Appendice
LIVRE SIXIÈME de l’Esprit des Lois, Montesquieu:
Conséquences des principes desgouvernements, par rapport à la simplicité des lois civiles et criminelles, la forme des jugements et l’établissement des peines CHAPITRE PREMIER De la simplicité des lois civiles dans les divers gouvernements Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions. Elles doivent être conservées, elles doivent être apprises, pour que l’on y juge aujourd’hui comme l’on y jugea hier, et que la propriété et la vie des citoyens y soient assurées et fixes comme la constitution même de l’État. Dans une monarchie, l’administration d’une justice qui ne décide pas seulement de la vie et des biens, mais aussi de l’honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu’il a un plus grand dépôt, et qu’il prononce sur de plus grands intérêts. Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les lois de ces États tant de règles, de restrictions, d’extensions, qui multiplient les cas particuliers, et semblent faire un art de la raison même. La différence de rang, d’origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens ; et des lois relatives à la constitution de cet État peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens sont propres, acquêts, ou conquêts ; dotaux, paraphernaux ; paternels et maternels ; meubles de plusieurs espèces ;
libres, substitués ; du lignage, ou non ; nobles en franc-alleu, ou roturiers ; rentes foncières ou constituées à prix d’argent. Chaque sorte de biens est soumise à des règles particulières : il faut les suivre pour en disposer : ce qui ôte encore de la simplicité. Dans nos gouvernements, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût un certain bien, c’est-à-dire que le fief eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés : par exemple, il y a des pays où l’on n’a pu partager les fiefs entre les frères ; dans d’autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d’étendue. Le monarque, qui connaît chacune de ses provinces, peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connaît rien, et ne peut avoir d’attention sur rien ; il lui faut une allure générale ; il gouverne par une volonté rigide qui est partout la même ; tout s’aplanit sous ses pieds. À mesure que les jugements des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions qui quelquefois se contredisent, ou parce que les juges qui se succèdent pensent différemment, ou parce que les mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues, ou enfin par une infinité d’abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C’est un mal nécessaire que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l’esprit des gouvernements modérés. Car, quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, et non pas des contradictions et de l’incertitude des lois. Dans les gouvernements où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu’il y ait des privilèges. Cela diminue encore la simplicité, et fait mille exceptions. Un des privilèges le moins à charge à la société, et surtout à celui qui le donne, c’est de plaider devant un tribunal plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires, c’est-à-dire celles où il s’agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider. Les peuples des États despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourrait statuer, ou le magistrat juger. Il suit de ce que les terres appartiennent au prince, qu’il n’y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit du droit que le souverain a de succéder, qu’il n’y en a pas non plus sur
les successions. Le négoce exclusif qu’il fait dans quelques pays rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l’on y contracte avec des filles esclaves font qu’il n’y a guère de lois civiles sur les dots et sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d’esclaves qu’il n’y a presque point de gens qui aient une volonté propre, et qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du père, du mari, du maître, se règlent par eux, et non par les magistrats. J’oubliais de dire que ce que nous appelons l’honneur étant à peine connu dans ces États, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n’y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même : tout est vide autour de lui. Aussi lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il règne, rarement nous parlent- ils des lois civiles. Toutes les occasions de dispute et de procès y sont donc ôtées. C’est ce qui fait en partie qu’on y maltraite si fort les plaideurs : l’injustice de leur demande paraît à découvert, n’étant pas cachée, palliée ou protégée par une infinité de lois.
On entend dire sans cesse qu’il faudrait que la justice fût rendue partout comme en Turquie. Il n’y aura donc que les plus ignorants de tous les peuples qui auront vu clair dans la chose du monde qu’il importe le plus aux hommes de savoir ? Si vous examinez les formalités de la justice par rapport à la peine qu’a un citoyen à se faire rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop. Si vous les regardez dans le rapport qu’elles ont avec la liberté et la sûreté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu ; et vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.
