De l’esprit des Lois – Montesquieu

Comment l’amour de la liberté a-t-il sa place dans un gouvernement monarchique ? Il peut se la faire de deux manières. La monarchie succède ordinairement, soit au despotisme, soit à l’aristocratie. Le premier cas est rare, le second a été le plus fréquent dans les temps modernes. La monarchie succède au despotisme, lorsque le despotisme vient à s’éclairer. Or la première lumière qui se fait dans l’esprit des sujets, c’est que le prince ne peut pas tout, qu’il y a des choses supérieures à son pouvoir. De là le premier sentiment de l’honneur, et de là une première limite apportée au pouvoir d’un seul. Dans l’autre cas, le sentiment de l’honneur n’est pas autre chose qu’un reste de liberté aristocratique qui se défend jusqu’à la dernière extrémité. C’est ce qu’il est facile de voir dans l’histoire de notre monarchie. L’honneur exigeait bien plus d’un grand du XVIe siècle que d’un courtisan du XVIIIe. L’honneur, au XVIe siècle, commandait encore d’avoir des châteaux forts, et des armes pour se défendre contre la couronne elle- même ; au XVIIIe l’honneur n’interdisait pas de passer sa vie dans les antichambres du roi et le boudoir de ses favorites. Ainsi, l’honneur monarchique n’est autre chose que le signe de ce qui reste ou de ce qui se forme d’aristocratique dans un pays monarchique. Un principe qui se rapporte à celui de l’honneur, dans les États monarchiques, et qui les distingue encore du despotisme, c’est le principe de l’opinion. Il y a une opinion dans la monarchie. Il est vrai qu’elle ne s’exprime pas librement comme dans la démocratie, ou les monarchies limitées et représentatives ; mais elle existe, on a le sentiment commun que le roi, quelque sacré que soit son pouvoir, se doit au bonheur de ses sujets. On juge ses actes, on juge ses ministres.

Et quoique en droit il puisse tout ce qu’il veut, il est souvent obligé en fait de compter avec cette opinion même muette. Il y avait en France une opinion publique, même sous Richelieu, même sous Louis XIV. On approuvait et on blâmait dans une certaine mesure. Sans doute aussi, dans une certaine mesure, il en est de même dans les États despotiques ; mais c’est un signe que le despotisme se transforme en monarchie. D’autre part, l’opinion peut être très faible dans les États monarchiques : c’est alors un signe qu’ils tournent au despotisme. La puissance de l’opinion dans les monarchies est encore une des formes de l’amour de la liberté. C’est la part que la monarchie fait à l’esprit public, à l’esprit d’examen et de critique, qui est ce qu’il y a de plus cher à la liberté. Je distingue l’honneur et l’opinion. Le premier est surtout un sentiment aristocratique ; le second est un principe démocratique. L’un et l’autre sont le signe de la part que la noblesse et le peuple ont dans le gouvernement. Je ne dis pas qu’ils y aient une part légale : car alors ce serait une aristocratie, ou une démocratie, ou une monarchie mixte ; mais enfin ils sont pour quelque chose dans l’État, et leur importance se mesure par l’importance de l’honneur et de l’opinion. La monarchie bien expliquée, et ramenée, comme le veut Montesquieu, au principe de l’honneur auquel nous ajoutons celui de l’opinion, il sera facile d’expliquer le despotisme et son principe. Le despotisme est une forme abusive de la monarchie ; c’est cette forme basse de gouvernement, la dernière de toutes, suivant Platon, où, par faiblesse et par amour excessif du repos, les citoyens abandonnent tous les pouvoirs au souverain, lui mettent entre les mains une force irrésistible, et ne se réservent que l’obéissance sans limites. Un tel gouvernement ne repose que sur la crainte. C’est celui que Hobbes rêvait comme le modèle des gouvernements, mais qui en est en réalité le plus imparfait ; car il est contradictoire. En effet, l’homme ne peut sacrifier la liberté que pour le repos. Mais le repos est impossible sans sécurité ; et la sécurité est incompatible avec la crainte. Ainsi, un gouvernement qui, par hypothèse, reposerait sur l’extrême crainte, détruirait par là même ce pourquoi on l’aurait subi, la sécurité et la paix. Le despotisme, tel que Montesquieu le décrit, est donc un gouvernement absurde, c’est-à-dire contradictoire dans les termes mêmes.

