DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

Je suis un homme simple, je ne veux pas faire semblant de comprendre ces choses-là. Mais j’ai vu ce que j’ai vu. Et, grâce à ce que j’ai vu, Sylvia et moi sommes désormais ensemble – selon la formule traditionnelle – jusqu’à ce que la mort nous sépare. Et peut-être au-delà.

(Traduction de Dominique Mols)

L’épouse délaissée

(The case of the middle-aged wife)

On entendit quatre imprécations, puis une voix irritée s’étonna qu’on ne pût laisser un chapeau à sa place, une porte claqua… Mr Packington venait de partir pour attraper le train de 8 h 45 à destination de la Cité, à Londres. Sa femme, très rouge, les lèvres serrées, était assise à la table du petit déjeuner. Elle ne pleurait pas, pour la simple raison qu’une violente colère venait de remplacer son chagrin.

— Je ne puis plus supporter cette situation ! Non ! C’est impossible ! (Mrs Packington réfléchit un instant puis murmura 🙂 L’effrontée ! La petite peste ! Comment George peut-il se montrer aussi bête !

Mais sa colère s’éteignit et son chagrin reprit le dessus. Ses yeux s’emplirent de larmes qui coulèrent sur ses joues fanées et elle gémit :

— À quoi bon répéter que j’en ai assez puisque je ne sais que faire ?

Elle se jugeait abandonnée, lamentable… Alors, elle saisit le journal et relut, en première page, une annonce qui l’avait déjà frappée :

Êtes-vous heureux ? Dans le cas contraire, consultez Mr Parker Pyne, 17, Richmond Street.

— C’est stupide, absolument stupide, déclara Mrs Packington. Mais, après tout, je puis essayer…

C’est pourquoi, à 11 heures, elle entra, quelque peu nerveuse, dans le bureau du détective. En regardant celui-ci, elle se sentit rassurée : Mr Parker Pyne était robuste pour ne pas dire gros ; il avait une belle tête chauve, de grosses lunettes et des yeux intelligents.

— Veuillez vous asseoir, dit-il. Je pense que c’est mon annonce qui vous amène ?

— Oui…, se contenta de répondre Mrs Packington.

— Donc, vous n’êtes pas heureuse. Peu de personnes le sont et vous seriez fort étonnée si je vous en indiquais le nombre.

— Vraiment ? dit-elle. (Mais le malheur d’autrui l’intéressait peu.)

— Je sais que cela vous laisse indifférente ; il n’en est pas de même pour moi : voyez-vous, pendant trente-cinq années de mon existence, j’ai établi des statistiques dans un bureau du gouvernement. Je suis maintenant à la retraite et j’ai eu l’idée de faire bon usage de mon expérience. La question est fort simple car les chagrins ont cinq causes principales, pas davantage. Or, si l’on connaît la cause d’une maladie, il doit être facile d’y remédier. Je me mets à la place du médecin qui diagnostique le mal de son client et lui indique un traitement. Certes, il y a des cas incurables où j’avoue mon impuissance. Par contre, madame, je puis vous affirmer que, si j’entreprends un traitement, le succès est à peu près certain.

Était-ce possible ? Y avait-il un attrape-nigaud ou, au contraire ?… Mrs Packington fixa sur son interlocuteur un regard plein d’espoir.

— Je vais porter un diagnostic à votre sujet, reprit Parker Pyne en souriant. Il s’agit de votre ménage. Votre existence conjugale a été heureuse et je pense que votre mari a réussi dans ses affaires… mais je suppose qu’il y a une jeune personne dans vos ennuis… Peut-être fait-elle partie du personnel de bureau ?

— Oui, c’est une dactylo, une petite intrigante fardée, aux lèvres trop rouges, aux bas de soie, aux boucles blondes…

Mrs Packington parlait maintenant d’abondance et Parker Pyne dit doucement :

— Je suis sûr que votre mari affirme n’avoir rien à se reprocher ?

— Ce sont ses propres paroles !

— Je devine ses réflexions : pourquoi ne pourrait-il pas éprouver une amitié parfaitement honnête pour cette enfant, mettre un peu de joie, de distraction dans sa morne existence ? La pauvre petite mène une vie si morne !

Mrs Packington acquiesça vivement et ajouta :

— Ce sont des prétextes ! Il l’emmène canoter. J’aime beaucoup cela, mais depuis cinq ou six ans mon mari déclare que cela l’empêche de jouer au golf ! Toutefois, le golf ne compte pas quand il s’agit d’elle. J’aime énormément le théâtre ; George se dit trop fatigué pour sortir le soir.

— Maintenant il emmène cette fille danser et rentre à 3 heures du matin, tout en déplorant le ridicule d’une femme jalouse sans raison ?

Mrs Packington fit un signe affirmatif.

— Oui…, mais comment le savez-vous ? ajouta-t-elle vivement.

— Grâce aux statistiques, répondit son interlocuteur avec calme.

— Je suis si malheureuse ! J’ai toujours été une femme dévouée et me suis tuée de travail quand nous étions jeunes ; j’ai contribué à son succès et n’ai jamais regardé aucun autre homme. Je tiens bien sa maison, ses vêtements sont en parfait état, ses repas sont soignés…, et à présent que nous avons une bonne situation, que nous pourrions sortir un peu, voilà ce qui m’arrive !

Mr Parker Pyne répondit tristement :

— Je comprends fort bien.

— Mais… pouvez-vous m’aider ?

— Certes, chère madame. Je connais le traitement.

— Que dois-je faire ?

— Vous fier entièrement à moi… et cela vous coûtera deux cents guinées.

— Deux cents guinées !

