DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

Le signal rouge

(The red signal)

— Oh ! que c’est passionnant, s’écria la jolie Mrs Eversleigh en écarquillant ses beaux yeux bleus un peu vides d’expression. On dit toujours que les femmes ont un sixième sens. Pensez-vous que ce soit vrai, sir Alington ?

Le célèbre aliéniste sourit avec ironie. Il méprisait totalement les femmes jolies et sottes comme celle-ci. Alington West faisait autorité en matière de désordres mentaux et ne sous-estimait pas son importance. C’était un bel homme quelque peu poseur. Il répondit :

— Je n’ignore pas toutes les sottises qui ont cours. Un sixième sens ? Qu’est-ce que cela signifie ?

— Vous autres savants êtes toujours trop sévères. Mais la manière dont on sait les choses par avance, ou plutôt dont on les sent, est positivement mystérieuse. Claire sait de quoi je parle, n’est-ce pas, Claire ?

Elle s’adressait à la maîtresse de maison en faisant la moue et en levant une épaule.

Claire Trent ne répondit pas tout de suite. Le dîner avait été intime et n’avait compris que les hôtes – Claire et son mari Jack, Violette Eversleigh, sir Alington West et son neveu Dermot West, ami de Jack Trent. Ce dernier, un peu lourd et rubicond, répondit en riant :

— Allons, Violette, si votre meilleure amie est tuée dans un accident de chemin de fer, vous vous souvenez aussitôt que vous aviez rêvé d’un chat noir la semaine précédente et que vous aviez senti qu’un malheur était imminent.

— Non, Jack, vous confondez prémonition et intuition. Voyons, sir Alington, vous avouerez que les prémonitions existent.

— Jusqu’à un certain point sans doute, répondit froidement l’aliéniste. Mais la coïncidence existe et aussi la tendance à tout exagérer – il faut en tenir compte.

— Je ne crois pas aux prémonitions, dit Claire d’un ton sec, ni à l’intuition, ni au sixième sens, ni à toutes les choses dont nous discutons sans réfléchir. Nous ressemblons à des trains qui foncent dans la nuit vers des destinations inconnues.

— Votre exemple est mal choisi, déclara Dermot West, qui prenait pour la première fois part à la discussion. (Ses yeux gris brillaient curieusement dans son visage hâlé.) Vous oubliez les signaux…

— Quels signaux ?

— Vert quand la voie est libre, rouge quand il y a danger.

— Rouge pour le danger, que c’est passionnant ! murmura Violette Eversleigh.

Dermot lui tourna le dos avec agacement et déclara :

— C’est une manière de parler. « Il y a danger devant vous, attention ! »

Trent le dévisagea attentivement.

— On dirait que vous parlez par expérience, mon vieux ?

— C’est vrai.

— Racontez-nous cela !

— Voici un exemple : j’étais en Mésopotamie, juste après l’armistice et, un soir, j’ai regagné ma tente, troublé par un pressentiment : « Danger. Attention. » Je ne comprenais absolument pas de quoi il pouvait s’agir. Je fis le tour de notre camp, pris toutes les précautions voulues contre une attaque possible d’Arabes hostiles. Puis, je rentrai sous ma tente. Dès que je fus à l’intérieur, la sensation devint plus forte. « Danger »… Je finis par sortir en emportant une couverture dans laquelle je m’enroulai et je dormis dehors.

— Et alors ?

— Le lendemain, quand j’entrai sous ma tente, la première chose que je vis fut un immense couteau enfoncé dans ma couchette juste à l’endroit où j’aurais dû être. Je ne tardai pas à découvrir le coupable : un de nos serviteurs arabes dont le fils avait été fusillé pour espionnage. Qu’en pensez-vous, oncle Alington, comme exemple de ce que j’appelle « le signal rouge » ?

Le spécialiste sourit vaguement.

— Ton histoire est très intéressante, mon cher Dermot.

— Mais vous n’y croyez guère ?

— Si, si ! je ne doute pas que tu aies eu la prémonition du danger. Mais c’est l’origine de cette prémonition que je discute. À te croire, elle est venue de l’extérieur, causée par une source inconnue. Mais, de nos jours, nous savons que tout prend en réalité naissance dans notre subconscient.

— Brave subconscient ! s’écria Jack Trent. On l’accuse de tout…

— Je suppose, reprit sir Alington sans accorder d’attention à cette boutade, que cet Arabe s’était trahi par un regard ou un geste que tu n’avais pas remarqué, mais que ton subconscient avait enregistré. Il n’oublie jamais rien. Nous croyons également qu’il peut raisonner et déduire indépendamment de notre volonté. Ton subconscient avait compris qu’on allait essayer de t’assassiner et il a réussi à te faire sentir le danger.

— J’avoue que cela semble sérieux, dit Dermot en souriant.

— Mais beaucoup moins intéressant, déclara Mrs Eversleigh.

— Il est également possible que tu te sois, inconsciemment, rendu compte de la haine que te vouait cet Arabe. Ce que l’on nommait autrefois « télépathie » existe sûrement, mais son origine demeure vague.

— Avez-vous eu d’autres exemples de prémonitions ? demanda Claire à Dermot.

— Oui, mais rien de sensationnel et je suppose qu’on pourrait les expliquer en parlant de coïncidences. Une fois, j’ai refusé une invitation dans une maison de campagne sans autre raison que l’apparition du « signal rouge ». Or, un incendie détruisit cette propriété au cours de la semaine. Par parenthèse, oncle Alington, quel rôle le subconscient a-t-il joué là ?

— Aucun, répondit l’interpellé en souriant.

— Cependant, vous avez trouvé une autre explication. Voyons, ne vous montrez pas cérémonieux en famille.

— Alors, mon neveu, je suppose que tu as refusé une invitation pour la raison toute simple qu’elle ne te séduisait pas ; puis, après l’incendie, tu t’es figuré que tu avais eu la prescience d’un danger, et désormais tu y crois sincèrement.

— C’est inextricable ! s’écria Dermot en riant.

— Peu importe, déclara Violette Eversleigh. Je crois à votre « signal rouge ». Est-ce en Mésopotamie que vous l’avez ressenti pour la dernière fois ?

— Oui… jusqu’à…

— Jusqu’à ?

— Oh ! rien…

Dermot garda le silence car il avait failli dire « jusqu’à ce soir ». Les mots étaient montés à ses lèvres et avaient exprimé une idée qu’il n’avait même pas encore comprise… mais il se rendait compte qu’elle existait : le « signal rouge » sortait des ténèbres et lui criait : « Danger, danger imminent… »

Mais pourquoi ? Quel danger pouvait-il courir dans la maison de ses amis ? Cependant, il y en avait un. Il regarda Claire Trent, admira son teint pâle, son corps svelte, la courbe exquise de sa nuque blonde. Mais ce danger-là existait depuis longtemps et ne risquait pas de devenir grave : Jack Trent était plus encore que son meilleur ami, car il lui avait sauvé la vie en Flandre et avait été décoré pour cela. C’était le meilleur des hommes et Dermot maudissait le jour où il s’était épris de la femme de Jack. Cela passerait sûrement, il allait s’employer à guérir. D’ailleurs Claire ne devinerait jamais et, dans le cas où elle s’en apercevrait, elle n’en souffrirait pas : elle était belle comme une statue, mais tout aussi froide. Pourtant… et bien qu’il eût déjà aimé, Dermot, n’avait jamais éprouvé un sentiment pareil. Mais le « signal rouge » devait s’appliquer à autre chose.

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