Etude sur Mirabeau de Victor Hugo

Voici l’éssai Etude sur Mirabeau de Victor Hugo

: : : : :I

En 1781, un sérieux débat s’agitait en France, au sein d’une famille, entre un père et un oncle. Il s’agissait d’un mauvais sujet dont cette famille ne savait plus que faire. Cet homme, déjà hors de la première phase ardente de la jeunesse, et pourtant plongé encore tout entier dans les frénésies de l’âge passionné, obéré de dettes, perdu de folies, s’était séparé de sa femme, avait enlevé celle d’un autre, avait été condamné à mort et décapité en effigie pour ce fait, s’était enfui de France, puis il venait d’y reparaître, corrigé et repentant, disait-il, et, sa contumace purgée, il demandait à rentrer dans sa famille et à reprendre sa femme. Le père souhai- tait cet arrangement, voulant avoir des petits-fils et perpétuer son nom, espérant, d’ailleurs, être plus heureux comme aïeul que comme père. Mais l’enfant prodigue avait trente-trois ans. Il était à refaire en entier. Éducation difficile ! Une fois re- placé dans la société, à quelles mains le confier ? qui se chargerait de redresser l’épine dorsale d’un pareil caractère ? De là, controverse entre les vieux parents. Le père voulait le donner à l’oncle, l’oncle voulait le laisser au père.

-Prends-le, disait le père.

-Je n’en veux pas, disait l’oncle.

« -Pose d’abord en fait, répliquait le père, que cet homme-là n’est rien, mais rien du tout. Il a du goût, du charlatanisme, l’air de l’acquis, de l’action, de la turbu- lence, de l’audace, du boute-en-train, de la dignité quelquefois. Ni dur ni odieux dans le commandement. Eh bien, tout cela n’est que pour le faire voir livré à l’ou- bli de la veille, au désouci du lendemain, à l’impulsion du moment, enfant perro- quet, homme avorté, qui ne connaît ni le possible ni l’impossible, ni le malaise ni la commodité, ni le plaisir ni la peine, ni l’action ni le repos, et qui s’abandonne tout aussitôt que les choses résistent. Cependant, je pense qu’on en peut faire un excellent outil en l’empoignant par le manche de la vanité. Il ne t’échapperait pas. Je ne lui épargne pas les ratiocinations du matin. Il saisit ma morale bien appuyée et mes leçons toujours vivantes, parce qu’elles portent sur un pivot toujours réel, à savoir, que sans doute on ne change guère de nature, mais que la raison sert à couvrir le côté faible et à le bien connaître pour éviter l’abordage par là. »

« -Te voilà donc, reprenait l’oncle, grâce à ta postéromanie, occupé à régenter un poulet de trente-trois ans ! C’est prendre une furieuse tâche que de vouloir arron- dir un caractère qui n’est qu’un hérisson tout en pointes avec très peu de corps ! »

Le père insistait : « -Aie pitié de ton neveu l’Ouragan. Il avoue toutes ses sottises, car c’est le plus grand avoueur de l’univers ; mais il est impossible d’avoir plus de facilité et d’esprit. C’est un foudre de travail et d’expédition. Au fond, il n’a pas plus trente-trois ans que moi soixante-six, et il n’est pas plus rare de voir un homme de mon âge suffire, quoique blanchi par les contre-temps, à fatiguer les jambes et l’esprit des jeunes gens par huit heures de courses et de cabinet, que de voir un tonneau boursouflé, gravé, et l’air vieux, dire papa, et ne pas savoir se conduire. Il a un besoin immense d’être gouverné. Il le sent fort bien. Il faut que tu t’en charges. Il sait que tu me fus toujours et que tu lui dois être et pilote et boussole. Il met sa vanité en son oncle. Je te le donne pour un sujet rare au futur. Tu as tout le saturne qui manque à son mercure. Mais quand tu le tiendras, ne le laisse pas aller. Fît-il des miracles, tiens-le toujours et le tire par la manche ; le pauvre diable en a besoin. Si tu lui es père, il te contentera ; si tu lui es oncle, il est perdu. Aime ce jeune homme ! »

« -Non, disait l’oncle ; je sais que les sujets d’une certaine trempe savent faire patte de velours quelque temps ; et lui-même autrefois, quand il vivait près de moi, était comme une belle-fille pour peu que je fronçasse le sourcil. Mais je n’en veux pas. Je ne suis plus d’âge ni de goût à me colleter avec l’impossible. »

