DIX BRÈVES RENCONTRES AGATHA CHRISTIE

Il regarda autour de la table et, pour la première fois, s’aperçut que leur petit groupe était étrange : son oncle, notamment, n’acceptait jamais une invitation aussi peu cérémonieuse. Pourtant il n’était pas lié avec le ménage Trent et Dermot ne s’était jamais douté qu’ils se connaissaient.

Évidemment il y avait une raison, car un médium assez célèbre devait venir donner une séance après le dîner. Sir Alington se déclarait intéressé par le spiritisme. Ce devait être l’explication.

L’idée frappa l’esprit de Dermot : cette séance cachait-elle la raison de la présence du spécialiste ? En ce cas, quelle était cette raison ? De nombreux petits détails qu’il n’avait pas remarqués jusqu’alors se présentèrent à l’esprit du jeune homme : le grand spécialiste avait dévisagé Claire Trent qui avait semblé inquiète. Ses mains tremblaient et elle paraissait affreusement nerveuse, voire même effrayée. Pourquoi ?

Dermot fit un effort pour ramener son esprit au moment présent. Mrs Eversleigh avait entraîné le savant à parler de son travail.

— Chère madame, lui disait-il, qu’est-ce que la folie ? Je puis vous affirmer que, plus nous étudions ce sujet, plus il nous devient difficile de nous prononcer. Tous, tant que nous sommes, nous dissimulons nos pensées. Mais quand nous allons jusqu’à déclarer que nous sommes le tsar de Russie, on nous enferme ; cependant, avant d’en arriver là, il y a un long chemin à parcourir et, sur le parcours, à quel endroit planterons-nous une borne sur laquelle nous inscrirons : De ce côté la raison, de l’autre la folie ? C’est impossible à déterminer, et j’ajoute ceci : quand quelqu’un a des hallucinations, s’il n’en parle pas nous ne pourrons jamais le distinguer d’un individu normal ; l’étonnante sagesse des fous est fort intéressante à étudier.

Sir Alington but une gorgée de vin avec un plaisir évident et sourit à son auditoire.

— J’ai toujours entendu dire que les toqués sont très rusés, fit observer Mrs Eversleigh.

— Très rusés en effet et, si l’on fait disparaître leur idée fixe, le résultat est désastreux. La psychanalyse nous a d’ailleurs appris que toute modification est dangereuse. L’individu qui présente une certaine idée fixe inoffensive et peut la cultiver se montre rarement agressif. Mais l’homme ou la femme qui paraît absolument normal peut, en réalité, être un danger terrible pour la communauté.

Le médecin posa son regard sur Claire, puis il se détourna et goûta de nouveau son vin.

Une peur affreuse s’empara de Dermot. Son oncle croyait-il vraiment que… ? Et voulait-il faire comprendre sa pensée ? C’était impossible mais…

— Dire que tout cela viendrait du refoulement, soupira Mrs Eversleigh. Je comprends fort bien qu’il faut faire très attention à… à ne pas faire connaître sa personnalité car le danger est épouvantable.

— Vous m’avez mal compris, chère madame ! s’écria sir Alington. Le danger réside dans la matière cérébrale, il est parfois causé par un choc mais parfois aussi, il est, hélas ! congénital.

— L’hérédité est une chose bien triste, soupira la jeune sotte. Il y a la tuberculose et tout le reste.

— La tuberculose n’est pas héréditaire, répliqua le médecin d’un ton sec.

— Vraiment ? J’avais toujours cru qu’elle l’était. Et la folie se transmet donc ? C’est effrayant ! Quelles autres maladies peuvent l’être ?

— La goutte, répondit Alington en souriant, et le daltonisme. Dans ce dernier cas, c’est assez intéressant : il se transmet directement au mâle, mais il est latent chez les femelles. De sorte qu’il y a beaucoup d’hommes daltoniens, mais une femme doit avoir une mère daltonienne à l’état latent et un père qui l’est nettement. Toutefois, le cas se présente rarement et c’est ce qu’on appelle l’hérédité limitée par le sexe.

— Que c’est intéressant ! Mais il n’en est pas de même pour la folie ?

— Elle peut être transmise aux deux sexes indifféremment, répondit sir Alington qui poursuivit : Je suis venu tout exprès pour voir cette étonnante Mrs Thomson. Pourtant il n’a pas été nécessaire de me supplier, ajouta-t-il galamment.

Claire acquiesça d’un sourire et sortit de la pièce, une main posée sur l’épaule de Mrs Eversleigh.

— Je crains d’avoir « parlé boutique », fit observer le savant. Excusez-moi, mon cher.

— Aucune importance, répondit Trent d’un air indifférent.

Mais il paraissait tourmenté, inquiet et, pour la première fois, Dermot se sentit de trop en compagnie de son ami. Il y avait entre eux un secret qu’ils ne pouvaient partager, malgré leur vieille intimité. Pourtant la chose était invraisemblable, car, en somme, sur quoi se basait-il ? Sur deux regards et la nervosité d’une femme ?

