DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

— C’est vrai, remarqua la grande-duchesse, retrouvant son calme. J’oubliais. Bon. Je vais le lui expliquer. Laissez-nous, Anna Michaelovna.

— Mais, madame…

— J’ai dit : laissez-nous !

Elle frappa du pied, mécontente. Anna Michaelovna quitta la pièce de fort mauvaise grâce. La grande-duchesse s’assit et fit signe à Jane de l’imiter.

— Ces vieilles femmes sont fatigantes ! Mais il faut bien les supporter. Anna Michaelovna vaut mieux que la plupart. À présent, mademoiselle… Ah ! oui, Jane Cleveland. J’aime ce nom. Vous aussi, vous m’êtes sympathique. Je vais vous expliquer. Ce ne sera pas long. Vous connaissez l’histoire d’Ostrova ? Ma famille est pratiquement anéantie, massacrée par les communistes. Je suis la dernière descendante de la lignée. Comme femme, je ne puis prétendre au trône. On devrait donc me laisser en paix. Mais non ! Où que j’aille, on tente de m’assassiner. C’est ridicule n’est-ce pas ? Ces brutes imbibées de vodka n’ont aucun sens de la mesure.

— En effet, dit Jane pour marquer son intérêt.

— Je passe le plus clair de mes jours dans des endroits discrets où je puis prendre des précautions. Mais, de temps à autre, il me faut participer à des cérémonies publiques. Pendant mon séjour ici, par exemple, j’aurai à assumer des fonctions semi-officielles. À Paris aussi, à mon retour. J’ai une propriété en Hongrie… Donc… je ne devrais pas vous dire cela mais votre visage me plaît… Enfin, bref, il est très important que l’on ne m’assassine pas durant les quinze jours qui viennent.

— Mais la police…

— La police ? Oh ! oui, elle est très habile, je crois. Nous aussi, nous avons nos espions. Je puis être prévenue du moment de l’attentat. Mais l’avertissement peut aussi arriver trop tard.

Elle haussa les épaules.

— Je commence à comprendre, dit Jane lentement. Vous voulez me voir prendre votre place ?

— À certaines occasions seulement, protesta la grande-duchesse. J’ai besoin de vous avoir sous la main. Peut-être me faudra-t-il utiliser vos services deux, trois ou quatre fois en quinze jours. Et ce à l’occasion d’apparitions officielles en public. Naturellement, il ne saurait en être question dans la vie privée.

— Évidemment.

— Vous ferez parfaitement l’affaire. Feodor Alexandrovitch a eu une bonne idée avec son annonce, n’est-ce pas ?

— Et si l’on m’assassine ?

— C’est un risque à courir, bien sûr. Mais, à en croire nos services de renseignements, on tentera simplement de m’enlever. Pour être honnête… Il se peut qu’on jette une bombe.

— Je vois.

Elle essayait d’imiter les façons désinvoltes de Pauline. Elle aurait beaucoup voulu parler de la question d’argent, mais elle ne savait comment s’y prendre. La grande-duchesse la tira d’embarras.

— Vous serez payée, naturellement. Je ne me souviens pas de la somme suggérée par Feodor Alexandrovitch.

— Le colonel Kranin a parlé de deux mille livres.

— C’est cela. Je me le rappelle, à présent. C’est suffisant, j’espère ? Préférez-vous trois mille ?

— Oui, si cela ne fait pas de différence pour vous.

— Vous avez le sens du commerce, remarqua Pauline aimablement. J’aimerais être comme vous. Je ne comprends rien à l’argent. Quand j’en veux, j’en ai, c’est tout.

Simple mais admirable tournure d’esprit.

— … El comme vous le dites, il y a du danger. Vous ne pensez pas, j’espère, que je vous laisse ma place par lâcheté ? Pour Ostrova, je dois me marier et avoir au moins deux fils, c’est très important. Ce qui pourra m’arriver après ne compte pas.

— Je comprends.

— Et vous acceptez ?

— Oui, répondit la jeune fille, résolue.

Pauline frappa plusieurs fois dans ses mains. La princesse Poporensky apparut aussitôt.

— Je l’ai mise au courant, Anna. Elle fera tout ce que nous voulons et recevra trois mille livres. Dites à Feodor d’en prendre note. Elle me ressemble beaucoup, n’est-ce pas ? En plus jolie.

La princesse sortit de la pièce et reparut en compagnie du comte Streptitch.

— Nous avons tout arrangé, Feodor Alexandrovitch.

Il s’inclina.

— Saura-t-elle tenir son rôle, je me le demande ? dit-il en regarda Jane.

