DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

Il attira l’appareil téléphonique vers lui et le jeune homme s’écria :

— Que fais-tu ?

— Je vais appeler les gars de Scotland Yard. Je vais leur dire que leur oiseau est ici sous clef. J’ai fermé la porte en entrant. Inutile de regarder celle qui est derrière moi, elle conduit dans la chambre de Claire qui la ferme toujours de l’intérieur. Elle a peur de moi, tu comprends, et depuis longtemps, car elle devine toujours quand je pense à ce couteau, un couteau bien aiguisé… Non, tu ne pourras pas…

Dermot avait fait un mouvement pour sauter sur Trent, mais celui-ci brandit soudain un revolver.

— C’est le deuxième ! ricana-t-il. J’ai mis l’autre dans ton tiroir… après m’en être servi pour tuer le vieux West. Que regardes-tu par-dessus ma tête ? Cette porte ? Cela ne te servirait à rien, même si Claire l’ouvrait. Pour toi, elle le ferait peut-être… Je t’aurai abattu avant que tu puisses bouger. Je ne te viserai pas au cœur, je me contenterai de t’estropier, afin de t’empêcher d’avancer. Tu sais que je suis un bon tireur. Je t’ai sauvé la vie une fois, idiot que j’étais. Non, je veux te voir pendu, oui, pendu… Le couteau n’est pas pour toi : il est pour Claire, la jolie Claire, si blanche, si douce… Le vieux West le savait, c’est pourquoi il est venu ici ce soir. Pour se rendre compte si j’étais fou ou non. Il voulait m’enfermer pour que je ne puisse pas tuer Claire avec le couteau. J’ai été très rusé car j’ai pris sa clef et aussi la tienne. Je suis parti de la salle Grafton tout de suite. Je t’ai vu sortir de chez ton oncle, je suis rentré, j’ai tiré sur lui et suis reparti aussitôt. Ensuite, je suis allé mettre le revolver chez toi ; j’étais de retour à la salle Grafton en même temps que toi et j’ai glissé ta clef dans ta poche en te disant bonsoir. Peu importe que je te raconte tout cela car nul ne nous entend et, quand tu seras pendu, je serai content que tu saches qui t’a conduit à la mort… Tu n’as aucune échappatoire, et cela me fait rire… Oh ! tellement rire… À quoi penses-tu et que regardes-tu ?

— Je pense à ce que tu as dit tout à l’heure… Tu aurais mieux fait de ne pas rentrer, Trent : le médium parlait pour toi !

— Que veux-tu dire ?

— Regarde derrière toi.

Trent se retourna. Sur le seuil de la porte du fond, Claire se dressait avec l’inspecteur Verall…

Trent agit très vite ; il tira et tomba en travers de la table. L’inspecteur bondit vers lui tandis que Dermot, les yeux fixés sur Claire, n’arrivait pas à coordonner ses pensées ; son oncle, leur querelle, le terrible malentendu, les lois anglaises sur le divorce qui n’eussent jamais permis à la jeune femme de se libérer d’un mari fou. « Nous devons tous la plaindre », avait dit l’aliéniste. Les mots prononcés par elle « ce serait laid »… Oui, mais à présent…

L’inspecteur se redressa et dit d’un air vexé :

— Il est mort.

— Oui, murmura Dermot, il a toujours été bon tireur…

La jeune fille dans le train

(The girl in the train)

— Et voilà ! constata George Rowland, l’air lugubre, en levant les yeux sur l’imposante façade noircie de fumée de la maison dont il sortait.

Elle aurait pu symboliser la toute-puissance de l’argent. Et cet argent que représentait William Rowland, oncle de George, avait eu le dernier mot. En moins de dix minutes, George, prunelle des yeux de son oncle, héritier de sa fortune et jeune homme plein d’avenir, avait grossi le nombre des chômeurs.

« Et avec ces vêtements-là, on ne voudra pas m’accorder l’allocation, songeait-il, toujours aussi lugubre. Quant à écrire des poèmes et les offrir de porte en porte pour deux pence (à votre bon cœur, madame !), je ne m’en sens pas le courage. »

Orgueil de son tailleur, George était habillé avec un goût exquis. Mais on ne vit pas de la coupe de son veston – à moins d’avoir subi un entraînement rigoureux.

