours. Elle vit que la princesse était menacéede la fatale passion d’un géant, dont les États n’étaient pas fortéloignés du royaume des Déserts&|160;; elle connaissait bien qu’ilfallait sur toutes choses l’éviter, et elle n’en trouva pas demeilleur moyen que d’aller cacher sa chère élève à un des bouts dela terre, si éloigné de celui où le géant régnait, qu’il n’y avaitaucune apparence qu’il vînt y troubler leur repos.

Dès que la fée Souveraine eut choisi desministres capables de gouverner l’État qu’elle voulait leurconfier, et qu’elle eut établi des lois si judicieuses, que tousles sages de la Grèce n’auraient pu rien faire d’approchant, elleentra une nuit dans la chambre de Constancia&|160;; et sans laréveiller, elle l’emporta sur son chameau de feu, puis partit pouraller dans un pays fertile, où l’on vivait sans ambition et sanspeine&|160;; c’était une vraie vallée de Tempé&|160;: l’on n’ytrouvait que des bergers et des bergères, qui demeuraient dans descabanes dont chacun était l’architecte.

Elle n’ignorait pas que si la princessepassait seize ans sans voir le géant, elle n’aurait plus qu’àretourner en triomphe dans son royaume&|160;; mais que s’il lavoyait plus tôt, elle serait exposée à de grandes peines. Elleétait très soigneuse de la cacher aux yeux de tout le monde, etpour qu’elle parût moins belle, elle l’avait habillée en bergère,avec de grosses cornettes toujours abattues sur son visage&|160;;mais telle que le soleil, qui, enveloppé d’une nuée, la perce parde longs traits de lumière, cette charmante princesse ne pouvaitêtre si bien couverte, que l’on n’aperçût quelques-unes de sesbeautés&|160;; et malgré tous les foins de la fée, on ne parlaitplus de Constancia que comme d’un chef-d’œuvre des cieux quiravissait tous les cœurs.

Sa beauté n’était pas la seule chose quila rendait merveilleuse&|160;: Souveraine l’avait douée d’une voixsi admirable, et de toucher si bien tous les instruments dont ellevoulait jouer, que sans jamais avoir appris la musique, elle auraitpu donner des leçons aux muses, et même au célesteApollon.

Ainsi elle ne s’ennuyait point, la féelui avait expliqué les raisons qu’elle avait de l’élever dans unecondition si obscure. Comme elle était toute pleine d’esprit, elley entrait avec tant de jugement, que Souveraine s’étonnait qu’à unâge si peu avancé, l’on pût trouver tant de docilité et d’esprit.Il y avait plusieurs mois qu’elle n’était allée au royaume desDéserts, parce qu’elle ne la quittait qu’avec peine&|160;; mais saprésence y était nécessaire, l’on n’agissait que par ses ordres, etles ministres ne faisaient pas également bien leur devoir. Ellepartit, lui recommandant fort de s’enfermer jusqu’à sonretour.

Cette belle princesse avait un petitmouton qu’elle aimait chèrement, elle se plaisait à lui faire desguirlandes de fleurs&|160;; d’autres fois, elle le couvrait denœuds de rubans. Elle l’avait nommé Ruson. Il était plus habile quetous ses camarades, il entendait la voix et les ordres de samaîtresse, il y obéissait ponctuellement&|160;: «&|160;Ruson, luidisait-elle, allez quérir ma quenouille&|160;»&|160;; il couraitdans sa chambre, et la lui apportait en faisant mille bonds. Ilsautait autour d’elle, il ne mangeait plus que les herbes qu’elleavait cueillies, et il serait plutôt mort de soif que de boireailleurs que dans le creux de sa main. Il savait fermer la porte,battre la mesure quand elle chantait, et bêler en cadence. Rusonétait aimable, Ruson était aimé&|160;; Constancia lui parlait sanscesse et lui faisait mille caresses.

Cependant une jolie brebis du voisinageplaisait pour le moins autant à Ruson que sa princesse. Tout moutonest mouton, et la plus chétive brebis était plus belle aux yeux deRuson que la mère des amours. Constancia lui reprochait souvent sescoquetteries&|160;: «&|160;Petit libertin, disait-elle, nesaurais-tu rester auprès de moi&|160;? Tu m’es si cher, je négligetout mon troupeau pour toi, et tu ne veux pas laisser cette galeusepour me plaire.&|160;» Elle l’attachait avec une chaîne defleurs&|160;; alors il semblait se dépiter, et tirait tant et tantqu’il la rompait&|160;: «&|160;Ah&|160;! lui disait Constancia encolère, la fée m’a dit bien des fois que les hommes sontvolontaires comme toi, qu’ils fuient le plus légerassujettissement, et que ce sont les animaux du monde les plusmutins. Puisque tu veux leur ressembler, méchant Ruson, va chercherta belle bête de brebis, si le loup te mange, tu seras bienmangé&|160;; je ne pourrai peut-être pas te secourir. »

Le mouton amoureux ne profita point desavis de Constancia. Étant tout le jour avec sa chère brebis, prochede la maisonnette où la princesse travaillait toute seule, ellel’entendit bêler si haut et si pitoyablement, qu’elle ne doutapoint de sa funeste aventure. Elle se lève bien émue, sort, et voitun loup qui emportait le pauvre Ruson&|160;: elle ne songea plus àtout ce que la fée lui avait dit en partant&|160;; elle courutaprès le ravisseur de son mouton, criant&|160;: «&|160;Auloup&|160;! Au loup&|160;!&|160;» Elle le suivait, lui jetant despierres avec sa houlette sans qu’il quittât sa proie&|160;; mais,hélas&|160;! en passant proche d’un bois, il en sortit bien unautre loup&|160;: c’était un horrible géant. À la vue de cetépouvantable colosse, la princesse transie de peur leva les vers leciel pour lui demander du secours, et pria la terre de l’engloutir.Elle ne fut écoutée ni du ciel ni de la terre&|160;; elle méritaitd’être punie de n’avoir pas cru la fée Souveraine.

Le géant ouvrit les bras pour l’empêcherde passer outre&|160;; mais quelque terrible et furieux qu’il fût,il ressentit les effets de sa beauté.

«&|160;Quel rang tiens-tu parmi lesdéesses&|160;? lui dit-il d’une voix qui faisait plus de bruit quele tonnerre, car ne pense pas que je m’y méprenne, tu n’es pointune mortelle&|160;; apprends-moi seulement ton nom, et si tu esfille ou femme de Jupiter&|160;? qui sont tes frères&|160;? quellessont tes sœurs&|160;? Il y a longtemps que je cherche une déessepour l’épouser, te voilà heureusement trouvée.&|160;»

La princesse sentait que la peur avaitlié sa langue, et que les paroles mouraient dans sabouche.

Comme il vit qu’elle ne répondait pas àses galantes questions&|160;:

Pour une divinité, lui dit-il, tu n’asguère d’esprit.&|160;»

Sans autre discours, il ouvrit un grandsac et la jeta dedans.

La première chose qu’elle aperçut aufond, ce fut le méchant loup et le pauvre mouton. Le géant s’étaitdiverti à les prendre à la course&|160;:

«&|160;Tu mourras avec moi, mon cherRuson, lui dit-elle en le baisant, c’est une petite consolation, ilvaudrait bien mieux nous sauver ensemble.&|160;»

Cette triste pensée la fit pleureramèrement, elle soupirait et sanglotait fort haut&|160;; Rusonbêlait, le loup hurlait&|160;; cela réveilla un chien, un chat, uncoq et un perroquet qui dormaient. Ils commencèrent de leur côté àfaire un bruit désespéré&|160;: voilà un étrange charivari dans labesace du géant. Enfin, fatigué de les entendre, il pensa touttuer&|160;; mais il se contenta de lier le sac, et de le jeter surle haut d’un arbre, après l’avoir marqué pour le venirreprendre&|160;; il allait se battre en duel contre un autre géant,et toute cette crierie lui déplaisait.

La princesse se douta bien que pour peuqu’il marchât il s’éloignerait beaucoup, car un cheval courant àtoute bride n’aurait pu l’attraper quand il allait au petitpas&|160;: elle tira ses ciseaux et coupa la toile de la besace,puis elle en fit sortir son cher Ruson, le chien, le chat, le coq,le perroquet, elle se sauva ensuite, et laissa le loup dedans, pourlui apprendre à manger les petits moutons. La nuit était fortobscure, c’était une étrange chose de se trouver seule au milieud’une forêt, sans savoir de quel côté tourner ses pas, ne voyant nile ciel ni la terre, et craignant toujours de rencontrer legéant.

Elle marchait le plus vite qu’ellepouvait&|160;; elle serait tombée cent et cent fois, mais tous lesanimaux qu’elle avait délivrés, reconnaissants de la grâce qu’ilsen avaient reçue, ne voulurent point l’abandonner, et la servirentutilement dans son voyage. Le chat avait les yeux si étincelantsqu’il éclairait comme un flambeau&|160;; le chien qui jappaitfaisait sentinelle&|160;; le coq chantait pour épouvanter leslions&|160;; le perroquet jargonnait si haut, qu’on aurait jugé, àl’entendre, que vingt personnes causaient ensemble, de sorte queles voleurs s’éloignaient pour laisser le passage libre à notrebelle voyageuse, et le mouton qui marchait quelques pas devantelle, la garantissait de tomber dans de grands trous, dont il avaitlui-même bien de la peine à se retirer.

Constancia allait à l’aventure, serecommandant à sa bonne amie la fée, dont elle espérait quelquesecours, quoiqu’elle se reprochât beaucoup de n’avoir pas suivi sesordres&|160;; mais quelquefois elle craignait d’en être abandonnée.Elle aurait bien souhaité que sa bonne fortune l’eût conduite dansla maison où elle avait été secrètement élevée&|160;: comme ellen’en savait point le chemin, elle n’osait point se flatter de larencontrer sans un bonheur particulier.

Elle se trouva, à la pointe du jour, aubord d’une rivière qui arrosait la plus agréable prairie dumonde&|160;; elle regarda autour d’elle, et ne vit ni chien, nichat, ni coq, ni perroquet&|160;; le seul Ruson lui tenaitcompagnie. «&|160;Hélas&|160;! où suis-je&|160;? dit-elle. Je neconnais point ces beaux lieux, que vais-je devenir&|160;? qui aurasoin de moi&|160;? Ah&|160;! petit mouton, que tu me coûtescher&|160;! si je n’avais pas couru après toi, je serais encorechez la fée Souveraine, je ne craindrais ni le géant, ni aucuneaventure fâcheuse.&|160;» Il semblait, à l’air de Ruson, qu’ill’écoutait en tremblant, et qu’il reconnaissait sa faute&|160;:enfin la princesse abattue et fatiguée cessa de le gronder, elles’assit au bord de l’eau&|160;; et comme elle était lasse, et quel’ombre de plusieurs arbres la garantissait des ardeurs du soleil,ses yeux fermèrent doucement, elle se laissa tomber sur l’herbe, ets’endormit d’un profond sommeil.

Elle n’avait point d’autres gardes quele fidèle Ruson, il marcha sur elle, il la tirailla&|160;; maisquel fut son étonnement de remarquer à vingt pas d’elle un jeunehomme qui se tenait derrière quelques buissons&|160;? Il s’encouvrait pour la voir sans être vu&|160;: la beauté de sa taille,celle de sa tête, la noblesse de son air et la magnificence de seshabits surprirent si fort la princesse, qu’elle se levabrusquement, dans la résolution de s’éloigner. Je ne sais quelcharme secret l’arrêta&|160;; elle jetait les yeux d’un aircraintif sur cet inconnu, le géant ne lui avait presque pas faitplus de peur, mais la peur part de différentes causes&|160;: leursregards et leurs actions marquaient assez les sentiments qu’ilsavaient déjà l’un pour l’autre.

Ils seraient peut-être demeuréslongtemps sans se parler que des yeux, si le prince n’avait pasentendu le bruit des cors et celui des chiens quis’approchaient&|160;; il s’aperçut qu’elle en étaitétonnée&|160;:

«&|160;Ne craignez rien, belle bergère,lui dit-il, vous êtes en sûreté dans ces lieux&|160;: plût au cielque ceux qui vous y voient y pussent être de même&|160;!

– Seigneur, dit-elle, j’implore votreprotection, je suis une pauvre orpheline qui n’ai point d’autreparti à prendre que d’être bergère&|160;; procurez-moi un troupeau,j’en aurai grand soin.

– Heureux les moutons, dit-il ensouriant, que vous voudrez conduire au pâturage&|160;! mais enfin,aimable bergère, si vous le souhaitez, j’en parlerai à la reine mamère, et je me ferai un plaisir de commencer dès aujourd’hui à vousrendre mes services.

– Ah&|160;! seigneur, dit Constancia, jevous demande pardon de la liberté que j’ai prise, je n’aurais oséle faire si j’avais su votre rang.&|160;»

Le prince l’écoutait avec le dernierétonnement, il lui trouvait de l’esprit et de la politesse, rien nerépondait mieux à son excellente beauté&|160;; mais rien nes’accordait plus mal avec la simplicité de ses habits et l’état debergère. Il voulut même essayer de lui faire prendre un autreparti&|160;:

«&|160;Songez-vous, lui dit-il, que vousserez exposée, toute seule dans un bois ou dans une campagne,n’ayant pour compagnie que vos innocentes brebis&|160;? Lesmanières délicates que je vous remarque s’accommoderont-elles de lasolitude&|160;? Qui sait d’ailleurs si vos charmes, dont le bruitse répandra dans cette contrée, ne vous attireront point milleimportuns&|160;? Moi-même, adorable bergère, moi-même je quitteraila cour pour m’attacher à vos pas&|160;; et ce que je ferai,d’autres le feront aussi.

