De l’esprit des Lois – Montesquieu

LIVRE DEUXIÈME de l’Esprit des Lois, Montesquieu:

Des lois qui dérivent directement de la nature du gouvernement

CHAPITRE PREMIER

De la nature des trois divers gouvernements Il y a trois espèces de gouvernements : le RÉPUBLICAIN, le MONARCHIQUE et le DESPOTIQUE. Pour en découvrir la nature, il suffit de l’idée qu’en ont les hommes les moins instruits. Je suppose trois définitions, ou plutôt trois faits : l’un, que « le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance ; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un seul sans loi et sans règle entraîne tout par sa volonté et par ses caprices. » Voilà ce que j’appelle la nature de chaque gouvernement. Il faut voir quelles sont les lois qui suivent directement de cette nature, et qui par conséquent sont les premières lois fondamentales.

CHAPITRE II Du gouvernement républicain, et des lois relatives à la démocratie

Lorsque, dans la république, le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie. Le peuple, dans la démocratie, est à certains égards le monarque ; à certains autres, il est le sujet. Il ne peut être monarque que par ses suffrages, qui sont ses volontés. La volonté du souverain est le souverain lui-même. Les lois

qui établissent le droit de suffrage sont donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet, il est aussi important d’y régler comment, par qui, à qui, sur quoi, les suffrages doivent être donnés, qu’il l’est dans une monarchie de savoir quel est le monarque et de quelle manière il doit gouverner. Libanius dit « qu’à Athènes un étranger qui se mêlait « dans l’assemblée du peuple était puni de mort. » C’est qu’un tel homme usurpait le droit de souveraineté. Il est essentiel de fixer le nombre des citoyens qui doivent former les assemblées ; sans cela on pourrait ignorer si le peuple a parlé, ou seulement une partie du peuple. À Lacédémone, il fallait dix mille citoyens. À Rome, née dans la petitesse pour aller à la grandeur ; à Rome, faite pour éprouver toutes les vicissitudes de la fortune ; à Rome, qui avait tantôt presque tous ses citoyens hors de ses murailles, tantôt toute l’Italie et une partie de la terre dans ses murailles, on n’avait point fixé ce nombre ; et ce fut une des plus grandes causes de sa ruine. Le peuple qui a la souveraine puissance doit faire par lui-même tout ce qu’il peut bien faire ; et ce qu’il ne peut pas bien faire, il faut qu’il le fasse par ses ministres. Ses ministres ne sont point à lui s’il ne les nomme : c’est donc une maxime fondamentale de ce gouvernement, que le peuple nomme ses ministres, c’est-à-dire ses magistrats. Il a besoin, comme les monarques, et même plus qu’eux, d’être conduit par un conseil ou sénat. Mais, pour qu’il y ait confiance, il faut qu’il en élise les membres : soit qu’il les choisisse lui-même, comme à Athènes ; ou par quelque magistrat qu’il a établi pour les élire, comme cela se pratiquait à Home dans quelques occasions. Le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité. Il n’a à se déterminer que par des choses qu’il ne peut ignorer, et des faits qui tombent sous les sens. Il sait très bien qu’un homme a été souvent à la guerre, qu’il y a eu tels ou tels succès : il est donc très capable d’élire un général. Il sait qu’un juge est assidu, que beaucoup de gens se retirent de son tribunal contents de lui, qu’on ne l’a pas convaincu de corruption : en voilà assez pour qu’il élise un préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des richesses d’un citoyen : cela suffit pour qu’il puisse choisir un édile. Toutes ces choses sont des faits dont il s’instruit mieux dans la place publique

