DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

Avec la rapidité due à une longue pratique, elle parcourut la colonne du haut en bas.

Les propositions les plus surprenantes de vente et d’achat se succédaient. Il y avait le clergyman en détresse, la veuve méritante, l’officier invalide qui, tous, avaient le plus urgent besoin de sommes variant entre cinquante et deux mille livres.

Brusquement, elle s’immobilisa, reposa sa tasse de thé et relut les quelques lignes qui venaient d’arrêter son attention.

Cette annonce paraissait louche.

« Il faut être prudente. Cependant… »

L’annonce était ainsi conçue :

Si une jeune femme de vingt-cinq à trente ans, yeux bleu foncé, cheveux blond pâle, cils et sourcils noirs, nez droit, mince, 1m70, bonne imitatrice, sachant le français, veut se rendre au n°7, Endersleigh Street, entre 5 et 6 heures, elle apprendra une bonne nouvelle la concernant.

« Gwendolen l’innocente, ou comment les jeunes filles tournent mal, pensait-elle. Il faut se montrer prudente, mais vraiment, que de détails. Je me demande si… Voyons un peu la description : vingt-cinq à trente ans. J’en ai vingt-six. Yeux bleu foncé, ça va. Cheveux blond pâle, cils et sourcils noirs… tout est parfait. Nez droit ? Ou… oui. À peu près. Je suis mince. Je ne mesure qu’un mètre soixante-huit, mais je peux porter des hauts talons. Je suis une bonne imitatrice… je sais contrefaire les voix. Je parle français comme une Française. Bref, je suis parfaite. À ma seule vue, ils vont tomber à la renverse. »

Résolue, elle découpa l’annonce et la mit dans son sac, puis demanda l’addition.

À 5 heures moins 10, elle effectuait une reconnaissance dans les environs d’Endersleigh Street, petite rue parallèle à deux autres, plus grandes, non loin d’Oxford Circus. Triste, mais respectable.

Le numéro 7 ne différait pas des maisons voisines. Il abritait des bureaux. Mais Jane sut aussitôt qu’elle n’était pas seule à avoir les yeux bleus et les cheveux blonds. Une cinquantaine de ses pareilles s’étaient groupées devant la porte.

« Il y a de la concurrence. Je vais prendre la queue. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Trois nouvelles candidates tournaient le coin de la rue et la jeune fille put faire des comparaisons qui n’étaient pas toutes à son désavantage.

« J’ai autant de chances que la plupart. De quoi peut-il s’agir ? De monter une troupe ? »

La file d’attente s’engouffrait à l’intérieur de la maison avec lenteur mais régularité. Puis un flot de jeunes filles à l’air insolent ou déçu se répandit sur le trottoir et se dispersa.

« Évincées ! se réjouit Jane. J’espère que cela va continuer jusqu’à moi. »

Autour d’elle, on consultait des miroirs avec anxiété, on se poudrait le nez, on se rougissait les lèvres.

« J’aurais bien aimé avoir un chapeau plus élégant », songea la jeune fille avec amertume.

Enfin, ce fut son tour. Elle retint sa respiration et poussa une porte vitrée ouvrant sur un bureau qu’on lui fit signe de traverser. Elle se retrouva dans une pièce plus petite, meublée d’une large table derrière laquelle trônait un homme à l’œil vif et à la moustache imposante. Il enveloppa la jeune fille d’un regard rapide et, du doigt, indiqua une porte, à sa gauche.

— Attendez là, s’il vous plaît, dit-il d’un ton sec.

Jane obéit. Cinq jeunes blondes l’avaient précédée.

Très droites, elles se lançaient des regards dépourvus d’aménité. Jane comprit qu’elle figurait au nombre des candidates retenues et son espoir crût. Elle fut forcée d’admettre, cependant, qu’aux termes de l’annonce, elles semblaient toutes avoir des chances égales.

L’heure passait. De temps à autre, une nouvelle recrue venait grossir la troupe. À 6 heures et demie elles étaient quatorze.

Il y eut un bruit de voix, puis l’homme à la moustache que Jane avait baptisé « le colonel » s’encadra sur le seuil.

— Mesdemoiselles, je vous verrai l’une après l’autre, dans l’ordre de votre arrivée, déclara-t-il.

