LIVRE CINQUIÈME de l’Esprit des Lois, Montesquieu:
Les lois que le législateur donne doivent être relatives aux principes du gouvernementNous venons de voir que les lois de l’éducation doivent être relatives au principe de chaque gouvernement. Celles que le législateur donne à toute la société sont de même. Ce rapport des lois avec ce principe tend tous les ressorts du gouvernement, et ce principe en reçoit à son tour une nouvelle force. C’est ainsi que, dans les mouvements physiques, l’action est suivie d’une réaction. Nous allons examiner ce rapport dans chaque gouvernement ; et nous commencerons par l’État républicain, qui a la vertu pour principe.
CHAPITRE IICe que c’est que la vertu dans l’État politique La vertu dans une république est une chose très simple : c’est l’amour de la république, c’est un sentiment, et non une suite de connaissances ; le dernier homme de l’État peut avoir ce sentiment, comme le premier. Quand le peuple a une fois de bonnes maximes, il s’y tient plus longtemps que ce que l’on appelle les honnêtes gens. Il est rare que la corruption commence par lui. Souvent il a tiré de la médiocrité de ses lumières un attachement plus fort pour ce qui est établi. L’amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des mœurs mène à l’amour de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre ? c’est justement par l’endroit
qui fait qu’il leur est insupportable. Leur règle les prive de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires s’appuient : reste donc cette passion pour la règle même qui les afflige. Plus elle est austère, c’est-à-dire plus elle retranche de leurs penchants, plus elle donne de force à ceux qu’elle leur laisse.
L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie : l’amour de la démocratie est celui de l’égalité. L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité. Chacun, devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs et former les mêmes espérances, chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale. L’amour de l’égalité, dans une démocratie, borne l’ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux ; mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense, dont on ne peut jamais s’acquitter. Ainsi les distinctions y naissent du principe de l’égalité, lors même qu’elle paraît ôtée par des services heureux, ou par des talents supérieurs. L’amour de la frugalité borne le désir d’avoir à l’attention que demande le nécessaire pour sa famille, et même le superflu pour sa patrie. Les richesses donnent une puissance dont un citoyen ne peut pas user pour lui, car il ne serait pas égal. Elles procurent des délices dont il ne doit pas jouir non plus, parce qu’elles choqueraient l’égalité tout de même. Aussi les bonnes démocraties, en établissant la frugalité domestique, ont-elles ouvert la porte aux dépenses publiques, comme on fit à Athènes et à Rome. Pour lors, la magnificence et la profusion naissaient du fond de la frugalité même ; et, comme la religion demande qu’on ait les mains pures pour faire des offrandes aux dieux,
les lois voulaient des mœurs frugales pour que l’on pût donner à sa patrie. Le bon sens et le bonheur des particuliers consistent beaucoup dans la médiocrité de leurs talents et de leurs fortunes. Une république où les lois auront formé beaucoup de gens médiocres, composée de gens sages, se gouvernera sagement ; composée de gens heureux, elle sera très heureuse.
CHAPITRE IV Comment on inspire l’amour de l’égalité et de la frugalité L’amour de l’égalité et celui de la frugalité sont extrêmement excitéspar l’égalité et la frugalité mêmes, quand on vit dans une société où les lois ont établi l’une et l’autre. Dans les monarchies et les États despotiques, personne n’aspire à l’égalité ; cela ne vient pas même dans l’idée ; chacun y tend à la supériorité. Les gens des conditions les plus basses ne désirent d’en sortir que pour être les maîtres des autres. Il en est de même de la frugalité : pour l’aimer, il faut en jouir. Ce ne seront point ceux qui sont corrompus par les délices qui aimeront la vie frugale ; et, si cela avait été naturel et ordinaire, Alcibiade n’aurait pas fait l’admiration de l’univers. Ce ne seront pas non plus ceux qui envient ou qui admirent le luxe des autres qui aimeront la frugalité : des gens qui n’ont devant les yeux que des hommes riches, ou des hommes misérables comme eux, détestent leur misère sans aimer ou connaître ce qui fait le terme de la misère. C’est donc une maxime très vraie que, pour que l’on aime l’égalité et la frugalité dans une république, il faut que les lois les y aient établies.