En Turquie, où l’on fait très peu d’attention à la fortune, à la vie, à l’honneur des sujets, on termine promptement, d’une façon ou d’une autre, toutes les disputes. La manière de les finir est indifférente, pourvu qu’on finisse. Le pacha, d’abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, et les renvoie chez eux. Et il serait bien dangereux que l’on y eût les passions des plaideurs : elles supposent un désir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l’esprit, une constance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d’autre sentiment que la crainte, et où tout mène tout à coup, et sans qu’on le puisse prévoir, à des révolutions. Chacun doit connaître qu’il ne faut point que le magistrat entende parler de lui, et qu’il ne tient sa sûreté que de son anéantissement. Mais, dans les États modérés, où la tête du moindre citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur et ses biens qu’après un long examen ; on ne le prive de la vie que lorsque la patrie elle- même l’attaque ; et elle ne l’attaque qu’en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre. Aussi, lorsqu’un homme se rend plus absolu, songe-t-il d’abord à simplifier les lois. On commence dans cet État à être plus frappé des inconvénients particuliers que de la liberté des sujets, dont on ne se soucie point du tout. On voit que dans les républiques il faut pour le moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans l’un et dans l’autre gouvernement, elles augmentent en raison du cas que l’on y fait de l’honneur, de la fortune, de la vie, de la liberté des citoyens. Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain ; ils sont égaux dans le gouvernement despotique : dans le premier, c’est parce qu’ils sont tout ; dans le second, c’est parce qu’ils ne sont rien.
CHAPITRE III Dans quels gouvernements et dans quels cas on doit juger selon un texte précis de la loi Plus le gouvernement approche de la république, plus la manière de juger devient fixe ; et c’était un vice de la république de Lacédémone que les éphores jugeassent arbitrairement, sans qu’il y eût des lois pour les diriger. À Rome, les premiers consuls jugèrent comme les éphores : on en sentit les inconvénients, et l’on fit des lois précises. Dans les États despotiques, il n’y a point de lois : le juge est lui- même sa règle. Dans les États monarchiques, il y a une loi ; et là où elle est précise, le juge la suit ; là où elle ne l’est pas, il en cherche l’esprit. Dans le gouvernement républicain, il est de la nature de la constitution que les juges suivent la lettre de la loi. Il n’y a point de citoyen contre qui on puisse interpréter une loi, quand il s’agit de ses biens, de son honneur ou de sa vie. À Rome, les juges prononçaient seulement que l’accusé était coupable d’un certain crime ; et la peine se trouvait dans la loi, comme on le voit dans diverses lois qui furent faites. En Angleterre, les jurés décident si le fait qui a été porté devant eux est prouvé ou non ; et, s’il est prouvé, le juge prononce la peine que la loi inflige pour ce fait : et, pour cela, il ne lui faut que des yeux.
CHAPITRE IV De la manière de former les jugements De là suivent les différentes manières de former les jugements.Dans les monarchies, les juges prennent la manière des arbitres : ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient ; on modifie son avis pour le rendre conforme à celui d’un autre ; les avis les moins nombreux sont rappelés aux deux plus grands. Cela n’est point de la nature de la république. À Rome, et dans les villes grecques, les juges ne se communiquaient point : chacun donnait son avis d’une de ces trois manières : j’absous, je condamne, il ne me paraît pas : c’est que le peuple jugeait ou était censé juger. Mais le peuple
n’est pas jurisconsulte ; toutes ces modifications et tempéraments des arbitres ne sont pas pour lui ; il faut lui présenter un seul objet, un fait, et un seul fait ; et qu’il n’ait qu’à voir s’il doit condamner, absoudre, ou remettre le jugement. Les Romains, à l’exemple des Grecs, introduisirent des formules d’actions, et établirent la nécessité de diriger chaque affaire par l’action qui lui était propre. Cela était nécessaire dans leur manière de juger : il fallait fixer l’état de la question, pour que le peuple l’eût toujours devant les yeux. Autrement, dans le cours d’une grande affaire, cet état de la question changerait continuellement, et on ne le reconnaîtrait plus. De là il suivait que les juges, chez les Romains, n’accordaient que la demande précise, sans rien augmenter, diminuer, ni modifier. Mais les préteurs imaginèrent d’autres formules d’actions qu’on appela de bonne foi, où la manière de prononcer était plus dans la disposition du juge. Ceci était plus conforme à l’esprit de la monarchie. Aussi les jurisconsultes français disent-ils : En France « toutes les actions sont de bonne foi ».