– Cessez, lui dit-elle, seigneur, de meflatter par des louanges que je ne mérite point&|160;; je suis néedans un hameau&|160;; je n’ai jamais connu que la vie champêtre, etj’espère que vous me laisserez garder tranquillement les troupeauxde la reine, si elle daigne me les confier&|160;; je la supplieraimême de me mettre sous quelque bergère plus expérimentée quemoi&|160;; et comme je ne la quitterai point, il est bien certainque je ne m’ennuierai pas.&|160;»

Le prince ne put lui répondre&|160;;ceux qui l’avaient suivi à la chasse parurent sur uncoteau.

«&|160;Je vous quitte, charmantepersonne, lui dit-il d’un air empressé&|160;; il ne faut pas quetant de gens partagent le bonheur que j’ai de vous voir&|160;;allez au bout de cette prairie, il y a une maison où vous pourrezdemeurer en sûreté, après que vous aurez dit que vous y venez mapart.&|160;»

Constancia, qui aurait eu de la peine àse trouver en si grande compagnie, se hâta de marcher vers le lieuque Constancio (c’est ainsi que s’appelait le prince) lui avaitenseigné.

Il la suivit des yeux, il soupiratendrement, et remontant à cheval, il se mit à la tête de sa troupesans continuer la chasse. En entrant chez la reine, il la trouvafort irritée contre une vieille bergère qui lui rendait un assezmauvais compte de ses agneaux. Après que la reine eut bien grondé,elle lui dit de ne paraître jamais devant elle.

Cette occasion favorisa le dessein deConstancio&|160;; il lui conta qu’il avait rencontré une jeunefille qui désirait passionnément d’être à elle, qu’elle avait l’airsoigneux, et qu’elle ne paraissait pas intéressée. La reine goûtafort ce que lui disait son fils, elle accepta la bergère avant del’avoir vue, et dit au prince de donner ordre qu’on la menât avecles autres dans les pacages de la couronne. Il fut ravi qu’elle ladispensât de venir au palais&|160;: certains sentiments empresséset jaloux lui faisaient craindre des rivaux, bien qu’il n’y en eûtaucuns qui pussent lui rien disputer ni sur le rang, ni sur lemérite&|160;; il est vrai qu’il craignait moins les grandsseigneurs que les petits, il pensait qu’elle aurait plus depenchant pour un simple berger que pour un prince qui était siproche du trône.

Il serait difficile de raconter toutesles réflexions dont celle-ci était suivie&|160;: que nereprochait-il pas à son cœur, lui qui jusqu’alors n’avait rienaimé, et qui n’avait trouvé personne digne de lui&|160;! Il sedonnait à une fille d’une naissance si obscure, qu’il ne pourraitjamais avouer sa passion sans rougir&|160;: il voulut lacombattre&|160;; et se persuadant que l’absence était un remèdeimmanquable, particulièrement sur une tendresse naissante, il évitade revoir la bergère&|160;; il suivit son penchant pour la chasseet pour le jeu&|160;: en quelque lieu qu’il aperçût des moutons, ils’en détournait comme s’il eût rencontré des serpents&|160;; desorte qu’avec un peu de temps, le trait qui l’avait blessé luiparut moins sensible. Mais un jour des plus ardents de la canicule,Constancio, fatigué d’une longue chasse, se trouvant au bord de larivière, il en suivit le cours à l’ombre des alisiers quijoignaient leurs branches à celles des saules, et rendaient cetendroit aussi frais qu’agréable. Une profonde rêverie le surprit,il était seul, il ne songeait plus à tous ceux qui l’attendaient,quand il fut frappé tout d’un coup par les charmants accents d’unevoix qui lui parut céleste&|160;; il s’arrêta pour l’écouter, et nedemeura pas médiocrement surpris d’entendre cesparoles&|160;:

Hélas&|160;! j’avais promis de vivre sansardeur&|160;;

Mais l’amour prend plaisir à me rendreparjure&|160;;

Je me sens déchirer d’une vive blessure,

Constancio devient le maître de mon cœur.

L’autre jour je le vis dans cettesolitude,

Fatigué du travail qu’il trouve en cesforêts&|160;;

Il chantait son inquiétude,

Assis sous ces ombrages frais.

Jamais rien de si beau ne s’offrit à mavue&|160;;

Je demeurai longtemps immobile,éperdue&|160;;

De la main de l’Amour je vis partir lestraits

Que je porte au fond de mon âme.

Le mal que je ressens a pour moi tropd’attraits&|160;;

Je vois par l’ardeur qui m’enflamme,

Que je n’en guérirai jamais.

Sa curiosité l’emporta sur le plaisirqu’il avait d’entendre chanter si bien&|160;: il s’avançadiligemment&|160;; le nom de Constancio l’avait frappé, car c’étaitle sien&|160;; mais cependant un berger pouvait le porter aussibien qu’un prince, et ainsi il ne savait si c’était pour lui oupour quelque autre que ces paroles avaient été faites. Il eut àpeine monté sur une petite éminence couverte d’arbres, qu’ilaperçut au pied la belle Constancia&|160;: elle était assise sur lebord d’un ruisseau, dont la chute précipitée faisait un bruit siagréable, qu’elle semblait y vouloir accorder sa voix. Son fidèlemouton, couché sur l’herbe, se tenait comme un mouton favori bienplus près d’elle que les autres&|160;; Constancia lui donnait detemps en temps de petits coups de sa houlette, elle le caressaitd’un air enfantin, et toutes les fois qu’elle le touchait, ilbaisait sa main, et la regardait avec des yeux tout plein d’esprit.«&|160;Ah&|160;! que tu serais heureux, disait le prince tout bas,si tu connaissais le prix des caresses qui te sont faites&|160;! Héquoi&|160;! cette bergère est encore plus belle que lorsque je larencontrai&|160;! Amour&|160;! Amour&|160;! que veux-tu demoi&|160;? dois-je l’aimer, ou plutôt suis-je encore en état dem’en défendre&|160;? Je l’avais évitée soigneusement, parce que jesentais bien tout le danger qu’il y a de la voir&|160;; quellesimpressions, grands dieux, ces premiers mouvements ne firent-ilspas sur moi&|160;! Ma raison essayait de me secourir, je fuyais unobjet si aimable&|160;: hélas&|160;! je le trouve, mais celui dontelle parle est l’heureux berger qu’elle achoisi&|160;!&|160;»

Pendant qu’il raisonnait ainsi, labergère se leva pour rassembler son troupeau, et le faire passerdans un autre endroit de la prairie où elle avait laissé sescompagnes. Le prince craignit de perdre cette occasion de luiparler&|160;; il s’avança vers elle d’un air empressé&|160;:«&|160;Aimable bergère, lui dit-il, ne voulez-vous pas bien que jevous demande si le petit service que je vous ai rendu vous a faitquelque plaisir&|160;?&|160;» À sa vue, Constancia rougit, sonteint parut animé des plus vives couleurs&|160;:

«&|160;Seigneur, lui dit-elle, j’auraispris soin de vous faire mes très humbles remerciements, s’ilconvenait à une pauvre fille comme moi d’en faire à un prince commevous&|160;; mais encore que j’aie manqué, le ciel m’est témoin queje n’en suis point ingrate, et que je prie les dieux de combler vosjours de bonheur.

– Constancia, répliqua-t-il, s’il estvrai que mes bonnes intentions vous aient touchée au point que vousle dites, il vous est aisé de me le marquer.

– Hé&|160;! que puis-je faire pour vous,seigneur&|160;? répliqua-t-elle d’un air empressé.

– Vous pouvez me dire, ajouta-t-il, pourqui sont les paroles que vous venez de chanter.

– Comme je ne les ai pas faites,repartit-elle, il me serait difficile de vous apprendre rienlà-dessus.&|160;»

Dans le temps qu’elle parlait, ill’examinait, il la voyait rougir, elle était embarrassée et tenaitles yeux baissés.

«&|160;Pourquoi me cacher vossentiments, Constancia&|160;? lui dit-il&|160;; votre visage trahitle secret de votre cœur, vous aimez&|160;?&|160;» Il se tut et laregarda encore avec plus d’application.

– Seigneur, lui dit-elle, les choses oùj’ai quelque intérêt méritent si peu qu’un grand prince s’eninforme, et je suis si accoutumée à garder le silence avec meschères brebis, que je vous supplie de me pardonner si je ne répondspoint à vos questions.&|160;» Elle s’éloigna si vite qu’il n’eutpas le temps de l’arrêter.

La jalousie sert quelquefois de flambeaupour rallumer l’amour&|160;: celui du prince prit dans ce momenttant de forces qu’il ne s’éteignit jamais&|160;; il trouva millegrâces nouvelles dans cette jeune personne, qu’il n’avait pointremarquées la première fois qu’il la vit&|160;; la manière dontelle le quitta lui fit croire, autant que les paroles, qu’elleétait prévenue pour quelque berger. Une profonde tristesse s’emparade son âme, il n’osa la suivre, bien qu’il eût une extrême envie del’entretenir&|160;; il se coucha dans le même lieu qu’elle venaitde quitter, et après avoir essayé de se souvenir des parolesqu’elle venait de chanter, il les écrivit sur ses tablettes, et lesexamina avec attention. «&|160;Ce n’est que depuis quelques jours,disait-il, qu’elle a vu ce Constancio qui l’occupe&|160;: faut-ilque je me nomme comme lui, et que je sois si éloigné de sa bonnefortune&|160;? qu’elle m’a regardé froidement&|160;! Elle me paraîtplus indifférente aujourd’hui que lorsque je la rencontrai lapremière fois&|160;; son plus grand soin a été de chercher unprétexte pour s’éloigner de moi.&|160;» Ces pensées l’affligèrentsensiblement, car il ne pouvait comprendre qu’une simple bergèrepût être si indifférente pour un grand prince.

Dès qu’il fut de retour, il fit appelerun jeune garçon qui était de tous ses plaisirs&|160;; il avait dela naissance, il était aimable&|160;; il lui ordonna de s’habilleren berger, d’avoir un troupeau, et de le conduire tous les joursaux pacages de la reine, afin de voir ce que faisait Constancia,sans lui être suspect. Mirtain (c’est ainsi qu’il se nommait) avaittrop envie de plaire à son maître pour en négliger une occasion quiparaissait l’intéresser&|160;; il lui promit de s’acquitter fortbien de ses ordres, et dès le lendemain, il fut en état d’allerdans la plaine&|160;: celui qui en prenait soin ne l’y aurait pasreçu s’il n’eût montré un ordre du prince, disant qu’il était sonberger, et qu’il l’avait chargé de ses moutons.

Aussitôt on le laissa venir parmi latroupe champêtre&|160;; il était galant, il plut sans peine auxbergères&|160;; mais à l’égard de Constancia, il lui trouvait unair de fierté si fort au-dessus de ce qu’elle paraissait être,qu’il ne pouvait accorder tant de beauté, d’esprit et de mériteavec la vie rustique et champêtre qu’elle menait&|160;; il lasuivait inutilement, il la trouvait toujours seule au fond desbois, qui chantait d’un air occupé&|160;; il ne voyait aucunsbergers qui osassent entreprendre de lui plaire, la chose semblaittrop difficile. Mirtain tenta cette grande aventure, il se renditassidu auprès d’elle, et connut par sa propre expérience qu’elle nevoulait point d’engagement.

Il rendait compte tous les soirs auprince de la situation des choses&|160;; tout ce qu’il luiapprenait ne servait qu’à le désespérer.

«&|160;Ne vous y trompez pas, seigneur,lui dit-il un jour, cette belle fille aime&|160;; il faut que cesoit en son pays.

– Si cela était, reprit le prince, nevoudrait-elle pas y retourner&|160;?

– Que savons-nous, ajouta Mirtain, sielle n’a point quelques raisons qui l’empêchent de revoir sapatrie, elle est peut-être en colère contre sonamant&|160;?

– Ah&|160;! s’écria le prince, ellechante trop tendrement les paroles que j’ai entendues.

– Il est vrai, continua Mirtain, quetous les arbres sont couverts de chiffres de leurs noms&|160;; etpuisque rien ne lui plaît ici, sans doute quelque chose lui a pluailleurs.

– Éprouve, dit le prince, ses sentimentspour moi, dis-en du bien, dis-en du mal, tu pourras connaître cequ’elle pense.&|160;»

Mirtain ne manqua pas de chercher uneoccasion de parler à Constancia.

«&|160;Qu’avez-vous, bellebergère&|160;? lui dit-il. Vous paraissez mélancolique malgrétoutes les raisons que vous avez d’être plus gaie qu’uneautre&|160;?

– Et quels sujets de joie metrouvez-vous, lui dit-elle&|160;; je suis réduite à garder desmoutons&|160;; éloignée de mon pays, je n’ai aucunes nouvelles demes parents, tout cela est-il fort agréable&|160;?

– Non, répliqua-t-il, mais vous êtes laplus aimable personne du monde, vous avez beaucoup d’esprit, vouschantez d’une manière ravissante, et rien ne peut égaler votrebeauté.

– Quand je posséderais tous cesavantages, ils me toucheraient peu, dit-elle, en poussant unprofond&|160;soupir.

– Quoi donc, ajouta Mirtain, vous avezde l’ambition, vous croyez qu’il faut être née sur le trône et dusang des dieux, pour vivre contente&|160;? Ah&|160;! détrompez-vousde cette erreur, je suis au prince Constancio, et malgrél’inégalité de nos conditions, je ne laisse pas de l’approcherquelquefois, je l’étudie, je pénètre ce qui se passe dans son âme,et je sais qu’il n’est point heureux.

