Black Coffee d’ AGATHA CHRISTIE

Black Coffee AGATHA CHRISTIE

Hercule Poirot prenait son petit déjeuner dans son luxueux appartement de Mayfair, havre de paix tout entier voué au double culte de l’angle droit et de la symétrie. Et il venait de se régaler de sa brioche et de sa tasse de chocolat chaud quand, rompant incongrûment avec la sacro-sainte tradition – car c’était un être d’habitudes et qui dérogeait rarement à la routine –, il pria de but en blanc son fidèle valet de chambre, Georges, de lui en préparer une seconde tasse. Puis, tandis qu’il se mettait en devoir d’attendre cet extravagant supplément de breuvage, il accorda un regard complaisant à l’image que lui renvoyait le miroir en pied – rectangulaire, comme il se doit – qui lui faisait face de l’autre côté de la pièce. Court sur pattes, la soixantaine bien sonnée, silhouette menue en dépit de la plaisante rondeur de sa bedaine, il avait le crâne en forme d’œuf et des moustaches superlatives qui se relevaient dans un élan de pétulance contrôlée. Apparemment satisfait de ce qu’il voyait, il reporta son attention sur le courrier du matin qu’il avait déjà parcouru et qui attendait sur sa table.

Toujours aussi féru d’ordre et de méthode, il avait fait des enveloppes, une fois vidées de leur contenu, une pile impeccable. (Il les avait méticuleusement ouvertes à l’aide du coupe-papier en forme d’épée miniature que son vieil ami le capitaine Hastings lui avait offert pour son anniversaire des années auparavant.) Une deuxième pile concernait les envois qu’il jugeait sans intérêt – des prospectus pour la plupart – et qu’il chargerait tout à l’heure Georges de jeter à la corbeille. La troisième était constituée de lettres qui exigeaient réponse, ou à tout le moins accusé de réception. Il s’occuperait d’elles après le petit déjeuner, en tout cas pas avant 10 heures. Poirot estimait en effet qu’entamer une journée de travail casanier avant 10 heures du matin trahissait un cruel manque de professionnalisme chez l’imprudent qui s’y risquait. Lorsqu’il était sur une affaire, alors là, bien entendu, il en allait tout autrement. Il se rappelait même qu’un jour Hastings et lui s’étaient mis en route bien avant l’aube histoire de…

Mais non, Poirot ne voulait pas que ses pensées s’en aillent vagabonder sur les rives du passé. De ce passé si proche, encore, mais auquel il ne pouvait s’empêcher de songer autrement que comme au bon vieux temps. Sitôt résolu ce qui deviendrait leur dernière affaire menée en commun, la lutte contre l’organisation internationale du crime connue sous le nom des « Quatre », Hastings avait cinglé vers l’Argentine pour y retrouver sa femme et son ranch. Et, bien que le cher homme séjournât actuellement à Londres en voyage d’affaires, leur collaboration appartenait indubitablement au passé. « Que d’émotions partagées, à l’époque ! rêva Poirot. Alors que désormais, que faisons-nous ensemble, Hastings et moi ? Il nous arrive de dîner parfois dans ce prodigieux palace qu’est le Ritz, où il a établi ses pénates. Tout cela est bel et bon, je n’en disconviens pas, de même que les deux ou trois pièces de théâtre que nous sommes allés applaudir ensemble. Mais, ah ! que la vie était belle au temps où… » Non, il fallait vraiment qu’il s’efforce de ne pas ressasser le passé, même si c’était difficile, même si la brève escale londonienne de Hastings ne faisait que raviver la blessure.

Était-ce pour tout cela que Poirot sentait l’agitation le gagner en cette belle matinée de mai 1934 où le printemps commençait enfin à pointer le bout de son nez ? Officiellement retiré des affaires, il s’était plus d’une fois laissé entraîner hors de cette retraite : chaque fois, en fait, qu’un problème particulièrement intéressant lui avait été apporté comme sur un plateau. Il avait alors savouré le bonheur de se retrouver en piste, Hastings à ses côtés qui servait en quelque sorte de caisse de résonance à ses idées et à ses théories. Mais de toute façon, rien qui présentât un intérêt professionnel suffisant n’avait été soumis à Poirot depuis plusieurs mois. N’existait-il donc plus de crimes hors du commun ni de criminels dont l’ingéniosité défiât l’imagination ? Tout n’était-il plus que violence et brutalité primaires en ce bas monde, que meurtres ou vols sordides sur lesquels il eût été indigne de lui de se pencher ?

Il fut interrompu dans ses pensées par l’arrivée silencieuse de Georges, qui apportait cette seconde tasse de chocolat bienvenue. Bienvenue non seulement parce que Poirot allait se délecter de sa riche et douce saveur, mais aussi parce qu’elle lui permettrait quelques minutes encore de ne pas prendre conscience de ce que cette journée, cette belle matinée ensoleillée, s’étirait devant lui sans perspective plus alléchante que son habituelle promenade de santé dans le parc et la traversée à pied de Mayfair pour se rendre à son restaurant favori de Soho. Il y déjeunerait seul de… de quoi, aujourd’hui ? Peut-être d’une terrine de canard pour se mettre en appétit, puis d’une sole bonne femme suivie de…

Il s’aperçut que Georges, après avoir déposé la tasse sur la table, s’adressait à lui. L’impeccable, l’imperturbable Georges au visage de bois, anglais jusqu’au bout des ongles, était au service de Poirot depuis pas mal de temps déjà et correspondait en tous points à ce que le détective attendait d’un valet de chambre. Totalement dépourvu de curiosité, d’une réticence extraordinaire sitôt qu’il s’agissait d’exprimer une quelconque opinion personnelle, Georges n’en constituait pas moins une mine de renseignements sur l’aristocratie anglaise et savait se montrer aussi viscéralement fanatique de l’ordre que le grandissime détective lui-même. « Vous êtes tragiquement dépourvu d’imagination, mon bon Georges, lui avait plus d’une fois concédé Poirot. Mais vous repassez, Dieu merci, les pantalons à merveille. » L’habileté au repassage des pantalons constituait, aux yeux d’Hercule Poirot – qui possédait pour sa part de l’imagination à revendre –, un talent infiniment moins répandu. Oui, il avait bien de la chance d’avoir Georges pour s’occuper de lui.

— … alors j’ai pris la liberté, monsieur, de promettre à ce monsieur que Monsieur le rappellerait ce matin, disait Georges.

— Je vous demande pardon, mon bon, s’excusa Poirot, j’avais l’esprit ailleurs. Quelqu’un a téléphoné, dites-vous ?

— Oui, monsieur. Hier au soir, pendant que Monsieur était au théâtre avec Mrs Oliver. Je me suis couché avant le retour de Monsieur et n’ai pas jugé utile de lui laisser un message par écrit à cette heure tardive.

— Et qui donc m’avait demandé ?

— Un certain sir Claud Amory, monsieur. Il a laissé son numéro de téléphone, dont le seul énoncé tendrait à prouver qu’il réside dans le Surrey. Il a insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une affaire assez délicate et que, quand vous le contacteriez, il ne faudrait en aucun cas consentir à donner votre nom mais exiger de parler à sir Claud en personne.

— Merci, Georges. Posez le numéro sur mon bureau. Je l’appellerai après avoir lu le Times de ce matin. Il est encore un tantinet trop tôt pour téléphoner, surtout s’il s’agit effectivement d’une affaire délicate.

Georges s’inclina et se retira cependant que Poirot sirotait posément sa tasse de chocolat. Ses pensées allèrent à la pièce de théâtre que sa vieille amie Mrs Ariadne Oliver et lui avaient vue la veille au soir. C’était une pièce policière intitulée L’Alibi, avec Charles Laughton, le célèbre acteur britannique, dans le rôle du limier qui résolvait l’énigme. Mrs Oliver, qui s’imaginait que son statut de romancière à succès lui conférait des talents de détective amateur, s’était trouvée fort dépitée que Poirot découvre l’identité de l’assassin avant elle.

— Je ne comprends pas comment vous avez pu deviner aussi vite, avait-elle gémi.

La réplique outrée de Poirot avait aussitôt fusé :

— Je ne devine jamais, chère Mrs Oliver. Je mets en branle mon intellect, je bats le rappel des petites cellules grises qui par milliards peuplent mon cerveau…

Il n’avait pu aller plus loin car Mrs Oliver, fatiguée de l’avoir entendu un nombre incalculable de fois discourir sur le sujet, l’avait arrêté net :

— Non, non, et non ! Assez de vos satanées cellules à la noix. Dépêchons-nous de courir au Café Royal, là au coin. Vous pourrez m’y offrir un verre avant que nous allions souper.