« -O frère ! reprenait le vieillard suppliant, si cette créature disloquée peut jamais être recousue, ce ne peut être que par toi. Puisqu’il est à retailler, je ne saurais lui donner un meilleur patron que toi. Prends-le, sois-lui bon et ferme, et tu seras son sauveur, et tu en feras ton chef-d’œuvre. Qu’il sache que sous ta longue mine roide et froide habite le meilleur homme qui fut jamais ! un homme de la rognure des anges ! Sonde-lui le cœur, élève-lui la tête. Tu es omnis spes et fortuna nostri nominis ! »

« -Point, répliquait l’oncle. Ce n’est pas qu’il ait, à mon sens, commis un si grand crime dans la conjoncture. Ce ne devrait être une affaire. Une jeune et jolie femme va trouver un jeune homme de vingt-six ans. Quel est le jeune homme qui ne ra- masse pas ce qu’il trouve en son chemin en ce genre ? Mais c’est un esprit, tur- bulent, orgueilleux, avantageux, insubordonné ! un tempérament méchant et vi- cieux ! Pourquoi m’en charger ? Il fait de son grossier mieux pour te plaire. C’est bien. Je sais qu’il est séduisant, qu’il est le soleil levant. Raison de plus pour ne pas m’exposer à être sa dupe. La jeunesse a toujours raison contre les vieux. »

« -Tu n’as pas toujours pensé ainsi, répondait tristement le père ; il fut un temps où tu m’écrivais : Quant à moi, cet enfant m’ouvre la poitrine. »

« -Oui, disait l’oncle, et où tu me répondais : Défie-toi, tiens-toi en garde contre la dorure de son bec. »

« -Que veux-tu donc que je fasse ? s’écriait le père forcé dans ses derniers rai- sonnements. Tu es trop équitable pour ne pas sentir qu’on ne se coupe pas un fils comme un bras. Si cela se pouvait, il y a longtemps que je serais manchot. Après tout, on a tiré race de dix mille plus faibles et plus fols. Or, frère, nous l’avons comme nous l’avons. Je passe, moi. Si je ne t’avais, je ne serais qu’un pauvre vieillard terrassé. Et pendant que nous lui durons encore, il faut le secourir. »

Mais l’oncle, homme péremptoire, coupait enfin court à toute prière par ces nettes paroles :

« -Je n’en veux pas ! C’est une folie que de vouloir faire quelque chose de cet homme. Il faudrait l’envoyer, comme dit sa bonne femme, aux insurgents, se faire casser la tête. Tu es bon, ton fils est méchant. La fureur de la postéromanie te tient à présent ; mais tu devrais songer que Cyrus et Marc-Aurèle auraient été fort heureux de n’avoir ni Cambyse ni Commode ! »

Ne semble-t-il pas en lisant ceci qu’on assiste à l’une de ces belles scènes de haute comédie domestique où la gravité de Molière équivaut presque à la gran- deur de Corneille ? Y a-t-il dans Molière quelque chose de plus frappant en beau style et en grand air, quelque chose de plus profondément humain et vrai que ces deux imposants vieillards que le dix-septième siècle semble avoir oubliés dans le dix-huitième, comme deux échantillons de mœurs meilleures ? Ne les voyez-vous pas venir tous les deux, affairés et sévères, appuyés sur leurs longues cannes, rap- pelant par leur costume plutôt Louis XIV que Louis XV, plutôt Louis XIII que Louis XIV ? La langue qu’ils parlent, n’est-ce pas la langue même de Molière et de Saint- Simon ? Ce père et cet oncle, ce sont les deux types éternels de la comédie ; ce sont les deux bouches sévères par lesquelles elle gourmande, enseigne et moralise au milieu de tant d’autres bouches qui ne font que rire ; c’est le marquis et le com- mandeur, c’est Géronte et Ariste, c’est la bonté et la sagesse, admirable duo auquel Molière revient toujours.

L’ONCLE
Où voulez-vous courir ? LE PÈRE.

Las ! que sais-je ? L’ONCLE.
Il me semble Que l’on doit commencer par consulter ensemble Les choses qu’on peut faire en cet événement.

La scène est complète ; rien n’y manque, pas même le coquin de neveu.