Ils ne s’attardèrent pas sur leur porto et entrèrent dans le salon juste au moment où l’on annonçait Mrs Thomson.

Le médium était une femme replète, d’âge moyen, affreusement vêtue de velours grenat ; sa voix sonore était encore plus vulgaire.

— J’espère ne pas être en retard, dit-elle à Claire ; vous avez bien dit 9 heures, n’est-ce pas ?

— Vous êtes absolument à l’heure, madame, répondit Mrs Trent de sa douce voix quelque peu voilée. Notre petit cercle est au complet.

Suivant la pratique habituelle, aucune autre présentation n’eut lieu mais le médium jeta sur l’assistance un regard pénétrant.

— J’espère que nous aurons de bons résultats, dit-elle gaiement. Je ne saurais vous dire à quel point j’ai horreur de ne pas réussir. Je pense que Shiromako – mon contact japonais – pourra venir ce soir ; je me sens en pleine forme et, au dîner, j’ai refusé un plat que j’aime et qui est lourd.

Dermot écoutait, il était à moitié amusé, à moitié écœuré. Que tout ceci était donc prosaïque ! Cependant ne jugeait-il pas sottement ? Car, en somme, tout était normal et le don des médiums était véritable, encore que mal connu. À la veille d’une opération délicate un grand chirurgien pouvait surveiller sa nourriture. Pourquoi n’en serait-il pas de même de Mrs Thomson ? Les chaises étaient disposées en cercle et les lumières pouvaient être intensifiées ou baissées. Dermot constata qu’il n’était pas question de procéder à des vérifications et que sir Alington n’examinait pas le médium. Non, sa présence avait un autre but. Dermot se souvint que la mère de Claire était morte à l’étranger assez mystérieusement. S’agissait-il d’hérédité ?

Il fit un effort et ramena son esprit vers l’instant présent. Chacun s’assit et on éteignit les lumières, à l’exception d’une petite lampe à l’abat-jour rouge, posée sur une table au fond de la pièce. Pendant un moment, on n’entendit que la respiration régulière du médium qui devint de plus en plus forte. Puis, si brusquement que Dermot sursauta, un coup violent se fit entendre au fond du salon, suivi d’un second du côté opposé, après quoi une rapide succession de chocs s’égrena et, quand ils se turent un éclat de rire moqueur traversa la pièce. Puis le silence revint avant d’être à nouveau rompu par une voix absolument différente de celle de Mrs Thomson, une voix aiguë aux accents étranges.

— Je suis ici, messieurs, annonça-t-elle. Ou…ii, je suis ici. Vous voulez poser questions à moi ?

— Qui êtes-vous ? Shiromako ?

— Oui, moi Shiromako. Suis arrivé depuis très longtemps. Moi travaille et moi très heureux.

D’autres détails sur la vie du Japonais suivirent. Ils étaient sans intérêt et Dermot en avait souvent entendu autant. Tout le monde était très heureux. Des messages émanant de vagues parents furent ensuite transmis, mais d’une façon assez floue pour s’appliquer à n’importe quoi. Une vieille dame, qui dit être la mère d’une des personnes présentes, se manifesta assez longtemps et répéta des conseils d’almanach avec entrain.

— Autre esprit veut communiquer à présent, annonça Shiromako. Lui avoir très important message pour un des messieurs.

Il y eut un silence ; puis une autre voix s’éleva et commença chacune de ses phrases par un ricanement démoniaque :

— Ha, ha, ha, ha ! Faut pas rentrer chez vous. Suivre mon conseil.

— À qui parlez-vous ? interrogea Trent.

— À l’un de vous trois. Si j’étais lui, je ne rentrerais pas. Écoutez-moi. Danger… du sang… pas beaucoup de sang, mais bien assez… Non… ne rentrez pas…

La voix faiblit et répéta « ne rentrez pas… » Puis elle s’éteignit, et Dermot sentit se glacer son sang, car il était convaincu que l’avertissement le visait et qu’il courait un danger.

Le médium soupira, puis gémit… Mrs Thomson revenait à elle. On ralluma l’électricité et, au bout d’un instant, la voyante se redressa et ses paupières battirent.

— Était-ce intéressant ? Je l’espère…

— Très intéressant. Merci infiniment, Mrs Thomson.

— Je pense que c’était Shiromako ?

— Oui, et d’autres…

— Je suis exténuée – c’est toujours épuisant. Je suis contente que ce soit réussi. J’avais peur d’un échec, il y a une drôle d’atmosphère ce soir, dans cette pièce.

Elle regarda tour à tour par-dessus ses épaules, puis les haussa d’un air malheureux et dit d’une voix craintive :

— Cela ne me plaît pas… Y a-t-il eu une mort subite parmi vous récemment ?

— Que voulez-vous dire « parmi nous » ?

— Dans votre famille ? Chez vos meilleurs amis ? Non ? Si je voulais donner dans le drame, je dirais que la mort flottait par ici ce soir. Oh ! ce n’est, sans doute, qu’une idée à moi. Au revoir, Mrs Trent, je suis contente que vous soyez satisfaite.