Poirot termina sa tasse de chocolat avec un sourire et dodelina de la tête. Chère Ariadne Oliver. Vraiment, il l’aimait bien. Étouffant un petit rire ému au souvenir de leur agréable soirée au théâtre, il se rendit sur le balcon avec son journal du matin.

Quelques minutes plus tard, le Times gisait à côté de lui. Les nouvelles internationales, comme d’habitude, étaient déprimantes. Cet effroyable Hitler avait transformé les cours allemandes en succursales du parti nazi, les fascistes s’étaient emparés du pouvoir en Bulgarie et, pire que tout, dans le pays natal de Poirot, en Belgique, quarante-deux mineurs étaient portés disparus après un coup de grisou dans une mine proche de Mons. Les nouvelles intérieures n’étaient guère meilleures. En dépit de la réticence des officiels, les compétitrices de Wimbledon allaient être autorisées à porter le short cet été. Le carnet de deuil n’était pas réconfortant lui non plus : les contemporains de Poirot, et même un tas d’individus plus jeunes, semblaient pressés de partir pour un monde meilleur.

Son journal abandonné, Poirot se renversa dans son fauteuil de rotin et allongea les jambes sur un pouf. Sir Claud Amory, songea-t-il. Pas de doute, ce nom éveillait en lui un écho. Il l’avait entendu citer quelque part. Oui, ce sir Claud devait être un personnage éminent. Mais dans quel domaine ? S’agissait-il d’un politicien ? D’un maître du barreau ? D’un retraité de la fonction publique ? Sir Claud Amory… Amory…

Le balcon faisait face au soleil matinal que Poirot jugea suffisamment bon pour s’y chauffer quelques minutes. Il ne tarderait pas à devenir trop fort pour lui, qui n’était guère partisan de tout hâle excessif.

« Quand le soleil me chassera d’ici, se promit-il, j’irai consulter le Who’s Who. Si ce sir Claud est une personnalité en vue, il figurera à coup sûr dans ce précieux annuaire. Sinon… ? » Le petit détective eut un haussement d’épaules significatif. Snob invétéré, il était déjà prédisposé en faveur de sir Claud par la seule magie de son titre. Si ce personnage figurait de surcroît au Who’s Who, inestimable recueil entre les pages duquel apparaissaient également les détails de la carrière de Poirot, alors peut-être vaudrait-il la peine qu’on lui accordât temps et attention.

Combiné à un soudain petit air frisquet, un élan de curiosité le poussa à gagner sa bibliothèque. Il se dirigea vers la section des ouvrages de référence et se saisit de l’épais volume rouge dont le titre, Who’s Who, était gravé au dos en lettres d’or. Il tourna les pages et trouva le nom qu’il cherchait.

— Amory, lut-il. Sir Claud (Herbert). Anobli en 1927. Né le 24 novembre 1878. Marié en 1907 à Helen Graham (décédée en 1929). Un fils. Études suivies : Weymouth Grammar School, King’s Collège de Londres. Chercheur aux Laboratoires de la General Electric Company en 1905. Royal Air Force, Farnborough (Section Radio), 1916. Institut de Recherches du ministère de l’Air, Swanage, 1921. Découvreur d’un nouveau principe d’accélération des particules : l’accélérateur linéaire par onde progressive, 1924. Reçoit le Prix Monroe de la Société de Physique, etc. Publications : nombreux articles dans les revues spécialisées. Adresse : Abbot’s Cleve, par Market Cleve, Surrey. Tél. : 304 à Market Cleve. Club : l’Athenaeum.

— Mais bien sûr, se murmura Poirot à lui-même. Le fameux savant.

Il se remémora une conversation qu’il avait eue quelques mois auparavant avec un membre du gouvernement de Sa Majesté, après qu’il eut récupéré certains documents disparus dont le contenu aurait pu s’avérer embarrassant pour les autorités. Ils avaient parlé sécurité, et le politicien avait reconnu que les mesures, en ce domaine, n’étaient généralement pas assez rigoureuses.

— Prenez par exemple le cas de sir Claud, avait-il confié à Poirot. Ce sur quoi il travaille en ce moment revêtirait une importance absolument extraordinaire en cas de guerre. Or, il refuse de le faire dans des conditions de laboratoire où son invention et lui pourraient être efficacement protégés. Il tient absolument à travailler seul dans sa maison de campagne. Sans aucune sécurité. C’est effrayant.

« Je m’interroge, songea Poirot en replaçant le Who’s Who sur l’étagère, je m’interroge… Sir Claud envisagerait-il de ne confier à Hercule Poirot qu’un rôle de vieux chien de garde fatigué ? Les inventions guerrières, les armes secrètes, ce n’est pas pour moi. S’il se trouvait que sir Claud… »

Le téléphone se mit à sonner dans la pièce voisine et Poirot entendit Georges répondre. Un instant plus tard, le valet de chambre fit son apparition :

— C’est à nouveau sir Claud, monsieur.

Poirot s’en fut prendre l’appareil.

— Allô ! Ici, Hercule Poirot, annonça-t-il dans le combiné.

— Monsieur Poirot ? Encore que nous ayons bien des connaissances communes, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je m’appelle Amory, Claud Amory…

— J’ai évidemment entendu parler de vous.

— Écoutez-moi, Poirot, poursuivit son interlocuteur. J’ai un problème diablement épineux sur les bras. Ou plutôt, j’en ai peut-être un, je ne suis pas sûr. Mais sachez que ce que j’ai à vous dire est strictement confidentiel. S’il en parvenait la moindre bribe aux oreilles du public…

— Sir Claud, interrompit Poirot, je puis vous assurer que je suis… — comment formulez-vous cela, vous autres Anglais ? — Ah ! voilà : la discrétion personnifiée. Je suis la discrétion personnifiée. Une tombe. Tout ce que vous m’apprendrez restera strictement entre nous.

— Merci. Il va de soi que j’ai en vous une confiance absolue. Mon problème est le suivant. Je travaille sur une formule de bombardement de l’atome. Je n’entrerai pas dans les détails, mais le ministère de la Défense y attache la plus grande importance. Mes recherches ont abouti et je viens de mettre au point un procédé qui permet de fabriquer un nouvel explosif d’une terrifiante efficacité. Or, j’ai des motifs de soupçonner qu’un membre de ma maisonnée cherche à s’emparer de cette formule. Je ne puis en dire davantage pour l’instant, mais je vous serais très obligé si vous acceptiez de descendre à Abbot’s Cleve ce week-end en tant que mon invité à titre privé. Je voudrais que vous emportiez la formule avec vous en retournant à Londres et que vous la remettiez, au Ministère, à certaine personne que je vous indiquerai. Il existe, dans les hautes sphères, de bonnes raisons pour ne pas confier cette mission à un homme de la Défense. J’ai donc besoin de quelqu’un qui passe pour un monsieur-tout-le-monde, qui ne soit pas un scientifique mais soit doté de suffisamment d’astuce et d’entregent pour…

Sir Claud continua à parler. Poirot jeta de nouveau un coup d’œil au reflet, dans le miroir, de son crâne chauve qui faisait plus que jamais penser à un œuf à la coque, de sa moustache artistement cosmétiquée, sans parler de son élégant pantalon rayé, de sa jaquette et de ses bottines à boutons. Il se dit que jamais au cours de sa longue carrière il n’avait été considéré – ni ne s’était considéré lui-même – comme un monsieur-tout-le-monde. Cependant un week-end dans la verdoyante campagne anglaise et l’occasion de rencontrer un savant renommé ne seraient pas pour lui déplaire. Non plus, certainement, que l’expression de la gratitude d’un gouvernement reconnaissant – et cela après qu’il se fut contenté de promener dans sa poche du Surrey à Whitehall une formule scientifique après tout fort obscure… si l’on exceptait son côté fracassant.

— Je serai ravi de vous rendre service, cher monsieur, répondit Poirot. Voyons… nous sommes mercredi, n’est-ce pas ? Je m’arrangerai pour arriver samedi après-midi, si cela vous convient, et regagner Londres dès lundi matin avec ce que vous désirez que je transporte. Je me fais une joie de vous connaître sous peu.

« Curieux, songea Poirot en raccrochant. Que des agents étrangers s’intéressent à la formule de sir Claud, je serais le premier à l’admettre, mais quelqu’un de sa maisonnée… ? »

Bah ! il lui en serait sans doute davantage révélé au cours de ce week-end.