CHAPITRE V Dans quels gouvernements le souverain peut être jugeMachiavel attribue la perte de la liberté de Florence à ce que le peuple ne jugeait pas en corps, comme à Rome, des crimes de lèse- majesté commis contre lui. Il y avait pour cela huit juges établis. Mais, dit Machiavel, peu sont corrompus par peu. J’adopterais bien la maxime de ce grand homme ; mais comme dans ces cas l’intérêt politique force pour ainsi dire l’intérêt civil (car c’est toujours un inconvénient que le peuple juge lui-même ses offenses), il faut, pour y remédier, que les lois pourvoient, autant qu’il est en elles, à la sûreté des particuliers. Dans cette idée, les législateurs de Rome firent deux choses : ils permirent aux accusés de s’exiler avant le jugement ; et ils voulurent que les biens des condamnés fussent consacrés, pour que le peuple n’en
eût pas la confiscation. On verra dans le livre XI les autres limitations que l’on mit à la puissance que le peuple avait de juger. Solon sut bien prévenir l’abus que le peuple pourrait faire de sa puissance dans le jugement des crimes : il voulut que l’aréopage revit l’affaire ; que, s’il croyait l’accusé injustement absous, il l’accusât de nouveau devant le peuple : que, s’il le croyait injustement condamné, il arrêtât l’exécution, et lui fit rejuger l’affaire : loi admirable, qui soumettait le peuple à la censure de la magistrature qu’il respectait le plus, et à la sienne même ! Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, surtout du moment que l’accusé sera prisonnier, afin que le peuple puisse se calmer et juger de sang-froid. Dans les États despotiques, le prince peut juger lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la constitution serait détruite, les pouvoirs intermédiaires dépendants, anéantis ; on verrait cesser toutes les formalités des jugements ; la crainte s’emparerait de tous les esprits ; on verrait la pâleur sur tous les visages ; plus de confiance, plus d’honneur, plus d’amour, plus de sûreté, plus de monarchie. Voici d’autres réflexions. Dans les États monarchiques, le prince est la partie qui poursuit les accusés, et les fait punir ou absoudre s’il jugeait lui-même, il serait le juge et la partie. Dans ces mêmes États, le prince a souvent les confiscations : s’il jugeait les crimes, il serait encore le juge et la partie. De plus, il perdrait le plus bel attribut de sa souveraineté, qui est celui de faire grâce : il serait insensé qu’il fit et défit ses jugements ; il ne voudrait pas être en contradiction avec lui-même. Outre que cela confondrait toutes les idées, on ne saurait si un homme serait absous ou s’il recevrait sa grâce. Lorsque Louis XIII voulut être juge dans le procès du duc de la Valette, et qu’il appela pour cela dans son cabinet quelques officiers du parlement et quelques conseillers d’État, le roi les ayant forcés d’opiner sur le décret de prise de corps, le président de Bellièvre dit : « Qu’il voyait dans cette affaire une chose étrange, un prince opiner au procès d’un de ses sujets ; que les rois ne s’étaient réservé que les grâces, et qu’ils renvoyaient les condamnations vers leurs officiers. Et Votre Majesté voudrait bien voir sur la sellette un homme devant elle, qui, par son jugement, irait dans une heure à la mort ! Que la face du prince,
