DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

Il fut éveillé par le faible tintement de la clochette. N’étant pas de ceux qui se trouvent prêts à l’action les yeux à peine ouverts, il lui fallut une minute et demie pour reprendre ses esprits. Puis, bondissant de son lit, il ouvrit doucement sa porte. Une ombre, au bout du couloir, lui indiqua la direction prise par son gibier. S’efforçant de ne faire aucun bruit, il prit la filature et arriva à temps pour voir le barbu pénétrer dans une salle de bains. Le fait était d’autant plus surprenant qu’il y en avait une autre juste en face de sa chambre.

Le jeune homme s’approcha de la porte qui n’était que poussée et jeta un coup d’œil par la fente.

L’homme, à genoux, soulevait une latte du parquet, derrière la baignoire. Son travail dura cinq minutes. Il se releva et George battit prudemment en retraite. De la porte de sa chambre, il vit le barbu regagner la sienne.

« Bon, se dit-il. On élucidera demain matin le mystère de la salle de bains. »

Il regagna son lit et glissa une main sous son oreiller pour s’assurer que le précieux paquet s’y trouvait toujours. L’instant d’après, il arrachait les draps. Le paquet avait disparu !

C’est un George assez terne qui prit son petit déjeuner, le lendemain matin. Il n’avait pas été digne de la confiance d’Élisabeth. Il s’était laissé prendre le paquet qu’elle lui avait confié et le « mystère de la salle de bains » ne présentait aucun intérêt. Il n’y avait pas de quoi être fier de soi.

Son repas terminé, il remonta chez lui. Une femme de chambre attendait sur le palier, l’air perplexe.

— Ça ne va pas ?

— C’est le monsieur, le barbu. Il a demandé qu’on le réveille à 8 heures et demie. Mais il ne répond pas et la porte est fermée au verrou.

Inquiet, Rowland se précipita dans sa chambre et s’arrêta, stupéfait, au milieu de la pièce. Le petit paquet qu’on lui avait volé la nuit précédente se trouvait sur la coiffeuse !

Il le saisit, le retourna. Aucun doute, c’était lui. Mais on en avait brisé les cachets. Après une brève hésitation, il l’ouvrit. Chacun son tour, n’est-il pas vrai ? Une petite boîte en carton. À l’intérieur, sur un lit de coton rose, un simple anneau d’or, une alliance.

Il la cueillit entre le pouce et l’index, l’examina avec soin. Elle ne portait aucune inscription.

— C’est à devenir fou ! Fou à lier ! Je n’y comprends rien !

Il se rappela soudain ce que lui avait dit la femme de chambre.

Un coup d’œil à la fenêtre lui suffit : une large corniche courait le long du mur. La colère et la curiosité balayèrent en lui tout souci de danger. Déjà il enjambait la barre d’appui et, quelques secondes plus tard, il escaladait la fenêtre de la chambre du barbu. La pièce était vide. Une échelle d’incendie toute proche menait à la cour de l’hôtel. Inutile de chercher plus loin. L’homme s’en était servi pour fuir. Mais il n’avait pas pris le temps d’emporter ses vêtements. Peut-être ceux-ci apporteraient-ils une réponse aux questions que se posait George.

Il examinait le contenu d’un vieux sac de voyage quand un bruit léger le fit s’immobiliser. Il venait de la penderie. Il bondit, en ouvrit brusquement la porte et se retrouva sur le tapis, un homme entre les bras.

Au bout de quelques minutes d’une lutte échevelée, les deux adversaires se séparèrent, hors d’haleine, et George reconnut son assaillant : c’était le petit homme à la moustache rousse !

— Qui diable êtes-vous ? s’exclama-t-il.

Pour toute réponse, l’autre lui tendit sa carte.

— Inspecteur Jarrold, de Scotland Yard ! Parfaitement. Et vous feriez bien de me dire ce que vous savez de cette affaire.

— Je me le demande, fit Rowland, pensif. Réflexion faite, je crois que vous avez raison, inspecteur. Mais si nous choisissions un endroit plus accueillant ?

Ce fut au bar que George ouvrit son cœur. Jarrold l’écouta avec sympathie.

— En effet, c’est assez déconcertant, dit-il quand le jeune homme eut terminé son récit. Beaucoup de points restent obscurs, mais je vais vous dire ce que je sais. Je filais Mardenberg (votre barbu) lorsque votre entrée en scène et la façon dont vous le surveilliez éveillèrent mes soupçons. Vous m’intriguiez. La nuit dernière, j’ai profité de votre absence pour me glisser dans votre chambre et vous prendre la petite boîte qui se trouvait sous votre oreiller. Elle ne contenait pas ce que je cherchais ; j’ai saisi la première occasion pour vous la rendre.