Pour qu’un gouvernement fondé sur la crainte soit possible et durable, il faut évidemment que la crainte ne soit pas universelle et perpétuelle : il ne faut pas que tous craignent, et craignent pour tout ce qu’ils possèdent : car alors, que leur servirait-il de ne pas s’appartenir à eux-mêmes ? Il faut qu’en général, ils trouvent assez de tranquillité et de paix dans la vie privée pour n’être pas tentés de se mêler des affaires publiques. En un mot, la crainte ne doit être que pour ceux qui veulent résister à l’État, et non pas pour ceux qui, contents des limites qui leur sont imposées, ne demandent qu’à ne pas être tourmentés dans ces limites. Mais si la crainte s’introduit jusque-là, ce n’est plus un gouvernement, c’est un brigandage. « Quid sunt regna, dit saint Augustin, remotâ justitiâ, nisi magna latrocinia ? » Dans le despotisme même, la crainte n’est pas le principe unique du gouvernement. D’abord, elle n’est pas toujours sentie. On a commencé d’obéir par crainte ; puis on obéit par habitude. Après tout, ce serait une erreur de croire qu’un pouvoir tient absolument à être craint : il tient surtout à faire ce qu’il veut ; s’il y réussit sans employer la crainte, il la réserve pour les cas nécessaires. C’est ce qui arrive en pratique dans les gouvernements despotiques. Les sujets obéissent par habitude, et ils oublient qu’ils sont sous un gouvernement terrible. L’état de crainte est trop violent pour être continuel. L’habitude est donc un principe qui tempère l’action de la crainte. Ce n’est pas tout ; les sujets qui naissent dans un gouvernement despotique, reçoivent tout d’abord des impressions très vives de ce pouvoir supérieur, invisible, qui peut tout et qui est entouré de toutes les grandeurs et de tout l’éclat que l’imagination peut concevoir : il conçoit donc pour ce pouvoir une admiration sans bornes. Plus il le regarde de bas, plus il est étonné et confondu de sa hauteur : ce n’est pas seulement de la crainte qu’il a pour lui, c’est du respect. Ceux qui étudient le despotisme du dehors, et au point de vue d’un gouvernement meilleur, peuvent se persuader qu’un tel pouvoir ne mérite que le mépris : ceux qui ne connaissent que celui-là, et n’en ont jamais soupçonné d’autre, ont pour lui ce respect naturel que les hommes ont en général pour l’autorité des supérieurs. Ainsi, le respect est mêlé à la crainte, dans l’obéissance des sujets d’un prince despotique. Un autre sentiment se mêle encore à celui-là pour le relever, c’est le sentiment religieux. Dans les monarchies d’Orient, où l’on va chercher

d’ordinaire les types les plus purs du despotisme, le monarque est un être sacré. Selon Manou, le roi est une grande divinité. C’est d’Orient que nous est venue la doctrine du droit divin, qui n’est encore qu’une atténuation de la doctrine indienne. En général, dans un gouvernement despotique, le monarque est le chef de la religion. Quelle source de grandeur cela lui donne ! Enfin, la religion, qui est un principe d’obéissance pour les sujets, est une limite pour le prince. Montesquieu nous le dit lui-même : « C’est la religion qui corrige un peu la constitution turque. Les sujets qui ne sont pas attachés à la grandeur de l’État par honneur, le sont par la force et par le principe de la religion. » Voilà donc un nouveau principe, qui tempère et qui relève celui de la crainte. Terminons enfin cette analyse par l’étude de l’aristocratie et de ses principes. Dans l’aristocratie, le peuple est à l’égard de la noblesse comme à l’égard d’un monarque ; et la noblesse est, par rapport à elle-même, comme le peuple dans la démocratie. Ainsi, l’aristocratie est une république pour les nobles, et une monarchie pour le peuple. Elle participe donc aux principes de ces deux gouvernements. Comme république, elle repose sur l’amour de la liberté et de l’égalité. En effet, les nobles dans l’aristocratie ont aussi horreur de la domination d’un seul que le peuple dans la démocratie. Mais ils doivent craindre par là même l’inégalité. Car ce qui établit l’inégalité dans l’aristocratie la rapproche du gouvernement monarchique. Si quelques familles l’emportent trop sur les autres, ce n’est plus une aristocratie, c’est une oligarchie : si une seule réussit à se mettre au premier rang, la monarchie n’est pas loin. Mais l’aristocratie, reposant comme la démocratie sur la liberté et l’égalité (au moins des nobles), a besoin, comme elle, de la vertu. Il faut que les nobles aiment plus l’État que leur propre grandeur ; sans quoi ils chercheront à dominer, et l’équilibre sera détruit. Il faut qu’ils obéissent aux lois, sans quoi la république périra par l’anarchie. Il faut qu’ils ne se rendent pas indignes de leur prééminence par la bassesse et la corruption ; sans quoi le peuple perdra la crainte, le respect et l’obéissance. Mais la vertu dans l’aristocratie aura un autre caractère que dans la démocratie : elle y aura plus de pompe et d’éclat. La vertu démocratique, qui n’appartient qu’à des citoyens tous égaux, peut être modeste et simple : elle peut consister seulement dans la sobriété, l’économie, l’amour du travail ;