CHAPITRE V Comment les lois établissent l’égalité dans la démocratieQuelques législateurs anciens, comme Lycurgue et Romulus, partagèrent également les terres. Cela ne pouvait avoir lieu que dans la fondation d’une république nouvelle, ou bien lorsque l’ancienne était
si corrompue, et les esprits dans une telle disposition, que les pauvres se croyaient obligés de chercher, et les riches obligés de souffrir un pareil remède. Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu’une constitution passagère : l’inégalité entrera par le côté que les lois n’auront pas défendu, et la république sera perdue. Il faut donc que l’on règle, dans cet objet, les dots des femmes, les donations, les successions, les testaments, enfin toutes les manières de contracter. Car, s’il était permis de donner son bien à qui on voudrait, et comme on voudrait, chaque volonté particulière troublerait la disposition de la loi fondamentale. Solon, qui permettait à Athènes de laisser son bien à qui on voulait par testament, pourvu qu’on n’eût point d’enfants, contredisait les lois anciennes, qui ordonnaient que les biens restassent dans la famille du testateur. Il contredisait les siennes propres ; car, en supprimant les dettes, il avait cherché l’égalité. C’était une bonne loi pour la démocratie que celle qui défendait d’avoir deux hérédités. Elle prenait son origine du partage égal des terres et des portions données à chaque citoyen. La loi n’avait pas voulu qu’un seul homme eût plusieurs portions. La loi qui ordonnait que le plus proche parent épousât l’héritière naissait d’une source pareille. Elle est donnée chez les Juifs après un pareil partage. Platon, qui fonde ses lois sur ce partage, la donne de même ; et c’était une loi athénienne. Il y avait à Athènes une loi dont je ne sache pas que personne ait connu l’esprit. Il était permis d’épouser sa sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine. Cet usage tirait son origine des républiques, dont l’esprit était de ne pas mettre sur la même tête deux portions de fonds de terre, et par conséquent deux hérédités. Quand un homme épousait sa sœur du côté du père, il ne pouvait avoir qu’une hérédité, qui était celle de son père ; mais quand il épousait sa sœur utérine, il pouvait arriver que le père de cette sœur, n’ayant pas d’enfants mâles, lui laissât sa succession, et que par conséquent son frère, qui l’avait épousée, en eût deux. Qu’on ne m’objecte pas ce que dit Philon, que, quoique à Athènes on épousât sa sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine, on
pouvait à Lacédémone épouser sa sœur utérine, et non pas sa sœur consanguine. Car je trouve dans Strabon que, quand à Lacédémone une sœur épousait son frère, elle avait, pour dot, la moitié de la portion du frère. Il est clair que cette seconde loi était faite pour prévenir les mauvaises suites de la première. Pour empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passât dans celle du frère, on donnait en dot à la sœur la moitié du bien de son frère. Sénèque, parlant de Silanus, qui avait épousé sa sœur, dit qu’à Athènes la permission était restreinte, et qu’elle était générale à Alexandrie. Dans le gouvernement d’un seul, il n’était guère question de maintenir le partage des biens. Pour maintenir ce partage des terres dans la démocratie, c’était une bonne loi que celle qui voulait qu’un père qui avait plusieurs enfants en choisît un pour succéder à sa portion, et donnât les autres en adoption à quelqu’un qui n’eût point d’enfants, afin que le nombre des citoyens pût toujours se maintenir égal à celui des partages. Phaléas de Chalcédoine avait imaginé une façon de rendre égales les fortunes dans une république où elles ne l’étaient pas. Il voulait que les riches donnassent des dots aux pauvres, et n’en reçussent pas ; et que les pauvres reçussent de l’argent pour les filles, et n’en donnassent pas. Mais je ne sache point qu’aucune république se soit accommodée d’un règlement pareil. Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu’ils haïraient cette égalité même que l’on chercherait à introduire. Il est bon quelquefois que les lois ne paraissent pas aller si directement au but qu’elles se proposent. Quoique dans la démocratie l’égalité réelle soit l’âme de l’État, cependant elle est si difficile à établir, qu’une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l’on établisse un cens, qui réduise ou fixe les différences à un certain point ; après quoi, c’est à des lois particulières à égaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu’elles imposent aux riches, et le soulagement qu’elles accordent aux pauvres. Il n’y a que les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces sortes de compensations ; car, pour les fortunes immodérées, tout ce qu’on ne leur accorde pas de puissance et d’honneur, elles le regardent comme une injure. Toute inégalité dans la démocratie doit être tirée de la nature de la démocratie et du principe même de l’égalité. Par exemple, on y peut
craindre que des gens qui auraient besoin d’un travail continuel pour vivre ne fussent trop appauvris par une magistrature, ou qu’ils n’en négligeassent les fonctions ; que des artisans ne s’enorgueillissent ; que des affranchis trop nombreux ne devinssent plus puissants que les anciens citoyens. Dans ces cas, l’égalité entre les citoyens peut être ôtée dans la démocratie pour l’utilité de la démocratie. Mais ce n’est qu’une égalité apparente que l’on ôte : car un homme ruiné par une magistrature serait dans une pire condition que les autres citoyens ; et ce même homme, qui serait obligé d’en négliger les fonctions, mettrait les autres citoyens dans une condition pire que la sienne ; et ainsi du reste.