« Et tout cela à cause de cette stupide revue ! » Le spectacle avait eu lieu la nuit précédente à Covent Garden Bail. George en était revenu à une heure assez tardive – matinale, pour être plus exact. En fait, il ne se souvenait pas du tout de son retour. Rogers, le maître d’hôtel de son oncle, un garçon complaisant, aurait pu sans doute en dire davantage. Une tête lourde, une tasse de thé très fort et une arrivée au bureau à midi moins 5 au lieu de 9 heures et demie avaient précipité la catastrophe. Rowland senior, qui, durant vingt-quatre ans, avait pardonné et payé comme tout parent qui se respecte se doit de le faire, s’était brusquement montré sous un jour nouveau. La tête de George semblait s’ouvrir et se refermer sous les mâchoires d’un instrument de torture médiéval et l’inconséquence de ses réponses avait ajouté au mécontentement de son oncle. William Rowland savait prendre une décision. En quelques mots précis, il avait mis son neveu à la porte pour, aussitôt, reporter son attention sur l’étude interrompue de quelque terrain pétrolifère du Pérou.

George Rowland secoua de ses pieds la poussière du bureau de son oncle et s’en retourna dans la Cité. George était un garçon pratique. Un bon déjeuner, selon lui, était essentiel pour aider à passer la situation en revue. Il le prit. Puis il regagna la maison familiale. Rogers ouvrit la porte. Bien stylé, il n’exprima aucune surprise à voir le jeune homme à cette heure inusitée.

— Bonjour, Rogers. Faites mes bagages, voulez-vous. Je pars.

— Oui, monsieur. Pour quelques jours, monsieur ?

— Définitivement. Je m’embarque pour les colonies cet après-midi.

— Vraiment, monsieur ?

— Oui. C’est-à-dire, si je trouve un bateau. Vous vous y connaissez en navires, Rogers ?

— Quelle colonie Monsieur a-t-il l’intention de visiter ?

— Je ne suis pas fixé. N’importe laquelle. Pourquoi pas l’Australie ? Qu’en pensez-vous ?

Rogers eut une toux discrète.

— J’ai entendu dire que la place n’y manquait pas pour ceux qui désirent vraiment travailler.

Rowland le regarda avec intérêt et admiration.

— Ça, au moins, c’est net. Réflexion faite, je ne pars pas pour l’Australie… pas aujourd’hui, en tout cas. Trouvez-moi un indicateur, je vous prie. Nous allons chercher quelque chose de moins éloigné.

Rogers apporta le volume requis. George l’ouvrit au hasard et le feuilleta d’une main rapide.

— Perth…, trop loin. Putney Bridge…, trop près. Ramsgate ?…, Non, réflexion faite. Reigate…, ça m’a toujours laissé froid. Tiens ! ça, par exemple ! Il existe un endroit baptisé Rowland’s Castle. En avez-vous déjà entendu parler, Rogers ?

— Je crois, monsieur, qu’on y arrive par Waterloo Station.

— Vous êtes un type extraordinaire ! Vous savez tout. Rowland’s Castle ! Je me demande à quoi peut ressembler cette ville.

— C’est à peine une ville, monsieur.

— Allons, tant mieux. Il y aura moins de concurrence. Ces petits hameaux tranquilles ont gardé un caractère féodal bien agréable. On saura y accueillir le dernier des Rowland. Je ne serais pas étonné qu’au bout d’une semaine on m’en élise maire. (Il referma l’indicateur d’un coup sec.) Le sort en est jeté. Préparez-moi une petite valise, voulez-vous, et le plus vite possible.

— Bien, monsieur.

Rogers apparut dix minutes plus tard.

— Dois-je appeler un taxi ?

— Oui, s’il vous plaît.

Rogers hésita un instant, puis s’approcha un peu.

— Monsieur voudra-t-il m’excuser ? Si j’étais lui, je n’attacherais pas trop d’importance à ce que monsieur son oncle a pu dire ce matin. Il a assisté à un dîner d’affaires hier soir et…

— N’insistez pas, coupa George. Je comprends…

— Et monsieur votre oncle a une certaine propension à la goutte…

— Je sais, je sais. La soirée a dû être dure pour vous, mon pauvre Rogers, avec nous deux ! Mais j’ai décidé de faire parler de moi à Rowland’s Castle, le berceau de mon illustre famille… Cela ferait bon effet dans un discours, n’est-ce pas ? Un télégramme, ou un entrefilet dans un journal du matin, et je reviens en cas de besoin. Et, à présent, sus à Waterloo !

Waterloo Station n’était pas en beauté à cette heure de l’après-midi. Rowland découvrit un train disposé à le conduire à destination. Un train humble, effacé, qui ne faisait rien pour tenter le voyageur.