– Hé&|160;! qui trouble son repos&|160;?dit la princesse.

– Une passion fatale, continuaMirtain.

– Il aime, reprit-elle d’un air inquiet,hélas&|160;! que je le plains&|160;! mais que dis-je&|160;?continua-t-elle en rougissant. Il est trop aimable pour n’être pasaimé.

– Il n’ose s’en flatter, belle bergère,dit-il&|160;; et si vous vouliez bien le mettre en repos là-dessus,il ajouterait plus de foi à vos paroles qu’à aucuneautre.

– Il ne me convient pas, dit-elle, de memêler des affaires d’un si grand prince&|160;; celles dont vous meparlez sont trop particulières pour que je m’avise d’y entrer.Adieu, Mirtain, ajouta-t-elle, en le quittant brusquement, si vousvoulez m’obliger, ne me parlez plus de votre prince ni de sesamours.&|160;»

Elle s’éloigna tout émue, elle n’avaitpas été indifférente au mérite du prince&|160;; le premier momentqu’elle le vit ne s’effaça plus de sa pensée, et sans le charmesecret qui l’arrêtait malgré elle, il est certain qu’elle auraittout tenté pour retrouver la fée Souveraine. Au reste, l’ons’étonnera que cette habile personne qui savait tout ne vînt pas lachercher, mais cela ne dépendait plus d’elle. Aussitôt que le géanteut rencontré la princesse, elle fut soumise à la fortune pour uncertain temps, il fallait que sa destinée s’accomplît, de sorte quela fée se contentait de la venir voir dans un rayon dusoleil&|160;; les yeux de Constancia ne le pouvaient regarder assezfixement pour l’y remarquer.

Cette aimable personne s’était aperçueavec dépit que le prince l’avait si fort négligée, qu’il nel’aurait pas revue si le hasard ne l’eût conduit dans le lieu oùelle chantait&|160;; elle se voulait un mal mortel des sentimentsqu’elle avait pour lui&|160;; et s’il est possible d’aimer et dehaïr en même temps, je puis dire qu’elle le haïssait parce qu’ellel’aimait trop. Combien de larmes répandait-elle en secret&|160;! Leseul Ruson en était témoin&|160;; souvent elle lui confiait sesennuis comme s’il avait été capable de l’entendre&|160;; etlorsqu’il bondissait dans la plaine avec les brebis&|160;:«&|160;Prends garde, Ruson, prends garde, s’écriait-elle, quel’amour ne t’enflamme&|160;; de tous les maux c’est le plus grand,et si tu aimes sans être aimé, pauvre petit mouton, queferas-tu&|160;?&|160;»

Ces réflexions étaient suivies de millereproches qu’elle se faisait sur ses sentiments pour un princeindifférent&|160;; elle avait bien envie de l’oublier, lorsqu’ellele trouva qui s’était arrêté dans un lieu agréable pour y rêveravec plus de liberté à la bergère qu’il fuyait. Enfin, accablé desommeil, il se coucha sur l’herbe&|160;; elle le vit, et soninclination pour lui prit de nouvelles forces&|160;; elle ne puts’empêcher de faire les paroles qui donnèrent lieu à l’inquiétudedu prince. Mais de quel ennui ne fut-elle pas frappée à son tour,lorsque Mirtain lui dit que Constancio aimait&|160;! Quelqueattention qu’elle eût faite sur elle-même, elle n’avait pas étémaîtresse de s’empêcher de changer plusieurs fois de couleur.Mirtain, qui avait ses raisons pour l’étudier, le remarqua, il enfut ravi, et courut rendre compte à son maître de ce qui s’étaitpassé.

Le prince avait bien moins dedisposition à se flatter que son confident&|160;; il ne crut voirque de l’indifférence dans le procédé de la bergère, il en accusal’heureux Constancio qu’elle aimait, et dès le lendemain il fut lachercher. Aussitôt qu’elle l’aperçut, elle s’enfuit comme si elleeût vu un tigre ou un lion&|160;; la fuite était le seul remèdequ’elle imaginait à ses peines. Depuis sa conversation avecMirtain, elle comprit qu’elle ne devait rien oublier pourl’arracher de son cœur, et que le moyen d’y réussir, c’était del’éviter.

Que devint Constancio, quand sa bergères’éloigna si brusquement&|160;? Mirtain était auprès delui.

«&|160;Tu vois, lui dit-il, tu voisl’heureux effet de tes soins, Constancia me hait, je n’ose lasuivre pour m’éclaircir moi-même de ses sentiments.

– Vous avez trop d’égards pour unepersonne si rustique, répliqua Mirtain&|160;; et, si vous levoulez, seigneur, je vais lui ordonner de votre part de venir voustrouver.

– Ah&|160;! Mirtain, s’écria le prince,qu’il y a de différence entre l’amant et le confident&|160;! Je nepense qu’à plaire à cette aimable fille, je lui ai trouvé une sortede politesse qui s’accommoderait mal des airs brusques que tu veuxprendre&|160;; je consens à souffrir plutôt qu’à lachagriner.&|160;»

En achevant ces mots, il fut d’un autrecôté, avec une si profonde mélancolie, qu’il pouvait faire pitié àune personne moins touchée que Constancia.

Dès qu’elle l’eut perdu de vue, ellerevint sur ses pas, pour avoir le plaisir de se trouver dansl’endroit qu’il venait de quitter. «&|160;C’est ici, disait-elle,où il s’est arrêté, c’est là qu’il m’a regardée&|160;; mais,hélas&|160;! dans tous ces lieux il n’a que de l’indifférence pourmoi, il y vient pour rêver en liberté à ce qu’il aime&|160;:cependant, continuait-elle, ai-je raison de me plaindre&|160;? Parquel hasard voudrait-il s’attacher à une fille qu’il croit si fortau-dessous de lui&|160;?&|160;» Elle voulait quelquefois luiapprendre ses aventures&|160;; mais la fée Souveraine lui avaitdéfendu si absolument de n’en point parler, que pour lors sonobéissance prévalut sur ses propres intérêts, et elle prit larésolution de garder le silence.

Au bout de quelques jours le princerevint encore&|160;; elle l’évita soigneusement, il en fut affligé,et chargea Mirtain de lui en faire des reproches&|160;; ellefeignit de n’y avoir pas fait réflexion, mais puisqu’il daignaits’en apercevoir, elle y prendrait garde. Mirtain, bien contentd’avoir tiré cette parole d’elle, en avertit son maître&|160;; dèsle lendemain il vint la chercher. À son abord elle parutinterdite&|160;; quand il lui parla de ses sentiments, elle le futbien davantage&|160;: quelque envie qu’elle eût de le croire, elleappréhendait de se tromper, et que jugeant d’elle par ce qu’il envoyait, il ne voulût peut-être se faire un plaisir de l’éblouir parune déclaration qui ne convenait point à une pauvre bergère. Cettepensée l’irrita, elle en parut plus fière, et reçut si froidementles assurances qu’il lui donnait de sa passion, qu’il se confirmatous ses soupçons. «&|160;Vous êtes touchée, lui dit-il&|160;; unautre a su vous charmer&|160;; mais j’atteste les dieux que si jepeux le connaître, il éprouvera tout mon courroux.

– Je ne vous demande grâce pourpersonne, seigneur, répliqua-t-elle&|160;; si vous êtes jamaisinformé de mes sentiments, vous les trouverez bien éloignés de ceuxque vous m’attribuez.&|160;»

Le prince, à ces mots, reprit quelqueespérance, mais elle fut bientôt détruite par la suite de leurconversation&|160;; car elle lui protesta qu’elle avait un fondd’indifférence invincible, et qu’elle sentait bien qu’ellen’aimerait de sa vie. Ces dernières paroles le jetèrent dans unedouleur inconcevable, il se contraignit pour ne lui pas montrertoute sa douleur.

Soit la violence qu’il s’était faite,soit l’excès de sa passion, qui avait pris de nouvelles forces parles difficultés qu’il envisageait, il tomba si dangereusementmalade, que les médecins ne connaissant rien à la cause de son mal,désespérèrent bientôt de sa vie. Mirtain, qui était toujoursdemeuré par son ordre auprès de Constancia, lui en apprit lesfâcheuses nouvelles&|160;; elle les entendit avec un trouble et uneémotion difficiles à exprimer.

«&|160;Ne savez-vous point quelqueremède, lui dit-il, pour la fièvre et pour les grands maux de têteet de cœur&|160;?

– J’en sais un, répliqua-t-elle, ce sontdes simples avec des fleurs&|160;; tout consiste dans la manière deles appliquer.

– Ne viendrez-vous pas au palais pourcela&|160;? ajouta-t-il.

– Non, dit-elle, en rougissant, jecraindrais trop de ne pas réussir.

– Quoi&|160;! vous pourriez négligerquelque chose pour nous le rendre&|160;? continua-t-il. Je vouscroyais bien dure, mais vous l’êtes encore cent fois plus que je nel’avais imaginé.&|160;»

Les reproches de Mirtain faisaientplaisir à Constancia, elle était ravie qu’il la pressât de voir leprince&|160;: ce n’était que pour se procurer cette satisfaction,qu’elle s’était vantée de savoir un remède propre à le soulager,car il est vrai qu’elle n’en avait aucun.

Mirtain se rendit auprès de lui&|160;;il lui conta ce que la bergère avait dit, et avec quelle ardeurelle souhaitait le retour de sa santé. «&|160;Tu cherches à meflatter, lui dit Constancio, mais je te le pardonne, et je voudrais(dussé-je être trompé) pouvoir penser que cette belle fille aquelque amitié pour moi. Va chez la reine, dis-lui qu’une de sesbergères a un secret merveilleux, qu’elle pourra me guérir, obtienspermission de l’amener&|160;: cours, vole, Mirtain, les momentsvont me paraître des siècles.&|160;»

La reine n’avait pas encore vu labergère quand Mirtain lui en parla&|160;; elle dit qu’ellen’ajoutait point foi à ce que de petites ignorantes se piquaient desavoir, et que c’était là une folie.

«&|160;Certainement, madame, lui dit-il,l’on peut quelquefois trouver plus de soulagement dans l’usage dessimples que dans tous les livres d’Esculape. Le prince souffretant, qu’il souhaite d’éprouver tout ce que cette jeune fillepropose.

– Volontiers, dit la reine&|160;; maissi elle ne le guérit pas, je la traiterai si rudement qu’ellen’aura plus l’audace de se vanter mal à propos.&|160;»

Mirtain retourna vers son maître, il luirendit compte de la mauvaise humeur de la reine, et qu’il encraignait les effets pour Constancia.

«&|160;J’aimerais mieux mourir, s’écriale prince&|160;; retourne sur tes pas, dis à ma mère que je la priede laisser cette belle fille auprès de ses innocentes brebis&|160;:quel paiement, continua-t-il, pour la peine qu’elleprendrait&|160;! je sens que cette idée redouble monmal.&|160;»

Mirtain courut chez la reine, lui direde la part du prince de ne point faire venir Constancia&|160;; maiscomme elle était naturellement fort prompte, elle se mit en colèrede ses irrésolutions&|160;:

«&|160;Je l’ai envoyé quérir,dit-elle&|160;: si elle guérit mon fils, je lui donnerai quelquechose&|160;; si elle ne le guérit pas, je sais ce que j’ai à faire.Retournez auprès de lui, et tâchez de le divertir, il est dans unemélancolie qui me désole.&|160;»

Mirtain lui obéit, et se garda bien dedire à son maître la mauvaise humeur où il l’avait trouvée, car ilserait mort d’inquiétude pour sa bergère.

Le pacage royal était si proche de laville, qu’elle ne tarda pas longtemps à s’y rendre, sans compterqu’elle était guidée par une passion qui fait aller ordinairementbien vite. Lorsqu’elle fut au palais, on vint le dire à la reine,mais elle ne daigna pas la voir, elle se contenta de lui manderqu’elle prît bien garde à ce qu’elle allait entreprendre&|160;; quesi elle manquait de guérir le prince, elle la ferait coudre dans unsac, et jeter dans la rivière. À cette menace la belle princessepâlit, son sang se glaça.

«&|160;Hélas&|160;! dit-elle enelle-même, ce châtiment m’est bien dû, j’ai fait un mensongelorsque je me suis vantée d’avoir quelque science, et mon envie devoir Constancio n’est pas assez raisonnable pour que les dieux meprotègent.&|160;»

Elle baissa doucement la tête, laissantcouler des larmes sans rien répondre.

Ceux qui étaient autour d’ellel’admiraient&|160;; elle leur paraissait plutôt une fille du cielqu’une personne mortelle.

De quoi vous défiez-vous, aimablebergère&|160;? lui dirent-ils. Vous portez dans vos yeux la mort etla vie, un seul de vos regards peut conserver notre jeuneprince&|160;; venez dans sa chambre, essuyez vos pleurs, etemployez vos remèdes sans crainte.&|160;»

La manière dont on lui parlait, etl’extrême désir qu’elle avait de le voir, lui redonnèrent de laconfiance&|160;: elle pria qu’on la laissât entrer dans le jardinpour cueillir elle-même tout ce qui lui était nécessaire, elle pritdu myrte, du trèfle, des herbes et des fleurs, les unes dédiées àCupidon, les autres à sa mère&|160;; les plumes d’une colombe, etquelques gouttes de sang d’un pigeon&|160;: elle appela à sonsecours toutes les déités et toutes les fées. Ensuite, plustremblante que la tourterelle quand elle voit un milan, elle ditqu’on pouvait la mener dans la chambre du prince. Il était couché,son visage était pâle et ses yeux languissants&|160;; mais aussitôtqu’il l’aperçut, il prit une meilleure couleur, elle le remarquaavec une extrême joie.