telle fut par exemple la vertu de la république hollandaise ; telle fut dans les premiers temps la vertu de la république américaine. La vertu aristocratique n’est pas seulement une vertu de citoyens, mais de souverains et en quelque sorte de monarques : de là un certain caractère de fierté et de hauteur. Or il me semble que c’est précisément cette sorte de vertu qui mérite le nom d’honneur, et qui est plutôt encore le principe de l’aristocratie que de la monarchie. Elle est aussi dans la monarchie, mais au même titre que la noblesse. Plus la noblesse est indépendante du roi, plus l’honneur y joue un rôle considérable : elle est la résistance morale de l’aristocratie soumise dans une monarchie incontestée. Mais si l’aristocratie est république par le côté des nobles, elle est monarchie par le côté des sujets. À ce point de vue, elle reposera sur les mêmes principes que la monarchie, et pourra en prendre toutes les formes. L’aristocratie, comme la monarchie, repose sur l’amour du repos : en effet, il y a moins d’agitation dans un État aristocratique que dans une démocratie ; le peuple, ne se mêlant pas des affaires d’État, vit paisiblement dans la limite des droits qui lui sont laissés. Ainsi un peuple ami du repos et une noblesse amie de la liberté, voilà l’aristocratie. Elle repose donc aussi, comme la monarchie, sur une certaine crainte du peuple pour les grands ; mais cette crainte peut être également tempérée par tous les principes qui, nous l’avons vu, signalent le passage du despotisme illimité à la monarchie restreinte. Il y aura de même une oligarchie oppressive, et une aristocratie libérale, et un nombre infini d’intermédiaires : c’est dans ce sens que la modération peut être un des principes de ce gouvernement. Les lois dans leurs rapports avec les gouvernements. – Après avoir étudié les trois formes primordiales de gouvernement dans leur nature et dans leurs principes, résumons, pour donner plus de précision à ces généralités, les différentes espèces de lois qui dérivent dans chaque gouvernement de sa nature ou de son principe. Dans la démocratie, par exemple, les lois qui sont relatives à sa nature sont : 1° les lois de suffrages : il est essentiel de fixer le nombre des citoyens qui doivent former les assemblées ; les lois relatives aux magistratures : c’est une maxime fondamentale que le peuple nomme les magistrats ; 3° le suffrage par le sort ; 4° la publicité des votes ; 5° le pouvoir législatif direct attribué au peuple.