Il se tourna à nouveau vers le téléphone, composa le numéro du Ritz et attendit qu’on lui passe la chambre demandée.

— Mon cher Hastings, commença-t-il, pourquoi ne pas prendre quelques jours de vacances, loin de l’atmosphère trépidante de Londres ? Le Surrey est très agréable à cette période de l’année…

— Georges, appela-t-il ensuite, veuillez porter mon costume de tweed de demi-saison ainsi que ma veste et mon pantalon de smoking chez le teinturier. Il vous faudra les récupérer dès vendredi car je pars pour la campagne où je vais devoir passer le week-end.

À l’entendre, on eût pu croire qu’il se rendait dans les steppes de l’Asie Centrale pour y expérimenter un équipement de survie.

2

Sise aux abords immédiats du gros bourg de Market Cleve, à une quarantaine de kilomètres au sud-est de Londres, Abbot’s Cleve, la demeure de sir Claud, était une vaste bâtisse d’architecture victorienne érigée au milieu d’un parc de quelques hectares aimablement vallonnés qu’ombrageaient les frondaisons d’arbres centenaires. L’allée gravillonnée qui menait du pavillon de garde – à présent transformé en cottage pour le jardinier – à la porte d’Abbot’s Cleve serpentait parmi buissons et bosquets. Bordant tout l’arrière de la maison, une terrasse dominait la pelouse qui descendait en pente douce jusqu’à un jardin à la française fort bien entretenu.

Ce vendredi en début de soirée, quarante-huit heures après sa conversation avec Poirot, sir Claud, plongé dans un abîme de réflexions, s’était retranché dans son cabinet de travail. C’était une pièce du rez-de-chaussée, de dimensions modestes mais confortablement meublée, à laquelle on n’avait accès que par une porte de la bibliothèque, elle-même beaucoup plus vaste. Sir Claud aimait cette disposition car elle lui permettait de travailler retiré, sans être dérangé pendant la journée, les membres de la famille ayant été clairement instruits d’éviter ce secteur et de se tenir dans l’autre aile de la maison. Ce n’est que le soir, une fois sortis de table, que tous, sir Claud compris, avaient l’habitude de se réunir dans la bibliothèque pour le café et les verres d’après-dîner.

La disposition de son bureau permettait à sir Claud, lorsqu’il s’y asseyait, de faire face à la porte cependant que, derrière lui, une fenêtre donnait vue sur le jardin que l’éminent scientifique ne prenait que très rarement le temps de contempler. Au-dehors, le jour commençait à décliner. Le majordome de sir Claud, Tredwell, avait fait sonner la cloche du dîner deux ou trois minutes plus tôt et, de l’autre côté de la maison, la famille se rassemblait dans la salle à manger.

Sir Claud tambourina de ses doigts sur son bureau, geste habituel lorsque force lui était de prendre une décision rapide. Cinquante-cinq ans environ, de taille et de corpulence moyennes, il avait des cheveux grisonnants peignés en arrière à partir d’un front haut et des yeux perçants d’un bleu froid. Il affichait à cet instant une expression dans laquelle l’anxiété le disputait à la perplexité.

On toqua discrètement à la porte et Tredwell, auguste vieillard long comme un jour sans pain et à la mine lugubre mais aux manières d’une impeccable correction, apparut sur le seuil :

— Soyez assez bon pour m’excuser, sir Claud. Je pensais que, peut-être, vous n’aviez pas entendu le gong…

— Si, si, Tredwell, je l’ai entendu. Dites, je vous prie, à tout le monde que j’arrive dans les plus brefs délais. Que je suis retenu au téléphone. Je m’apprête d’ailleurs à donner un coup de fil rapide. Vous feriez aussi bien de commencer à servir.

Le majordome se retira en silence tandis que sir Claud, prenant une profonde inspiration, attirait le téléphone à lui. Il sortit un petit carnet d’adresses d’un tiroir de son bureau, le consulta brièvement puis décrocha le combiné. Il écouta un moment avant de parler :

— Ici le 304 à Market Cleve. Je voudrais que vous me passiez un numéro à Londres.

Il indiqua le numéro en question, puis se laissa aller contre le dossier de son siège. Les doigts de sa main droite recommencèrent à tambouriner nerveusement devant lui.

*

Quelques minutes plus tard, sir Claud Amory quitta son cabinet de travail, traversa la bibliothèque en direction du hall et rejoignit les autres dans la salle à manger de l’aile ouest de la maison. Il prit sa place au haut bout de la table autour de laquelle le reste des membres de la famille étaient déjà installés. À la droite de sir Claud se trouvait sa nièce, Barbara Amory, elle-même assise à côté de son cousin Richard, le fils unique de sir Claud. À droite de Richard venait leur invité du dîner, un médecin italien du nom de Carelli. À la droite du médecin, à l’opposé de sir Claud, était assise la sœur de ce dernier, Caroline Amory. Vieille fille d’une soixantaine d’années, c’était elle qui tenait la maison de son frère, l’épouse de sir Claud étant décédée quelques années auparavant. À droite de miss Amory venaient Edward Raynor, le secrétaire particulier de sir Claud, puis Lucia, la femme de Richard Amory, à côté du maître de maison.

Le dîner n’avait en l’occurrence rien de joyeux ni même de détendu. Miss Caroline Amory, digne représentante de la vieille école aux manières quelque peu affectées, tenta à plusieurs reprises d’échanger de menus propos avec le Dr Carelli qui se borna à lui répondre avec courtoisie sans pour autant relancer la conversation. Quand miss Amory se tourna à un moment donné vers Edward Raynor pour lui faire une remarque, ce jeune homme, d’ordinaire civil et affable, eut un sursaut nerveux, marmonna une excuse et parut embarrassé. Sir Claud, toujours assez taciturne pendant les repas, semblait l’être encore un peu plus que de coutume.

Son fils, Richard Amory, jetait de temps à autre à travers la table des regards inquiets à sa femme, Lucia. Seule la jeune Barbara Amory paraissait de bonne humeur et bavardait de façon sporadique avec sa tante.

— Ma parole, tante Caroline, cette sole est rudement bonne ! s’exclama-t-elle en attaquant son assiette avec ardeur. Je suis bien contente que vous alliez chez le nouveau poissonnier du village. Il est tellement mieux que le vieux Hobbs.

Sa tante marmonna une réponse appropriée.

Alors que le majordome servait le dessert, une salade de fruits, sir Claud s’adressa soudain à lui suffisamment fort pour que toute la tablée entende :

— Tredwell, voudriez-vous téléphoner au garage Jackson de Market Cleve pour leur demander d’envoyer une voiture avec chauffeur à la gare pour le 20 h 50 de Londres ? Deux messieurs qui viennent nous rendre visite après le dîner descendront de ce train.

— Très bien, sir Claud, répondit Tredwell en se retirant.

Quand le majordome eut refermé la porte derrière lui, Richard fut le premier à reprendre la parole :

— Quels messieurs, père ? Vous attendez quelqu’un après dîner ? Des gens de Londres ?

Le maître de maison leva une main pour réclamer le silence :

— Vous allez tous le savoir très bientôt. J’ai une annonce à faire dans la bibliothèque quand nous aurons fini notre repas. D’ici là, je n’aurai rien à ajouter.

Sir Claud avait à peine achevé ces mots que Lucia Amory se leva de table en bredouillant une excuse et se précipita hors de la salle. Elle traversa le hall à la hâte et obliqua en direction de la bibliothèque. C’était une pièce plus confortable qu’élégante qui servait également de salon à la famille. Une porte-fenêtre ouvrait sur une terrasse en façade qui surplombait une partie du jardin, tandis qu’au fond une porte menait au cabinet de travail de sir Claud. Sur le manteau d’une vaste cheminée, à gauche de la porte du cabinet de travail, étaient disposés une pendule ancienne, quelques bibelots ainsi qu’un vase rempli de longs tortillons de papier épais à usage d’allume-feu. À droite de la pièce quand on venait du hall, se trouvait une autre porte donnant directement accès au reste de la maison, le vestibule de l’entrée et l’escalier qui montait aux chambres du premier étage et au quartier des domestiques au-dessus.