«&|160;Seigneur, lui dit-elle, il y adéjà plusieurs jours que je fais des vœux pour le retour de votresanté&|160;; mon zèle m’a même engagée à dire à l’un de vos bergersque je savais quelques petits remèdes, et que volontiersj’essayerais de vous soulager&|160;; mais la reine m’a mandé que sile ciel m’abandonne dans cette prise, elle veut qu’on me noie sivous ne guérissez pas&|160;; jugez, seigneur, des alarmes où jesuis, et soyez persuadé que je m’intéresse plus à votreconservation par rapport à vous que par rapport à moi.

– Ne craignez rien, charmante bergère,lui dit-il&|160;; les souhaits favorables que vous faites pour mavie vont me la rendre si chère que j’en serai occupé trèssérieusement. Je négligeais mes jours&|160;: hélas&|160;! enpuis-je avoir d’heureux, quand je me souviens de ce que je vous aientendu chanter pour Constancio&|160;! Ces fatales paroles et vosfroideurs m’ont réduit au triste état où vous me voyez&|160;; mais,belle bergère, vous m’ordonnez de vivre, vivons et ne vivons quepour vous.&|160;»

Constancia ne cachait qu’avec peine leplaisir que lui causait une déclaration si obligeante&|160;;cependant, comme elle appréhendait que quelqu’un n’écoutât ce quelui disait le prince, elle demanda s’il ne trouverait pas bonqu’elle lui mît un bandeau et des bracelets, des herbes qu’elleavait cueillies. Il lui tendit les bras d’une manière si tendrequ’elle lui attacha promptement un des bracelets, de peur qu’on nepénétrât ce qui se passait entre eux&|160;; et après avoir bienfait de petites cérémonies pour en imposer à toute la cour de ceprince, il s’écria au bout de quelques moments que son maldiminuait. Cela était vrai, comme il le disait&|160;: on appela sesmédecins, ils demeurèrent surpris de l’excellence d’un remède dontles effets étaient si prompts&|160;; mais quand ils virent labergère qui l’avait appliqué, ils ne s’étonnèrent plus de rien, etdirent en leur jargon qu’un de ses regards était plus puissant quetoute la pharmacie ensemble.

La bergère était si peu touchée detoutes les louanges qu’on lui donnait, que ceux qui ne laconnaissaient pas, prenaient pour stupidité ce qui avait une sourcebien différente&|160;: elle se mit dans un coin de la chambre, secachant à tout le monde, hors à son malade, dont elle s’approchaitde temps en temps pour lui toucher la tête ou le pouls, et dans cespetits moments ils se disaient mille jolies choses où le cœur avaitencore plus de part que l’esprit.

«&|160;J’espère, lui dit-elle, seigneur,que le sac qu’a fait faire la reine pour me noyer, ne servira pointà un usage si funeste&|160;; votre santé, qui m’est précieuse, vase rétablir.

– Il ne tiendra qu’à vous, aimableConstancia, répondit-il&|160;; un peu de part dans votre cœur peuttout faire pour mon repos et pour la conservation de mavie.&|160;»

Le prince se leva, et fut dansl’appartement de la reine. Lorsqu’on lui dit qu’il entrait, elle nevoulut pas le croire&|160;; elle s’avança brusquement, et demeurabien surprise de le trouver à la porte de sa chambre.

«&|160;Quoi&|160;! c’est vous, mon fils,mon cher fils&|160;! s’écria-t-elle. À qui dois-je une résurrectionsi merveilleuse&|160;? À vos bontés, madame, lui dit le prince,vous m’avez envoyé chercher la plus habile personne qui soit dansl’univers&|160;; je vous supplie de la récompenser d’une manièreproportionnée au service que j’en ai reçu.

– Cela ne presse pas, répondit la reined’un air rude&|160;; c’est une pauvre bergère, qui s’estimeraheureuse de garder toujours mes moutons.&|160;»

Dans ce moment le roi arriva, on luiétait allé annoncer la bonne nouvelle de la guérison duprince&|160;; il entrait chez la reine, la première chose quifrappa ses yeux, ce fut Constancia&|160;: sa beauté, semblable ausoleil qui brille de mille feux, l’éblouit à tel point, qu’ildemeura quelques instants sans pouvoir demander à ceux qui étaientprès de lui, ce qu’il voyait de si merveilleux, et depuis quand lesdéesses habitaient dans son palais&|160;; enfin il rappela sesesprits, il s’approcha d’elle, et sachant qu’elle étaitl’enchanteresse qui venait de guérir son fils, il l’embrassa, etdit galamment qu’il se trouvait fort mal, et qu’il la conjurait dele guérir aussi.

Il entra, et elle le suivit. La reine nel’avait point encore vue&|160;; son étonnement ne se peutreprésenter&|160;; elle poussa un grand cri, et tomba en faiblesse,jetant sur la bergère des regards furieux. Constancio et Constanciaen demeurèrent effrayés. Le roi ne savait à quoi attribuer un malsi subit, toute la cour était consternée&|160;; enfin la reinerevint à elle. Le roi lui demanda plusieurs fois ce qu’elle avaitvu pour se trouver si abattue&|160;: elle dissimula son inquiétude,dit que c’étaient des vapeurs&|160;; mais le prince, qui laconnaissait bien, en demeura fort inquiet&|160;; elle parla à labergère avec quelque sorte de bonté, disant qu’elle voulait lagarder auprès d’elle, pour avoir soin des fleurs de son parterre.La princesse ressentit de la joie, de penser qu’elle restait dansun lieu où elle pourrait voir tous les jours Constancio.

Cependant le roi obligea la reined’entrer dans son cabinet&|160;; il lui demanda tendrement ce quipouvait la chagriner.

«&|160;Ah&|160;! sire, s’écria-t-elle,j’ai fait un rêve affreux, je n’avais jamais vu cette jeunebergère, quand mon imagination me l’a si bien représentée, qu’enjetant les yeux sur son visage, je l’ai reconnue&|160;: elleépousait mon fils&|160;; je suis trompée si cette malheureusepaysanne ne me donne bien de la douleur.

– Vous ajoutez trop de foi à la chose dumonde la plus incertaine, lui dit le roi&|160;; je vous conseillede ne point agir sur de tels principes&|160;; renvoyez la bergèregarder vos troupeaux, et ne vous affligez point mal àpropos.&|160;»

Le conseil du roi fâcha la reine&|160;;bien éloignée de le suivre, elle ne s’appliqua plus qu’à pénétrerles sentiments de son fils pour Constancia.

Ce prince profitait de toutes lesoccasions de la voir. Comme elle avait soin des fleurs, elle étaitsouvent dans le jardin à les arroser&|160;; et il semblait quelorsqu’elle les avait touchées, elles en étaient plus brillantes etplus belles. Ruson lui tenait compagnie, elle lui parlaitquelquefois du prince, quoiqu’il ne pût lui répondre&|160;; etlorsqu’il l’abordait, elle demeurait si interdite, que ses yeux luidécouvraient assez le secret de son cœur. Il en était ravi, et luidisait tout ce que la passion la plus tendre peutinspirer.

La reine, sur la foi de son rêve, etbien davantage sur l’incomparable beauté de Constancia, ne pouvaitplus dormir en repos. Elle se levait avant le jour&|160;; elle secachait tantôt derrière des palissades, tantôt au fond d’unegrotte, pour entendre ce que son fils disait à cette bellefille&|160;; mais ils avaient l’un et l’autre la précaution deparler si bas, qu’elle ne pouvait agir que sur des soupçons. Elleen était encore plus inquiète&|160;; elle ne regardait le princequ’avec mépris, pensant jour et nuit que cette bergère monteraitsur le trône.

Constancio s’observait autant qu’il luiétait possible, quoique, malgré lui, chacun s’aperçût qu’il aimaitConstancia, et que soit qu’il la louât par l’habitude qu’il avait àl’admirer, ou qu’il la blâmât exprès, il s’acquittait de l’un et del’autre en homme intéressé. Constancia, de son côté, ne pouvaits’empêcher de du prince à ses compagnes&|160;: comme elle chantaitsouvent les paroles qu’elle avait faites pour lui, la reine qui lesentendit, ne demeura pas moins surprise de sa merveilleuse voix,que du sujet de sa poésie&|160;:

«&|160;Que vous ai-je donc fait, justesdieux&|160;! disait-elle, pour me vouloir punir par la chose dumonde qui m’est la plus sensible&|160;? Hélas&|160;! je destinaismon fils à ma nièce, et je vois, avec un mortel déplaisir, qu’ils’attache à une malheureuse bergère, qui le rendra peut-êtrerebelle à mes volontés.&|160;»

Pendant qu’elle s’affligeait, et qu’elleprenait mille desseins furieux pour punir Constancia d’être sibelle et si charmante, l’amour faisait sans cesse de nouveauxprogrès sur nos jeunes amants. Constancia, convaincue de lasincérité du prince, ne put lui cacher la grandeur de sa naissanceet ses sentiments pour lui. Un aveu si tendre et une confidence siparticulière le ravirent à tel point, qu’en tout autre lieu quedans le jardin de la reine, il se serait jeté à ses pieds pour l’enremercier. Ce ne fut pas même sans peine qu’il s’en empêcha&|160;;il ne voulut plus combattre sa passion, il avait aimé Constanciabergère, il est aisé de croire qu’il l’adora lorsqu’il sut sonrang&|160;; et s’il n’eut pas de peine à se laisser persuader surune chose aussi extraordinaire que de voir une grande princesseerrante par le monde, tantôt bergère et tantôt jardinière, c’estqu’en ce temps-là ces sortes d’aventures étaient très communes, etqu’il lui trouvait un air et des manières qui lui étaient cautionde la sincérité de ses paroles.

Constancio, touché d’amour et d’estime,jura une fidélité éternelle à la princesse&|160;: elle ne la luijura pas moins de son côté&|160;; ils se promirent de s’épouser dèsqu’ils auraient fait agréer leur mariage aux personnes de qui ilsdépendaient. La reine s’aperçut de toute la force de cette passionnaissante&|160;: sa confidente, qui ne cherchait pas moins qu’elleà découvrir quelque chose pour faire sa cour, vint lui dire un jourque Constancia envoyait Ruson tous les matins dans l’appartement duprince&|160;; que ce petit mouton portait deux corbeilles&|160;;qu’elle les emplissait de fleurs, et que Mirtain le conduisait. Lareine, à ces nouvelles, perdit patience&|160;: le pauvre Rusonpassait, elle fut l’attendre elle-même&|160;; et malgré les prièresde Mirtain, elle l’emmena dans sa chambre, elle mit les corbeilleset les fleurs en pièces, et chercha tant, qu’elle trouva dans ungros œillet, qui n’était pas encore fleuri, un petit morceau depapier, que Constancia y avait glissé avec beaucoupd’adresse&|160;; elle faisait de tendres reproches au prince, surles périls où il s’exposait presque tous les jours à la chasse. Sonbillet contenait ces vers&|160;:

Parmi tous mes plaisirs j’éprouve desalarmes&|160;;

Mon prince, chaque jour, vous chassez dans ceslieux.

Ciel&|160;! pouvez-vous trouver descharmes

À suivre des forêts les hôtesfurieux&|160;?

Tournez plutôt, tournez vos armes

Contre les tendres cœurs qui cèdent à voscoups&|160;:

Des ours et des lions évitez le courroux.

Pendant que la reine s’emportait contrela bergère, Mirtain était allé rendre compte à son maître de lamauvaise aventure du mouton. Le prince, inquiet, accourut dansl’appartement de sa mère&|160;; mais elle était déjà passée chez leroi.

«&|160;Voyez, seigneur, lui dit-elle,voyez les nobles inclinations de votre fils&|160;; il aime cettemalheureuse bergère, qui nous a persuadés qu’elle savait desremèdes sûrs pour le guérir&|160;: hélas&|160;! elle n’en sait quetrop&|160;; en effet, continua-t-elle, c’est l’amour qui l’ainstruite, elle ne lui a rendu la santé que pour lui faire de plusgrands maux&|160;; et si nous ne prévenons les malheurs qui nousmenacent, mon songe ne se trouvera que véritable.

Vous êtes naturellement rigoureuse, luidit le roi&|160;; vous voudriez que votre fils ne songeât qu’à laprincesse que vous lui destinez&|160;; la chose n’est pas aisée, ilfaut que vous ayez un peu d’indulgence pour son âge.

Je ne puis souffrir votre prévention ensa faveur, s’écria la reine&|160;; vous ne pouvez jamais leblâmer&|160;; tout ce que je vous demande, seigneur, c’est deconsentir que je l’éloigne pour quelque temps&|160;; l’absence auraplus de pouvoir que toutes mes raisons.&|160;»

Le roi aimait la paix, il donna lesmains à ce que sa femme désirait, et sur-le-champ elle revint dansson appartement.

Elle y trouva le prince, il l’attendaitavec la dernière inquiétude&|160;:

«&|160;Mon fils, lui dit-elle, avantqu’il pût lui parler, le roi vient de me montrer des lettres du roison frère&|160;; il le conjure de vous envoyer dans sa cour, afinque vous connaissiez la princesse qui vous est destinée depuisvotre enfance, et qu’elle vous connaisse aussi&|160;; n’est-il pasjuste que vous jugiez vous-même de son mérite, et que vous l’aimiezavant de vous unir ensemble pour jamais&|160;?