Dans la démocratie, les lois relatives au principe sont : 1° les lois agraires, et les mesures limitatives de la transmission des biens ; 2° la modicité des partages ; 3° des lois somptuaires et une censure très sévère pour maintenir les anciennes mœurs. Ces lois sont indispensables pour conserver la frugalité et la vertu, principes de ce gouvernement. Dans l’aristocratie, les lois relatives à la nature sont : 1° l’élection par le choix ; 2° un sénat qui gouverne, le corps des nobles formant le peuple ; 3° l’institution de la dictature pour ramener quand il le faut l’État à ses principes ; 4° une certaine part d’influence donnée au peuple ; 5° la grandeur des magistratures compensée par leur brièveté. Les lois relatives au principe sont : 1° pas de prérogatives personnelles ni de privilèges (exemptions de taxes, etc.) ; 2° interdiction du commerce aux nobles ; 3° justice rigoureuse pour le peuple : « Si les lois n’ont pas établi un tribun, il faut qu’elles en soient un elles- mêmes. » Les lois relatives au principe sont surtout négatives : 1° pas de confiscations, de lois agraires, d’abolition de dettes ; 2° pas de droit d’aînesse, de substitutions, de retrait lignager. Les lois relatives à la monarchie quant à sa nature sont : 1° l’existence d’une noblesse : « Point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, point de monarque ; » autrement c’est un despote ; 2° l’existence d’un clergé : « Autant le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant il est convenable dans une monarchie… barrière toujours bonne, quand il n’y en a pas d’autres. » 3° L’existence d’un dépôt de lois entre les mains d’un corps judiciaire indépendant. Les lois relatives au principe sont : 1° les substitutions qui conservent les biens dans une famille ; 2° le retrait lignager, qui rend aux nobles les terres que la prodigalité d’un parent aura aliénées ; 3° les privilèges des terres nobles, la dignité du noble ne se séparant pas de celle de son fief ; 4° le droit d’aînesse. Quant au despotisme, c’est à peine s’il a des lois ; et l’on n’y distingue pas facilement les lois relatives à la nature de celles qui sont relatives au principe. Dans ce gouvernement, l’institution d’un vizir est une loi fondamentale. Les guerres s’y font dans toutes leurs fureurs naturelles. Si le prince est prisonnier, il est censé mort. L’armée est souveraine maîtresse. La religion a une grande influence ; c’est une crainte ajoutée à une crainte. Pas de loi de succession à la couronne : le

prince choisit son successeur. Pas de cession de biens ; usure exagérée ; péculat et confiscation. Montesquieu parlementaire. – Nous n’avons traité jusqu’ici de la théorie de Montesquieu que comme d’une théorie abstraite et scientifique, où il n’aurait été guidé que par la curiosité spéculative. En y regardant de plus près, il est impossible d’y méconnaître une intention, un dessein et la trace de l’esprit du temps. S’il fait dans son livre une si grande place au despotisme, s’il insiste avec tant d’amertume sur les maux qu’il produit, et avec tant de complaisance sur la différence du despotisme et de la monarchie, c’est évidemment parce qu’il croit voir dans la transformation des institutions monarchiques de France une pente manifeste vers le despotisme. La monarchie telle qu’il la décrit, c’est l’ancienne monarchie française, la monarchie parlementaire et encore féodale, entourée de corps d’État, fondée sur une hiérarchie de privilèges, de prérogatives, de franchises, de droits particuliers, qui tiennent lieu des droits généraux, enfin une monarchie tempérée reposant sur des lois fondamentales, et soutenue par des pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants. Tel était dans le passé l’idéal de Montesquieu : c’est un parlementaire, et il y a en lui un vieux reste des théories de la Fronde. Il oublie les états généraux, et il ne dit pas un mot de cette grande institution de l’ancienne monarchie. Mais il recommande les privilèges des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes. Il n’est pas ennemi des tribunaux ecclésiastiques. Et enfin, ce qui est le trait le plus remarquable de sa politique, il demande qu’il y ait dans la monarchie un dépôt de lois. Il ne dit pas où doit être ce dépôt ; mais il le laisse à deviner : « Le conseil du prince n’est pas un dépôt convenable. » Cependant l’ignorance de la noblesse et son mépris pour le gouvernement civil exigent qu’il y ait « un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussière. » Ce corps, c’est évidemment le parlement. Or, Montesquieu dit que ce dépôt de lois ne peut être que dans des corps politiques. Les parlements étaient donc des corps politiques : c’est la doctrine de la Fronde. Il n’est pas non plus difficile de comprendre les nombreuses allusions que Montesquieu fait à ce nivellement gradué et incessant, qui a été le travail de l’ancienne monarchie jusqu’à ce qu’elle-même