qui porte les grâces, ne peut soutenir cela ; que sa vue seule levait les interdits des églises ; qu’on ne devait sortir que content devant le prince. » Lorsqu’on jugea le fond, le même président dit, dans son avis : « Cela est un jugement sans exemple, voire contre tous les exemples du passé jusqu’à huy, qu’un roi de France ait condamné en qualité de juge, par son avis, un gentilhomme à mort. » Les jugements rendus par le prince seraient une source intarissable d’injustices et d’abus ; les courtisans extorqueraient, par leur importunité, ses jugements. Quelques empereurs romains eurent la fureur de juger : nuls règnes n’étonnèrent plus l’univers par leurs injustices. « Claude, dit Tacite, ayant attiré à lui le jugement des affaires et les fonctions des magistrats, donna occasion à toutes sortes de rapines. » Aussi Néron, parvenant à l’empire après Claude, voulant se concilier les esprits, déclara-t-il : « Qu’il se garderait bien d’être le juge de toutes les affaires, pour que les accusateurs et les accusés, dans les murs d’un palais, ne fussent pas exposés à l’inique pouvoir de quelques affranchis. » « Sous le règne d’Arcadius, dit Zosime, la nation des calomniateurs se répandit, entoura la cour et l’infecta. Lorsqu’un homme était mort, on supposait qu’il n’avait point laissé d’enfants ; on donnait ses biens par un rescrit. Car, comme le prince était étrangement stupide, et l’impératrice entreprenante à l’excès, elle servait l’insatiable avarice de ses domestiques et de ses confidentes ; de sorte que, pour les gens modérés, il n’y avait rien de plus désirable que la mort. » « Il y avait autrefois dit Procope, fort peu de gens à la cour mais, sous Justinien, comme les juges n’avaient plus la liberté de rendre justice, leurs tribunaux étaient déserts, tandis que le palais du prince retentissait des clameurs des parties qui sollicitaient leurs affaires. » Tout le monde sait comment on y vendait les jugements, et même les lois. Les lois sont les yeux du prince, il voit par elles ce qu’il ne pourrait pas voir sans elles. Veut-il faire la fonction des tribunaux, il travaille non pas pour lui, mais pour ses séducteurs contre lui.
CHAPITRE VI Que, dans la monarchie, les ministres ne doivent pas juger C’est encore un grand inconvénient dans la monarchie que les ministres du prince jugent eux-mêmes les affaires contentieuses. Nous voyons encore aujourd’hui des États où il y a des juges sans nombre pour décider les affaires fiscales, et où les ministres, qui le croirait, veulent encore les juger. Les réflexions viennent en foule : je ne ferai que celle-ci. Il y a, par nature des choses, une espèce de contradiction entre le conseil du monarque et ses tribunaux. Le conseil des rois doit être composé de peu de personnes ; les tribunaux de judicature en demandent beaucoup. La raison en est que, dans le premier, on doit prendre les affaires avec une certaine passion, et les suivre de même ; ce qu’on ne peut guère espérer que de quatre ou cinq hommes qui en font leur affaire. Il faut, au contraire, des tribunaux de judicature de sang- froid, et à qui toutes les affaires soient en quelque façon indifférentes.
CHAPITRE VII Du magistrat unique Un tel magistrat ne peut avoir lieu que dans le gouvernementdespotique. On voit dans l’histoire romaine à quel point un juge unique peut abuser de son pouvoir. Comment Appius, sur son tribunal, n’aurait-il pas méprisé les lois, puisqu’il viola même celle qu’il avait faite ? Tite-Live nous apprend l’inique distinction du décemvir. Il avait aposté un homme qui réclamait devant lui Virginie comme son esclave : les parents de Virginie lui demandèrent qu’en vertu de sa loi on la leur remit jusqu’au jugement définitif. Il déclara que sa loi n’avait été faite qu’en faveur du père, et que, Virginius étant absent, elle ne pouvait avoir d’application.