– Je ne dois pas souhaiter des règlesparticulières pour moi, lui dit le prince&|160;: ce n’est point lacoutume, madame, que les souverains passent les uns chez lesautres, et qu’ils consultent leur cœur plutôt que les raisonsd’État qui les engagent à faire une alliance&|160;; la personne quevous me destinez sera belle ou laide, spirituelle ou bête, je nevous obéirai pas moins.

– Je t’entends, scélérat, s’écria lareine, en éclatant tout d’un coup&|160;; je t’entends&|160;; tuadores une indigne bergère, tu crains de la quitter&|160;: tu laquitteras, ou je la ferai mourir à tes yeux&|160;; mais si tu parssans balancer, et que tu travailles à l’oublier, je la garderaiauprès de moi, et l’aimerai autant que je lahais.&|160;»

Le prince, aussi pâle que s’il eût étésur le point de perdre la vie, consultait dans son esprit quelparti il devait prendre&|160;; il ne voyait de tous côtés que despeines affreuses, il savait que sa mère était la plus cruelle et laplus vindicative princesse du monde, il craignit que la résistancene l’irritât, et que sa chère maîtresse n’en ressentît lecontre-coup&|160;; enfin pressé de dire s’il voulait partir, il yconsentit, comme un homme consent à boire un verre de poison qui vale tuer.

Il eut à peine donné sa parole, quesortant de la chambre de sa mère, il entra dans la sienne le cœursi serré, qu’il pensa expirer. Il raconta son affliction au fidèleMirtain, et dans l’impatience d’en faire part à Constancia, il futla chercher&|160;; elle était au fond d’une grotte, où elle semettait lorsque les ardeurs du soleil la brûlaient dans leparterre&|160;; il y avait un petit lit de gazon au bord d’unruisseau, qui tombait du haut d’un rocher de rocaille. En ce lieupaisible, elle défit les nattes de ses cheveux, ils étaient d’unblond argenté, plus fins que la soie et tout ondés&|160;; elle mitses pieds nus dans l’eau, dont le murmure agréable, joint à lafatigue du travail, la livrèrent insensiblement aux douceurs dusommeil. Bien que ses yeux fussent fermés, ils conservaient milleattraits&|160;; de longues paupières noires faisaient éclater toutela blancheur de son teint&|160;; les grâces et les amourssemblaient s’être rassemblés autour d’elle, la modestie et ladouceur augmentaient sa beauté.

C’est en ce lieu que l’amoureux princela trouva&|160;: il se souvint que la première fois qu’il l’avaitvue elle dormait aussi&|160;; mais les sentiments qu’elle lui avaitinspirés depuis étaient devenus si tendres qu’il aurait volontiersdonné la moitié de sa vie pour passer l’autre auprès d’elle&|160;;il la regarda quelque temps avec un plaisir qui suspendit sesennuis&|160;; ensuite parcourant ses beautés, il aperçut son piedplus blanc que la neige&|160;: il ne se lassait pas de l’admirer,et s’approchant, il se mit à genoux et lui prit la main&|160;;aussitôt elle s’éveilla, elle parut fâchée de ce qu’il avait vu sonpied, elle le cacha, en rougissant comme une rose vermeille quis’épanouit au lever de l’aurore.

Hélas&|160;! que cette belle couleur luidura peu&|160;; elle remarqua une nouvelle tristesse sur le visagede son prince&|160;:

«&|160;Qu’avez-vous, seigneur&|160;? luidit-elle, tout effrayée, je connais dans vos yeux que vous êtesaffligé.

– Ah&|160;! qui ne le serait, ma chèreprincesse, lui dit-il en versant des larmes qu’il n’eut pas laforce de retenir, l’on va nous séparer, il faut que je parte, ouque j’expose vos jours à toutes les violences de la reine&|160;:elle sait l’attachement que j’ai pour vous, elle a même vu lebillet que vous m’avez écrit, une de ses femmes me l’a dit&|160;;et sans vouloir entrer dans ma juste douleur, elle m’envoieinhumainement chez le roi son frère.

– Que me dites-vous, prince,s’écria-t-elle, vous êtes sur le point de m’abandonner, et vouscroyez que cela est nécessaire pour conserver ma vie&|160;?pouvez-vous en imaginer un tel moyen&|160;? laissez-moi mourir àvos yeux, je serai moins à plaindre que de vivre éloignée devous.&|160;»

Une conversation si tendre ne pouvaitmanquer d’être souvent interrompue par des sanglots et par deslarmes&|160;; ces jeunes amants ne connaissaient point encore lesrigueurs de l’absence, ils ne les avaient pas prévues&|160;; etc’est ce qui ajoutait de nouveaux ennuis à ceux dont ils avaientété traversés. Ils se firent mille serments de ne changerjamais&|160;: le prince promit à Constancia de revenir avec ladernière diligence&|160;:

«&|160;Je&|160;ne pars, lui dit-il, quepour choquer mon oncle et sa fille, afin qu’il ne pense plus à mela donner pour femme, je ne travaillerai qu’à déplaire à cetteprincesse et j’y réussirai.

Ne vous montrez donc pas, lui ditConstancia&|160;; car vous serez à son gré, quelques soins que vouspreniez pour le contraire.&|160;»

Ils pleuraient tous deux siamèrement&|160;; ils se regardaient avec une douleur sitouchante&|160;; ils se faisaient des promesses réciproques sipassionnées, que ce leur était un sujet de consolation, de pouvoirse persuader toute l’amitié qu’ils avaient l’un pour l’autre, etque rien n’altérait des sentiments si tendres et sivifs.

Le temps s’était passé dans cette douceconversation avec tant de rapidité, que la nuit était déjà fortobscure avant qu’ils eussent pensé à se séparer&|160;; mais lareine voulant consulter le prince sur l’équipage qu’il mènerait,Mirtain se hâta de le venir chercher&|160;; il le trouva encore auxpieds de sa maîtresse, retenant sa main dans les siennes.Lorsqu’ils l’aperçurent, ils se saisirent à tel point, qu’ils nepouvaient presque plus parler&|160;: il dit à son maître que lareine le demandait, il fallut obéir à ses ordres&|160;; laprincesse s’éloigna de son côté.

La reine trouva le prince simélancolique et si changé, qu’elle devina aisément ce qui en étaitla cause&|160;; elle ne voulut plus lui en parler, il suffisaitqu’il partît. En effet, tout fut préparé avec une telle diligence,qu’il semblait que les fées s’en mêlaient. À son égard il n’étaitoccupé que de ce qui avait quelque rapport à sa passion. Il voulutque Mirtain restât à la cour, pour lui mander tous les jours desnouvelles de sa princesse&|160;; il lui laissa ses plus bellespierreries, en cas qu’elle en eût besoin, et sa prévoyance n’oubliarien dans une occasion qui l’intéressait tant.

Enfin il fallut partir. Le désespoir denos jeunes amants ne saurait être exprimé&|160;; si quelque chosepouvait le rendre moins violent, c’était l’espoir de se revoirbientôt. Constancia comprit alors toute la grandeur de soninfortune&|160;: être fille de roi, avoir des États considérables,et se trouver entre les mains d’une cruelle reine, qui éloignaitson fils dans la crainte qu’il ne l’aimât, elle qui ne lui étaitinférieure en rien, et qui devait être ardemment désirée despremiers souverains de l’univers&|160;; mais l’étoile en avaitdécidé ainsi.

La reine, ravie de voir son fils absent,ne songea plus qu’à surprendre les lettres qu’on luiécrivait&|160;: elle y réussit, et connut que Mirtain était sonconfident&|160;; elle donna ordre qu’on l’arrêtât sur un fauxprétexte, et l’envoya dans un château où il souffrait une rudeprison. Le prince, à ces nouvelles, s’irrita beaucoup&|160;; ilécrivit au roi et à la reine, pour leur demander la liberté de sonfavori&|160;: ses prières n’eurent aucun effet&|160;; mais cen’était pas en cela seul qu’on voulait lui faire de lapeine.

Un jour que la princesse se leva dèsl’aurore, elle entra pour cueillir des fleurs, dont on couvraitordinairement la toilette de la reine&|160;; elle aperçut le fidèleRuson qui marchait assez loin devant elle, et qui retourna sur sespas tout effrayé&|160;; comme elle s’avançait pour voir ce qui luicausait tant de peur, qu’il la tirait par sa robe, afin de l’enempêcher (car il était tout plein d’esprit) elle entendit lessifflements aigus de plusieurs serpents&|160;; aussitôt elle futenvironnée de crapauds, de vipères, de scorpions, d’aspics et deserpents qui l’entourèrent sans la piquer&|160;; ils s’élançaienten l’air pour se jeter sur elle, et retombaient toujours dans lamême place, ne pouvant avancer.

Malgré la frayeur dont elle étaitsaisie, elle ne laissa pas de remarquer ce prodige, et elle ne putl’attribuer qu’à une bague constellée qui venait de son amant. Dequelque côté qu’elle se tournât, elle voyait accourir cesvenimeuses bêtes, les allées en étaient pleines, il y en avait surles fleurs et sous les arbres. La belle Constancia ne savait quedevenir, elle aperçut la reine à sa fenêtre qui riait de safrayeur&|160;; elle connut alors qu’elle ne devait pas se promettred’être secourue par ses ordres.

Il faut mourir, dit-elle généreusement,ces affreux monstres qui m’environnent ne sont point venus toutseuls ici&|160;; c’est la reine qui les y a fait apporter, la voilàqui veut être spectatrice de la déplorable fin de ma vie&|160;;certainement elle a été jusqu’à cette heure si malheureuse, que jen’ai pas lieu de l’aimer, et si j’en regrette la perte, les dieux,les justes dieux me sont témoins de ce qui me touche en cetteoccasion.&|160;»

Après avoir parlé ainsi, elle s’avança,tous les serpents et leurs camarades s’éloignaient d’elle, à mesurequ’elle marchait vers eux&|160;; elle sortit de cette manière avecautant d’étonnement qu’elle en causait à la reine&|160;; il y avaitlongtemps qu’on apprêtait ces dangereuses bêtes pour faire périr labergère par leurs piqûres&|160;; elle pensait que son fils n’enserait point surpris, qu’il attribuerait sa mort à une causenaturelle, et qu’elle serait à couvert de ses reproches&|160;; maisson projet ayant manqué, elle eut recours à un autreexpédient.

Il y avait au bout de la forêt une féed’un abord inaccessible, car elle avait des éléphants qui couraientsans cesse autour de la forêt, et qui dévoraient les pauvresvoyageurs, leurs chevaux, et jusqu’aux fers dont ils étaientferrés, tant ils avaient bon appétit. La reine était convenue avecelle, que si par un hasard presque inouï, quelqu’un de sa partarrivait jusqu’à son palais, elle le chargerait de quelque chose demortel pour lui rapporter.

Elle appela Constancia, elle lui donnases ordres et lui dit de partir&|160;: elle avait entendu parler àtoutes ses compagnes du péril qu’il y avait d’aller dans cetteforêt&|160;; et même une vieille bergère lui avait raconté qu’elles’en était tirée heureusement par le secours d’un petit moutonqu’elle avait mené avec elle&|160;; car quelque furieux que soientles éléphants, lorsqu’ils voient un agneau, ils deviennent aussidoux que lui&|160;: cette même bergère lui avait encore dit,qu’ayant été chargée de rapporter une ceinture brûlante à la reine,dans la crainte qu’elle ne la lui fît mettre, elle en avait entourédes arbres qui en avaient été consumés, et qu’ensuite la ceinturene lui fit plus le mal que la reine avait espéré.

Lorsque la princesse écoutait ce conte,elle ne croyait pas qu’il lui serait un jour utile&|160;; maisquand la reine lui eut prononcé ses ordres (d’un air si absolu, quel’arrêt en était irrévocable) elle pria les dieux de lafavoriser&|160;: elle prit Ruson avec elle, et partit pour la forêtpérilleuse. La reine fut ravie&|160;:

«&|160;Nous ne verrons plus, dit-elle auroi, l’objet odieux des amours de notre fils, je l’ai envoyée dansun lieu où mille comme elle ne feraient pas le quart du déjeunerdes éléphants.&|160;»

Le roi lui dit qu’elle était tropvindicative, et qu’il ne pouvait s’empêcher d’avoir regret à laplus belle fille qu’il eût jamais vue&|160;:

«&|160;Vraiment, répliqua-t-elle, jevous conseille de l’aimer, et de répandre des larmes pour sa mort,comme l’indigne Constancio en répand pour sonabsence.&|160;»

Cependant Constancia fut à peine dans laforêt, qu’elle se vit entourée d’éléphants&|160;: ces horriblescolosses, ravis de voir le beau mouton qui marchait plus hardimentque sa maîtresse, le caressaient aussi doucement avec leursformidables trompes, qu’une dame aurait pu le faire avec samain&|160;; la princesse avait tant de peur que les éléphants neséparassent ses intérêts d’avec ceux de Ruson, qu’elle le pritentre ses bras quoiqu’il fût déjà lourd&|160;: de quelque côtéqu’elle se tournât, elle le leur montrait toujours&|160;; ainsielle s’avançait diligemment vers le palais de cette inaccessiblevieille.

Elle y parvint avec beaucoup de crainteet de peine&|160;: ce lui parut fort négligé&|160;; la fée quil’habitait ne l’était pas moins&|160;: elle cachait une partie deson étonnement de la voir chez elle, car il y avait bien longtempsqu’aucunes créatures n’avaient pu y parvenir.

«&|160;Que demandez-vous, la bellefille&|160;?&|160;» lui dit-elle.