CHAPITRE VI Comment les lois doivent entretenir la frugalité dans la démocratie Il ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les portions de terresoient égales ; il faut qu’elles soient petites, comme chez les Romains. « À Dieu ne plaise, disait Curius à « ses soldats, qu’un citoyen estime peu de terre ce qui « est suffisant pour nourrir un homme ! » Comme l’égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité entretient l’égalité des fortunes. Ces choses, quoique différentes, sont telles qu’elles ne peuvent subsister l’une sans l’autre ; chacune d’elles est la cause et l’effet : si l’une se retire de la démocratie, l’autre la suit toujours. Il est vrai que, lorsque la démocratie est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y aient de grandes richesses, et que les mœurs n’y soient pas corrompues. C’est que l’esprit de commerce entraîne avec soi celui de frugalité, d’économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre et de règle. Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu’il produit n’ont aucun mauvais effet. Le mal arrive lorsque l’excès des richesses détruit cet esprit de commerce ; on voit tout à coup naître les désordres de l’inégalité, qui ne s’étaient pas encore fait sentir. Pour maintenir l’esprit de commerce, il faut que les principaux citoyens le fassent eux-mêmes ; que cet esprit règne seul, et ne soit point creusé par un autre ; que toutes les lois le favorisent ; que ces
mêmes lois, par leurs dispositions, divisant les fortunes à mesure que le commerce les grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans une grande aisance pour pouvoir travailler comme les autres, et chaque citoyen riche dans une telle médiocrité qu’il ait besoin de son travail pour conserver ou pour acquérir. C’est une très bonne loi dans une république commerçante que celle qui donne à tous les enfants une portion égale dans la succession de ses pères. Il se trouve par là que, quelque fortune que le père ait faite, ses enfants, toujours moins riches que lui, sont portés à fuir le luxe et à travailler comme lui. Je ne parle que des républiques commerçantes ; car, pour celles qui ne le sont pas, le législateur à bien d’autres règlements à faire. Il y avait dans la Grèce deux sortes de républiques : les unes étaient militaires, comme Lacédémone ; d’autres étaient commerçantes, comme Athènes. Dans les unes, on voulait que les citoyens fussent oisifs ; dans les autres on cherchait à donner de l’amour pour le travail. Solon fit un crime de l’oisiveté, et voulut que chaque citoyen rendit compte de la manière dont il gagnait sa vie. En effet, dans une bonne démocratie, où l’on ne doit dépenser que pour le nécessaire, chacun doit l’avoir, car de qui le recevrait-on ?
CHAPITRE VII Autres moyens de favoriser le principe de la démocratieOn ne peut pas établir un partage égal des terres dans toutes les démocraties. Il y a des circonstances où un tel arrangement serait impraticable, dangereux, et choquerait même la constitution. On n’est pas toujours obligé de prendre les voies extrêmes. Si l’on voit dans une démocratie que ce partage, qui doit maintenir les mœurs, n’y convienne pas, il faut avoir recours à d’autres moyens. Si l’on établit un corps fixe qui soit par lui-même la règle des mœurs, un sénat où l’âge, la vertu, la gravité, les services donnent entrée ; les sénateurs, exposés à la vue du peuple comme les simulacres des dieux, inspireront des sentiments qui seront portés dans le sein de toutes les familles.
Il faut surtout que ce sénat s’attache aux institutions anciennes, et fasse en sorte que le peuple et les magistrats ne s’en départent jamais. Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs, à garder les coutumes anciennes. Comme les peuples corrompus font rarement de grandes choses ; qu’ils n’ont guère établi de sociétés, fondé de villes, donné de lois ; et qu’au contraire ceux qui avaient des mœurs simples et austères ont fait la plupart des établissements ; rappeler les hommes aux maximes anciennes, c’est ordinairement les ramener à la vertu. De plus, s’il y a eu quelque révolution, et que l’on ait donné à l’État une forme nouvelle, cela n’a guère pu se faire qu’avec des peines et des travaux infinis, et rarement avec l’oisiveté et des mœurs corrompues. Ceux mêmes qui ont fait la révolution ont voulu la faire goûter ; et ils n’ont guère pu y réussir que par de bonnes lois. Les institutions anciennes sont donc ordinairement des corrections ; et les nouvelles, des abus. Dans le cours d’un long gouvernement, on va au mal par une pente insensible, et on ne remonte au bien que par un effort. On a douté si les membres du sénat dont nous parlons doivent être à vie ou choisis pour un temps. Sans doute qu’ils doivent être choisis pour la vie, comme cela se pratiquait à Rome, à Lacédémone, et à Athènes même. Car il ne faut pas confondre ce qu’on appelait le sénat à Athènes, qui était un corps qui changeait tous les trois mois, avec l’aréopage, dont les membres étaient établis pour la vie comme des modèles perpétuels. Maxime générale : dans un sénat fait pour être la règle, et, pour ainsi dire, le dépôt des mœurs, les sénateurs doivent être élus pour la vie ; dans un sénat fait pour préparer les affaires, les sénateurs peuvent changer. L’esprit, dit Aristote, vieillit comme le corps. Cette réflexion n’est bonne qu’à l’égard d’un magistrat unique, et ne peut être appliquée à une assemblée de sénateurs. Outre l’aréopage, il y avait à Athènes des gardiens des mœurs et des gardiens des lois. À Lacédémone, tous les vieillards étaient censeurs. À Rome, deux magistrats particuliers avaient la censure. Comme le sénat veille sur le peuple, il faut que des censeurs aient les yeux sur le peuple et sur le sénat. Il faut qu’ils rétablissent dans la république tout ce qui a été corrompu ; qu’ils notent la tiédeur, jugent les négligences, et corrigent les fautes, comme les lois punissent les crimes.