Jane, qui était la sixième, dut attendre vingt minutes avant qu’on l’appelât.

Le « colonel » était debout, les mains derrière le dos. Il lui fit subir un interrogatoire rapide, s’assura de sa connaissance du français, la mesura.

— Il est possible, dit-il en français, que vous fassiez l’affaire.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle sans détour.

Il haussa les épaules.

— Je ne puis vous le dire. Vous le saurez si l’on vous choisit.

— Tout cela me paraît bien mystérieux. Je ne puis accepter sans savoir à quoi m’en tenir. Cela a-t-il un rapport avec le théâtre ?

— Le théâtre ? Certes non.

— Oh ! fit-elle, stupéfaite.

Il la regarda avec attention.

— Vous me semblez intelligente. Savez-vous être discrète ?

— Je suis très intelligente et remarquablement discrète. Quels seraient les honoraires ?

— Deux mille livres pour quinze jours de travail.

— Oh !

La munificence de la somme lui coupait le souffle.

— J’ai déjà retenu une autre personne. Vous me paraissez de même valeur. Peut-être y en a-t-il d’autres que je n’ai pas encore vues. Cependant, voici quelques instructions. Vous connaissez l’hôtel Harridge ?

— Oui.

Qui ne connaissait cette résidence luxueuse, lieu de prédilection des têtes couronnées et de l’aristocratie ? Jane se souvenait d’avoir lu, le matin même, le compte rendu de l’arrivée de la grande-duchesse Pauline d’Ostrova, soucieuse de présider une grande fête de charité au profit des réfugiés russes et qui, bien entendu, était descendue au Harridge.

— Très bien. Allez-y. Demandez le comte Streptitch. Faites-lui passer votre carte. Vous en avez une ?

Jane retira un bristol de son sac. Le « colonel » le prit, inscrivit un « p » minuscule dans un angle et le lui rendit.

— Le comte comprendra ainsi que vous venez de ma part. La décision finale dépend de lui et de… quelqu’un d’autre. S’il vous agrée, il vous mettra au courant. Vous restez libre d’accepter ou de refuser sa proposition. Est-ce satisfaisant ?

— Parfaitement.

« Mais je ne vois toujours pas où est le piège », songea la jeune fille en se retrouvant dans la rue. Il y en a certainement un. Il doit s’agir d’une entreprise criminelle ! C’est presque certain !

Ce n’était pas pour lui déplaire. Elle n’avait aucune idée préconçue contre ce genre d’activité. Les journaux, ces jours derniers, avaient relaté en détail les exploits de nombreuses femmes-bandits. Elle avait sérieusement songé à grossir leur rang, si elle échouait ailleurs.

Elle franchit la porte du Harridge, le cœur battant. Plus que jamais elle souhaita avoir un chapeau neuf.

Mais elle s’avança bravement vers la réception, tendit sa carte et demanda à parler au comte Streptitch. Elle crut déceler une lueur de curiosité dans le regard de l’employé. Il prit la carte et la remit à un groom auquel il dit quelques mots à voix basse. Celui-ci s’éloigna pour reparaître presque aussitôt et prier Jane de l’accompagner. Ils prirent l’ascenseur, longèrent un couloir et s’arrêtèrent devant une porte que le groom heurta du doigt. L’instant d’après, Jane se trouvait dans une vaste pièce, en face d’un grand homme mince, à la barbe claire. Il tenait entre ses doigts la carte de Jane.

— Miss Cleveland ? dit-il lentement. Je suis le comte Streptitch. (Ses lèvres s’écartèrent sur ses dents blanches, dans une tentative de sourire sans chaleur.) Vous vous êtes présentée, je crois, à la suite de notre annonce ? Ce cher colonel Kranin vous a envoyée ici ?

« C’était donc bien un colonel », se dit-elle, satisfaite. Elle se contenta d’incliner la tête.

— … Puis-je vous poser quelques questions ?

Il ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche et entreprit un interrogatoire à peu près semblable à celui que lui avait fait subir le colonel Kranin. Ses réponses parurent le satisfaire, il hocha la tête une ou deux fois.

— … Je vais vous demander à présent, mademoiselle, de marcher jusqu’à la porte et de revenir lentement.