CHAPITRE VIII Des accusations dans les divers gouvernements À Rome, il était permis à un citoyen d’en accuser un autre. Cela était établi selon l’esprit de la république, où chaque citoyen doit avoir pour le bien public un zèle sans bornes, où chaque citoyen est censé tenir tous les droits de la patrie dans ses mains. On suivit sous les empereurs les maximes de la république ; et d’abord on vit paraître un genre d’hommes funestes, une troupe de délateurs. Quiconque avait bien des vices et bien des talents, une âme bien basse et un esprit ambitieux, cherchait un criminel, dont la condamnation pût plaire au prince : c’était la voie pour aller aux honneurs et à la fortune, choses que nous ne voyons point parmi nous. Nous avons aujourd’hui une loi admirable : c’est celle qui veut que le prince, établi pour faire exécuter les lois, prépose un officier dans chaque tribunal pour poursuivre en son nom tous les crimes ; de sorte que la fonction des délateurs est inconnue parmi nous, et, si ce vengeur public était soupçonné d’abuser de son ministère, on l’obligerait de nommer son dénonciateur. Dans les lois de Platon, ceux qui négligent d’avertir les magistrats, ou de leur donner du secours, doivent être punis. Cela ne conviendrait point aujourd’hui. La partie publique veille pour les citoyens ; elle agit, et ils sont tranquilles.
CHAPITRE IX De la sévérité des peines dans les divers gouvernementsLa sévérité des peines convient mieux au gouvernement despotique, dont le principe est la terreur, qu’à la monarchie et à la république, qui ont pour ressort l’honneur et la vertu. Dans les États modérés, l’amour de la patrie, la honte et la crainte du blâme, sont des motifs réprimants, qui peuvent arrêter bien des crimes. La plus grande peine d’une mauvaise action sera d’en être convaincu.
Les lois civiles y corrigeront donc plus aisément et n’auront pas besoin de tant de force. Dans ces États, un bon législateur s’attachera moins à punir les crimes qu’à les prévenir ; il s’appliquera plus à donner des mœurs qu’à infliger des supplices. C’est une remarque perpétuelle des auteurs chinois, que plus dans leur empire on voyait augmenter les supplices, plus la révolution était prochaine. C’est qu’on augmentait les supplices à mesure qu’on manquait de mœurs. Il serait aisé de prouver que, dans tous ou presque tous les États d’Europe, les peines ont diminué ou augmenté à mesure qu’on s’est plus approché ou plus éloigné de la liberté. Dans les pays despotiques, on est si malheureux que l’on y craint plus la mort qu’on ne regrette la vie : les supplices y doivent donc être plus rigoureux. Dans les États modérés, on craint plus de perdre la vie qu’on ne redoute la mort en elle-même ; les supplices qui ôtent simplement la vie y sont donc suffisants. Les hommes extrêmement heureux et les hommes extrêmement malheureux sont également portés à la dureté : témoin les moines et les conquérants. Il n’y a que la médiocrité et le mélange de la bonne et de la mauvaise fortune qui donnent de la douceur et de la pitié. Ce que l’on voit dans les hommes en particulier se trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sauvages, qui mènent une vie très dure, et chez les peuples des gouvernements despotiques, où il n’y a qu’un homme exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le reste en est outragé, on est également cruel. La douceur règne dans les gouvernements modérés. Lorsque nous lisons dans les histoires les exemples de la justice atroce des sultans, nous sentons avec une espèce de douleur les maux de la nature humaine. Dans les gouvernements modérés, tout, pour un bon législateur, peut servir à former des peines. N’est-il pas bien extraordinaire qu’à Sparte une des principales fût de ne pouvoir prêter sa femme à un autre, ni recevoir celle d’un autre ; de n’être jamais dans sa maison qu’avec des vierges ? En un mot, tout ce que la loi appelle une peine est effectivement une peine.