La loi romaine qui voulait que l’accusation de l’adultère fût publique était admirable pour maintenir la pureté des mœurs : elle intimidait les femmes ; elle intimidait aussi ceux qui devaient veiller sur elles. Rien ne maintient plus les mœurs qu’une extrême subordination des jeunes gens envers les vieillards. Les uns et les autres seront contenus, ceux-là par le respect qu’ils auront pour les vieillards, et ceux-ci par le respect qu’ils auront pour eux-mêmes. Rien ne donne plus de force aux lois que la subordination extrême des citoyens aux magistrats. « La grande différence que Lycurgue a mise entre Lacédémone et les autres cités, dit Xénophon, consiste en ce qu’il a surtout fait que les citoyens obéissent aux lois : ils courent lorsque le magistrat les appelle. Mais à Athènes un homme riche serait au désespoir que l’on crût qu’il dépendit du magistrat. » L’autorité paternelle est encore bien utile pour maintenir les mœurs. Nous avons déjà dit que dans une république il n’y a pas une force si réprimante que dans les autres gouvernements. Il faut donc que les lois cherchent à y suppléer : elles le font par l’autorité paternelle. À Rome, les pères avaient droit de vie et de mort sur leurs enfants. À Lacédémone, chaque père avait droit de corriger l’enfant d’un autre. La puissance paternelle se perdit à Rome avec la république. Dans les monarchies, où l’on n’a que faire de mœurs si pures, on veut que chacun vive sous la puissance des magistrats. Les lois de Rome, qui avaient accoutumé les jeunes gens à la dépendance, établirent une longue minorité. Peut-être avons-nous eu tort de prendre cet usage : dans une monarchie on n’a pas besoin de tant de contrainte. Cette même subordination dans la république y pourrait demander que le père restât pendant sa vie le maître des biens de ses enfants, comme il fut réglé à Rome. Mais cela n’est pas l’esprit de la monarchie.
CHAPITRE VIIIComment les lois doivent se rapporter au principe du gouvernement dans l’aristocratie Si dans l’aristocratie le peuple est vertueux, on y jouira à peu près du bonheur du gouvernement populaire, et l’État deviendra puissant.
Mais, comme il est rare que là où les fortunes des hommes sont si inégales il y ait beaucoup de vertu, il faut que les lois tendent à donner, autant qu’elles peuvent, un esprit de modération, et cherchent à rétablir cette égalité que la constitution de l’État ôte nécessairement. L’esprit de modération est ce qu’on appelle la vertu dans l’aristocratie : il y tient la place de l’esprit d’égalité dans l’État populaire. Si le faste et la splendeur qui environnent les rois font une partie de leur puissance, la modestie et la simplicité des manières font la force des nobles aristocratiques. Quand ils n’affectent aucune distinction, quand ils se confondent avec le peuple, quand ils sont vêtus comme lui, quand ils lui font partager tous leurs plaisirs, il oublie sa faiblesse. Chaque gouvernement a sa nature et son principe. Il ne faut donc pas que l’aristocratie prenne la nature et le principe de la monarchie, ce qui arriverait si les nobles avaient quelques prérogatives personnelles et particulières, distinctes de celles de leur corps. Les privilèges doivent être pour le sénat, et le simple respect pour les sénateurs. Il y a deux sources principales de désordres dans les États aristocratiques : l’inégalité extrême entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés ; et la même inégalité entre les différents membres du corps qui gouverne. De ces deux inégalités résultent des haines et des jalousies que les lois doivent prévenir ou arrêter. La première inégalité se trouve principalement lorsque les privilèges des principaux ne sont honorables que parce qu’ils sont honteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui défendait aux patriciens de s’unir par mariage aux plébéiens : ce qui n’avait d’autre effet que de rendre, d’un côté, les patriciens plus superbes, et, de l’autre, plus odieux. Il faut voir les avantages qu’en tirèrent les tribuns dans leurs harangues. Cette inégalité se trouvera encore, si la condition des citoyens est différente par rapport aux subsides ; ce qui arrive de quatre manières : lorsque les nobles se donnent le privilège de n’en point payer ; lorsqu’ils font des fraudes pour s’en exempter, lorsqu’ils les appellent à eux, sous prétexte de rétributions ou d’appointements pour les emplois qu’ils exercent ; enfin quand ils rendent le peuple tributaire, et se partagent les impôts qu’ils lèvent sur eux. Ce dernier cas est rare ; une aristocratie, en cas pareil, est le plus dur de tous les gouvernements.