Elle obéit.

« Peut-être veut-on m’engager comme mannequin ? Mais on ne m’offrirait pas deux mille livres pour cela. Enfin, on verra bien. »

Le comte Streptitch, le sourcil froncé, tapotait la table du bout de ses doigts blancs. Soudain, il alla ouvrir une porte et dit quelques mots à un personnage invisible, dans la chambre voisine. Puis il regagna son siège et une petite femme d’âge moyen pénétra dans la pièce. Elle était grasse, très laide, mais imposante.

— Alors, Anna Michaelovna, qu’en pensez-vous ? demanda le comte.

La nouvelle venue examina Jane sans la saluer, comme elle l’eût fait d’une poupée dans une vitrine.

— Elle peut faire l’affaire, dit-elle enfin. Il n’y a pas beaucoup de ressemblance vraie. Mais la silhouette et la carnation sont bonnes, meilleures que chez les autres. Votre avis, Feodor Alexandrovitch ?

— Je partage le vôtre, Anna Michaelovna.

— Parle-t-elle français ?

— Fort bien.

Jane avait de plus en plus l’impression d’être un meuble.

— Sera-t-elle discrète ? demanda la femme, le front plissé.

Le comte se tourna vers Jane et s’adressa à elle en français :

— La princesse Poporensky demande si vous saurez être discrète ?

— Avant de savoir de quoi il s’agit, je ne puis rien promettre.

— Ce que dit cette petite est très juste, remarqua la princesse. Je la crois plus intelligente que les autres, Feodor Alexandrovitch. Dites-moi, mon enfant, êtes-vous aussi courageuse ?

— Je ne sais pas, répondit Jane, surprise. Je n’aime pas beaucoup la douleur, mais je la supporte.

— Il ne s’agit pas de cela ! Le danger vous fait-il peur ?

— Oh ! s’exclama Jane. Je l’adore !

— Et vous êtes pauvre ? Vous aimeriez gagner beaucoup d’argent ?

— Je ne demande que ça !

Le comte et la princesse échangèrent un coup d’œil. Puis, d’un même mouvement, ils inclinèrent la tête.

— Dois-je exposer la situation, Anna Michaelovna ?

La princesse eut un geste de refus.

— Son Altesse souhaite le faire elle-même.

— C’est inutile… et peu sage.

— C’est elle qui commande. Elle m’a chargée de lui présenter la jeune fille dès que vous en aurez fini avec elle.

Streptitch haussa les épaules. Il était mécontent, c’était visible, mais il s’inclina.

— La princesse Poporensky veut vous présenter à Son Altesse la grande-duchesse Pauline, dit-il à Jane. Ne vous alarmez pas.

Alarmée, Jane ne l’était pas le moins du monde. Elle était ravie à l’idée de voir de près une véritable grande-duchesse. Elle en oubliait son chapeau.

La princesse lui fit signe et elles passèrent dans une sorte d’antichambre, La grosse dame gratta à une porte qu’elle ouvrit après qu’on lui eut crié d’entrer.

— Madame, puis-je vous présenter miss Jane Cleveland ? dit-elle d’un ton solennel.

Une jeune femme, assise dans un vaste fauteuil, se leva d’un bond et s’avança vivement. Elle regarda fixement Jane pendant quelques secondes, puis elle éclata de rire.

— Mais c’est merveilleux, Anna ! s’écria-t-elle. Jamais je n’aurais cru que vous réussiriez aussi bien. Venez. Mettons-nous côte à côte. (Elle s’empara du bras de Jane et l’entraîna devant un haut miroir.) Vous voyez ! s’exclama-t-elle, enthousiasmée. La ressemblance est parfaite !

Jane commençait à comprendre. Elle avait peut-être un an ou deux de plus que la grande-duchesse mais elle avait la même nuance de cheveux, la même silhouette.

La grande-duchesse battit des mains. C’était, semblait-il, une jeune femme de caractère aimable.

— C’est parfait. Vous pouvez féliciter Feodor Alexandrovitch de ma part, Anna. Il a bien travaillé.

— Cette jeune fille ne sait pas encore de quoi il s’agit, madame, murmura la princesse.

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