Le mobilier de la bibliothèque se composait, juste à gauche de la porte en entrant, d’une table-bureau sur le plateau de laquelle était placé un téléphone, d’une haute étagère abondamment garnie de livres à droite de la porte-fenêtre, d’une petite table avec un phonographe et des disques, d’un canapé flanqué d’une table basse. Une chaise droite et un confortable fauteuil étaient positionnés de part et d’autre d’une table ronde au centre de la pièce cependant que sur une autre table appuyée au mur, se dressait une plante d’intérieur dans un pot en cuivre. Le mobilier dans son ensemble était traditionnel, mais pas suffisamment ancien ou raffiné pour être admiré comme antiquité.

Lucia Amory, jolie jeune femme de 25 ans à la luxuriante chevelure brune qui lui cascadait sur les épaules mais dont les yeux de braise reflétaient en cet instant une émotion contenue difficile à définir, hésitait au milieu de la pièce. Puis elle se dirigea vers la porte-fenêtre, écarta légèrement les rideaux et regarda dans la nuit. Émettant un soupir à peine audible, elle appuya le front contre la vitre fraîche et resta perdue dans ses pensées.

La voix de miss Amory se fit entendre dans le hall :

— Lucia, Lucia, où êtes-vous ?

Un instant plus tard, miss Amory entra dans la bibliothèque. Elle s’approcha de Lucia, prit la jeune femme par le bras et l’entraîna vers le canapé dont elle lui indiqua un angle :

— Allons, ma chère petite. Allons, asseyez-vous là.

Elle l’étudia un moment avec attention avant de livrer son diagnostic :

— Vous vous sentirez beaucoup mieux dans une minute ou deux.

En s’asseyant, Lucia adressa à Caroline un petit sourire de gratitude.

— Oui, sûrement, acquiesça-t-elle. Cela passe déjà, en fait.

Bien qu’elle parlât un anglais parfait, trop parfait peut-être, une inflexion çà et là trahissait le fait que ce n’était pas sa langue maternelle :

— Il s’agit juste d’un petit malaise, c’est tout. Je me sens grotesque. C’est la première fois que cela m’arrive, je ne comprends pas ce qui m’a pris. Je vous en supplie, tante Caroline, retournez auprès des autres. Je me débrouillerai très bien ici toute seule.

Tandis que Caroline Amory continuait à la regarder avec sollicitude, Lucia sortit un mouchoir de son sac, se tamponna les yeux, rangea le mouchoir dans son sac et sourit de nouveau.

— Ça va aller très bien, répéta-t-elle, je vous assure. Ça va aller très bien.

Miss Amory n’en parut pas le moins du monde convaincue.

— Vous n’avez pas eu l’air dans votre assiette de toute la soirée, vous savez, ma chère petite, souligna-t-elle en l’observant derechef d’un œil anxieux.

— Non ?

— Vraiment pas.

Elle s’assit à côté de Lucia sur le canapé :

— Peut-être avez-vous pris un léger coup de froid. Nos étés anglais sont parfois traîtres. Rien à voir avec le chaud soleil italien auquel vous êtes davantage habituée. Quel délicieux pays que l’Italie !

— L’Italie, murmura Lucia d’un air lointain en posant son sac à côté d’elle sur le canapé. L’Italie…

— Je sais, mon enfant. Votre pays vous manque, vous êtes triste. Quel affreux contraste cela doit faire… le climat, d’abord, les coutumes différentes. Avec cela que nous devons vous paraître tellement glacials, nous autres. Alors que les Italiens, bien sûr…

— Non, pas du tout. L’Italie ne me manque jamais ! s’écria Lucia avec une véhémence qui surprit miss Amory. Jamais !

— Allons, mon enfant, il n’y a pas de honte à ressentir un peu le mal du pays quand…

— Jamais ! répéta Lucia. Je hais l’Italie. Je l’ai toujours détestée. C’est le paradis pour moi d’être ici en Angleterre parmi vous tous, qui êtes si gentils. Le paradis !

— C’est extrêmement aimable à vous d’affirmer cela, ma chérie, la complimenta Caroline Amory, même si vous ne le dites que par politesse. Il est vrai que nous essayons tous de vous rendre heureuse et de faire en sorte que vous vous sentiez ici chez vous. Il ne serait pourtant que trop naturel que vous ayez parfois la nostalgie de l’Italie… Et puis n’avoir pas de mère…

— Je vous en supplie, je vous en conjure… l’interrompit Lucia, ne me parlez pas de ma mère.

— Non, bien sûr, si vous préférez que j’évite le sujet. Loin de moi l’idée d’avoir voulu vous peiner. (Seigneur Dieu, songea-t-elle, ces étrangers !) Voulez-vous que j’aille vous chercher des sels ? J’en ai dans ma chambre.

— Non, merci beaucoup, répondit Lucia. Je me sens maintenant très bien, je vous assure.

— Ce serait très volontiers, vous savez, insista Caroline Amory. J’ai de merveilleux sels, exquisément roses et dans le plus charmant des flacons. Et d’une totale efficacité. Du sel d’ammoniaque, je crois bien. Ou ne s’agirait-il pas plutôt d’esprit de sel ? Je ne me rappelle jamais lequel est quoi. Enfin bref, pas celui avec lequel on récure la baignoire.

Lucia esquissa un sourire mais ne répondit pas. Miss Amory s’était levée, sans trop savoir apparemment si elle devait ou non aller chercher les sels. Indécise, elle se dirigea vers l’arrière du canapé et se mit à réarranger les coussins.

— Oui, vous avez dû prendre un coup de froid, poursuivit-elle. Vous étiez resplendissante de santé, ce matin. À moins que ce ne soit l’émotion de revoir cet ami italien à vous, le Dr Carelli ? Son arrivée a été si soudaine et inattendue que cela a dû vous causer un choc.

Inaperçu de miss Amory, le mari de Lucia, Richard Amory, était entré dans la bibliothèque pendant qu’elle parlait. Les paroles de la vieille demoiselle semblaient avoir bouleversé Lucia qui se laissa aller en arrière sur le canapé, frissonnante et les paupières closes.

— Mon Dieu, que vous arrive-t-il encore ? s’inquiéta miss Amory. Vous trouveriez-vous mal à nouveau ?

Richard ferma la porte et s’approcha des deux femmes. Bel Anglais classique d’une trentaine d’années aux cheveux blond roux, il était de taille moyenne, assez trapu et musclé.

— Allez donc finir de dîner, tante Caroline, conseilla-t-il à miss Amory. Ne vous inquiétez pas pour Lucia, je vais m’occuper d’elle.

Miss Amory hésitait toujours.

— Ah ! vous êtes là, Richard. Oui, je devrais peut-être retourner là-bas, acquiesça-t-elle comme à regret en faisant un ou deux pas incertains vers la porte du hall. Vous savez combien votre père déteste les dérèglements de quelque ordre que ce soit. Surtout avec un invité à la maison. Ce n’est pas comme si c’était un intime de la famille…

Elle se retourna vers Lucia :

— J’étais justement en train de souligner, n’est-il pas vrai, ma chère enfant, comme je trouvais extraordinaire le hasard qui a fait que le Dr Carelli surgisse ainsi alors qu’il ignorait tout de votre présence dans ce trou de campagne perdue. Vous vous êtes trouvée nez à nez avec lui au village et vous l’avez invité à venir prendre le thé cet après-midi. Cela a dû être une surprise de taille, j’imagine ?

— Plutôt, oui, acquiesça mollement Lucia.

— Le monde est vraiment petit, poursuivit miss Amory, c’est ce que je dis toujours. Votre ami est fort bel homme, Lucia.

— Vous trouvez ?

— Dans un style étranger, bien sûr, concéda-t-elle, mais indubitablement bel homme. Et il parle un anglais parfait.

— Oui, peut-être bien.

Miss Amory ne semblait pas décidée à changer de conversation :

— Vous n’aviez réellement pas idée qu’il villégiaturait dans la région ?

— Pas la moindre, répondit Lucia, catégorique.

Richard n’avait pas quitté sa femme des yeux. Et il sembla soudain recouvrer la parole.

— Quelle divine surprise cela a donc dû être pour toi, Lucia, fit-il d’un ton sourd.

Celle-ci leva un bref regard sur lui mais ne répondit pas.

Miss Amory s’épanouit :

— Je l’imagine sans peine ! Vous le connaissiez bien, en Italie, ma chère enfant ? C’était un grand ami à vous ? Je présume qu’il ne pourrait en avoir été autrement.

Une âpreté soudaine transparut dans la voix de Lucia.

— Nous n’avons jamais été amis, grinça-t-elle.