Pendant que Rome inclina vers l’aristocratie, elle évita très bien ces inconvénients. Les magistrats ne tiraient jamais d’appointements de leur magistrature. Les principaux de la république furent taxés comme les autres ; ils le furent même plus, et quelquefois ils le furent seuls. Enfin, bien loin de se partager les revenus de l’État, tout ce qu’ils purent tirer du trésor public, tout ce que la fortune leur envoya de richesses, ils le distribuèrent au peuple pour se faire pardonner leurs honneurs. C’est une maxime fondamentale, qu’autant que les distributions faites au peuple ont de pernicieux effets dans la démocratie, autant en ont-elles de bons dans le gouvernement aristocratique. Les premières font perdre l’esprit de citoyen, les autres y ramènent. Si l’on ne distribue point les revenus au peuple, il faut lui faire voir qu’ils sont bien administrés : les lui montrer, c’est en quelque manière l’en faire jouir. Cette chaîne d’or que l’on tendait à Venise, les richesses que l’on portait à Rome dans les triomphes, les trésors que l’on gardait dans le temple de Saturne, étaient véritablement les richesses du peuple. Il est surtout essentiel, dans l’aristocratie, que les nobles ne lèvent pas les tributs. Le premier ordre de l’État ne s’en mêlait point à Rome : on en chargea le second ; et cela même eut dans la suite de grands inconvénients. Dans une aristocratie où les nobles lèveraient les tributs, tous les particuliers seraient à la discrétion des gens d’affaires : il n’y aurait point de tribunal supérieur qui les corrigeât. Ceux d’entre eux préposés pour ôter les abus aimeraient mieux jouir des abus. Les nobles seraient comme les princes des États despotiques qui confisquent les biens de qui il leur plaît. Bientôt les profits qu’on y ferait seraient regardés comme un patrimoine que l’avarice étendrait à sa fantaisie. On ferait tomber les fermes ; on réduirait à rien les revenus publics. C’est par là que quelques États, sans avoir reçu d’échecs qu’on puisse remarquer, tombent dans une faiblesse dont les voisins sont surpris, et qui étonne les citoyens mêmes. Il faut que les lois leur défendent aussi le commerce : des marchands si accrédités feraient toutes sortes de monopoles. Le commerce est la profession des gens égaux ; et, parmi les États despotiques, les plus misérables sont ceux où le prince est marchand.
Les lois de Venise défendent aux nobles le commerce, qui pourrait leur donner, même innocemment, des richesses exorbitantes. Les lois doivent employer les moyens les plus efficaces pour que les nobles rendent justice au peuple. Si elles n’ont point établi un tribun, il faut qu’elles soient un tribun elles-mêmes. Toute sorte d’asile contre l’exécution des lois perd l’aristocratie ; et la tyrannie en est tout près. Elles doivent mortifier, dans tous les temps, l’orgueil de la domination. Il faut qu’il y ait, pour un temps ou pour toujours, un magistrat qui fasse trembler les nobles, comme les éphores à Lacédémone, et les inquisiteurs d’État à Venise ; magistratures qui ne sont soumises à aucunes formalités. Ce gouvernement a besoin de ressorts bien violents. Une bouche de pierre s’ouvre à tout délateur à Venise : vous diriez que c’est celle de la tyrannie. Ces magistratures tyranniques, dans l’aristocratie, ont du rapport à la censure de la démocratie, qui, par sa nature, n’est pas moins indépendante. En effet, les censeurs ne doivent point être recherchés sur les choses qu’ils ont faites pendant leur censure : il faut leur donner de la confiance, jamais du découragement. Les Romains étaient admirables : on pouvait faire rendre à tous les magistrats raison de leur conduite, excepté aux censeurs. Deux choses sont pernicieuses dans l’aristocratie : la pauvreté extrême des nobles, et leurs richesses exorbitantes. Pour prévenir leur pauvreté il faut surtout les obliger de bonne heure à payer leurs dettes. Pour modérer leurs richesses, il faut des dispositions sages et insensibles ; non pas des confiscations, des lois agraires, des abolitions de dettes, qui font des maux infinis. Les lois doivent ôter le droit d’aînesse entre les nobles, afin que, par le partage continuel des successions, les fortunes se remettent toujours dans l’égalité. Il ne faut point de substitutions, de retraits lignagers, de majorats, d’adoptions. Tous les moyens inventés pour perpétuer la grandeur des familles dans les États monarchiques ne sauraient être d’usagé dans l’aristocratie. Quand les lois ont égalisé les familles, il leur reste à maintenir l’union entre elles. Les différends des nobles doivent être promptement décidés : sans cela, les contestations entre les personnes deviennent
contestations entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naître. Enfin il ne faut point que les lois favorisent les distinctions que la vanité met entre les familles, sous prétexte qu’elles sont plus nobles ou plus anciennes : cela doit être mis au rang des petitesses des particuliers. On n’a qu’à jeter les yeux sur Lacédémone, on verra comment les éphores surent mortifier les faiblesses des rois, celles des grands et celles du peuple.
