DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

Jack réfléchit, puis déclara :

— Cela ne nous avance guère, ne trouvez-vous pas ?

— J’aimerais en savoir plus long au sujet des Turner, dit Lavington avec calme. Ainsi que je vous l’ai dit, ils partirent de grand matin et nul n’assista à leur départ. Turner a été revu depuis, mais pas sa femme…

Jack pâlit.

— Serait-il possible ?… Croyez-vous… ?

— Ne vous agitez pas, jeune homme. L’influence de quelqu’un qui va mourir, surtout s’il s’agit de mort violente, est très forte. Les alentours peuvent s’imprégner de cette influence et la transmettre à quelqu’un en état de réceptivité… vous par exemple…

— Pourquoi moi ? murmura Jack. Pourquoi pas quelqu’un qui serait capable d’agir ?

— Vous croyez qu’il s’agit d’une intelligence raisonnée, et non d’une force aveugle ? Je ne crois pas aux esprits qui viennent sur terre dans un but déterminé. Mais ce que j’ai constaté bien des fois, et que je ne puis prendre pour de simples coïncidences, c’est qu’il existe des forces obscures qui travaillent dans le même sens.

Lavington se tut comme s’il voulait chasser une obsession, se tourna vers Jack et sourit.

Le jeune homme acquiesça volontiers sans toutefois parvenir à chasser l’idée de son esprit. Au cours des jours suivants, il fit une petite enquête sans obtenir davantage que le médecin et il renonça à jouer au golf le matin.

Un nouveau maillon de la chaîne lui fut apporté d’une manière inattendue. Un soir, en rentrant, Jack apprit qu’une jeune fille l’attendait. À sa grande surprise il reconnut « la belle aux pensées », comme il l’appelait. Elle paraissait très émue et intimidée.

— Veuillez m’excuser, monsieur, de venir vous parler ainsi, mais je désire vous apprendre quelque chose… Je…

Elle regardait autour d’elle d’un air inquiet.

— Entrez ici, répondit Jack vivement en ouvrant la porte du « salon des dames », toujours désert à cette heure-là. Veuillez vous asseoir, mademoiselle ?…

— Marchaud… Alice Marchaud…

Elle s’assit. Elle était vêtue d’un costume vert foncé qui rehaussait le charme de son teint ; le jeune homme sentit son cœur battre plus vite. Il demanda :

— Dites-moi ce qui vous inquiète.

— Voici. Nous sommes ici depuis peu de temps et, dès le début, nous avons entendu dire que notre charmante petite maison était hantée. Aucune servante ne veut y rester, ce qui n’a guère d’importance car je sais faire le ménage et la cuisine.

« Quel ange ! pensa Jack. Elle est unique. » Mais il parvint à garder l’air attentif.

— Je croyais que ces histoires de revenant étaient ridicules mais, depuis quatre jours, monsieur, j’ai fait le même rêve. Une femme très belle, grande et blonde, est auprès de moi. Elle tient dans ses mains un vase de porcelaine bleue et paraît au désespoir. Elle me tend le vase comme si elle me suppliait de le prendre. Mais je ne comprends pas pourquoi et, malheureusement, elle ne peut parler. Ce rêve a été le même pendant les deux premières nuits ; puis, avant-hier soir, il a été plus explicite. La femme s’est évaporée, tenant toujours le vase et, soudain, je l’ai entendue crier : « À l’assassin ! Au secours ! » Donc les mots que vous m’avez répétés l’autre jour. Je me suis réveillée en sursaut mais j’ai cru que j’avais eu un cauchemar. Seulement, la nuit dernière, j’ai eu le même rêve. De quoi s’agit-il, monsieur ? Vous l’avez entendu aussi. Que devons-nous faire ?

Le visage de la jeune fille était terrifié ; ses petites mains se fermaient convulsivement et elle regardait Jack d’un air suppliant. Il afficha un calme qu’il était loin d’éprouver.

— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle. Vous devriez exposer votre rêve à un de mes amis, le Dr Lavington, qui est en séjour ici.

Alice accepta et Jack alla chercher Lavington. Le médecin dévisagea la jeune fille pendant que Harington exposait la question. Puis il se fit répéter son rêve et déclara :

— C’est fort curieux… En avez-vous parlé à votre père ?

Alice secoua la tête :

— Non, je n’ai pas voulu l’inquiéter. Il est très malade et je lui cache tout ce qui pourrait le troubler.

Lavington répondit avec bonté :

— Je comprends et je suis content que vous soyez venue me consulter. Mr Harington a eu une alerte assez semblable à la vôtre et je crois que désormais nous sommes sur une piste. Vous n’avez aucun détail à me communiquer ?

Alice sursauta.

— Oh ! si, comme je suis sotte ! Regardez, monsieur, ce que j’ai trouvé au fond d’un placard : cette feuille avait glissé derrière une planche.

Elle tendit une feuille de papier à dessin assez sale. On y avait tracé, à l’aquarelle, une esquisse, sans doute ressemblante, qui représentait une grande femme blonde, au type étranger ; elle était debout devant une table où un vase de porcelaine bleue était posé.

— Je n’ai trouvé cette feuille que ce matin, déclara la jeune fille, et ce dessin représente bien la femme que j’ai vue dans mes rêves. De plus, le vase est identique.

— C’est extraordinaire ! dit Lavington, La clef du mystère se trouve évidemment dans le vase. Il me paraît fait d’une ancienne porcelaine chinoise et avoir un dessin gravé très finement.

— C’est bien une porcelaine chinoise, affirma Jack. J’en ai vu un pareil dans la collection de mon oncle, qui est grand expert en objets d’art de ce genre.

Lavington garda le silence un instant, puis leva vivement la tête et interrogea :

— Depuis combien de temps votre oncle a-t-il ce vase, Harington ?

— Je ne sais vraiment pas.

— Réfléchissez. L’a-t-il acheté récemment ?

— Je ne sais trop… Oui, peut-être, en y réfléchissant… Les porcelaines ne m’intéressent pas, mais je me souviens qu’il m’a montré ses « récentes acquisitions » et que ce vase en faisait partie.

— Y a-t-il moins de deux ans ? Les Turner ont quitté le cottage juste à ce moment-là.

— Je crois en effet que la date correspond.

— Votre oncle est-il un habitué des ventes aux enchères ?

— Certes oui.

— Donc, il n’est pas impossible qu’il ait acheté ce vase à la vente du mobilier Turner. C’est une étrange coïncidence, ou plutôt, ce que j’appelle un acte de justice. Il nous faut, Harington, savoir le plus vite possible où votre oncle a acheté cette porcelaine.

Le visage de Jack se rembrunît.

— Je crains que ce ne soit impossible, car il est sur le continent et je ne saurais même pas où lui écrire.

— Combien de temps durera son absence ?

— Trois semaines ou un mois au moins.

Il y eut un silence et la jeune fille regarda tour à tour les deux hommes avec anxiété.

— Ne pouvons-nous rien faire ? interrogea-t-elle d’une voix timide.

— Si, répondit Lavington d’un ton assez excité. Ce sera assez peu banal, mais je crois que cela peut réussir. Harington, il faut vous emparer de ce vase, l’apporter ici et, si mademoiselle le permet, nous passerons une nuit au cottage en compagnie de l’objet.

Jack éprouva quelque inquiétude et demanda :

— Qu’arrivera-t-il à votre avis ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, mais je crois que le mystère sera élucidé et que le fantôme sera vaincu. Il est possible que le vase ait un double fond dans lequel un objet est caché. S’il ne se produit rien, nous devrons nous montrer ingénieux.

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