— Ah ! je vois. Juste une connaissance. Une relation. Cela ne l’a pas empêché d’accepter mon invitation à dîner sans trop s’embarrasser de précautions oratoires. Je les trouve souvent un peu sans-gêne, tous ces étrangers. Oh ! je ne vous incluais bien entendu pas dans le lot, ma chérie…

Miss Amory eut la délicatesse de s’interrompre, le rose aux joues, avant de reprendre :

— Parce que vous êtes à moitié anglaise, de toute façon. Et même totalement depuis peu, n’est-ce pas, Richard ? ajouta-t-elle avec un coup d’œil malicieux en direction de son neveu.

Celui-ci ne répondit pas à l’humour discret de sa tante. Au lieu de cela, il se dirigea vers la porte et l’ouvrit comme une invitation à miss Amory de rejoindre les autres.

— Bon, conclut-elle en se dirigeant à contrecœur vers la sortie, si vous êtes tous deux sûrs que je ne peux rien faire de plus…

— Non, rien.

Le ton de Richard, tandis qu’il tenait ouverte la porte pour sa tante, avait été aussi abrupt que ses paroles. Avec un geste vague et un dernier sourire crispé à Lucia, miss Amory quitta la pièce.

Richard poussa un soupir de soulagement en refermant derrière elle puis revint vers sa femme.

— Et pia, pia, pia ! et que je te cause, et que je te tienne le crachoir et que je te bassine ! maugréa-t-il. Je pensais qu’elle n’allait jamais partir.

— Elle essayait seulement d’être gentille.

— Je n’en doute pas un instant, mais elle essaie bougrement trop à mon goût.

— Je crois qu’elle m’aime beaucoup, murmura Lucia.

— Hein ? Euh, oui, bien sûr, lâcha Richard, l’esprit ailleurs.

Immobile, il observait attentivement sa femme. Pendant quelques instants, il y eut un silence gêné. Puis il s’approcha d’elle, sans un instant la quitter du regard :

— Tu es sûre que tu n’as besoin de rien ? Il n’est rien que je puisse t’apporter ? Je ne sais pas, moi…

Lucia leva les yeux sur lui en s’arrachant un sourire :

— Certaine, merci, Richard. Retourne à la salle à manger. Je t’assure que je me sens tout à fait bien, maintenant.

— Non, trancha son mari. Je reste ici avec toi.

— Mais je préférerais être seule.

Il y eut un silence. Puis Richard reprit la parole en passant derrière le canapé :

— Les coussins, ça va ? Tu n’en veux pas un autre sous ta tête ?

— J’ai tout ce qu’il me faut, comme ça, se défendit Lucia. Sauf peut-être un peu d’air frais, à la rigueur. Pourrais-tu ouvrir ?

Richard se dirigea vers la porte-fenêtre et s’escrima sur le loquet.

— Ah, zut ! s’exclama-t-il. Le paternel a mis un de ces fichus loquets de sécurité de son invention. On ne peut pas ouvrir sans la clé.

Lucia haussa les épaules.

— Bah ! tant pis, murmura-t-elle. Ça ne fait rien.

Richard revint au centre de la pièce et s’assit sur une chaise à côté de la table ronde. Il se pencha en avant, coudes appuyés sur les cuisses :

— Quel phénomène, le paternel ! Il faut toujours qu’il invente un truc quelconque.

— Oui, répondit Lucia. Il doit avoir gagné un argent fou, avec ses découvertes.

— Des masses, confirma Richard d’un air sombre. Mais ce n’est pas l’argent qui l’intéresse. Tous les mêmes, ces satanés scientifiques. Toujours à courir après des idées fumeuses et à concocter des inventions pas possibles qui ne servent strictement à rien pour personne d’autre qu’eux-mêmes. Bombarder l’atome, je te demande un peu !

— N’empêche que c’est un grand homme.

— Sans doute un des plus éminents savants de notre époque, admit Richard d’un air maussade. C’est du moins ce que tout le monde prétend. Mais il n’y a que son avis à lui qui compte.

Il s’exprimait avec de plus en plus d’irritation :

— Et puis il m’a vraiment joué un tour de cochon.

— Je sais, acquiesça Lucia. Il te garde enchaîné à cette maison presque comme si tu étais prisonnier. Pourquoi t’a-t-il fait abandonner ta carrière dans l’armée et revenir habiter ici ?

— Je crois qu’il s’est imaginé que je pourrais l’aider dans ses recherches. Il aurait pourtant dû savoir que je ne lui serais d’aucune utilité dans ce domaine. Je ne possède en rien les capacités requises. Raynor, lui, a au moins fait quelques études scientifiques. C’est plus qu’un secrétaire. Il est à même de le seconder dans ses expériences.

Richard se rapprocha un peu de sa femme avec sa chaise et se pencha de nouveau en avant :

— Bon sang, Lucia, ça me désespère, parfois. De voir mon père rouler sur l’or et consacrer jusqu’au dernier sou à ses maudites expériences. Il pourrait quand même me laisser profiter un peu de ce qui me reviendra de toute manière un jour et m’autoriser à partir de cette maison pendant que je suis encore assez jeune pour faire quelque chose d’autre de mon existence.

Lucia se redressa brusquement.

— L’argent ! s’écria-t-elle avec amertume. Tout revient toujours à ça. L’argent !

— Je suis comme une mouche prise dans une toile d’araignée, poursuivit Richard. Englué. Incapable de faire un geste. Complètement réduit à l’impuissance.

Lucia le considéra avec une impatience implorante.

— Oh ! Richard, s’écria-t-elle, et moi donc ! Ne le comprends-tu pas ?

Son mari la considéra avec inquiétude. Il allait répondre lorsqu’elle répéta :

— Et moi, donc ! Moi aussi, je suis prise au piège, moi aussi, je suis réduite à l’impuissance. Et pourtant je veux m’en aller. Je n’y tiens plus.

Elle se leva soudain et s’avança vers lui.

— Richard, je t’en supplie, fit-elle avec agitation, emmène-moi avant qu’il ne soit trop tard !

— T’emmener ? demanda-t-il d’une voix atone et désespérée. T’emmener où, grands dieux ?

— Ailleurs ! Où tu voudras ! s’exclama-t-elle, de plus en plus nerveuse. N’importe où ! Mais loin de cette maison ! C’est cela qui importe : loin de cette maison ! J’ai peur, Richard ! Je te le dis, j’ai peur. Il y a des ombres…

Elle regarda par-dessus son épaule comme si elle pouvait les voir :

— Des ombres partout.

Richard ne bougea pas de son siège.

— Comment peut-on s’en aller sans argent ? l’interrogea-t-il.

Il leva les yeux sur elle et poursuivit, amer :

— Un homme sans argent n’est pas très utile à une femme, hein, Lucia ? Pas vrai ?

Elle eut un mouvement de recul :

— Pourquoi dis-tu ça, Richard ? Que signifie cette remarque ?

Il continua à la regarder en silence, le visage tendu et pourtant curieusement inexpressif.

— Qu’est-ce que tu as, ce soir ? lui demanda-t-elle. Tu n’es pas comme d’habitude…

Il se leva de sa chaise :

— Moi ?

— Oui, qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

— Eh bien…, commença-t-il.

Mais il s’interrompit et marqua un temps avant de reprendre :

— Rien. Vraiment rien. Non, il n’y a rien.

Il voulut se détourner mais Lucia le retint et lui posa les mains sur les épaules :

— Richard, mon chéri…

Il se dégagea et la dévisagea d’un œil inquisiteur.

— Richard, articula-t-elle de nouveau avec une note implorante dans la voix.

Le regard dur, il mit ses mains derrière son dos.

— Tu me prends pour un imbécile ? gronda-t-il. Tu crois peut-être que je n’ai pas vu ton vieil ami te glisser un billet dans la main ?

Il avait appuyé sur les mots « vieil ami ».

— Tu veux dire que tu as cru…

Richard interrompit brutalement sa femme :

— Pourquoi es-tu sortie de table ? Tu n’étais pas prise d’un malaise subit. Ce n’était qu’un prétexte. Tu voulais être seule pour lire ton précieux billet. Tu ne pouvais pas attendre. Et depuis cinq minutes tu es folle d’impatience parce que tu ne parviens pas à te débarrasser de nous. D’abord de tante Caroline qui s’inquiétait pour toi, et maintenant de moi.

Tout en trahissant l’intensité de sa douleur, ses yeux trahissaient une colère froide.