CHAPITRE IX Comment les lois sont relatives à leur principe dans la monarchieL’honneur étant le principe de ce gouvernement, les lois doivent s’y rapporter. Il faut qu’elles y travaillent à soutenir cette noblesse, dont l’honneur est pour ainsi dire l’enfant et le père. Il faut qu’elles la rendent héréditaire ; non pas pour être le terme entre le pouvoir du prince et la faiblesse du peuple, mais le lien de tous les deux. Les substitutions, qui conservent les biens dans les familles, seront très utiles dans ce gouvernement, quoiqu’elles ne conviennent pas dans les autres. Le retrait lignager rendra aux familles nobles les terres que la prodigalité d’un parent aura aliénées. Les terres nobles auront des privilèges, comme les personnes. On ne peut pas séparer la dignité du monarque de celle du royaume ; on ne peut guère séparer non plus la dignité du noble de celle de son fief. Toutes ces prérogatives seront particulières à la noblesse, et ne passeront point au peuple, si l’on ne veut choquer le principe du gouvernement, si l’on ne veut diminuer la force de la noblesse et celle du peuple. Les substitutions gênent le commerce ; le retrait lignager fait une infinité de procès nécessaires ; et tous les fonds du royaume vendus sont au moins, en quelque façon, sans maître pendant un an. Des prérogatives attachées à des fiefs donnent un pouvoir très à charge
à ceux qui les souffrent. Ce sont des inconvénients particuliers de la noblesse, qui disparaissent devant l’utilité générale qu’elle procure. Mais, quand on les communique au peuple, on choque inutilement tous les principes. On peut, dans les monarchies, permettre de laisser la plus grande partie de ses biens à un seul de ses enfants : cette permission n’est même bonne que là. Il faut que les lois favorisent tout le commerce que la constitution de ce gouvernement peut donner, afin que les sujets puissent, sans périr, satisfaire aux besoins toujours renaissants du prince et de sa cour. Il faut qu’elles mettent un certain ordre dans la manière de lever les tributs, afin qu’elle ne soit pas plus pesante que les charges mêmes. La pesanteur des charges produit d’abord le travail ; le travail, l’accablement ; l’accablement, l’esprit de paresse.
CHAPITRE X De la promptitude de l’exécution dans la monarchieLe gouvernement monarchique a un grand avantage sur le républicain : les affaires étant menées par un seul, il y a plus de promptitude dans l’exécution. Mais comme cette promptitude pourrait dégénérer en rapidité, les lois y mettront une certaine lenteur. Elles ne doivent pas seulement favoriser la nature de chaque constitution, mais encore remédier aux abus qui pourraient résulter de cette même nature. Le cardinal de Richelieu veut que l’on évite dans les monarchies les épines des compagnies, qui forment des difficultés sur tout. Quand cet homme n’aurait pas eu le despotisme dans le cœur, il l’aurait eu dans la tête. Les corps qui ont le dépôt des lois n’obéissent jamais mieux que quand ils vont à pas tardifs, et qu’ils apportent dans les affaires du prince cette réflexion qu’on ne peut guère attendre du défaut de lumières de la cour sur les lois de l’État, ni de la précipitation de ses conseils. Que serait devenue la plus belle monarchie du monde, si les magistrats, par leurs lenteurs, par leurs plaintes, par leurs prières, n’avaient arrêté le cours des vertus mêmes de ces rois, lorsque
ces monarques, ne consultant que leur grande âme, auraient voulu récompenser sans mesure des services rendus avec un courage et une fidélité aussi sans mesure ?
CHAPITRE XI De l’excellence du gouvernement monarchiqueLe gouvernement monarchique a un grand avantage sur le despotique. Comme il est de sa nature qu’il y ait sous le prince plusieurs ordres qui tiennent à la constitution, l’État est plus fixe, la constitution plus inébranlable, la personne de ceux qui gouvernent plus assurée. Cicéron croit que l’établissement des tribuns de Rome fut le salut de la république. « En effet, dit-il, la force du « peuple qui n’a point de chef est plus terrible. Un cher sent « que l’affaire roule sur lui, il y pense ; mais le peuple, dans « son impétuosité, ne connait point le péril où il se jette. » On peut appliquer cette réflexion à un État despotique, qui est un peuple sans tribuns ; et à une monarchie, où le peuple a en quelque façon des tribuns. En effet, on voit partout que dans les mouvements du gouvernement despotique le peuple, mené par lui-même, porte toujours les choses aussi loin qu’elles peuvent aller ; tous les désordres qu’il commet sont extrêmes ; au lieu que dans les monarchies les choses sont très rarement portées à l’excès. Les chefs craignent pour eux-mêmes ; ils ont peur d’être abandonnés ; les puissances intermédiaires dépendantes ne veulent pas que le peuple prenne trop le dessus. Il est rare que les ordres de l’État soient entièrement corrompus. Le prince tient à ses ordres ; et les séditieux, qui n’ont ni la volonté ni l’espérance de renverser l’État, ne peuvent ni ne veulent renverser le prince. Dans ces circonstances, les gens qui ont de la sagesse et de l’autorité s’entremettent ; on prend des tempéraments, on s’arrange, on se corrige, les lois reprennent leur vigueur et se font écouter. Aussi toutes nos histoires sont-elles pleines de guerres civiles sans révolutions ; celles des États despotiques sont pleines de révolutions sans guerres civiles. Ceux qui ont écrit l’histoire des guerres civiles de quelques États, ceux mêmes qui les ont fomentées, prouvent assez combien l’autorité
que les princes laissent à de certains ordres pour leur service leur doit être peu suspecte, puisque, dans l’égarement même, ils ne soupiraient qu’après les lois et leur devoir, et retardaient la fougue et l’impétuosité des factieux plus qu’ils ne pouvaient la servir. Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être qu’il avait trop avili les ordres de l’État, a recours, pour le soutenir, aux vertus du prince et de ses ministres ; et il exige d’eux tant de choses, qu’en vérité il n’y a qu’un ange qui puisse avoir tant d’attention, tant de lumières, tant de fermeté, tant de connaissance ; et on peut à peine se flatter que d’ici à la dissolution des monarchies il puisse y avoir un prince et des ministres pareils. Comme les peuples qui vivent sous une bonne police sont plus heureux que ceux qui, sans règle et sans chefs, errent dans les forêts ; aussi les monarques qui vivent sous les lois fondamentales de leur État sont-ils plus heureux que les princes despotiques qui n’ont rien qui puisse régler le cœur de leurs peuples, ni le leur.