qu’un monarque dans son palais. Mais saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux, les occasions, les moments, en profiter ? Non, il ne le saura pas. Si l’on pouvait douter de la capacité naturelle qu’a le peuple pour discerner le mérite, il n’y aurait qu’à jeter les yeux sur cette suite continuelle de choix étonnants que firent les Athéniens et les Romains : ce qu’on n’attribuera pas sans doute au hasard. On sait qu’à Rome, quoique le peuple se fût donné le droit d’élever aux charges les plébéiens, il ne pouvait se résoudre à les élire ; et quoiqu’à Athènes on pût, par la loi d’Aristide, tirer les magistrats de toutes les classes, il n’arriva jamais, dit Xénophon, que le bas peuple demandât celles qui pouvaient intéresser son salut ou sa gloire. Comme la plupart des citoyens, qui ont assez de suffisance pour élire, n’en ont pas assez pour être élus ; de même le peuple, qui a assez de capacité pour se faire rendre compte de la gestion des autres, n’est pas propre à gérer par lui-même. Il faut que les affaires aillent, et qu’elles aillent un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni trop vite. Mais le peuple a toujours trop d’action, ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il renverse tout ; quelquefois avec cent mille pieds il ne va que comme les insectes. Dans l’État populaire on divise le peuple en de certaines classes. C’est dans la manière de faire cette division que les grands législateurs se sont signalés ; et c’est de là qu’ont toujours dépendu la durée de la démocratie et sa prospérité. Servius Tullius suivit, dans la composition de ses classes, l’esprit de l’aristocratie. Nous voyons, dans Tite-Live et dans Denys d’Halicarnasse, comment il mit le droit de suffrage entre les mains des principaux citoyens. Il avait divisé le peuple de Rome en cent quatre- vingt-treize centuries, qui formaient six classes. Et mettant les riches, mais en plus petit nombre, dans les premières centuries ; les moins riches, mais en plus grand nombre, dans les suivantes, il jeta toute la foule des indigents dans la dernière : et chaque centurie n’ayant qu’une voix, c’étaient les moyens et les richesses qui donnaient le suffrage plutôt que les personnes. Solon divisa le peuple d’Athènes en quatre classes. Conduit par l’esprit de la démocratie, il ne les fit pas pour fixer ceux qui devaient élire, mais ceux qui pouvaient être élus ; et, laissant à chaque citoyen

le droit d’élection, il voulut que dans chacune de ces quatre classes on pût élire des juges : mais que ce ne fût que dans les trois premières, où étaient les citoyens aisés, qu’on pût prendre les magistrats. Comme la division de ceux qui ont droit de suffrage est, dans la république, une loi fondamentale, la manière de le donner est une autre loi fondamentale. Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie. Le sort est une façon d’élire qui n’afflige personne, il laisse à chaque citoyen une espérance raisonnable. Mais comme il est défectueux par lui-même, c’est à le régler et à le corriger que les grands législateurs se sont surpassés. Solon établit à Athènes que l’on nommerait par choix à tous les emplois militaires, et que les sénateurs et les juges seraient élus par le sort. Il voulut que l’on donnât par choix les magistratures civiles qui exigeaient une grande dépense, et que les autres fussent données par le sort. Mais pour corriger le sort, il régla qu’on ne pourrait élire que dans le nombre de ceux qui se présenteraient ; que celui qui aurait été élu serait examiné par des juges, et que chacun pourrait l’accuser d’en être indigne : cela tenait en même temps du sort et du choix. Quand on avait fini le temps de sa magistrature, il fallait essuyer un autre jugement sur la manière dont on s’était comporté. Les gens sans capacité devaient avoir bien de la répugnance à donner leur nom pour être tirés au sort. La loi qui fixe la manière de donner les billets de suffrage est encore une loi fondamentale dans la démocratie. C’est une grande question, si les suffrages doivent être publics ou secrets. Cicéron écrit que les lois qui les rendirent secrets dans les derniers temps de la république romaine furent une des grandes causes de sa chute. Comme ceci se pratique diversement dans différentes républiques, voici, je crois, ce qu’il en faut penser. Sans doute que lorsque le peuple donne ses suffrages, ils doivent être publics ; et ceci doit être regardé comme une loi fondamentale de la démocratie. Il faut que le petit peuple soit éclairé par les principaux, et contenu par la gravité de certains personnages. Ainsi, dans la république romaine, en rendant les suffrages secrets, on détruisit tout ;