— Vous allez voir. Vous permettez, madame ?

La grande-duchesse acquiesça avec empressement.

Jane se leva.

— Mais c’est merveilleux, Anna, déclara-t-elle. Jamais je n’aurais cru que vous réussiriez aussi bien. Venez, mettons-nous côte à côte. (Et comme Pauline l’avait fait, tout à l’heure, elle entraîna celle-ci devant la glace.) Vous voyez ! La ressemblance est parfaite !

Paroles, manières, gestes, tout était imité avec art. La princesse hocha la tête et émit un grognement de satisfaction.

— C’est très bien, dit la grande-duchesse. Cela abusera tout le monde. Vous êtes très habile. Je serais incapable d’imiter quelqu’un même pour sauver ma vie. Anna s’occupera des détails avec vous. Emmenez-la dans ma chambre, Anna, et essayez-lui quelques-unes de mes robes.

Elle les congédia gentiment d’un geste et la princesse Poporensky entraîna Jane.

— Voici ce que Son Altesse portera pour inaugurer la vente de charité, expliqua la grosse dame en montrant une audacieuse création noire et blanche. Cette fête aura lieu dans trois jours. Peut-être vous faudra-t-il la remplacer… Nous ne le savons pas encore.

Sur la prière d’Anna, Jane ôta ses vêtements et essaya la robe. Elle lui allait parfaitement.

— C’est fort bien. Un peu long peut-être. Son Altesse est plus grande que vous.

— Le remède est simple. La grande-duchesse ne porte pas de talons. Je peux mettre le même genre de chaussures qu’elle, mais avec un talon.

Anna Michaelovna lui montra les escarpins que Pauline avait l’habitude de porter avec cette toilette. Jane les étudia pour pouvoir en acheter de semblables.

— Pour bien faire, il vous faudrait avoir une robe de nuance et d’étoffe différentes de celle de la grande-duchesse, dit Anna. Si vous devez prendre sa place à un moment donné, la substitution sera moins apparente.

Jane réfléchit une minute.

— Que diriez-vous d’un ensemble en jersey rouge ? Et peut-être des lunettes sans monture… Cela modifie beaucoup l’aspect du visage.

Ces deux suggestions furent approuvées.

Jane quitta l’hôtel avec cent livres dans son sac, des instructions relatives à ses différents achats et ordre de prendre une chambre à l’hôtel Blitz, sous le nom de miss Montresor, de New York.

Le surlendemain, elle reçut la visite du comte Streptitch.

— Quelle transformation ! dit-il en s’inclinant.

Jane lui fit une petite révérence ironique. Ses nouveaux vêtements et sa vie luxueuse lui plaisaient beaucoup.

— Tout cela, c’est très beau, dit-elle en soupirant. Mais votre visite, je pense, signifie que le moment est venu pour moi de me mettre au travail.

— C’est exact. Nous avons reçu des renseignements. On tentera probablement d’enlever Son Altesse à son retour de la vente de charité. Celle-ci a lieu, vous le savez, à Orion House, à une dizaine de kilomètres de Londres. Son Altesse sera forcée de paraître car la comtesse d’Anchester, qui parraine la fête, la connaît personnellement. Mais, pour la suite, j’ai pensé à ceci.

Jane l’écouta avec attention, posa quelques questions et, finalement, déclara avoir parfaitement compris le rôle qu’elle aurait à jouer.

Le lendemain, le soleil brillait de tous ses feux. Comme on ne saurait compter sur la clémence du temps en Angleterre, la vente de charité eut lieu dans les salons d’Orion House, propriété, depuis cinq siècles, des comtes d’Anchester. Les lots étaient variés et souvent somptueux. Cent femmes de la haute société avaient eu la charmante idée de donner chacune une perle de leur propre collier. Elles devaient être mises aux enchères. On comptait aussi des attractions de toutes sortes.

Jane arriva de bonne heure. Elle portait une robe rouge et un petit chapeau de même couleur, des chaussures en lézard à hauts talons.

L’apparition de la grande-duchesse Pauline fit sensation. Une petite fille lui offrit des roses. Elle fit un discours charmant et bref. Le comte Streptitch et la princesse Poporensky l’accompagnaient.

Elle avait mis la robe blanche et noire que Jane avait vue et une petite cloche noire ornée d’une aigrette blanche retombant sur la voilette qui lui couvrait à demi le visage. Jane ne put s’empêcher de sourire.

La grande-duchesse visita les étalages divers, procéda à quelques achats, sans se départir de sa grâce. Puis elle se prépara à prendre congé.