CHAPITRE XII Continuation du même sujet Qu’on n’aille point chercher de la magnanimité dans les Étatsdespotiques ; le prince n’y donnerait point une grandeur qu’il n’a pas lui-même ; chez lui, il n’y a pas de gloire. C’est dans les monarchies que l’on verra autour du prince les sujets recevoir ses rayons ; c’est là que chacun, tenant, pour ainsi dire, un plus grand espace, peut exercer ces vertus qui donnent à l’âme, non pas de l’indépendance, mais de la grandeur.
CHAPITRE XIII Idée du despotismeQuand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied, et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique.
CHAPITRE XIV Comment les lois sont relatives au principe du gouvernement despotique Le gouvernement despotique a pour principe la crainte : mais, à des peuples timides, ignorants, abattus, il ne faut pas beaucoup de lois. Tout y doit rouler sur deux ou trois idées : il n’en faut donc pas de nouvelles. Quand vous instruisez une bête, vous vous donnez bien de garde de lui faire changer de maître, de leçons et d’allure ; vous frappez son cerveau par deux ou trois mouvements, et pas davantage. Lorsque le prince est enfermé, il ne peut sortir du séjour de la volupté sans désoler tous ceux qui l’y retiennent. Ils ne peuvent souffrir que sa personne et son pouvoir passent en d’autres mains. Il fait donc rarement la guerre en personne, et il n’ose guère la faire par ses lieutenants. Un prince pareil, accoutumé, dans son palais, à ne trouver aucune résistance, s’indigne de celle qu’on lui fait les armes à la main : il est donc ordinairement conduit par la colère ou par la vengeance. D’ailleurs, il ne peut avoir d’idée de la vraie gloire. Les guerres doivent donc s’y faire dans toute leur fureur naturelle, et le droit des gens y avoir moins d’étendue qu’ailleurs. Un tel prince a tant de défauts qu’il faudrait craindre d’exposer au grand jour sa stupidité naturelle. Il est caché, et l’on ignore l’état où il se trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans ce pays, qu’ils n’ont besoin que d’un nom qui les gouverne. Charles XII étant à Bender, trouvant quelque résistance dans le sénat de Suède, écrivit qu’il leur enverrait une de ses bottes pour commander. Cette botte aurait commandé comme un roi despotique. Si le prince est prisonnier, il est censé être mort ; et un autre monte sur le trône. Les traités que fait le prisonnier sont nuls ; son successeur ne les ratifierait pas. En effet, comme il est les lois, l’État et le prince, et que, sitôt qu’il n’est plus le prince, il n’est rien, s’il n’était pas censé mort, l’État serait détruit. Une des choses qui détermina le plus les Turcs à faire leur paix séparée avec Pierre Ier, fut que les Moscovites dirent au vizir qu’en Suède on avait mis un autre roi sur le trône
La conservation de l’État n’est que la conservation du prince, ou plutôt du palais où il est enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement ce palais ou la ville capitale, ne fait point d’impression sur des esprits ignorants, orgueilleux et prévenus ; et, quant à l’enchaînement des évènements, ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. La politique, ses ressorts et ses lois y doivent être très bornés, et le gouvernement politique y est aussi simple que le gouvernement civil. Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l’État avec ceux du sérail. Un pareil État sera dans la meilleure situation lorsqu’il pourra se regarder comme seul dans le monde ; qu’il sera environné de déserts, et séparé de peuples qu’il appellera barbares. Ne pouvant compter sur la milice, il sera bon qu’il détruise une partie de lui-même. Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité ; mais ce n’est point une paix, c’est le silence de ces villes que l’ennemi est près d’occuper. La force n’étant pas dans l’État, mais dans l’armée qui l’a fondé, il faudrait, pour défendre l’État, conserver cette armée : mais elle est formidable au prince. Comment donc concilier la sûreté de l’État avec la sûreté de la personne ? Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu’aux peuples mêmes. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connaître les lois, on a instruit les peuples. Mais il y a des causes particulières qui le ramèneront peut-être au malheur qu’il voulait fuir. Dans ces États, la religion a plus d’influence que dans aucun autre ; elle est une crainte ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans, c’est de la religion que les peuples tirent en partie le respect étonnant qu’ils ont pour leur prince. C’est la religion qui corrige un peu la constitution turque. Les sujets qui ne sont pas attachés à la gloire et à la grandeur de l’État par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion. De tous les gouvernements despotiques, il n’y en a point qui s’accable plus lui-même que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre, et l’héritier de tous ses sujets : il en résulte