Ce qu’il y a de frappant dans le cas présent, c’est que la scène qu’on vient de retracer est une chose réelle, c’est que ce dialogue du père et de l’oncle a eu tex- tuellement lieu par lettres, par lettres que le public peut lire à l’heure qu’il est[1] ; c’est qu’à l’insu des deux vieillards il y avait au fond de leur grave contestation un des plus grands hommes de notre histoire ; c’est que le marquis et le commandeur ici sont un vrai marquis et un vrai commandeur. L’un se nommait Victor de Ri- quetti, marquis de Mirabeau ; l’autre, Jean-Antoine de Mirabeau, bailli de l’ordre de Malte. Le coquin de neveu, c’était Honoré-Gabriel de Riquetti, qu’en 1781 sa famille appelait l’Ouragan, et que le monde appelle aujourd’hui MIRABEAU.

Ainsi, un homme avorté, une créature disloquée, un sujet dont on ne peut rien faire, une tête bonne à faire casser aux insurgents, un criminel flétri par la justice, un fléau d’ailleurs, voilà ce que Mirabeau était pour sa famille en 1781.

Dix ans après, en 1791, le 1er avril, une foule immense encombrait les abords d’une maison de la chaussée d’Antin. Cette foule était morne, silencieuse, conster- née, profondément triste. Il y avait dans la maison un homme qui agonisait.

Tout ce peuple inondait la rue, la cour, l’escalier, l’antichambre. Plusieurs étaient là depuis trois jours. On parlait bas, on semblait craindre de respirer, on interro- geait avec anxiété ceux qui allaient et venaient. Cette foule était pour cet homme comme une mère pour son enfant. Les médecins n’avaient plus d’espoir. De temps en temps, des bulletins, arrachés par mille mains, se dispersaient dans la multi- tude, et l’on entendait des femmes sangloter. Un jeune homme, exaspéré de dou- leur, offrait à haute voix de s’ouvrir l’artère pour infuser son sang riche et pur dans les veines appauvries du mourant. Tous, les moins intelligents même, semblaient accablés sous cette pensée que ce n’était pas seulement un homme, que c’était peut-être un peuple qui allait mourir.

On ne s’adressait plus qu’une question dans la ville. Cet homme expira.
Quelques minutes après que le médecin qui était debout au chevet de son lit, eut dit : Il est mort ! le président de l’assemblée nationale se leva de son siège et dit : Il est mort ! tant ce cri fatal avait en peu d’instants rempli Paris. Un des princi- paux orateurs de l’assemblée, M. Barrère de Vieuzac, se leva en pleurant et dit ceci d’une voix qui laissait échapper plus de sanglots que de paroles : « Je demande que l’assemblée dépose dans le procès-verbal de ce jour funèbre le témoignage des regrets qu’elle donne à la perte de ce grand homme, et qu’il soit fait, au nom de la patrie, une invitation à tous les membres de l’assemblée d’assister à ses fu- nérailles. »

Un prêtre, membre du côté droit, s’écria : « Hier, au milieu des souffrances, il a fait appeler M. l’évêque d’Autun, et en lui remettant un travail qu’il venait de ter- miner sur les successions, il lui a demandé, comme une dernière marque d’amitié, qu’il voulût bien le lire à l’assemblée. C’est un devoir sacré. M. l’évêque d’Autun doit exercer ici les fonctions d’exécuteur testamentaire du grand homme que nous pleurons tous. »

Tronchet, le président, proposa une députation aux funérailles. L’assemblée ré- pondit : Nous irons tous !

Les sections de Paris demandèrent qu’il fût inhumé « au champ de la fédération, sous l’autel de la patrie ».

Le directoire du département proposa de lui donner pour tombe la « nouvelle église de Sainte-Geneviève », et de décréter que « cet édifice serait désormais des- tiné à recevoir les cendres des grands hommes ».

A ce sujet, M. Pastoret, procureur général syndic de la commune, dit : « Les larmes que fait couler la perte d’un grand homme ne doivent pas être des larmes stériles. Plusieurs peuples anciens renfermèrent dans des monuments séparés leurs prêtres et leurs héros. Cette espèce de culte qu’ils rendaient à la piété et au courage, rendons-le aujourd’hui à l’amour du bonheur et de la liberté des hommes. Que le temple de la religion devienne le temple de la patrie ! que la tombe d’un grand homme devienne l’autel de la liberté ! »

L’assemblée applaudit.