— Oui. Vous avez les moyens de les débourser et il vous en coûterait autant pour une opération. Or, le bonheur a autant de valeur que la santé.

— Je vous paierai plus tard, je suppose ?

— Non. Vous me paierez d’avance.

Mrs Packington se leva.

— Je crains de ne pouvoir…

— Acheter chat en poche ? répondit Parker gaiement. Peut-être avez-vous raison car la somme est forte. Il vous faut me faire confiance et tenter votre chance. Telles sont mes conditions.

— Deux cents guinées !

— Exactement. Au revoir, madame. Prévenez-moi si vous acceptez.

Tout souriant, Parker serra la main de sa visiteuse et, quand elle fut partie, appuya sur un bouton. Une jeune personne d’aspect sévère se montra.

— Préparez un dossier, je vous prie, miss Lemon. Puis dites à Claude que je vais sans doute avoir bientôt besoin de lui.

— Pour une nouvelle cliente ?

— Oui, pour l’instant elle regimbe, mais elle reviendra. Cet après-midi, probablement, vers 4 heures. Faites une fiche.

— Tarif A ?

— Certes, tarif A. Il est intéressant de constater que chaque personne s’imagine que son cas est unique. Donc, prévenez Claude, mais recommandez-lui de ne pas se donner un aspect excentrique. Pas de parfum et les cheveux coupés court.

Il était 4 heures un quart lorsque Mrs Packington reparut. Elle sortit un carnet de chèques de son sac, rédigea une formule et la tendit à Parker qui lui remit un reçu.

— Et maintenant ? interrogea-t-elle.

Toujours souriant, il répondit ;

— Rentrez chez vous. Demain matin, par le premier courrier, vous recevrez des instructions auxquelles vous voudrez bien vous conformer.

Mrs Packington regagna sa maison dans un état d’agréable euphorie. Son mari revint plein de combativité, prêt à défendre ses droits si la scène du matin se reproduisait. Toutefois, il fut soulagé de constater que sa femme paraissait très calme et même songeuse.

Il écouta la radio tout en se demandant si la chère petite Nancy l’autoriserait à lui offrir un manteau de fourrure. Elle était très fière et il ne voulait pas l’offenser. Pourtant, elle s’était plainte du froid. Sa mince veste de tweed, visiblement bon marché, ne la protégeait guère. Peut-être pourrait-il présenter son cadeau d’une manière qui n’aurait rien de blessant… Il désirait lui consacrer bientôt une autre soirée, car emmener une jeune fille comme elle dans un restaurant chic était un plaisir. Il constatait que bien des hommes l’enviaient ! Elle était vraiment ravissante. Et il lui plaisait ! Ne lui avait-elle pas dit combien elle le trouvait jeune ?

Packington leva les yeux et croisa le regard de sa femme ; il se sentit coupable envers elle – ce qui le vexa. Maria avait l’esprit par trop étroit et soupçonneux ! Elle ne lui permettait pas la moindre détente ! Il éteignit la radio et alla se coucher.

Le lendemain matin, Mrs Packington reçut deux lettres inattendues : la première lui confirmait un rendez-vous dans un salon de coiffure renommé. La seconde lui indiquait l’heure où une grande couturière l’attendrait. Enfin, une troisième, signée par Mr Parker Pyne, l’invitait à déjeuner au Ritz ce jour-là.

Mr Packington annonça qu’il ne rentrerait sans doute pas dîner car il devait voir un client important. Sa femme se contenta de répondre par un signe vague, et il partit en se félicitant d’avoir échappé à l’orage.

L’esthéticienne se montra formelle : pourquoi madame s’était-elle négligée ainsi ? Elle aurait dû soigner sa beauté depuis longtemps ! Toutefois, il n’était pas trop tard.

Son visage fut massé, épilé, passé à la vapeur. On lui appliqua un masque d’argile, puis diverses crèmes et enfin des fards et de la poudre. Enfin on lui tendit un miroir et elle pensa : « J’ai réellement l’air plus jeune. »

La séance chez la couturière fut tout aussi excitante ; elle en sortit avec l’impression qu’elle était d’une élégance dernier cri.

Lorsqu’elle entra au Ritz à l’heure indiquée, Mr Parker Pyne, fort bien habillé, l’attendait.

— Charmante ! déclara-t-il en l’enveloppant d’un regard connaisseur. Je me suis permis de commander pour vous une « dame blanche ».

Mrs Packington, qui n’avait pourtant pas l’habitude des cocktails, ne protesta pas et, tout en dégustant l’agréable breuvage, écouta son mentor :

— Il faut que votre mari soit stupéfait ! Vous comprenez : stupéfait ! Pour obtenir ce résultat, je vais vous présenter un de mes jeunes amis et vous déjeunerez avec lui.

Au même instant, un beau garçon approcha en regardant de tous côtés ; ayant aperçu Parker Pyne, il vint vers lui d’un pas souple.

— Mr Claude Luttrell, Mrs Packington, présenta le détective.

Le nouveau venu devait à peine atteindre la trentaine ; il était souriant, admirablement vêtu et fort séduisant.

— Heureux de vous connaître, murmura-t-il.

Quelques minutes plus tard, il était assis en face de Mrs Packington à une petite table, et parlait agréablement de Paris et de la Côte d’Azur. Il demanda à sa compagne si elle aimait la danse ; elle répondit affirmativement, mais ajouta qu’elle n’avait plus guère l’occasion de danser, son mari n’aimant pas sortir le soir.

— Voyons, dit Claude Luttrell en souriant et en montrant des dents étincelantes, il ne peut être assez égoïste pour vous empêcher de vous distraire. De nos jours, les femmes n’admettent plus la jalousie.

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