La princesse lui fit humblement lesrecommandations de la reine, et la pria de sa part de lui envoyerla ceinture d’amitié&|160;:

«&|160;Elle ne sera pas refusée,dit-elle&|160;; sans doute c’est pour vous.

– Je ne sais point, madame,répliqua-t-elle.

– Oh&|160;! pour moi, je le saisbien.&|160;»

Et prenant dans sa cassette une ceinturede velours bleu, d’où pendaient de longs cordons pour mettre unebourse, des ciseaux et un couteau, elle lui fit ce beauprésent&|160;:

«&|160;Tenez, lui dit-elle, cetteceinture vous rendra tout aimable, pourvu que vous la mettiezaussitôt que vous serez dans la forêt.&|160;»

Après que Constancia l’eut remerciée,elle se chargea de Ruson qui lui était plus nécessaire quejamais&|160;; les éléphants lui firent fête, et la laissèrentpasser malgré leur inclination dévorante&|160;: elle n’oublia pasde mettre la ceinture d’amitié autour d’un arbre&|160;; en mêmetemps il se prit à brûler, comme s’il eût été dans le plus grandfeu du monde&|160;; elle en ôta la ceinture, et fut la porter ainsid’arbre en arbre, jusqu’à ce qu’elle ne les brûlât plus&|160;;ensuite elle arriva au palais, fort lasse.

Quand la reine la vit, elle demeura sisurprise, qu’elle ne put s’en taire.

«&|160;Vous êtes une friponne, luidit-elle&|160;; vous n’avez point été chez mon amie lafée&|160;?

– Vous me pardonnerez, madame, réponditla belle Constancia, je vous rapporte la ceinture d’amitié que jelui ai demandée de votre part.

– Ne l’avez-vous pas mise&|160;? ajoutala reine.

– Elle est trop riche pour une pauvrebergère comme moi, répliqua-t-elle.

– Non, non, dit la reine, je vous ladonne pour votre peine, ne manquez pas de vous en parer. Mais,dites-moi, qu’avez-vous rencontré sur le chemin&|160;?

– J’ai vu, dit-elle, des éléphants sispirituels, et qui ont tant d’adresse, qu’il n’y a point de pays oùl’on ne prît plaisir à les voir&|160;; il semble que cette forêtest leur royaume, et qu’il y en a entre eux de plus absolus les unsque les autres.&|160;»

La reine était bien chagrine, et nedisait pas tout ce qu’elle pensait&|160;; mais elle espérait que laceinture brûlerait la bergère, sans que rien au monde pût l’engarantir. «&|160;Si les éléphants t’ont fait grâce, disait-elletout bas, la ceinture me vengera&|160;: tu verras, malheureuse,quelle amitié j’ai pour toi, et le profit que tu recevras d’avoirsu plaire à mon fils&|160;!&|160;»

Constancia s’était retirée dans sapetite chambre, où elle pleurait l’absence de son cherprince&|160;; elle n’osait lui écrire, parce que la reine avait desespions en campagne qui arrêtaient les courriers, et elle avaitpris de cette manière les lettres de son fils. «&|160;Hélas&|160;!Constancio, disait-elle, vous recevrez bientôt de tristes nouvellesde moi&|160;; vous ne deviez point partir, m’abandonner aux fureursde votre mère&|160;; vous m’auriez défendue, ou vous auriez reçumes derniers soupirs&|160;; au lieu que je suis livrée à sonpouvoir tyrannique, et que je me trouve sans aucuneconsolation.&|160;»

Elle alla au point du jour dans lejardin travailler à son ordinaire&|160;; elle y trouva encore millebêtes venimeuses, dont sa bague la garantit&|160;: elle avait misla ceinture de velours bleu&|160;; et quand la reine l’aperçut, quicueillait des fleurs aussi tranquillement que si elle n’avait euqu’un fil autour d’elle, il n’a jamais été un dépit égal au sien.«&|160;Quelle puissance s’intéresse pour cette bergère&|160;?s’écria-t-elle. Par ses attraits elle enchante mon fils, et par dessimples innocents elle lui rend la santé&|160;; les serpents, lesaspics rampent à ses pieds sans la piquer&|160;: les éléphants à savue deviennent obligeants et gracieux&|160;; la ceinture quidevrait l’avoir brûlée par le pouvoir de féerie, ne sert qu’à laparer&|160;: il faut donc que j’aie recours à des remèdes pluscertains.&|160;»

Elle envoya aussitôt au port lecapitaine de ses gardes, en qui elle avait beaucoup de confiance,pour voir s’il n’y avait point de navires prêts à partir pour lesrégions les plus éloignées&|160;; il en trouva un qui devait mettreà la voile au commencement de la nuit&|160;: la reine en eut grandejoie, elle fit parler au patron, on lui proposa d’acheter la plusbelle esclave qui fût au monde. Le marchand ravi le voulutbien&|160;: il vint au palais&|160;; et sans que la pauvreConstancia en sût rien, il la vit dans le jardin&|160;; il demeurasurpris des charmes de cette incomparable fille, et la reine quisavait tout mettre à profit, parce qu’elle était très avare, lavendit fort cher.

Constancia ignorait les nouveauxdéplaisirs qu’on lui préparait, elle se retira de bonne heure danssa petite chambre, pour avoir le plaisir de rêver sans témoins àConstancio, et de faire réponse à une de ses lettres qu’elle avaitenfin reçue&|160;: elle la lisait, sans pouvoir quitter une lecturesi agréable, lorsqu’elle vit entrer la reine. Cette princesse avaitune clef qui ouvrait toutes les serrures du palais&|160;: elleétait suivie de deux muets et de son capitaine des gardes&|160;;les muets lui mirent un mouchoir dans la bouche, lièrent ses mainset l’enlevèrent. Ruson voulut suivre sa chère maîtresse, la reinese jeta sur lui et l’en empêcha, car elle craignait que sesbêlements ne fussent entendus&|160;; elle voulait que tout sepassât avec beaucoup de secret et de silence. Ainsi Constancian’ayant aucun secours, fut transportée dans le vaisseau&|160;:comme l’on n’attendait qu’elle pour partir, il cingla aussitôt enhaute mer.

Il faut lui laisser faire son voyage.Telle était sa triste fortune, car la fée Souveraine n’avait pufléchir le Destin en sa faveur&|160;; et tout ce qu’elle pouvait,c’était de la suivre partout dans une nuée obscure où personne nela voyait. Cependant le prince Constancio occupé de sa passion, negardait point de mesure avec la princesse qu’on lui avaitdestinée&|160;: bien qu’il fût naturellement le plus poli de tousles hommes, il ne laissait pas de lui faire millebrusqueries&|160;; elle s’en plaignait souvent à son père, qui nepouvait s’empêcher d’en quereller son neveu&|160;; ainsi le mariagese reculait fort. Quand la reine trouva à propos d’écrire au princeque Constancia était à l’extrémité, il en ressentit une douleurinexprimable&|160;; il ne voulut plus garder de mesures dans unerencontre où sa vie courait pour le moins autant de risque celle desa maîtresse, et il partit comme un éclair.

Quelque diligence qu’il pût faire, ilarriva trop tard. La reine, qui avait prévu son retour, fit dirependant&|160;quelques jours que Constancia était malade&|160;; ellemit après d’elle des femmes qui savaient parler et se taire, commeil leur était ordonné. Le bruit de sa mort se répandit ensuite, etl’on enterra une figure de cire, disant que c’était elle. La reine,qui cherchait tous les moyens possibles de convaincre le prince decette mort, fit sortir Mirtain de prison, pour qu’il assistât à sesfunérailles&|160;; de sorte que le jour de son enterrement ayantété su de tout le monde, chacun y vint pour regretter cettecharmante fille&|160;; et la reine qui composait son visage commeelle voulait, feignit de sentir cette perte par rapport auprince.

Il arriva avec toute l’inquiétude qu’onpeut se figurer&|160;; quand il entra dans la ville, il ne puts’empêcher de demander au premier qu’il trouva, des nouvelles de sachère Constancia&|160;: ceux qui lui répondirent ne laconnaissaient point&|160;; et n’étant préparés sur rien, ils luidirent qu’elle était morte. À ces funestes paroles il ne fut plusle maître de sa douleur&|160;; il tomba de cheval sans pouls, sansvoix. On s’assembla&|160;; l’on vit que c’était le prince, chacuns’empressa de le secourir, et on le porta presque mort aupalais.

Le roi ressentit vivement le pitoyableétat de son fils&|160;; la reine s’y était préparée, elle crut quele temps et la perte de ses tendres espérances leguériraient&|160;; mais il était trop touché pour seconsoler&|160;: son déplaisir bien loin de diminuer augmentait àtous moments&|160;: il passa deux jours sans voir ni parler àpersonne&|160;; il alla ensuite dans la chambre de la reine, lesyeux pleins de larmes, la vue égarée, le visage pâle. Il lui quec’était elle qui avait fait mourir sa chère Constancia, maisqu’elle en serait bientôt punie puisqu’il allait mourir, et qu’ilvoulait aller au lieu où elle était enterrée.

La reine ne pouvant l’en détourner, pritle parti de le conduire elle-même dans un bois planté de cyprès, oùelle avait fait élever le tombeau. Quand le prince se trouva aulieu où sa maîtresse reposait pour toujours, il dit des choses sitendres et si passionnées, que jamais personne n’a parlé comme lui.Malgré la dureté de la reine, elle fondait en larmes&|160;: Mirtains’affligeait autant que son maître, et tous ceux qui l’entendaientpartageaient son désespoir. Enfin tout d’un coup poussé par safureur il tira son épée, et s’approchant du marbre qui couvrait cebeau corps, il allait se tuer, si la reine et Mirtain ne luieussent arrêté le bras.

«&|160;Non, dit-il, rien au monde nem’empêchera de mourir et de rejoindre ma chèreprincesse.&|160;»

Le nom de princesse qu’il donnait à labergère surprit la reine&|160;: elle ne savait si son fils rêvait,et elle lui aurait cru l’esprit perdu, s’il n’avait parlé justedans tout ce qu’il disait.

Elle lui demanda pourquoi il nommaitConstancia princesse&|160;; il répliqua qu’elle l’était, que sonroyaume s’appelait le royaume des Déserts, qu’il n’y avait pointd’autre héritière, et qu’il n’en aurait jamais parlé s’il eût euencore des mesures à garder.

«&|160;Hélas&|160;! mon fils, dit lareine, puisque Constancia est d’une naissance convenable à lavôtre, consolez-vous, car elle n’est point morte. Il faut vousavouer, pour adoucir vos douleurs, que je l’ai vendue à desmarchands, ils l’emmènent esclave.

– Ah&|160;! s’écria le prince, vous meparlez ainsi, pour suspendre le dessein que j’ai formé demourir&|160;; mais ma résolution est fixe, rien ne peut m’endétourner.

– Il faut, ajouta la reine, vous enconvaincre par vos yeux.&|160;»

Aussitôt elle commanda que l’on déterrâtla figure de cire. Comme il crut en la voyant d’abord que c’étaitle corps de son aimable princesse, il tomba dans une grandedéfaillance, dont on eut bien de la peine à le retirer. La reinel’assurait inutilement que Constancia n’était point morte&|160;;après le mauvais tour qu’elle lui avait fait, il ne pouvait lacroire&|160;: mais Mirtain sut le persuader de cette vérité&|160;;il connaissait l’attachement qu’il avait pour lui, et qu’il neserait pas capable de lui dire un mensonge.

Il sentit quelque soulagement, parce quede tous les malheurs le plus terrible c’est la mort, et il pouvaitencore se flatter du plaisir de revoir sa maîtresse. Cependant oùla chercher&|160;? On ne connaissait point les marchands quil’avaient achetée&|160;; ils n’avaient pas dit où ilsallaient&|160;: c’étaient là de grandes difficultés&|160;; mais iln’en est guère qu’un véritable amour ne surmonte, il aimait mieuxpérir en courant après les ravisseurs de sa maîtresse, que de vivresans elle.

Il fit mille reproches à la reine surson implacable dureté&|160;; il ajouta qu’elle aurait le temps dese repentir du mauvais tour qu’elle lui avait joué, qu’il allaitpartir, résolu de ne revenir jamais&|160;; qu’ainsi, voulant enperdre une, elle en perdrait deux. Cette mère affligée se jeta aucou de son fils, lui mouilla le visage de ses larmes, et le conjurapar la vieillesse de son père et par l’amitié qu’elle avait pourlui, de ne pas les abandonner&|160;; que s’il les privait de laconsolation de le voir, il serait cause de leur mort&|160;; qu’ilétait leur unique espérance, s’ils venaient à manquer&|160;; queleurs voisins et leurs ennemis s’empareraient du royaume. Le princel’écouta froidement et respectueusement&|160;; mais il avaittoujours devant les yeux la dureté qu’elle avait eue pourConstancia&|160;: sans elle, tous les royaumes de la terre nel’auraient point touché&|160;; de sorte qu’il persista avec unefermeté surprenante dans la résolution de partir lelendemain.

Le roi essaya inutilement de le fairerester, il passa la nuit à donner des ordres à Mirtain, il luiconfia le fidèle mouton pour en avoir soin. Il prit une grandequantité de pierreries, et dit à Mirtain de garder les autres, etqu’il serait le seul qui recevrait de ses nouvelles, à condition deles tenir secrètes, parce qu’il voulait faire ressentir à sa mèretoutes les peines de l’inquiétude.