CHAPITRE X Des anciennes lois françaises C’est bien dans les anciennes lois françaises que l’on trouve l’esprit de la monarchie. Dans les cas où il s’agit de peines pécuniaires, les non-nobles sont moins punis que les nobles. C’est tout le contraire dans les crimes ; le noble perd l’honneur et réponse en cour, pendant que le vilain, qui n’a point d’honneur, est puni en son corps.
CHAPITRE XI Que lorsqu’un peuple est vertueux, il faut peu de peines Le peuple romain avait de la probité. Cette probité eut tant de force,que souvent le législateur n’eut besoin que de lui montrer le bien pour le lui faire suivre. Il semblait qu’au lieu d’ordonnances il suffisait de lui donner des conseils. Les peines des lois royales et celles des lois des Douze Tables furent presque toutes ôtées dans la république, soit par une suite de la loi Valérienne, soit par une conséquence de la loi Porcie. On ne remarqua pas que la république en fût mal réglée, et il n’en résulta aucune lésion de police. Cette loi Valérienne, qui défendait aux magistrats toute voie de fait contre un citoyen qui avait appelé au peuple, n’infligeait à celui qui y contreviendrait que la peine d’être réputé méchant.
CHAPITRE XII De la puissance des peinesL’expérience a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l’esprit du citoyen en est frappé, comme il l’est ailleurs par les grandes. Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un État, un gouvernement violent veut soudain le corriger ; et au lieu de songer à faire exécuter les anciennes lois, on établit une peine cruelle qui
arrête le mal sur-le-champ. Mais on use le ressort du gouvernement ; l’imagination se fait à cette grande peine, comme elle s’était faite à la moindre, et comme on diminue la crainte pour celle-ci, l’on est bientôt forcé d’établir l’autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étaient communs dans quelques États ; on voulut les arrêter : on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps on a volé comme auparavant sur les grands chemins. De nos jours la désertion fut très fréquente : on établit la peine de mort contre les déserteurs, et la désertion n’est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise ou se flatte d’en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte : il fallait donc laisser une peine qui faisait porter une flétrissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, et on l’a réellement diminuée. Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes, on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu’on examine la cause de tous les relâchements, on verra qu’elle vient de l’impunité des crimes, et non pas de la modération des peines. Suivons la nature, qui a donné aux hommes la honte comme leur fléau ; et que la plus grande partie de la peine soit l’infamie de la souffrir. Que, s’il se trouve des pays où la honte ne soit pas une suite du supplice, cela vient de la tyrannie, qui a infligé les mêmes peines aux scélérats et aux gens de bien. Et si vous en voyez d’autres où les hommes ne sont retenus que par des supplices cruels, comptez encore que cela vient en grande partie de la violence du gouvernement, qui a employé ces supplices pour des fautes légères. Souvent un législateur qui veut corriger un mal ne songe qu’à cette correction, ses yeux sont ouverts sur cet objet, et fermés sur les inconvénients. Lorsque le mal est une fois corrigé, on ne voit plus que la dureté du législateur ; mais il reste un vice dans l’État, que cette dureté a produit : les esprits sont corrompus, ils se sont accoutumés au despotisme. Lysandre ayant remporté la victoire sur les Athéniens, on jugea les prisonniers ; on accusa les Athéniens d’avoir précipité tous les captifs de deux galères, et résolu en pleine assemblée de couper le poing aux
prisonniers qu’ils feraient. Ils furent tous égorgés, excepté Adymante, qui s’était opposé à ce décret. Lysandre reprocha à Philoclès, avant de le faire mourir, qu’il avait dépravé les esprits et fait des leçons de cruauté à toute la Grèce. « Les Argiens, dit Plutarque, ayant fait mourir quinze cents de leurs citoyens, les Athéniens firent apporter les sacrifices d’expiation afin qu’il plût aux dieux de détourner du cœur des Athéniens une si cruelle pensée. » Il y a deux genres de corruption ; l’un, lorsque le peuple n’observe point les lois ; l’autre, lorsqu’il est corrompu par les lois : mal incurable, parce qu’il est dans le remède même.