— Richard, s’écria-t-elle, tu es fou. C’est absurde, voyons ! Tu n’imagines tout de même pas que j’éprouve un penchant pour Carelli ? Dis-moi que ce n’est pas vrai ! Dis-le moi ! Richard, mon chéri… il n’y a que toi. Tu es le seul être au monde qui compte et qui comptera jamais pour moi. Je t’aime. Il faut que tu le saches.

Richard gardait les yeux rivés sur elle.

— Qu’y a-t-il sur ce billet ? demanda-t-il sans hausser le ton.

— Rien… rien du tout.

— Puisque c’est comme ça, montre-le moi.

— Je… je ne peux pas.

La voix de Lucia n’était plus qu’un murmure :

— Je l’ai détruit.

Un sourire glacial effleura les lèvres de Richard pour s’effacer aussitôt.

— Non, ce n’est pas vrai. Montre-le moi, insista-t-il.

Lucia resta un moment silencieuse. Et elle jeta à son mari un regard suppliant.

— Richard, implora-t-elle enfin dans un souffle, tu ne me fais pas confiance ?

— Je pourrais te le prendre de force, grommela-t-il entre ses dents serrées en faisant un pas vers elle, et j’ai bien envie de…

Elle se recula avec un petit cri, les yeux toujours fixés sur le visage de son mari comme pour le convaincre de la croire.

Soudain, il se détourna.

— Non, marmonna-t-il comme pour lui-même. Il y a des choses qu’on ne peut pas faire.

Il fit de nouveau face à sa femme :

— Mais, sacré nom, je vais tirer ça au clair avec Carelli.

Lucia le saisit par le bras dans un transport de désespoir :

— Non, Richard, il ne faut pas. Ne fais pas ça, je t’en supplie. S’il te plaît.

— Tu as peur pour ton amant, hein ? ricana-t-il.

— Ne sois pas ridicule. Ce n’est pas mon amant, répliqua-t-elle âprement.

Il la saisit par les épaules.

— Peut-être ne l’est-il… pas encore, dit-il. Peut-être est-ce seulement ce soir qu’il va…

Au son de voix qui approchaient dans le hall, Richard s’arrêta de parler. Faisant un effort surhumain pour se contrôler, il se dirigea vers la cheminée, sortit son étui à cigarettes et son briquet, et en alluma une. Au moment où la porte s’ouvrait et où les voix se faisaient plus présentes, Lucia se dirigea vers la chaise que Richard avait quittée. Le visage blême, les mains crispées l’une contre l’autre, l’air affreusement malheureuse, elle s’y effondra.

Miss Amory entra dans la bibliothèque, accompagnée de sa nièce Barbara.

Barbara Amory était une jolie blonde de vingt et un printemps d’allure moderne et délurée. Balançant gaiement son sac à main, elle se dirigea à grands pas vers Lucia.

— Alors, ma choute chérie ? Ça va mieux ? s’enquit-elle sur un ton de joviale sollicitude.

3

Lucia s’efforça de sourire tandis que Barbara Amory approchait :

— Oui, merci, ma chérie. Je me sens tout à fait bien. Vraiment.

Barbara considéra la jolie épouse brune de son cousin Richard.

— Tu n’aurais pas annoncé un heureux événement à ton mari, par hasard ? demanda-t-elle, espiègle. Ce ne serait pas ça qui t’aurait mise dans tous tes états ?

— Un heureux événement ? Quel heureux événement ? Je ne comprends pas, fit Lucia, ahurie.

Barbara croisa ses bras et les balança doucement comme si elle berçait un nouveau-né. La réponse de Lucia à ce mime fut un sourire triste et un secouement de tête.

La digne miss Amory ne s’en laissa pas moins choir dans un fauteuil, manifestement choquée.

— Quand même, Barbara ! réprimanda-t-elle sa nièce. Comment peux-tu proférer de telles insanités !

— Les accidents, ma tante, ça arrive, vous savez, répondit Barbara sans le moindre repentir. Lucia et Richard auraient très bien pu faire par mégarde un enfant qui n’aurait pas été soigneusement programmé à l’avance.

Sa tante secoua la tête.

— Je me demande jusqu’où iront les filles de la nouvelle génération, déplora-t-elle sans s’adresser à quiconque en particulier. Quand j’étais jeune fille, on se serait gardé d’évoquer la maternité de façon aussi cavalière, et je n’aurais jamais permis…

Elle s’interrompit au bruit de la porte qui s’ouvrait et se tourna juste à temps pour voir Richard quitter la pièce :

— Voilà ! Tu as mis Richard au comble de l’embarras, reprocha-t-elle à Barbara. Ce qui ne m’étonne d’ailleurs en rien.

— Ça va de soi, tante Caroline, rétorqua Barbara. Vous, vous êtes après tout une vraie Victorienne, née quand la vieille Reine en avait encore pour une bonne vingtaine d’années à jouer les éteignoirs. Vous êtes tout à fait représentative de votre génération comme je crois l’être de la mienne.

— Eh bien je ne ferais pas l’échange…, commença la tante sur un ton aigre, tout de suite interrompue par un gloussement de rire de Barbara.

— Vous, les Victoriens, vous étiez vraiment merveilleux. Raconter aux enfants que les bébés naissent dans les choux en France et dans les groseilliers à maquereau en Angleterre ! Je trouve ça adorable. Je regrette souvent qu’on ne puisse pas revenir à cette bonne vieille époque. Mais les temps changent, tante Caroline. Vous ne pouvez pas arrêter le progrès, ni vouloir tenir les jeunes gens de maintenant dans l’ignorance des réalités de l’existence.

Barbara fouilla dans son sac, trouva une cigarette et un briquet, l’alluma. Elle allait recommencer à parler lorsque l’auguste miss Amory l’arrêta d’un geste :

— Ah ! assez de sornettes, Barbara. Je m’inquiète beaucoup pour cette pauvre enfant et j’apprécierais que tu ne te moques pas de moi.

Lucia éclata soudain en sanglots. Essuyant les larmes qui ruisselaient sur son visage, elle haleta entre deux hoquets :

— Vous êtes tous tellement bons avec moi… Avant que je n’arrive ici, avant mon mariage avec Richard… personne ne s’était jamais montré aussi gentil… Ç’a été merveilleux d’être parmi vous… C’est plus fort que moi, je…

— Allons, allons, fit doucement miss Amory.

Elle se leva pour s’approcher de Lucia et lui tapota l’épaule :

— Voyons, ma chérie, je comprends très bien… toute votre vie à l’étranger… ce n’est pas l’idéal pour une jeune fille… pour être élevée… d’autant que les continentaux ont des idées très spéciales sur l’éducation. Allons, allons…

Barbara les considéra toutes deux d’un air passablement excédé.

— Tu ne devrais pas te montrer aussi émotive, ma petite Lucia, lui fit-elle observer en se détournant.

Lucia se leva et jeta un regard hésitant autour de la pièce. Elle se laissa amener par Caroline Amory jusqu’au canapé et s’assit à une extrémité cependant que miss Amory réarrangeait les coussins pour s’installer à côté d’elle.

— Vous êtes bouleversée, c’est normal, lui dit-elle, mais il faut vraiment essayer d’oublier l’Italie. Bien sûr, vos délicieux lacs italiens sont exquis au printemps, je le dis toujours – le rêve pour les vacances ! —, mais on n’y vivrait pas toute l’année. Voyons, voyons, ne pleurez pas, ma chère petite.

— Je crois que ce qu’il lui faut, ce n’est pas un cours sur les lacs italiens mais un bon verre bien tassé, suggéra Barbara en s’asseyant sur le bord de la table et en observant le visage de Lucia d’un œil scrutateur mais non dénué de sympathie. Vous savez, la vie est sinistre, dans cette maison, tante Caroline. On a des années de retard sur notre temps. Pas l’ombre d’un cocktail, jamais. Sherry ou whisky avant dîner, brandy après, point final. Richard ne sait pas faire un manhattan buvable, et essayez un peu de demander un whisky pur à Edward Raynor, rien que pour voir. Alors qu’un Moustaches de Satan la remettrait d’aplomb en un rien de temps.

Miss Amory tourna un regard scandalisé vers sa nièce.

— Un Moustaches de Satan ? Qu’est-ce encore que cela ? s’enquit-elle, horrifiée.

— Un truc tout bête quand on a les ingrédients, répondit Barbara. Deux doigts de brandy, idem de crème de menthe, sans toutefois oublier – très important – une tombée de piment. C’est du tonnerre de Zeus et, pour ce qui est du coup de fouet, le résultat est garanti.