Le jour ne paraissait pas encore,lorsque l’impatient Constancio monta à cheval, se dévouant à lafortune, et la priant de lui être assez favorable pour lui faireretrouver sa maîtresse. Il ne savait de quel côté tourner sespas&|160;; mais comme elle était partie dans un vaisseau, il crutqu’il devait s’embarquer pour la suivre. Il se rendit au plusfameux port&|160;; et sans être accompagné d’aucun de sesdomestiques, ni connu de personne, il s’informa du lieu le pluséloigné où l’on pouvait aller, et ensuite de toutes les côtes,plages et ports où ils surgiraient&|160;; puis il s’embarqua dansl’espérance qu’une passion aussi pure et aussi forte que la siennene serait pas toujours malheureuse.

Dès que l’on approchait de terre, ilmontait dans la chaloupe, et venait parcourir le rivage, criant detous côtés&|160;: «&|160;Constancia, belle Constancia, oùêtes-vous&|160;? Je vous cherche et je vous appelle en vain&|160;:serez-vous encore longtemps éloignée de moi&|160;?&|160;» Sesregrets et ses plaintes étaient perdus dans le vague de l’air, ilrevenait dans le vaisseau, le cœur pénétré de douleur, et les yeuxpleins de larmes.

Un soir que l’on avait jeté l’ancrederrière un grand rocher, il vint à son ordinaire prendre terre surle rivage&|160;; et comme le pays était inconnu, et la nuit fortobscure, ceux qui l’accompagnaient ne voulurent point s’avancer,dans la crainte de périr en ce lieu. Pour le prince, qui faisaitpeu de cas de sa vie, il se mit à marcher, tombant et se relevantcent fois&|160;; à la fin il découvrit une grande lueur qui luiparut provenir de quelque feu&|160;; à mesure qu’il s’enapprochait, il entendait beaucoup de bruit et des marteaux quidonnaient des coups terribles. Bien loin d’avoir peur, il se hâtad’arriver à une grande forge ouverte de tous les côtés, où lafournaise était si allumée, qu’il semblait que le soleil brillaitau fond&|160;: trente géants, qui n’avaient chacun qu’un œil aumilieu du front, travaillaient en ce lieu à faire desarmes.

Constancio s’approcha d’eux, et leurdit&|160;:

«&|160;Si vous êtes capables de pitiéparmi le fer et le feu qui vous environnent, si par hasard vousavez vu aborder dans ces lieux la belle Constancia, que desmarchands emmènent captive, que je sache où je pourrai la trouver,demandez-moi tout ce que j’ai au monde, je vous le donnerai de toutmon cœur.&|160;»

Il eut à peine cessé sa petite harangue,que le bruit avait cessé à son arrivée, recommença avec plus deforce.

«&|160;Hélas&|160;! dit-il, vous n’êtespoint touchés de ma douleur, barbares, je ne dois rien attendre devous&|160;!&|160;»

Il voulut aussitôt tourner ses pasailleurs, quand il entendit une douce symphonie qui le ravit&|160;;et regardant vers la fournaise, il vit le plus bel enfant quel’imagination puisse jamais se représenter&|160;: il était plusbrillant que le feu dont il sortit. Lorsqu’il eut considéré sescharmes, le bandeau qui couvrait ses yeux, l’arc et les flèchesqu’il portait, il ne douta point que ce ne fût Cupidon. C’était luien effet qui lui cria&|160;:

«&|160;Arrête, Constancio, tu brûlesd’une flamme trop pure pour que je te refuse mon secours&|160;; jem’appelle l’amour vertueux&|160;; c’est moi qui t’ai blessé pour lajeune Constancia&|160;; et c’est moi qui la défends contre le géantqui la persécute. La fée Souveraine est mon intime amie&|160;; noussommes unis ensemble pour te la garder, mais il faut que j’éprouveta passion avant que de te découvrir où elle est.

– Ordonne, Amour, ordonne tout ce qu’ilte plaira s’écria le prince, je n’omettrai rien pourt’obéir.

– Jette-toi dans ce feu, répliqual’enfant, et souviens-toi que si tu n’aimes pas uniquement etfidèlement, tu es perdu.

– Je n’ai aucun sujet d’avoirpeur&|160;», dit Constancio.

Aussitôt il se jeta dans la fournaise,il perdit toute connaissance, ne sachant où il était, ni ce qu’ilétait lui-même.

Il dormit trente heures, et se trouva àson réveil le plus beau pigeon qui fût au monde&|160;; au lieud’être dans cette horrible fournaise, il était couché dans un petitnid de roses, de jasmins et de chèvrefeuilles. Il fut aussi surprisqu’on peut jamais l’être&|160;; ses pieds pattus, les différentescouleurs de ses plumes, et ses yeux tout de feu l’étonnaientbeaucoup&|160;; il se mirait dans un ruisseau, et voulant seplaindre, il trouva qu’il avait perdu l’usage de la parole,quoiqu’il eût conservé celui de son esprit.

Il envisagea cette métamorphose comme lecomble de tous les malheurs&|160;: «&|160;Ah&|160;! perfide Amour,pensait-il en lui-même, quelle récompense donnes-tu au plus parfaitde tous les amants&|160;? Faut-il être léger, traître et parjurepour trouver grâce devant toi&|160;? J’en ai bien vu de cecaractère que tu as couronnés, pendant que tu affliges ceux quisont véritablement fidèles&|160;: que puis-je me promettre,continua-t-il, d’une figure aussi extraordinaire que lamienne&|160;? Me voilà pigeon&|160;: encore si je pouvais parler,comme parla autrefois l’oiseau Bleu (dont j’ai toute ma vie aimé leconte), je volerais si loin et si haut, je chercherais sous tant declimats différents ma chère maîtresse, et je m’en informerais àtant de personnes, que je la trouverais&|160;; mais je n’ai pas laliberté de prononcer son nom&|160;; et l’unique remède qu’il m’estpermis de tenter, c’est de me précipiter dans quelque abîme pour ymourir.&|160;»

Occupé de cette funeste résolution, ilvola sur une haute montagne d’où il voulut se jeter en bas&|160;;mais ses ailes le soutinrent malgré lui&|160;; il en futétonné&|160;; car n’ayant pas encore été pigeon, il ignorait dequel secours peuvent être des plumes&|160;; il prit la résolutionde se les arracher toutes, et sans quartier il commença de seplumer.

Ainsi dépouillé, il allait tenter unenouvelle cabriole du sommet d’un rocher, quand deux fillessurvinrent. Dès qu’elles virent cet infortuné oiseau, l’une se dità l’autre&|160;:

«&|160;D’où vient cet infortunépigeon&|160;? Sort-il des serres aiguës de quelque oiseau de proie,ou de la gueule d’une belette&|160;?

– J’ignore d’où il vient, répondit laplus jeune, mais je sais bien où il ira&|160;; et se jetant sur lapacifique bestiole, il ira, continua-t-elle, tenir compagnie à cinqde son espèce, dont je veux faire une tourte pour la féeSouveraine.&|160;»

Le prince Pigeon l’entendant parlerainsi, bien loin de fuir, s’approcha pour qu’elle lui fît la grâcede le tuer promptement&|160;: mais ce qui devait causer sa perte legarantit&|160;; car ces filles le trouvèrent si poli et sifamilier, qu’elles résolurent de le nourrir. La plus bellel’enferma dans une corbeille couverte où elle mettait ordinairementson ouvrage, et elles continuèrent leur promenade.

«&|160;Depuis quelques jours, disaitl’une d’elles, il semble que notre maîtresse a bien des affaires,elle monte à tout moment sur son chameau de feu, et va jour et nuitd’un pôle à l’autre sans s’arrêter.

– Si tu étais discrète, repartit sacompagne, je t’en apprendrais la raison, car elle a bien voulu mel’apprendre.

– Va, je saurai me taire, s’écria cellequi avait déjà parlé, assure-toi de mon secret.

– Sache donc, reprit-elle, que saprincesse Constancia, qu’elle aime si fort, est persécutée d’ungéant qui veut l’épouser&|160;: il l’a mise dans une tour&|160;; etpour l’empêcher d’achever ce mariage, il faut qu’elle fasse deschoses surprenantes.&|160;»

Le prince écoutait leur conversation dufond de son panier&|160;: il avait cru jusqu’alors que rien nepouvait augmenter ses disgrâces&|160;; mais il connut avec uneextrême douleur qu’il s’était bien trompé&|160;; et l’on peur assezjuger par tout ce que j’ai raconté de sa passion, et par lescirconstances où il se trouvait, d’être devenu pigeonneau dans letemps où son secours était si nécessaire à sa princesse, qu’ilressentit un véritable désespoir&|160;; son imagination ingénieuseà le tourmenter lui représentait Constancia dans la fatale tour,assiégée par les importunités, les violences et les emportementsd’un redoutable géant&|160;: il appréhendait qu’elle craignît, etqu’elle ne donnât les mains à son mariage. Un moment après, ilappréhendait qu’elle ne craignît pas, et qu’elle n’exposât sa vieaux fureurs d’un tel amant. Il serait difficile de représenterl’état où il était.

La jeune personne qui le portait dans samanette, étant de retour avec sa compagne au palais de la féequ’elles servaient, la trouvèrent qui se promenait dans une alléesombre de son jardin. Elles se prosternèrent d’abord à ses pieds,et lui dirent ensuite&|160;:

«&|160;Grande reine, voici un pigeon quenous avons trouvé&|160;; il est doux, il est familier et s’il avaitdes plumes, il serait fort beau&|160;; nous avons résolu de lenourrir dans notre chambre&|160;; mais si vous l’agréez, il pourraquelquefois vous divertir dans la vôtre.&|160;»

La fée prit la corbeille où il étaitenfermé, elle l’en tira, et fit des réflexions sérieuses sur lesgrandeurs du monde&|160;; car il était extraordinaire de voir unprince tel que Constancio sous la figure d’un pigeon prêt à êtrerôti ou bouilli&|160;; et quoique ce fût elle qui eût jusqu’alorsconduit cette métamorphose, et que rien n’arrivât que par sesordres&|160;; cependant, comme elle moralisait volontiers sur tousles événements, celui-là la frappa fort. Elle caressa lepigeonneau, et de sa part il n’oublia rien pour s’attirer sonattention, afin qu’elle voulût le soulager dans sa tristeaventure&|160;: il lui faisait la révérence à la pigeonne, entirant un peu le pied&|160;; il la becquetait d’un aircaressant&|160;: bien qu’il fût pigeon novice, il en savait déjàplus que les vieux pères et les vieux ramiers.

La fée Souveraine le porta dans soncabinet, en ferma la porte, et lui dit&|160;:

«&|160;Prince, le triste état où je tetrouve aujourd’hui ne m’empêche pas de te connaître et de t’aimer,à cause de ma fille Constancia, qui est aussi peu indifférente pourtoi que tu l’es pour elle&|160;: n’accuse personne que moi de tamétamorphose&|160;; je t’ai fait entrer dans la fournaise pouréprouver la candeur de ton amour&|160;: il est pur, il est ardent,il faut que tu aies tout l’honneur de l’aventure.&|160;»

Le pigeon baissa trois fois la tête ensigne de reconnaissance, et il écouta ce que la fée voulait luidire.

«&|160;La reine ta mère, reprit-elle,eut à peine reçu l’argent et les pierreries en échange de laprincesse, qu’elle l’envoya avec la dernière violence aux marchandsqui l’avaient achetée&|160;; et sitôt qu’elle fut dans le vaisseau,ils firent voile aux grandes Indes, où ils étaient bien sûrs de sedéfaire avec beaucoup de profit du précieux joyau qu’ilsemmenaient. Ses pleurs et ses prières ne changèrent point leurrésolution&|160;: elle disait inutilement que le prince Constanciola rachèterait de tout ce qu’il possédait au monde. Plus elle leurfaisait valoir ce qu’ils en pouvaient attendre, plus ils sehâtaient de le fuir, dans la crainte qu’il ne fût averti de sonenlèvement, et qu’il ne vînt leur arracher cette proie.

«&|160;Enfin après avoir couru la moitiédu monde, ils se trouvèrent battus d’une furieuse tempête. Laprincesse, accablée de sa douleur et des fatigues de la mer, étaitmourante&|160;; ils appréhendaient de la perdre, et se sauvèrentdans le premier port&|160;; mais comme ils débarquaient, ils virentvenir un géant d’une grandeur épouvantable&|160;; il était suivi deplusieurs autres, qui tous ensemble dirent qu’ils voulaient voir cequ’il y avait de plus rare dans leur vaisseau. Le géant étantentré, le premier objet qui frappa sa vue, ce fut la jeuneprincesse&|160;; ils se reconnurent aussitôt l’un et l’autre.«&|160;Ah&|160;! petite scélérate, s’écria-t-il, les dieux justeset pitoyables te ramènent donc sous mon pouvoir&|160;: tesouvient-il du jour que je te trouvai, et que tu coupas monsac&|160;? Je me trompe si tu me joues le même tour àprésent.&|160;» En effet, il la prit comme un aigle prend unpoulet, et malgré sa résistance et les prières des marchands, ill’emporta dans ses bras, courant de toute sa force jusqu’à sagrande tour.