toujours l’abandon de la culture des terres ; et si d’ailleurs le prince est marchand, toute espèce d’industrie est ruinée. Dans ces États, on ne répare, on n’améliore rien : on ne bâtit des maisons que pour la vie ; on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres ; on tire tout de la nature, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert. Pensez-vous que des lois qui ôtent la propriété des fonds de terre et la succession des biens, diminueront l’avarice et la cupidité des grands ? Non : elles irriteront cette cupidité et celle avarice. On sera porté à faire mille vexations, parce qu’on ne croira avoir en propre que l’or ou l’argent que l’on pourra voler ou cacher. Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon que l’avidité du prince soit modérée par quelque coutume. Ainsi, en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions des gens du peuple. Mais, comme le Grand-Seigneur donne la plupart des terres à sa milice, et en dispose à sa fantaisie ; comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l’empire ; comme, lorsqu’un homme meurt sans enfants mâles, le Grand-Seigneur a la propriété, et que les filles n’ont que l’usufruit, il arrive que la plupart des biens de l’État sont possédés d’une manière précaire. Par la loi de Bantam, le roi prend la succession, même la femme, les enfants et la maison. On est obligé, pour éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier les enfants à huit, neuf ou dix ans, et quelquefois plus jeunes, afin qu’ils ne se trouvent pas faire une malheureuse partie de la succession du père. Dans les États où il n’y a point de lois fondamentales, la succession à l’empire ne saurait être fixe. La couronne y est élective par le prince, dans sa famille ou hors de sa famille. En vain serait-il établi que l’aîné succéderait ; le prince en pourrait toujours choisir un autre. Le successeur est déclaré par le prince lui-même, ou par ses ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet État a une raison de dissolution de plus qu’une monarchie. Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur le trône fait d’abord étrangler ses frères, comme en Turquie ; ou les fait aveugler, comme en Perse ; ou les rend fous, comme chez le Mogol ; ou, si l’on ne prend point
ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance du trône est suivie d’une affreuse guerre civile. Par les constitutions de Moscovie, le czar peut choisir qui il veut pour son successeur, soit dans sa famille soit hors de sa famille. Un tel établissement de succession cause mille révolutions, et rend le trône aussi chancelant que la succession est arbitraire. L’ordre de succession étant une des choses qu’il importe le plus au peuple de savoir, le meilleur est celui qui frappe le plus les yeux, comme la naissance et un certain ordre de naissance. Une telle disposition arrête les brigues, étouffe l’ambition ; on ne captive plus l’esprit d’un prince faible, et l’on ne fait point parler les mourants. Lorsque la succession est établie par une loi fondamentale, un seul prince est le successeur, et ses frères n’ont aucun droit réel ou apparent de lui disputer la couronne. On ne peut présumer ni faire valoir une volonté particulière du père. Il n’est donc pas plus question d’arrêter ou de faire mourir le frère du roi que quelque autre sujet que ce soit. Mais dans les États despotiques, où les frères du prince sont également ses esclaves et ses rivaux, la prudence veut que l’on s’assure de leurs personnes, surtout dans les pays mahométans, où la religion regarde la victoire ou le succès comme un jugement de Dieu ; de sorte que personne n’y est souverain de droit, mais seulement de fait. L’ambition est bien plus irritée dans des États où des princes du sang voient que, s’ils ne montent pas sur le trône, ils seront enfermés ou mis à mort, que parmi nous, où les princes du sang jouissent d’une condition qui, si elle n’est pas si satisfaisante pour l’ambition, l’est peut-être plus pour les désirs modérés. Les princes des États despotiques ont toujours abusé du mariage. Ils prennent ordinairement plusieurs femmes, surtout dans la partie du monde où le despotisme est pour ainsi dire naturalisé, qui est l’Asie. Ils en ont tant d’enfants, qu’ils ne peuvent guère avoir d’affection pour eux, ni ceux-ci pour leurs frères. La famille régnante ressemble à l’État : elle est trop faible, et son chef est trop fort ; elle paraît étendue, et elle se réduit à rien. Artaxerxès fit mourir tous ses enfants pour avoir conjuré contre lui. Il n’est pas vraisemblable que cinquante enfants conspirent contre leur père ; et encore moins qu’ils conspirent parce qu’il n’a pas voulu céder sa concubine à son fils aîné. Il est plus simple de croire qu’il y a là
quelque intrigue de ces sérails d’Orient, de ces lieux où l’artifice, la méchanceté, la ruse, règnent dans le silence et se couvrent d’une épaisse nuit ; où un vieux prince, devenu tous les jours plus imbécile, est le premier prisonnier du palais. Après tout ce que nous venons de dire, il semblerait que la nature humaine se soulèverait sans cesse contre le gouvernement despotique ; mais, malgré l’amour des hommes pour la liberté, malgré leur haine contre la violence, la plupart des peuples y sont soumis : cela est aisé à comprendre. Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir ; donner, pour ainsi dire, un lest à l’une pour la mettre en état de résister à une autre : c’est un chef-d’œuvre de législation que le hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence. Un gouvernement despotique, au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux ; il est uniforme partout : comme il ne faut que des passions pour l’établir, tout le monde est bon pour cela.