y périsse. Il en a vu avec une profonde sagacité les infaillibles conséquences. « Détruisez les prérogatives dans une monarchie, vous aurez bientôt un État populaire ou un État despotique. » C’est ce qui est arrivé en France ; mais l’État despotique a amené l’État populaire. Lorsqu’il parle des Anglais, qui, s’ils détruisaient les corps intermédiaires, seraient par là même, dans leur liberté, le peuple le plus esclave de la terre, il est impossible de ne pas voir là un retour sur le gouvernement français. Au reste, ce rapprochement devient sensible lorsque Montesquieu ajoute immédiatement après : « M. Law fut un des plus grands promoteurs du despotisme en Europe. » Le despotisme s’introduisait donc en Europe : « Il voulait ôter les rangs intermédiaires et anéantir les corps politiques. » N’était-ce pas la cause de la haine de Saint-Simon contre Louis XIV ? N’était-ce pas le principe des réformes politiques que l’on rêvait dans le petit cercle du duc de Beauvilliers, de Fénelon et du duc de Bourgogne ? Que voulaient ces réformateurs, sinon une restauration de la monarchie aristocratique, qui de jour en jour disparaissait visiblement devant la monarchie pure ? Montesquieu, en attribuant un tel dessein à Law, pouvait-il ne pas voir que la royauté l’avait déjà en grande partie accompli ? La manière dont il parle du cardinal de Richelieu indique bien qu’il considère la monarchie française comme altérée. « Le cardinal de Richelieu veut que l’on évite dans les monarchies les épines des compagnies qui font des difficultés sur tout. Quand cet homme n’aurait pas eu le despotisme dans le cœur, il l’aurait eu dans la tête. » Mais ce qu’avait voulu Richelieu, n’est- ce pas ce qu’a aussi voulu Louis XIV ? et n’en était-il pas encore de même sous Louis XV ? Dans un autre passage, Montesquieu dit que « Richelieu a avili les ordres de l’État ». Mais il ne dit pas qu’on les ait rétablis depuis lui. Or une monarchie où les ordres sont avilis incline au despotisme. La monarchie française inclinait donc au despotisme. Remarquez que Montesquieu ne dit pas un mot de Louis XIV. Ce silence sur un règne si grand, qu’il avait déjà jugé dans ses Lettres persanes avec une si perçante sévérité, n’est-il pas aussi le signe d’une pensée qui ne se montre pas tout entière, mais qui se laisse deviner ? N’est-ce pas une description amère de la monarchie française que cette peinture ? « Les monarchies se corrompent lorsqu’on ôte peu à peu les prérogatives des corps ou les privilèges des villes… Ce qui perdit les dynasties de Tsin et des Soüi, dit un auteur chinois,… c’est que

les princes voulurent gouverner tout immédiatement par eux-mêmes. » Que nous font Tsin et Soüi ? Ces noms chinois ne sont-ils pas là à la place d’autres noms qu’on ne veut pas prononcer ? « La monarchie se perd lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l’État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne. » N’est- ce pas là une allusion directe et frappante ? Versailles n’était-il pas devenu toute la France et le roi tout l’État ? « La monarchie se corrompt lorsque l’honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l’on peut être à la fois couvert d’infamie et de dignités. » Pouvait-on lire ces lignes sans songer au cardinal Dubois ? Enfin Montesquieu nous donne son secret dans les lignes qui suivent : « L’inconvénient, dit-il, n’est pas lorsque l’État passe d’un gouvernement modéré à un gouvernement modéré… mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme. » Et si l’on pouvait croire que c’est encore là une proposition générale et sans application, le passage suivant nous détromperait d’une manière décisive. « La plupart des peuples d’Europe sont encore gouvernés par les mœurs ; mais si par un long abus du pouvoir, si par une conquête, le despotisme s’établissait à certain point, il n’y aurait pas de mœurs ni de climats qui tinssent ; et, dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres. » Tel est donc le vrai sens de cette théorie du despotisme, que l’on a considérée comme occupant une trop grande place dans son livre. C’est une sorte d’épouvantail qu’il présente aux gouvernements modérés, à ces gouvernements qui, soutenus auparavant par des institutions, des lois et des corps indépendants, avaient laissé peu à peu, ou même avaient fait tomber ces obstacles, et se rapprochaient chaque jour davantage du despotisme. Si maintenant, en face de cet épouvantail, que Montesquieu fait peser comme une menace sur ces gouvernements dégénérés, vous contemplez cet admirable tableau d’un gouvernement libre, où Montesquieu a concentré toutes les forces de son analyse et de son génie, l’intention politique de l’Esprit des lois peut-elle demeurer obscure ? Il montre, on peut dire avec excès, que le despotisme est le plus barbare des gouvernements ; il insinue que la monarchie incline de toutes parts au despotisme ; il démonte et décompose avec amour un système de gouvernement libre, dont tous les éléments existent, il le