— Barbara, tu sais combien je désapprouve ces stimulants alcoolisés ! se récria miss Amory avec un frisson. Mon pauvre père disait toujours…

— Ce qu’il disait, ça, je l’ignore, l’interrompit Barbara, mais tout le monde dans la famille sait que mon cher grand-oncle Algernon avait la réputation d’être rudement porté sur la bouteille.

Miss Amory parut d’abord sur le point d’exploser, puis un petit sourire hésitant tremblota sur ses lèvres.

— Il est vrai que les messieurs ont droit à certaines dérogations, se borna-t-elle à répondre.

Barbara ne l’entendit pas de cette oreille :

— Dérogations mon œil ! Je ne vois pas pourquoi on leur permettrait ce qu’on m’interdit à moi. Le drame, c’est qu’on leur passait tout, à l’époque.

Elle sortit de son sac un petit miroir, une houppette et du rouge à lèvres.

— Voyons, de quoi ai-je l’air ? se demanda-t-elle à elle-même. Seigneur !

Avec une comique expression d’horreur, elle commença à s’appliquer du rouge avec vigueur.

— Vraiment, Barbara, se lamenta sa tante, j’apprécierais que tu n’étales pas autant de ce produit écarlate sur tes lèvres. C’est tellement voyant, cette couleur !

— Il ne manquerait plus que ça ne le soit pas ! bondit Barbara qui s’affairait toujours sur son maquillage. Cette fantaisie m’a quand même coûté sept shillings et six pence.

— Sept shillings et six pence ! Quel scandaleux gaspillage d’argent, rien que pour… pour…

— Pour du « Rouge Baiser », tante Caroline.

— Je te demande pardon ?

— Le rouge. Il s’appelle « Baiser ». Il ne bave pas, il ne dégouline pas, il ne déteint pas sur la joue du voisin.

Miss Amory eut un reniflement réprobateur :

— Je sais, cela va sans dire, que les lèvres ont tendance à gercer lorsque l’on se voit contraint de sortir par grand vent, et qu’il est alors recommandé de les graisser un peu. Avec de la lanoline, par exemple. Moi, j’utilise toujours…

Barbara l’interrompit :

— Ma chère tante Caroline, croyez-moi car j’en sais long sur la question, une fille ne met jamais trop de rouge à lèvres. Pour la bonne raison qu’elle ne sait pas quelle quantité elle va en perdre dans le taxi qui la ramène chez elle.

Sur ces paroles définitives, elle replaça le miroir, la houppette et le bâton de rouge dans son sac à main.

Miss Amory était restée manifestement interdite :

— Que veux-tu dire par… par « dans le taxi qui la ramène chez elle » ? Je me perds en conjectures.

Barbara se leva, passa derrière le canapé et se pencha vers Lucia :

— Peu importe, ma pauvre tante. Lucia comprend. N’est-ce pas, ma chérie ? fit-elle en lui effleurant du doigt le menton.

Celle-ci regarda autour d’elle, ahurie.

— Je suis désolée, je n’écoutais pas, avoua-t-elle à Barbara. Qu’est-ce que tu disais ?

S’intéressant de nouveau à Lucia, Caroline Amory revint sur le sujet de la santé de la jeune femme :

— Vous savez, ma chère enfant, je suis très inquiète en ce qui vous concerne.

Son regard passa de Lucia à Barbara :

— Si elle ne se sent pas bien, il faut lui faire prendre quelque chose, Barbara. Voyons, que pourrait-on lui donner ? Ce qui serait souverain, bien sûr, c’est lui faire respirer des sels. Hélas, il me revient tout juste que, plus maladroite que jamais, Ellen, ma petite femme de chambre, a brisé mon flacon ce matin en faisant la poussière sur ma coiffeuse.

Plissant les lèvres, Barbara réfléchit un moment.

— Je sais ! s’écria-t-elle soudain. Les fournitures d’hôpital !

— Les fournitures d’hôpital ? Qu’entends-tu par là ? Quelles fournitures et de quel hôpital ? piaula miss Amory.

Barbara vint s’asseoir sur une chaise à côté de sa tante :

— Vous vous rappelez les affaires d’Edna ?

Le visage de miss Amory s’éclaira :

— Ah ! mais où donc avais-je la tête ?

Elle se tourna vers Lucia pour lui fournir les explications nécessaires :

— J’aurais aimé que vous rencontriez Edna, l’aînée de mes nièces, la sœur de Barbara. Elle est partie pour l’Inde avec son mari – oh ! peut-être six mois avant votre arrivée ici avec Richard. Une jeune femme extraordinairement compétente.

— Compétente comme pas deux, confirma Barbara avec un sourire en coin. Elle a fait des jumeaux. Et comme ça se passait en Inde, où j’imagine qu’il n’y a ni choux ni groseilliers à maquereau, elle a dû les dénicher dans un double lotus.

Miss Amory ne put s’empêcher de sourire.

— Tais-toi, Barbara, fit-elle pour la forme.

Puis elle se retourna vers Lucia et poursuivit :

— Comme je vous le disais – mais vous le disais-je bien, au fait ? —, Edna a reçu une formation de pharmacienne pendant la guerre. Elle a travaillé dans notre hôpital, ici. Nous avions transformé la mairie en centre de soins, au cours des hostilités. À l’issue des conflits, elle a continué plusieurs années à œuvrer comme pharmacienne à l’hôpital du comté – jusqu’à son mariage, en réalité. Elle était imbattable sur le chapitre des potions, pilules et sirops. Elle l’est sans doute encore. Ces connaissances doivent lui être précieuses en Inde. Mais je m’égare… où en étais-je ? Ah ! oui : quand elle est partie, qu’avons-nous fait de toutes ses fioles ?

— Je me rappelle très bien, affirma Barbara. Il y a des années, tout un lot de vieux médicaments provenant de la trousse d’Edna ont été rangés dans une boîte. On devait les trier et les envoyer aux hôpitaux, mais tout le monde a oublié – ou du moins, personne n’a rien fait. On les a montés au grenier et ils n’ont réapparu que quand Edna a fait ses valises pour partir. Ils sont en haut de cette bibliothèque, là.

Elle fit un geste en direction du meuble :

— Et ils n’ont toujours pas été inventoriés et triés.

Elle se leva et traversa la pièce en emportant sa chaise. Elle la plaça devant la bibliothèque, grimpa dessus, leva le bras et s’empara d’une boîte en fer-blanc.

Sans prêter attention au « Ce n’est pas la peine, ma chérie, je t’assure que je n’ai besoin de rien » murmuré par Lucia, elle vint poser la boîte sur la table.

— Bon, fit-elle, autant jeter un coup d’œil sur tout ça, maintenant qu’on l’a descendu.

Elle ôta le couvercle :

— Mon Dieu, quel fourbi ! Il y en a pour tous les goûts, là-dedans. De la teinture d’iode, du baume de benjoin, un truc qui s’appelle Teint. Card. Co., de l’huile de ricin…

Elle fit une grimace avant de reprendre son inventaire.

— Ah ! nous en arrivons aux choses sérieuses, annonça-t-elle en sortant de petits tubes de verre marron dont elle lut les étiquettes. Atropine, morphine, strychnine. Méfiez-vous, tante Caroline. Si vous me faites tourner en bourrique, j’empoisonnerai votre café à la strychnine et vous mourrez dans les plus affreuses souffrances.

Elle mima un geste de menace en direction de sa tante qui, avec une exclamation indignée, lui fit signe de s’éloigner.

— En tout cas, il n’y a rien là qu’on puisse donner à Lucia comme remontant, c’est certain, s’esclaffa la jeune fille en commençant à remettre flacons et fioles dans la boîte en fer-blanc.

Elle tenait bien haut un tube de morphine dans sa main droite lorsque la porte du hall s’ouvrit sur Tredwell qui s’effaça devant Edward Raynor, le Dr Carelli et sir Claud Amory. Le premier à entrer fut le secrétaire, jeune homme blond au visage assez solennel, qui avoisinait la trentaine. Il se dirigea vers Barbara, puis tomba en arrêt devant la boîte.

— Tiens, Mr Raynor, vous vous intéressez aux poisons ? s’enquit-elle en continuant à ranger les flacons.

Le Dr Carelli s’approcha à son tour de la table. Du bon côté de la quarantaine, très brun et de teint mat, il portait des vêtements de soirée un peu trop ostensiblement bien coupés. Gestes coulants et manières doucereuses, il s’exprimait avec un très léger accent italien :

— Eh bien, mais que se passe-t-il donc ici, chère signorina Amory ?