Barnave s’écria : « Il a en effet mérité les honneurs qui doivent être décernés par la nation aux grands hommes qui l’ont bien servie ! »

Robespierre, c’est-à-dire l’envie, se leva aussi et dit : « Ce n’est pas au moment où l’on entend de toutes parts les regrets qu’excite la perte de cet homme illustre, qui, dans les époques les plus critiques, a déployé tant de courage contre le des- potisme, que l’on pourrait s’opposer à ce qu’il lui fût décerné des marques d’hon- neur. J’appuie la proposition de tout mon pouvoir, ou plutôt de toute ma sensibi- lité. »

Il n’y eut plus, ce jour-là, ni côté gauche ni côté droit dans l’assemblée nationale, qui rendit tout d’une voix ce décret :

« Le nouvel édifice de Sainte-Geneviève sera destiné à réunir les cendres des grands hommes.

« Seront gravés au-dessus du fronton ces mots :

: : :AUX GRANDS HOMMES : : :LA PATRIE RECONNAISSANTE

« Le corps législatif décidera seul à quels hommes cet honneur sera décerné.

« Honoré Riquetti Mirabeau est jugé digne de recevoir cet honneur. »

Cet homme qui venait de mourir, c’était Honoré de Mirabeau. Le grand homme de 1791, c’était l’homme avorté de 1781.

Le lendemain, le peuple fit à ses funérailles un cortège de plus d’une lieue, au- quel manqua son père, mort, comme il convenait à un vieux gentilhomme de sa sorte, le 13 juillet 1789, la veille de la chute de la Bastille.

Ce n’est pas sans intention que nous avons rapproché ces deux dates, 1781 et 1791, les mémoires et l’histoire, Mirabeau avant et Mirabeau après, Mirabeau jugé par sa famille, Mirabeau jugé par le peuple. Il y a dans ce contraste une source inépuisable de méditations. Comment, en dix ans, ce démon d’une famille est-il devenu le dieu d’une nation ? Question profonde.

[1 : Voyez les Mémoires de Mirabeau, ou plutôt sur Mirabeau, récemment pu- bliés, t. III. Ce travail, fait malheureusement d’une façon peu intelligente, contient sur Mirabeau et de Mirabeau un certain nombre de choses curieuses, authen- tiques et inédites. Mais ce qu’il renferme de plus intéressant, à notre gré, ce sont des extraits de la correspondance intime du marquis de Mirabeau avec le bailli, son frère. Tout un côté peu éclairé jusqu’à présent du dix-huitième siècle appa- raît dans cette correspondance, où le père et l’oncle de Mirabeau, personnages originaux d’ailleurs, tous deux grands écrivains sans le savoir, grands écrivains dans des lettres, dessinent admirablement, dans un cercle d’idées qui va s’élar- gissant et se rétrécissant selon leur fantaisie et les accidents, leur cœur, leur fa- mille, leur époque. Nous conseillons à l’éditeur de multiplier les citations de cette correspondance ; nous regrettons même qu’on n’ait pas songé à en faire une pu- blication à part aussi complète que possible, dans tous les cas très sobrement éla- guée. Les Lettres du marquis et du bailli de Mirabeau, père et oncle de Mirabeau, eussent été un des testaments les plus importants du dix-huitième siècle. Double- ment riches sous le rapport biographique et sous le rapport littéraire, ces Lettres eussent été pour l’historien une mine, pour l’écrivain un livre. Ces lettres, qui sont du meilleur style, continuent jusqu’en 1789 l’excellente langue française de Mme de Sévigné, de Mme de Maintenon, de M. de Saint-Simon. La correspondance pu- bliée en entier ferait un précieux pendant aux Lettres de Diderot. Les lettres de Di- derot peignent le dix-huitième siècle du point de vue des philosophes, les lettres des Mirabeau le peindraient du point de vue des gentilshommes ; face, certes, non moins curieuse. Cette dernière collection n’importerait pas moins que la première aux études de ceux qui voudraient savoir complètement quelle est définitivement l’idée que le dix-huitième siècle a léguée au dix-neuvième.

Espérons que la personne entre les mains de laquelle se trouve cette volumi- neuse correspondance comprendra la responsabilité qui résulte pour elle d’un pareil dépôt, et, dans tous les cas, le conservera intact à l’avenir. D’aussi précieux documents sont le patrimoine d’une nation et non d’une famille.

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