«&|160;Cette tour est sur une hautemontagne&|160;: les enchanteurs qui l’ont bâtie n’ont rien oubliépour la rendre belle et curieuse. Il n’y a point de porte, l’on ymonte par les fenêtres qui sont très hautes&|160;; les murs dediamants brillent comme le soleil, et sont d’une dureté à touteépreuve. En effet, ce que l’art et la nature peuvent rassembler deplus riche est au-dessous de ce qu’on y voit. Quand le furieuxgéant tint la charmante Constancia, il lui dit qu’il voulaitl’épouser, et la rendre la plus heureuse personne del’univers&|160;; qu’elle serait maîtresse de tous ses trésors,qu’il aurait la bonté de l’aimer, et qu’il ne doutait point qu’ellene fût ravie que sa bonne fortune l’eût conduite vers lui. Elle luifit connaître par ses larmes et par ses lamentations l’excès de sondésespoir&|160;; et comme je conduisais tout secrètement, malgré ledestin, qui avait juré la perte de Constancia, j’inspirai au géantdes sentiments de douceur qu’il n’avait connus de sa vie&|160;; desorte qu’au lieu de se fâcher, il dit à la princesse qu’il luidonnait un an, pendant lequel il ne lui ferait aucunesviolences&|160;; mais que si elle ne prenait pas dans ce temps larésolution de le satisfaire, il l’épouserait malgré elle, etqu’ensuite il la ferait mourir&|160;; qu’ainsi elle pouvait voir cequi l’accommoderait le mieux.

«&|160;Après cette funeste déclaration,il fit enfermer avec elle les plus belles filles du monde pour luitenir compagnie, et la retirer de cette profonde tristesse où elles’abîmait. Il mit des géants aux environs de la tour pour empêcherque qui que ce fût en approchât&|160;: et en effet, si l’on avaitcette témérité, l’on en recevrait bientôt la punition, car ce sontdes gardes bien redoutables et bien cruels.

«&|160;Enfin la pauvre princesse nevoyant aucune apparence d’être secourue, et qu’il ne reste plusqu’un jour pour achever l’année, se prépare à se précipiter du hautde la tour dans la mer. Voilà, seigneur Pigeon, l’état où elle estréduite&|160;; le seul remède que j’y trouve, c’est que vous voliezvers elle, tenant dans votre bec une petite bague que voilà&|160;;sitôt qu’elle l’aura mise à son doigt, elle deviendra colombe, etvous vous sauverez heureusement.&|160;»

Le pigeonneau était dans la dernièreimpatience de partir, il ne savait comment le fairecomprendre&|160;; il tirailla la manchette et le tablier en falbalade la fée, il s’approcha ensuite des fenêtres, où il donna quelquescoups de bec contre les vitres. Tout cela voulait dire en langagepigeonnique&|160;: «&|160;Je vous supplie, madame, de m’envoyeravec votre bague enchantée pour soulager notre belleprincesse.&|160;» Elle entendit son jargon, et répondant à sesdésirs&|160;:

«&|160;Allez, volez, charmant pigeon,lui dit-elle, voici la bague qui vous guidera&|160;; prenez grandsoin de ne pas la perdre, car il n’y a que vous au monde quipuissiez retirer Constancia du lieu où elle est.&|160;»

Le prince Pigeon, comme je l’ai déjàdit, n’avait point de plumes, il se les était arrachées dans sonextrême désespoir. La fée le frotta d’une essence merveilleuse, quilui en fit revenir de si belles et si extraordinaires, que lespigeons de Vénus n’étaient pas dignes d’entrer en aucunecomparaison avec lui. Il fut ravi de se voir remplumé&|160;; etprenant l’essor, il arriva au lever de l’aurore sur le haut de latour, dont les murs de diamants brillaient à un tel point, que lesoleil a moins de feu dans son plus grand éclat. Il y avait unspacieux jardin sur le donjon, au milieu duquel s’élevait unoranger chargé de fleurs et de fruits&|160;; le reste du jardinétait fort curieux, et le prince Pigeon n’aurait pas étéindifférent au plaisir de l’admirer, s’il n’avait été occupé dechoses bien plus importantes.

Il se percha sur l’oranger, il tenaitdans son bec la bague, et ressentait une terrible inquiétude,lorsque la princesse entra&|160;: elle avait une longue robeblanche, sa tête était couverte d’un grand voile noir brodé d’or,il était abattu sur son visage, et traînait de tous côtés.L’amoureux pigeon aurait pu douter que c’était elle, si la noblessede sa taille et son air majestueux eussent pu être dans une autre àun point si parfait. Elle vint s’asseoir sous l’oranger, et levantson voile tout d’un coup, il en demeura pour quelque tempsébloui.

«&|160;Tristes regrets, tristespensées&|160;! s’écria-t-elle. Vous êtes à présent inutiles, moncœur affligé a passé un an entier entre la crainte etl’espérance&|160;; mais le terme fatal est arrivé&|160;! c’estaujourd’hui&|160;; c’est dans quelques heures qu’il faut que jemeure, ou que j’épouse le géant&|160;: hélas, est-il possible quela fée Souveraine et le prince Constancio m’aient si fortabandonnée&|160;! que leur ai-je fait&|160;? Mais à quoi me serventces réflexions&|160;? Ne vaut-il pas mieux exécuter le nobledessein que j’ai conçu&|160;?&|160;»

Elle se leva d’un air plein de hardiessepour se précipiter&|160;: cependant, comme le moindre bruit luifaisait peur, et qu’elle entendit le pigeonneau qui s’agitait surl’arbre, elle leva les yeux pour voir ce que c’était&|160;; en mêmetemps il vola sur elle, et posa dans son sein l’importante petitebague. La princesse surprise des caresses de ce bel oiseau et deson charmant plumage, ne le fut pas moins du présent qu’il venaitde lui faire. Elle considéra la bague, elle y remarqua quelquescaractères mystérieux, et elle la tenait encore, lorsque le géantentra dans le jardin, sans qu’elle l’eût même entenduvenir.

Quelques-unes des femmes qui laservaient étaient allées rendre compte à ce terrible amant dudésespoir de la princesse, et qu’elle voulait se tuer, plutôt quede l’épouser. Lorsqu’il sut qu’elle était montée si matin au hautde la tour, il craignit une funeste catastrophe&|160;: son cœur quijusqu’alors n’avait été capable que de barbarie, était tellementenchanté des beaux yeux de cette aimable personne, qu’il l’aimaitavec délicatesse. Ô dieux, que devint-elle quand elle le vit&|160;!elle appréhenda qu’il ne lui ôtât les moyens qu’elle cherchait demourir. Le pauvre pigeon n’était pas médiocrement effrayé de ceformidable colosse. Dans le trouble où elle était, elle mit labague à son doigt, et sur-le-champ, ô merveille&|160;! elle futmétamorphosée en colombe, et s’envola à tire d’ailes avec le fidèlepigeon.

Jamais surprise n’a égalé celle dugéant. Après avoir regardé sa maîtresse devenue colombe, quitraversait le vaste espace de l’air, il demeura quelque tempsimmobile, puis il poussa des cris et fit des hurlements quiébranlèrent les montagnes, et ne finirent qu’avec sa vie&|160;: illa termina au fond de la mer, où il était bien plus juste qu’il senoyât que la charmante princesse. Elle s’éloignait donc trèsdiligemment avec son guide&|160;; mais lorsqu’ils eurent fait unassez long chemin pour ne plus rien craindre, ils s’abattirentdoucement dans un bois fort sombre par la quantité d’arbres, etfort agréable à cause de l’herbe verte et des fleurs qui couvraientla terre. Constancia ignorait encore que le pigeon fût sonvéritable amant. Il était très affligé de ne pouvoir parler pourlui en rendre compte, quand il sentit une main invisible qui luidéliait la langue&|160;; il en eut une sensible joie, et ditaussitôt à la princesse&|160;:

«&|160;Votre cœur ne vous a-t-il pasappris, charmante colombe, que vous êtes avec un pigeon qui brûletoujours des mêmes feux que vous allumez&|160;?

– Mon cœur souhaitait le bonheur quim’arrive, répliqua-t-elle, mais il n’osait s’en flatter&|160;:hélas, qui l’aurait pu imaginer&|160;! j’étais sur le point depérir sous les coups de ma bizarre fortune&|160;; vous êtes venum’arracher d’entre les bras de la mort, ou d’un monstre que jeredoutais plus qu’elle.&|160;»

Le prince, ravi d’entendre parler sacolombe, et de la retrouver aussi tendre qu’il la désirait, lui dittout ce que la passion la plus délicate et la plus vive peutinspirer&|160;; il lui raconta ce qui s’était passé depuis letriste moment de son absence, particulièrement la rencontresurprenante de l’amour Forgeron et de la fée dans son palais&|160;:elle eut une grande joie de savoir que sa meilleure amie étaittoujours dans ses intérêts.

«&|160;Allons la trouver, mon cherprince, dit-elle à Constancio, et la remercier de tout le bienqu’elle nous fait&|160;: elle nous rendra notre premièrefigure&|160;; nous retournerons dans votre royaume ou dans lemien.

– Si vous m’aimez autant que je vousaime, répliqua-t-il, je vous ferai une proposition où l’amour seula part. Mais, aimable princesse, vous m’allez dire que je suis unextravagant.

– Ne ménagez point la réputation devotre esprit aux dépens de votre cœur, reprit-elle&|160;; parlezsans crainte&|160;; je vous entendrai toujours avecplaisir.

– Je serais d’avis, continua-t-il, quenous ne changeassions point de figure&|160;; vous colombe, et moipigeon, pouvons brûler des mêmes feux qui ont brûlé Constancio etConstancia. Je suis persuadé qu’étant débarrassés du soin de nosroyaumes, n’ayant ni conseil à tenir, ni guerre à faire, niaudiences à donner, exempts de jouer sans cesse un rôle importunsur le grand théâtre du monde, il nous sera plus aisé de vivre l’unpour l’autre dans cette aimable solitude.

– Ah&|160;! s’écria la colombe, quevotre dessein renferme de grandeur et de délicatesse&|160;! Quelquejeune que je sois, hélas&|160;! j’ai tant éprouvé dedisgrâces&|160;; la fortune, jalouse de mon innocente beauté, m’apersécutée si opiniâtrement, que je serai ravie de renoncer à tousles biens qu’elle donne, afin de ne vivre que pour vous. Oui, moncher prince, j’y consens&|160;: choisissons un pays agréable, etpassons sous cette métamorphose nos plus beaux jours&|160;; menonsune vie innocente, sans ambition et sans désirs, que ceux qu’unamour vertueux inspire.

– C’est moi qui veux vous guider,s’écria l’Amour en descendant du plus haut de l’Olympe. Un desseinsi tendre mérite ma protection.

– Et la mienne aussi, dit la féeSouveraine qui parut tout d’un coup. Je viens vous chercher pourm’avancer de quelques moments le plaisir de vousvoir.&|160;»

Le pigeon et la colombe eurent autant dejoie que de surprise de ce nouvel événement.

«&|160;Nous nous mettons sous votreconduite, dit Constancia à la fée.

– Ne nous abandonnez pas, dit Constancioà l’Amour.

– Venez, dit-il, à Paphos, l’on yrespecte encore ma mère, et l’on y aime toujours les oiseaux quilui étaient consacrés.

– Non, répondit la princesse, nous necherchons point le commerce des hommes&|160;: heureux qui peut yrenoncer&|160;! il nous faut seulement une bellesolitude.&|160;»

La fée aussitôt frappa la terre de sabaguette. L’Amour la frappa d’une flèche dorée. Ils virent en mêmetemps le plus beau désert de la nature et le mieux orné de bois, defleurs, de prairies et de fontaines.

«&|160;Restez-y des millions d’années,s’écria l’Amour. Jurez-vous une fidélité éternelle en présence decette merveilleuse fée.

– Je le jure à ma colombe, s’écria lepigeon.

– Je le jure à mon pigeon, s’écria lacolombe.

– Votre mariage, dit la fée, ne pouvaitêtre fait par un dieu plus capable de le rendre heureux. Au reste,je vous promets que si vous vous lassez de cette métamorphose, jene vous abandonnerai point, et je vous rendrai votre premièrefigure.&|160;»

Pigeon et colombe en remercièrent lafée&|160;; mais ils l’assurèrent qu’ils ne l’appelleraient pointpour cela&|160;; qu’ils avaient trop éprouvé les malheurs de lavie&|160;: ils la prièrent seulement de leur faire venir Ruson, encas qu’il ne fût pas mort.

«&|160;Il a changé d’état, dit l’Amour,c’est moi qui l’avait condamné à être mouton. Il m’a fait pitié, jel’ai rétabli sur le trône d’où je l’avaisarraché.&|160;»

À ces nouvelles, Constancia ne fut plussurprise des jolies choses qu’elle lui avait vu faire. Elle conjural’Amour de lui apprendre les aventures d’un mouton qui lui avaitété si cher.

«&|160;Je viendrai vous les dire,répliqua-t-il obligeamment. Pour aujourd’hui, je suis attendu etsouhaité en tant d’endroits, que je ne sais où j’irai en premier.Adieu, continua-t-il, heureux et tendres époux, vous pouvez vousvanter d’être les plus sages de mon empire.&|160;»

La fée Souveraine resta quelque tempsavec les nouveaux mariés. Elle ne pouvait assez louer le méprisqu’ils faisaient des grandeurs de la terre&|160;; mais il est biencertain qu’ils prenaient le meilleur parti pour la tranquillité dela vie. Enfin elle les quitta&|160;; l’on a su par elle et parl’Amour, que le prince Pigeon et la princesse Colombe se sonttoujours aimés fidèlement.

D’un amour pur nous voyons ledestin&|160;:

Des troubles renaissants, un espoirincertain,

De tristes accidents, de fatalestraverses

Affligent quelquefois les plus parfaitsamants.

L’amour, qui nous unit par des nœuds sicharmants,

Pour conduire au bonheur, a des routesdiverses&|160;:

Le ciel, en les troublant, assure nosdésirs.

Jeunes cœurs, il est vrai, des épreuves sirudes

Vous arrachent des pleurs, vous coûtent dessoupirs&|160;;

Mais quand l’amour est pur&|160;! peines,inquiétudes,

Sont autant de garants des plus charmantsplaisirs.

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