il ne fut pas possible d’éclairer une populace qui se perdait. Mais lorsque dans une aristocratie le corps des nobles donne les suffrages, ou dans une démocratie le sénat, comme il n’est là question que de prévenir les brigues, les suffrages ne sauraient être trop secrets. La brigue est dangereuse dans un sénat ; elle est dangereuse dans un corps de nobles : elle ne l’est pas dans le peuple, dont la nature est d’agir par passion. Dans les États où il n’a point de part au gouvernement, il s’échauffera pour un acteur comme il aurait fait pour les affaires. Le malheur d’une république, c’est lorsqu’il n’y a plus de brigues ; et cela arrive lorsqu’on a corrompu le peuple à prix d’argent : il devient de sang-froid, il s’affectionne à l’argent ; mais il ne s’affectionne plus aux affaires : sans souci du gouvernement, et de ce qu’on y propose, il attend tranquillement son salaire. C’est encore une loi fondamentale de la démocratie, que le peuple seul fasse des lois. Il y a pourtant mille occasions où il est nécessaire que le sénat puisse statuer ; il est même souvent à propos d’essayer une loi avant de l’établir. La constitution de Rome et celle d’Athènes étaient très sages. Les arrêts du sénat avaient force de loi pendant un an : ils ne devenaient perpétuels que par la volonté du peuple.

CHAPITRE III

Des lois relatives à la nature de l’aristocratie Dans l’aristocratie, la souveraine puissance est entre les mains d’un certain nombre de personnes. Ce sont elles qui font les lois et qui les font exécuter ; et le reste du peuple n’est tout au plus à leur égard que comme dans une monarchie les sujets sont à l’égard du monarque. On n’y doit point donner le suffrage par sort ; on n’en aurait que les inconvénients. En effet, dans un gouvernement qui a déjà établi les distinctions les plus affligeantes, quand on serait choisi par le sort on n’en serait pas moins odieux : c’est le noble qu’on envie, et non pas le magistrat. Lorsque les nobles sont en grand nombre, il faut un sénat qui règle les affaires que le corps des nobles ne saurait décider, et qui prépare celles dont il décide. Dans ce cas, on peut dire que l’aristocratie est en quelque sorte dans le sénat, la démocratie dans le corps des nobles, et que le peuple n’est rien.

Ce sera une chose très heureuse dans l’aristocratie, si, par quelque voie indirecte, on fait sortir le peuple de son anéantissement : ainsi, à Gênes, la banque de Saint-George, qui est administrée en grande partie par les principaux du peuple, donne à celui-ci une certaine influence dans le gouvernement, qui en fait toute la prospérité. Les sénateurs ne doivent point avoir le droit de remplacer ceux qui manquent dans le sénat : rien ne serait plus capable de perpétuer les abus. À Rome, qui fut dans les premiers temps une espèce d’aristocratie, le sénat ne se suppléait pas lui-même : les sénateurs nouveaux étaient nommés par les censeurs. Une autorité exorbitante donnée tout à coup à un citoyen dans une république forme une monarchie, ou plus qu’une monarchie. Dans celle-ci les lois ont pourvu à la constitution, ou s’y sont accommodées : le principe du gouvernement arrête le monarque ; mais, dans une république où un citoyen se fait donner un pouvoir exorbitant, l’abus de ce pouvoir est plus grand, parce que les lois, qui ne l’ont point prévu, n’ont rien fait pour l’arrêter. L’exception à cette règle est lorsque la constitution de l’État est telle qu’il a besoin d’une magistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle était Rome avec ses dictateurs ; telle est Venise avec ses inquisiteurs d’État : ce sont des magistratures terribles qui ramènent violemment l’État à la liberté. Mais d’où vient que ces magistratures se trouvent si différentes dans ces deux républiques ? C’est que Rome défendait les restes de son aristocratie contre le peuple ; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs d’État pour maintenir son aristocratie contre les nobles. De là il suivait qu’à Rome la dictature ne devait durer que peu de temps, parce que le peuple agit par sa fougue, et non pas par ses desseins. Il fallait que cette magistrature s’exerçât avec éclat, parce qu’il s’agissait d’intimider le peuple, et non pas de le punir ; que le dictateur ne fût créé que pour une seule affaire, et n’eût une autorité sans bornes qu’à raison de cette affaire, parce qu’il était toujours créé pour un cas imprévu. À Venise, au contraire, il faut une magistrature permanente : c’est là que les desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus, repris ; que l’ambition d’un seul devient celle d’une famille, et l’ambition d’une famille celles de plusieurs. On a besoin d’une magistrature cachée, parce que les crimes qu’elle punit, toujours profonds, se forment dans le secret et dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisition

générale, parce qu’elle n’a pas à arrêter les maux que l’on connaît, mais à prévenir même ceux qu’on ne connaît pas. Enfin cette dernière est établie pour venger les crimes qu’elle soupçonne ; et la première employait plus les menaces que les punitions pour les crimes, même avoués par leurs auteurs. Dans toute magistrature il faut compenser la grandeur de la puissance par la brièveté de sa durée. Un an est le temps que la plupart des législateurs ont fixé : un temps plus long serait dangereux, un plus court serait contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudrait gouverner ainsi ses affaires domestiques ? À Raguse, le chef de la république change tous les mois ; les autres officiers, toutes les semaines ; le gouverneur du château, tous les jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite république environnée de puissances formidables qui corrompent aisément de petits magistrats. La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a point de part à la puissance est si petite et si pauvre que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer. Ainsi, quand Antipater établit à Athènes que ceux qui n’auraient pas deux mille drachmes seraient exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible ; parce que ce cens était si petit, qu’il n’excluait que peu de gens, et personne qui eût quelque considération dans la cité. Les familles aristocratiques doivent donc être peuple autant qu’il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite, et elle le deviendra moins à mesure qu’elle approchera de la monarchie. La plus imparfaite de toutes est celles où la partie du peuple qui obéit est dans l’esclavage civil de celle qui commande, comme l’aristocratie de Pologne, où les paysans sont esclaves de la noblesse.

CHAPITRE IV Des lois dans leur rapport avec la nature du gouvernement monarchique

Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants constituent la nature du gouvernement monarchique, c’est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois fondamentales. J’ai dit les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants : en effet, dans la

monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique et civil. Ces lois fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance : car, s’il n’y a dans l’État que la volonté momentanée et capricieuse d’un seul, rien ne peut être fixe, et par conséquent aucune loi fondamentale. Le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel est celui de la noblesse. Elle entre, en quelque façon, dans l’essence de la monarchie, dont la maxime fondamentale est : « Point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, « point de monarque. » Mais on a un despote. Il y a des gens qui avaient imaginé, dans quelques États en Europe, d’abolir toutes les justices des seigneurs. Ils ne voyaient pas qu’ils voulaient faire ce que le parlement d’Angleterre a fait. Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes, vous aurez bientôt un État populaire, ou bien un État despotique. Les tribunaux d’un grand État en Europe frappent sans cesse, depuis plusieurs siècles, sur la juridiction patrimoniale des seigneurs et sur l’ecclésiastique. Nous ne voulons pas censurer des magistrats si sages ; mais nous laissons à décider jusqu’à quel point la constitution en peut être changée. Je ne suis point entôlé des privilèges des ecclésiastiques ; mais je voudrais qu’on fixât bien une fois leur juridiction. Il n’est point question de savoir si on a eu raison de l’établir, mais si elle est établie, si elle fait une partie des lois du pays, et si elle y est partout relative ; si, entre deux pouvoirs que l’on reconnaît indépendants, les conditions ne doivent pas être réciproques ; et s’il n’est pas égal à un bon sujet de défendre la justice du prince, ou les limites qu’elle s’est de tout temps prescrites. Autant que le pouvoir du clergé est dangereux dans une république, autant est-il convenable dans une monarchie, surtout dans celles qui vont au despotisme. Où en seraient l’Espagne et le Portugal depuis la perte de leurs lois, sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbitraire ? Barrière toujours bonne lorsqu’il n’y en a point d’autre : car, comme le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite est un bien.

Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le pouvoir paraît sans bornes, s’arrêtent par les plus petits obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et à la prière. Les Anglais, pour favoriser la liberté, ont ôté toutes les puissances intermédiaires qui formaient leur monarchie. Ils ont bien raison de conserver leur liberté ; s’ils venaient à la perdre, ils seraient un des peuples les plus esclaves de la terre. M. Law, par une ignorance égale de la constitution républicaine et de la monarchique, fut un des plus grands promoteurs du despotisme que l’on eût encore vus en Europe. Outre les changements qu’il fit, si brusques, si inusités, si inouïs, il voulait ôter les rangs intermédiaires, et anéantir les corps politiques : il dissolvait la monarchie par ses chimériques remboursements, et semblait vouloir racheter la constitution même. Il ne suffit pas qu’il y ait dans une monarchie des rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de lois. Ce dépôt ne peut être que dans les corps politiques, qui annoncent les lois lorsqu’elles sont faites, et les rappellent lorsqu’on les oublie. L’ignorance naturelle à la noblesse, son inattention, son mépris pour le gouvernement civil, exigent qu’il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les lois de la poussière où elles seraient ensevelies. Le conseil du prince n’est pas un dépôt convenable. Il est, par sa nature, le dépôt de la volonté momentanée du prince qui exécute, et non pas le dépôt des lois fondamentales. De plus, le conseil du monarque change sans cesse ; il n’est point permanent ; il ne saurait être nombreux ; il n’a point à un assez haut degré la confiance du peuple : il n’est donc pas en état de l’éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l’obéissance. Dans les États despotiques, où il n’y a point de lois fondamentales, il n’y a pas non plus de dépôt de lois. De là vient que, dans ces pays, la religion a ordinairement tant de force : c’est qu’elle forme une espèce de dépôt et de permanence ; et, si ce n’est pas la religion, ce sont les coutumes qu’on y vénère, au lieu des lois.

CHAPITRE V Des lois relatives à la nature de l’État despotique Il résulte de la nature du pouvoir despotique que l’homme seul qui l’exerce le fasse de même exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens disent sans cesse qu’il est tout, et que les autres ne sont rien, est naturellement paresseux, ignorant, voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais, s’il les confiait à plusieurs, il y aurait des disputes entre eux, on ferait des brigues pour être le premier esclave, le prince serait obligé de rentrer dans l’administration. Il est donc plus simple qu’il l’abandonne à un vizir, qui aura d’abord la même puissance que lui. L’établissement d’un vizir est, dans cet État, une loi fondamentale. On dit qu’un pape, à son élection, pénétré de son incapacité, fit d’abord des difficultés infinies. Il accepta enfin, et livra à son neveu toutes les affaires. Il était dans l’admiration, et disait : « Je n’aurais jamais cru que cela eût été si aisé. » Il en est de même des princes d’Orient. Lorsque, de cette prison où des eunuques leur ont affaibli le cœur et l’esprit, et souvent leur ont laissé ignorer leur état même, on les tire pour les placer sur le trône, ils sont d’abord étonnés ; mais, quand ils ont fait un vizir, et que, dans leur sérail, ils se sont livrés aux passions les plus brutales ; lorsqu’au milieu d’une cour abattue ils ont suivi leurs caprices les plus stupides, ils n’auraient jamais cru que cela eût été si aisé. Plus l’empire est étendu, plus le sérail s’agrandit ; et plus, par conséquent, le prince est enivré de plaisirs. Ainsi, dans ces États, plus le prince a de peuples à gouverner, moins il pense au gouvernement ; plus les affaires y sont grandes, et moins on y délibère sur les affaires.

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