Jane entra alors en scène. Elle aborda la princesse Poporensky, la priant de la présenter à la grande-duchesse ;

— Oh ! mais parfaitement ! dit Pauline d’une voix claire. Miss Montresor ? Je me souviens de ce nom. C’est une journaliste américaine, je crois. Elle a beaucoup aidé notre cause. Je serais heureuse de lui accorder une interview. Y a-t-il un endroit où l’on ne nous dérangera pas ?

On s’empressa de mettre une pièce à la disposition de la grande-duchesse. Le comte Streptitch fut chargé d’y conduire miss Montresor. Sa mission accomplie, il se retira et les deux jeunes filles échangèrent leurs vêtements avec l’aide de la princesse.

Trois minutes plus tard, la grande-duchesse reparaissait, son bouquet de roses à la hauteur de son visage.

Elle adressa, en français, quelques mots d’adieu à lady Anchester et gagna sa voiture qui l’attendait. La princesse Poporensky monta à côté d’elle et l’auto démarra.

— Et voilà, dit Jane. Je me demande comment miss Montresor pourra sortir.

— Personne ne fera attention à elle.

— C’est vrai. J’ai bien tenu mon rôle, n’est-ce pas ?

— Avec beaucoup de finesse, oui.

— Pourquoi le comte n’est-il pas avec nous ?

— Il a été forcé de rester. Il faut veiller sur Son Altesse.

— J’espère que l’on ne jettera pas de bombe. Tiens, pourquoi quitte-t-on la grand-route ?

Dans un crissement de pneus malmenés, la voiture s’engageait sur un chemin de traverse.

Jane protesta auprès du chauffeur qui se contenta de rire et d’accélérer.

— Vos espions avaient raison, dit-elle. Enfin, plus longtemps nous tiendrons, mieux cela vaudra pour la grande-duchesse. Laissons-lui le temps de regagner Londres.

La perspective du danger ravissait la jeune fille. L’idée d’une bombe ne l’avait nullement enthousiasmée, mais ce genre d’aventure plaisait à son esprit Sportif.

Brusquement, la voiture s’arrêta. Un homme sauta sur le marchepied. Il tenait un revolver à la main.

— Haut les mains !

La princesse obéit, docile, mais Jane se contenta de le regarder avec dédain.

— Demandez-lui la signification de cet outrage, dit-elle en français à sa compagne.

Mais le bandit ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche et la noya sous un flot de paroles dans une langue étrangère.

Ne comprenant pas un mot, Jane haussa les épaules. Le chauffeur avait rejoint l’autre homme.

— Votre Grandeur consentirait-elle à descendre ? dit-il avec un sourire sardonique.

Jane sortit de la voiture, son bouquet à hauteur du visage. La princesse la suivit.

— Votre Grandeur veut-elle venir par ici ?

Sans relever les façons insolentes du chauffeur, Jane se dirigea vers une maison basse située à une centaine de mètres de l’endroit où la voiture s’était arrêtée.

L’homme armé suivait de près les deux femmes. Ils gravirent un perron et on les fit pénétrer dans une pièce meublée en tout et pour tout d’une table et de deux chaises. L’homme au pistolet claqua la porte et la ferma à clef.

Jane jeta un coup d’œil à la fenêtre.

— Évidemment, je pourrais sauter, mais je n’irais pas bien loin. Le mieux est d’attendre, pour le moment. Je me demande si on nous apportera quelque chose à manger.

Sa curiosité fut satisfaite une demi-heure plus tard.

On posa devant elles un grand bol de soupe fumante et deux morceaux de pain sec.

— Les aristocrates n’ont pas droit au luxe, à ce qu’il paraît, dit-elle quand la porte fut refermée. Laquelle de nous deux commence ? Vous ou moi ?

La princesse Poporensky parut horrifiée.

— Comment pourrais-je manger ? Qui sait quels dangers affronte ma maîtresse à l’heure actuelle ?

— Elle se porte très bien, répliqua Jane. Mon sort me préoccupe davantage. Ces gens ne seront pas du tout satisfaits quand ils s’apercevront de leur erreur. Ce sera peut-être très désagréable. Je joue le jeu le plus longtemps possible et je déguerpis à la première occasion.

La princesse ne répondit pas.

Jane, qui avait faim, mangea toute la soupe. Elle avait un drôle de goût, mais elle était chaude.

La princesse versait des larmes silencieuses. Jane, qui se sentait la tête lourde, s’installa de son mieux sur sa chaise.

Puis elle s’endormit.

Elle s’éveilla en sursaut. Elle avait dû dormir fort longtemps. Elle avait très mal à la tête.

Brusquement, elle fit une découverte qui la stupéfia.

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