— Cela éclaircit un peu la situation, mais il n’empêche que je me suis conduit comme un crétin…

— Ce n’est pas mon avis. Pour un amateur, vous vous en êtes joliment bien tiré. Vous êtes, dites-vous, allé chercher dans la salle de bains ce que l’homme à barbe y avait dissimulé ?

— Oui. Mais il ne s’agit que d’une banale lettre d’amour. Je n’ai nullement l’intention de me mêler de la vie privée de ce pauvre type.

— Cela vous ennuierait-il de me la montrer ?

George sortit de sa poche une lettre et la tendit à l’inspecteur qui la déplia et la lut.

— À première vue, vous avez raison. Mais essayez donc de tracer un trait réunissant tous les points des « i ». Vous avez trouvé là, monsieur, un plan des fortifications de Portsmouth !

— Quoi ?

— Oui. Nous avions cet individu à l’œil depuis longtemps. Mais il est malin. Il ne se « mouille » pas. Pour les besognes dangereuses, il emploie une femme.

— Une femme ? répéta George d’une voix sourde. Comment s’appelle-t-elle ?

— Elle a plusieurs noms mais on la connaît surtout sous celui de Betty-les-Belles-Châsses. Une très jolie fille.

— Betty… les-Belles-Châsses… Merci, inspecteur…

— Qu’avez-vous, monsieur ? Vous ne vous sentez pas bien ?

— Non. Je suis très malade. Je vais rentrer à Londres par le premier train.

L’inspecteur consulta sa montre.

— Vous n’aurez qu’un omnibus, à cette heure-ci. Attendez l’express, cela vaudra mieux.

— Cela n’a aucune importance, dit George, lugubre.

Installé dans un compartiment de première classe, George parcourait le journal d’un regard absent quand la lecture d’un entrefilet le fit sursauter :

Londres a servi de cadre, hier, à un mariage des plus romantiques. Celui de lord Roland Gaigh, deuxième fils du marquis d’Axminster, et de la grande-duchesse Anastasia de Catonie. La cérémonie avait été tenue secrète. La grande-duchesse vivait à Paris avec son oncle pendant la révolution de Catonie.

Elle avait rencontré lord Roland alors attaché d’ambassade au grand-duché. Leurs fiançailles datent de cette époque.

— Ça, alors…

Incapable d’exprimer ses sentiments avec plus de vigueur, Rowland se tut et resta le regard fixé dans le vide.

Le train s’arrêta à une petite gare et une jeune femme monta dans le compartiment. Elle s’assit en face du jeune homme.

— Bonjour, George, fit-elle doucement.

— Seigneur ! Élisabeth !

Elle lui souriait, plus ravissante que jamais.

George se prit la tête à deux mains.

— Oh ! mon Dieu ! Je vous en supplie, renseignez-moi : êtes-vous la grande-duchesse Anastasia, ou Betty-les-Belles-Châsses ?

Elle le regarda, surprise.

— Ni l’une ni l’autre, répondit-elle. Je m’appelle Élisabeth Gaigh. À présent, je puis tout vous dire. Je vous dois des excuses. Roland, mon frère, aimait Alexa…

— La grande-duchesse ?

— Oui. C’est le nom que lui donnent ses intimes. Donc, Roland l’aimait et elle aimait Roland. Pendant la révolution, Alexa se trouvait à Paris. Le vieux Sturm, le chancelier, a voulu lui faire épouser un de ses cousins, le prince Karl, un horrible garçon boutonneux…

— Je crois l’avoir rencontré, dit George.

— … qu’elle détestait. Mais le prince Osric, son oncle, lui avait interdit de revoir Roland. Elle s’est enfuie en Angleterre. C’est moi qui l’ai accueillie. Roland était en Écosse, nous lui avons envoyé un télégramme. Mais, à la dernière minute, le taxi dans lequel nous nous trouvions en a croisé un autre, occupé par le vieux prince Osric. Évidemment, il nous a suivies. Le pire était à craindre : il est le tuteur d’Alexa ! C’est alors que j’ai eu une idée. J’ai changé de chapeau et de manteau avec Alexa et nous avons dit au chauffeur d’aller à Waterloo Station. Comme nous l’avions prévu, Osric a été trompé par le chapeau rouge. Mais je n’ai pas voulu qu’il me voie, qu’il s’aperçoive de sa méprise… et je vous ai demandé de m’aider.

— Tout cela, c’est parfait, dit George. Mais la suite ?

— Ici, je vous dois des excuses. J’ai exagéré, vraiment. Vous sembliez tellement désireux de participer à une aventure mystérieuse que je n’ai pas pu résister à la tentation. J’ai choisi, sur le quai, l’individu à l’aspect le plus sinistre et je vous ai demandé de le suivre. Puis je vous ai confié le petit paquet.

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