croit du moins, dans le pays même où il écrit. Enfin, après avoir étudié la distribution des pouvoirs, soit dans la constitution d’Angleterre, soit dans la constitution romaine, il ajoute : « Je voudrais rechercher, dans tous les gouvernements modérés que nous connaissons, quelle est la distribution des trois pouvoirs, et calculer par là des degrés de liberté dont chacun d’eux peut jouir. Mais il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet qu’on ne laisse rien à faire au lecteur ; il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser. » La constitution anglaise. – Examinons donc cette théorie de la constitution d’Angleterre, qui a émerveillé le siècle dernier, et a eu depuis une si grande influence sur les destinées politiques de notre pays. Les idées philosophiques dont parle Montesquieu sont assez peu déterminées. Voici sa définition de la liberté : « La liberté, dit-il, consiste à pouvoir faire ce qu’on doit vouloir, et à n’être pas contraint de faire ce qu’on ne doit pas vouloir. » Cette définition est très juste ; mais il en conclut que « la liberté est le droit de faire tout ce que permettent les lois. » C’est là restreindre beaucoup le sens du mot « liberté ». Il est vrai que je ne suis pas libre si je ne puis pas faire ce que les lois permettent, ou forcé de faire ce qu’elles n’ordonnent pas ; il est vrai aussi que c’est une fausse liberté de pouvoir faire ce que la loi défend : car si les autres peuvent en faire autant, c’est l’anarchie ; si je le puis seul, c’est l’arbitraire. Mais il ne s’ensuit pas qu’obéir à la loi et rien qu’à loi soit toute la liberté : car la loi peut être tyrannique. Il est très vrai encore que la liberté consiste « à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir » mais la loi peut précisément m’interdire ce que je dois vouloir. Par exemple je dois vouloir honorer Dieu selon ma conscience. Si la loi m’ordonne de l’honorer selon la conscience du prince, suis-je libre ? J’avoue que c’est un gouvernement arbitraire que celui qui ne juge pas selon la loi ; mais un gouvernement où l’on n’obéirait qu’à la loi ne serait pas pour cela un gouvernement libre : car il s’agit de savoir par qui la loi est faite, et comment elle est faite. L’erreur de Montesquieu vient de ce que, comme presque tous les publicistes de son temps, il fait dériver le droit de la loi, au lieu de faire dériver la loi du droit. La liberté civile, dans son vrai sens, c’est le droit que nous avons d’user de nos facultés comme nous l’entendons, en tant qu’elles ne