Mrs Thomson sortit, drapée dans son velours grenat.

— J’espère, sir Alington, murmura Claire, que cela vous a intéressé.

— Cette soirée fut passionnante, chère madame. Merci mille fois de me l’avoir procurée. Je vous souhaite le bonsoir. Je crois que vous allez tous à une soirée dansante ?

— Ne voulez-vous pas nous accompagner ?

— Non, non. J’ai pour règle d’être toujours couché à 11 h 30. Bonsoir, mesdames. Ah ! Dermot, je voudrais te dire un mot. Peux-tu m’accompagner ? Tu pourras rejoindre tes amis à la salle Grafton.

— Certainement, mon oncle. Je te reverrai là-bas, Trent.

Pendant le trajet jusqu’au domicile du médecin, dans Harley Street, l’oncle et le neveu n’échangèrent que peu de mots. Le premier s’excusa d’avoir emmené Dermot et lui promit de ne pas le retenir longtemps.

— Veux-tu que je fasse attendre la voiture, mon garçon ? demanda-t-il comme ils la quittaient.

— Ne prends pas cette peine, oncle Alington, je trouverai un taxi.

— Parfait. Je n’aime pas faire veiller Charlie plus qu’il n’est nécessaire. Bonsoir, Charlie… Où diable ai-je mis ma clef ?

La voiture s’éloigna tandis que le spécialiste fouillait dans ses poches. Il reprit enfin :

— J’ai dû la laisser dans mon autre pardessus. Veux-tu sonner ? Je pense que Johnson est encore debout.

En effet, le calme valet ouvrit la porte immédiatement.

— J’ai égaré ma clef, lui expliqua sir Alington. Apportez-nous du whisky et du soda dans la bibliothèque, s’il vous plaît.

— Certainement, monsieur.

Le médecin se dirigea vers cette pièce, alluma, puis fit signe à Dermot de fermer la porte.

— Je ne te retiendrai guère, lui dit-il, je désire te parler : me tromperais-je en disant que tu as un certain… penchant pour Mrs Jack Trent ?

Son neveu rougit violemment et répliqua :

— Jack Trent est mon meilleur ami.

— Ce n’est pas une réponse. Je suppose que tu considères mes idées sur le divorce et tout ce qui s’y rattache comme trop puritaines ; mais je veux te rappeler que tu es mon seul parent proche et, par conséquent, mon héritier.

— Il n’est pas question de divorce, répliqua sèchement Dermot.

— Certainement et ce pour une raison que je connais sans doute mieux que toi. Je ne puis te l’exposer à présent mais je tiens à l’avertir : Claire Trent n’est pas pour loi.

Le jeune homme fixa sur son oncle un regard calme.

— Je comprends fort bien… et, si tu me permets de te le dire, mieux que tu ne crois. Je connais la raison de ta présence chez les Trent ce soir.

— Comment ? (Le spécialiste était stupéfait.) Comment l’as-tu apprise ?

— Appelle cela une intuition ! Mais n’est-il pas vrai que tu étais là au titre de ta spécialité ?

Sir Alington se mit à marcher de long en large.

— Tu as parfaitement raison. Bien entendu, je ne pouvais te la révéler moi-même, quoique je craigne qu’elle soit bientôt de notoriété publique.

Le cœur de Dermot se serra.

— Es-tu donc… certain ?

— Oui, il y a de la folie dans cette famille du côté de la mère. C’est un triste, très triste cas.

— Je ne puis y croire.

— Ce n’est pas étonnant. Aux yeux du profane les signes sont peu apparents.

— Et pour un expert ?

— L’examen est concluant et, dans des cas semblables, le malade doit être enfermé aussi vite que possible.

— Juste ciel ! soupira Dermot. On ne peut interner quelqu’un sans motif.

— Mon cher enfant, on n’agit ainsi que lorsque sa liberté constitue un grave danger pour la communauté.

— Un danger ?

— Très grand… Probablement sous forme de manie homicide ; tel était le cas pour la mère.

Dermot se détourna en gémissant et enfonça son visage dans ses mains. Claire… la belle Claire aux cheveux d’or.

— Étant donné les circonstances, reprit l’oncle, j’ai estimé de mon devoir de te prévenir.

— Claire… ma pauvre Claire.

— Certes, nous devons tous la plaindre.

Dermot leva la tête :

— Je n’y crois pas.

— Quoi ?

— Je répète ; je n’y crois pas. Les médecins commettent des erreurs, tout le monde le sait. De plus, ils ne voient que leur spécialité.

— Mon cher garçon !… cria sir Alington, furieux.

— Je te dis que je n’y crois pas… et, d’ailleurs, quoi qu’il en soit, j’aime Claire. Si elle veut me suivre, je l’emmènerai au loin, hors de la portée de ces illuminés de médecins. Je la protégerai, la soignerai, l’abriterai avec mon amour.

— Tu n’en feras rien ! Es-tu fou ?

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