Le jeune homme porta son choix sur un compartiment de première classe inoccupé, en tête de convoi, et en prit possession. Le quai était désert et seul le halètement spasmodique de la locomotive rompait le silence.

Puis tout s’anima avec une rapidité surprenante. Une jeune fille ouvrit brusquement la porte du compartiment, arrachant Rowland aux débuts d’une petite sieste. Elle semblait fort émue.

— Cachez-moi ! Je vous en prie, cachez-moi !

George était avant tout homme d’action. En l’espace de sept secondes, la jeune fille était dissimulée sous la banquette et le jeune homme, un peu essoufflé, assis dans un coin, les jambes négligemment croisées, lisait avec beaucoup d’attention la rubrique sportive d’un journal du soir. Il était temps. Un visage déformé par la colère s’encadrait à la portière.

— Ma nièce ! Elle est ici ! Je la veux !

George écarta son journal d’un air de profond ennui.

— Pardon ? Vous désirez, monsieur ? s’informa-t-il poliment.

— Ma nièce ! Qu’en avez-vous fait ?

Partant du principe que le meilleur moyen de se défendre est d’attaquer, George réagit avec violence.

— Que diable essayez-vous d’insinuer ? s’écria-t-il, réussissant une parfaite imitation de son oncle.

L’autre perdit l’usage de la parole un instant. Cette impétuosité soudaine le désarçonnait.

Il était gros et, peu entraîné à la course, haletait encore. Il avait les cheveux en brosse et une moustache à la Hohenzollern. Son accent était guttural et la raideur de son attitude laissait deviner que l’uniforme était sa tenue de prédilection.

George éprouvait la méfiance instinctive de l’Anglais vis-à-vis de l’étranger et une antipathie spéciale pour les individus d’aspect germanique.

— Que diable voulez-vous ? répéta-t-il d’un ton rogue.

— Elle est entrée ici, répondit l’autre. Je l’ai vue. Qu’en avez-vous fait ?

George rejeta son journal et se leva brusquement.

— Ah ! c’est comme ça ! gronda-t-il. Du chantage, hein ? Vous vous êtes trompé d’adresse, mon ami. J’ai lu l’article qui vous est consacré dans le Daily Mail, ce matin. Contrôleur ! Contrôleur !

Déjà alerté par les éclats de voix, l’employé accourait à grands pas.

— …Contrôleur ! dit Rowland de cet air impérieux qu’adoptent volontiers les humbles, cet individu m’importune. Je porterai plainte pour tentative de chantage s’il le faut. Il prétend que j’ai dissimulé sa nièce ici. On signale une bande organisée spécialisée dans ce genre d’exercice. Cet homme en fait partie. Emmenez-le, voulez-vous ? Voici ma carte.

Le contrôleur regarda les deux adversaires tour à tour et son opinion fut vite faite. Il avait été dressé à se méfier des étrangers et à admirer les gens bien habillés voyageant en première classe. Il posa une main sur l’épaule du gros homme.

— Allez, ouste ! Descendez !

C’en fut trop pour l’étranger. Oubliant ce qu’il savait d’anglais, il déversa sur les deux hommes un torrent d’insultes dans sa langue maternelle.

— …Ça suffit comme ça ! coupa le contrôleur. Écartez-vous, le train part.

Un coup de sifflet strident et le convoi s’ébranla lentement, comme à contrecœur.

Quand le train fut au bout du quai, George, abandonnant la portière, prit sa valise posée sur la banquette et la mit dans le filet.

— Tout va bien, dit-il ensuite. Vous pouvez vous montrer.

La jeune fille sortit à quatre pattes de sa cachette.

— Comment pourrais-je jamais vous remercier !

— Cela a été un plaisir pour moi, répliqua George avec nonchalance.

La jeune fille le regardait, un peu étonnée de son expression. Puis elle aperçut brusquement son image dans la glace et poussa un cri d’horreur.

On faisait chaque jour la toilette des compartiments mais on oubliait certainement le dessous des banquettes. George n’avait pas eu le loisir d’examiner la jeune fille avant sa disparition, mais il était à peu près certain qu’elle était habituellement soignée et élégante.

À présent, son petit chapeau rouge était cabossé et de travers et de longues traînées de suie lui zébraient les joues.

Elle fouilla dans son sac pour réparer les dégâts. Le jeune homme consacra les minutes qui suivirent à admirer le paysage.

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