portent pas atteinte au même droit chez les autres hommes, réserve faite d’ailleurs des sacrifices nécessaires à la sûreté commune. La liberté politique, c’est la garantie ou l’ensemble de garanties par lesquelles chaque individu et le peuple en masse est assuré, autant qu’il est possible, que la liberté naturelle sera sauvegardée par les lois de l’État. Ces définitions une fois posées, voyons ce que c’est, selon Montesquieu, qu’une constitution libre. Une constitution est libre, lorsque nul ne peut y abuser du pouvoir. Mais pour cela, il est nécessaire que le pouvoir ne soit pas sans limites : car tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. Ainsi, dans une constitution libre, le pouvoir arrête le pouvoir. Tel est le principe de l’équilibre et de la pondération des pouvoirs, dont il a été si souvent question en politique, depuis Montesquieu. Mais pour que le pouvoir puisse arrêter le pouvoir, il faut évidemment qu’il y ait plusieurs pouvoirs dans l’État. De là la théorie des trois pouvoirs. Aristote, le premier, a distingué trois fonctions dans le gouvernement de la société, et c’est à lui que revient la célèbre division des trois pouvoirs ou puissances, que Locke a reproduite et Montesquieu après lui : la puissance exécutive, la puissance législative et la puissance de juger. Montesquieu n’a donc pas créé cette théorie ; mais ce qui lui appartient, c’est d’avoir montré dans la séparation des pouvoirs la première garantie, et dans leur distribution la vraie mesure de la liberté. C’est là le principe qu’il a découvert dans l’examen de la constitution d’Angleterre, principe ignoré avant lui de tous les publicistes, et qui est resté depuis acquis à la science politique. Si celui qui exécute les lois dans un État fait en même temps les lois, il n’y a point de liberté, car il peut faire des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Que si la puissance exécutive veut s’emparer des biens ou d’une partie des biens des sujets, elle déclarera par la loi que ces biens convoités sont à elle, et par la force dont elle dispose pour l’exécution, elle s’en emparera. Elle peut enlever ainsi aux citoyens leur liberté et même leur vie, et cela en vertu de la constitution, à moins que le respect des lois fondamentales, les mœurs, la prudence du chef ne s’y opposent, et alors le citoyen peut être libre en fait, mais la constitution n’assure pas sa liberté. Cela n’est pas moins évident, si l’on accorde à la puissance législative la force de l’exécution, cette

puissance fût-elle élue par le peuple, fût-elle le peuple lui-même. Le peuple, en corps, peut menacer par ses lois et par sa force la sûreté de chacun, et, dans un tel État, la multitude est puissante, mais personne n’est tranquille : car on ne peut jamais s’assurer que l’on ne sera pas bientôt dans le nombre de ceux que menace la puissance du peuple. La sûreté des citoyens n’est assurée que par la séparation des deux puissances. La puissance législative s’oppose à l’exécutive et lui trace le cercle de son action ; à son tour, la puissance exécutive empêche par son véto les entreprises despotiques de la législative ; en un mot, le pouvoir arrête le pouvoir : c’est le secret des constitutions libres. Mais le plus grand danger de la liberté serait que la puissance de juger fût unie à l’une des deux autres puissances, et surtout à toutes les deux. Dans ce cas, le magistrat a, comme exécuteur des lois, la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. « Il peut ravager l’État par ses volontés générales ; et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières. » Il résulte de là que la justice, cette puissance si sacrée parmi les hommes, doit être confiée à une magistrature indépendante tirée du corps même des citoyens, se confondant avec eux, et qui, n’ayant aucun intérêt au pouvoir, n’en a pas à l’iniquité. Le pouvoir législatif doit être ou le peuple ou une émanation du peuple : car dans un État libre, « tout homme qui est censé avoir une âme libre, doit être gouverné par lui-même ». S’il ne se gouverne pas immédiatement lui-même, il doit se gouverner par ses représentants, et par conséquent les choisir. « Tous les citoyens, dit Montesquieu, doivent donner leur voix pour choisir les représentants, excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse qu’ils sont réputés n’avoir point de volonté propre. » En face du pouvoir législatif est l’exécutif, qui doit avoir, pour arrêter les entreprises injustes du pouvoir législatif, une certaine part à ce pouvoir, non pas une part directe et positive, mais une part indirecte et négative, non pas la faculté de statuer, ce qui confondrait les attributions des puissances, mais la faculté d’empêcher : distinction qui a produit tant d’orages au commencement de notre Révolution. Le pouvoir exécutif doit être libre dans son action, ce qui est l’essence de l’exécution, mais ses actes sont soumis à l’appréciation du pouvoir législatif ; car, faire des actes contraires aux lois, c’est pour ainsi dire

porter des lois : c’est donc un empiétement sur l’autorité législative, et celle-ci en est juge. La personne en qui est le pouvoir exécutif doit être une pour la promptitude des entreprises, et de plus elle doit être hors d’atteinte ; car, si le législateur pouvait la juger et la détruire, il serait tout-puissant, et il n’y aurait plus de limites, ni par conséquent de liberté. Mais comme il faut une sanction, les agents du pouvoir irresponsable sont responsables à sa place. Un pouvoir un et irresponsable est une monarchie. Le pouvoir exécutif doit donc être entre les mains d’un monarque. Entre le pouvoir exécutif ou le roi, et le pouvoir législatif ou le peuple, pouvoirs contraires qui s’observent et se menacent continuellement, il y a une puissance moyenne qui les unit et les modère. Quelle est cette puissance ? A priori, il semble que ce devrait être la puissance judiciaire, puisque nous avons reconnu trois pouvoirs, l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Cependant Montesquieu nous dit : « Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque sorte nulle, il n’en reste que deux ». Que veut dire ici cette expression étrange, que la puissance judiciaire est nulle ? Faut-il croire que Montesquieu a entendu par là que le pouvoir judiciaire n’est qu’une partie du pouvoir exécutif, et qu’il se confond avec lui ? Non, car rien ne serait plus opposé au principe de la séparation des pouvoirs, qui est la doctrine fondamentale de Montesquieu. La pensée précédente s’explique par un autre passage de l’Esprit des lois. Il veut dire que le pouvoir de juger ne doit pas être confié à un sénat permanent, à un corps spécial, mais « à des personnes tirées du corps du peuple, » c’est- à-dire à ce qu’on appelle le jury. « De cette façon la puissance de juger, si terrible pour les hommes, n’étant attribuée ni à un certain état ni à une certaine profession, devient pour ainsi dire invisible et nulle. On n’a point continuellement des juges devant les yeux, et l’on craint la magistrature, sinon les magistrats. » La puissance judiciaire étant ainsi écartée de la balance des pouvoirs, il faut une autre puissance intermédiaire entre la législative et l’exécutive. Cette puissance se compose de ceux qui, ayant des privilèges dans l’État, privilèges dont Montesquieu, à la vérité, ne nous donne pas la raison, doivent avoir le moyen de les conserver et d’empêcher qu’on

n’y porte atteinte. « La part qu’ils auront à la législation doit être proportionnée aux avantages qu’ils ont dans l’État, et ils auront le droit d’arrêter les entreprises du peuple, comme le peuple a le droit d’arrêter les leurs. » Ils devront ainsi partager la puissance législative et former un corps intermédiaire intéressé d’une part contre le monarque, à la défense des libertés, de l’autre contre le peuple, à la défense des prérogatives du monarque, et assurer ainsi la stabilité des deux principes élémentaires de la constitution. Montesquieu résume de cette manière ce savant mécanisme : « Le corps législatif étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutive, qui le sera elle-même par la législative. » Montesquieu prévoit la principale objection à ce beau système : « Ces trois puissances, dit-il, devraient former un repos ou une inaction ; mais, comme par le mouvement nécessaire des choses elles seront contraintes d’aller, elles seront forcées d’aller de concert. » Réponse spécieuse à une spécieuse objection. Telle est la célèbre théorie de la constitution d’Angleterre, théorie sur laquelle nous voulons présenter quelques réflexions. Il faut se garder ici d’une facile confusion. Il y a trois sortes de gouvernements, et il y a trois sortes de pouvoirs dans le gouvernement : ce sont deux choses très différentes. Le gouvernement est républicain, ou aristocratique, ou monarchique, selon que le peuple, ou les nobles, ou le roi gouvernent. Chacun de ces gouvernements est bon ou mauvais ; on peut préférer l’un à l’autre et préférer à chacun d’eux la combinaison des trois. Cette dernière idée est celle que l’on trouve en germe dans Aristote, que Cicéron a développée après Polybe, et Machiavel après Cicéron. Nous la retrouvons ici dans l’analyse du gouvernement anglais ; mais elle n’est pas l’idée fondamentale de la théorie, elle ne vient qu’en seconde ligne. La base de la théorie de Montesquieu n’est pas la distinction des gouvernements, mais la distinction des pouvoirs ; non pas la combinaison des trois formes de gouvernement, mais la séparation des trois pouvoirs. Les trois pouvoirs sont-ils réunis, c’est le despotisme ; séparés, c’est la liberté. Or, la constitution d’Angleterre est fondée sur la séparation des pouvoirs ; elle est donc une constitution libre.

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