Sir Claud s’arrêta un moment à la porte avant d’entrer dans la pièce pour parler à Tredwell.

— Vous avez bien compris mes instructions ? demanda-t-il au majordome.

— Parfaitement, sir Claud.

Tredwell se retira et sir Claud rejoignit leur invité.

— J’espère que vous m’excuserez, docteur Carelli, fit-il sur un ton de politesse cérémonieuse, si je me rends directement à mon cabinet de travail pour l’instant ? J’ai diverses lettres à achever, qui ne sauraient attendre et doivent partir ce soir.

— Je croyais que vous aviez une importante annonce à faire au sujet de ces mystérieux invités qui vont arriver ? grommela Richard, d’assez méchante humeur.

— Plus tard. Je serai très vite de retour parmi vous, répondit sir Claud. Raynor, voudriez-vous venir avec moi ?

Le secrétaire rejoignit son patron et ils s’engouffrèrent dans le cabinet de travail de sir Claud. Alors que la porte se refermait sur eux, Barbara poussa soudain un petit cri et lâcha le tube qu’elle tenait à la main.

4

Le Dr Carelli se précipita pour ramasser le tube qui venait d’échapper à Barbara. Il y jeta un coup d’œil avant de le rendre avec une courtoise inclinaison de la tête.

— Dites donc, s’exclama-t-il, que vois-je ? De la morphine !

Il prit un autre tube de verre sur la table :

— Et de la strychnine ! Puis-je vous demander, chère petite mademoiselle, où vous vous êtes procuré ces échantillons mortels ?

Il se mit à examiner le contenu de la boîte de fer-blanc avec un intérêt non dissimulé.

Barbara adressa au mielleux médecin italien un regard peu amène.

— Des restes de la guerre, répondit-elle sèchement avec un sourire crispé.

Se retournant vers sa tante, elle poursuivit sur un ton plus aimable :

— Je ne m’attendais pas à trouver de la strychnine là-dedans, alors j’ai eu un moment de surprise. C’est pourquoi je l’ai laissée tomber. Que je suis bête.

Caroline Amory se leva, inquiète, et s’approcha de Carelli :

— Ce n’est pas vraiment du poison, ces petits tubes, n’est-ce pas, docteur ? Je veux dire qu’ils ne pourraient plus faire de mal à quiconque, non ? Voilà des années que cette vieille boîte de fer-blanc traîne à la maison. Ces produits ne sont certainement plus dangereux ?

— J’ignore bien entendu ce que vous entendez par dangereux, très chère madame, ironisa-t-il, mais je gagerais qu’avec la petite collection que vous possédez ici, vous pourriez tuer, mettons… une douzaine d’individus vigoureux.

— Miséricorde ! s’exclama miss Amory avec un hoquet d’horreur.

Elle recula jusqu’à sa chaise et s’assit lourdement.

— Voici, par exemple, continua le Dr Carelli en s’adressant à l’assistance rassemblée, quelque chose de très intéressant.

Il souleva un tube dont il lut lentement l’étiquette :

— « Chlorhydrate de strychnine : quatre milligrammes. » Sept ou huit de ces comprimés, et vous connaîtriez une mort atroce. Il s’agit là d’une façon extrêmement douloureuse de quitter le monde et que je ne recommanderais à personne.

Il en saisit un autre :

— « Sulfate d’atropine. » Ah ! l’empoisonnement à l’atropine est parfois fort difficile à différencier de l’intoxication à la ptomaïne. C’est aussi une mort très douloureuse.

Il reposa les deux tubes qu’il tenait et en prit un troisième.

— Mais ici, poursuivit-il lentement, posément, nous avons du bromhydrate de scopolamine. Zéro soixante-cinq milligrammes. Cela n’a l’air de rien, n’est-ce pas ? Et pourtant, je vous l’assure : vous n’auriez qu’à avaler la moitié de ces petits comprimés blancs pour…

Il eut un geste évocateur :

— Ce serait sans douleur. Sans douleur aucune. Juste un assoupissement rapide, suivi d’un sommeil sans rêves, mais dont vous ne vous réveilleriez pas.

Il se dirigea vers Lucia et lui tendit le tube comme s’il l’invitait à l’examiner. Un petit sourire flottait sur ses lèvres, mais certes pas dans ses yeux.

Lucia regarda fixement l’objet comme s’il la fascinait.

— Un assoupissement rapide, un sommeil sans rêves, murmura-t-elle presque comme si elle était sous hypnose tandis qu’elle tendait la main pour s’en emparer.

Au lieu de le lui donner, le Dr Carelli jeta un coup d’œil qui pouvait passer pour interrogateur en direction de Caroline Amory. Laquelle frissonna et parut horrifiée mais ne releva pas. Avec un haussement d’épaules, Carelli s’éloigna de Lucia, le tube de bromhydrate de scopolamine toujours à la main.

À ce moment, la porte du hall s’ouvrit et Richard Amory entra. Sans un mot, il se dirigea vers la table-bureau et s’assit sur un tabouret. Il fut bientôt suivi dans la pièce par Tredwell, qui portait un plateau chargé d’une cafetière, de tasses et de soucoupes. Le majordome déposa le tout sur la table basse puis s’esquiva tandis que Lucia venait s’asseoir sur le canapé pour jouer les demoiselles de la maison.

Barbara s’approcha, prit les deux premières tasses que Lucia avait remplies et en porta une à Richard, gardant l’autre pour elle-même. Au centre de la pièce, pendant ce temps, le Dr Carelli s’affairait à ranger les tubes de verre dans la boîte en fer-blanc.

— Savez-vous, docteur, frissonna miss Amory, qu’avec vos histoires de sommeil sans rêves et de morts atroces, vous me donnez la chair de poule. Je suppose que l’Italien que vous êtes doit en savoir long sur les poisons ?

— Chère madame, répondit en riant Carelli, cette remarque n’est-elle pas extrêmement injuste et, pour tout dire… irrationnelle ? Pourquoi un Italien en saurait-il sur les poisons davantage qu’un Anglais ? J’ai entendu dire, poursuivit-il d’un ton enjoué, que le poison est une arme plus féminine que masculine. Alors peut-être est-ce à vous qu’il faudrait que je m’adresse avant de pouvoir vous répondre… Ah ! à moins que ce ne soit à une Italienne que vous pensiez, une certaine dame Borgia ? C’est cela, n’est-ce pas ?

Il prit une tasse de café que Lucia venait de servir, la tendit à miss Amory et retourna en prendre une pour lui.

— Lucrèce Borgia, cette horrible créature ! Oui, je présume que c’est à elle que je songeais, reconnut Caroline Amory. Rendez-vous compte que je faisais des cauchemars sur elle quand j’étais enfant ! Je l’imaginais très pâle, mais grande et belle, avec des cheveux d’un noir de jais, tout à fait comme notre chère Lucia.

Le Dr Carelli s’approcha de miss Amory pour lui tendre le sucrier. Elle secoua la tête et il le remit sur le plateau à café. Richard Amory posa sa tasse, prit un magazine sur la table-bureau et commença à le feuilleter pendant que sa tante continuait à disserter sur Lucrèce Borgia.

— Oui, d’affreux cauchemars, discourait-elle. Je rêvais que j’étais la seule enfant dans une pièce peuplée d’adultes qui buvaient tous dans de très élégants verres à pied finement ciselés. Puis cette femme radieuse – maintenant que j’y songe, elle vous ressemblait remarquablement, ma chère petite Lucia –, cette femme, disais-je, s’approchait de moi et me forçait à prendre un verre. Je devinais cependant à son sourire qu’il ne fallait pas que je boive, mais je savais que je ne serais pas en mesure de refuser. Sans trop que je sache comment, de par le seul pouvoir de son hypnotisme, elle me contraignait à boire… et c’est alors que je commençais à éprouver une horrible sensation de brûlure dans la gorge, à me débattre sans pour autant parvenir à respirer. C’était affreux. Et là, bien sûr, je me réveillais.

Le Dr Carelli s’était approché de Lucia. Debout en face d’elle, il plongea dans une révérence ironique.

— Chère Lucrèce Borgia, implora-t-il, ayez pitié de nous tous ici présents.

Lucia ne réagit pas à la plaisanterie de Carelli. Immobile au bord du canapé, le regard figé droit devant comme si elle était perdue dans ses songes, elle ne semblait d’ailleurs pas l’avoir entendue. Il y eut un silence embarrassé. Se souriant à lui-même, le médecin se détourna de Lucia, but son café et posa sa tasse sur la table ronde. Avalant rapidement le sien, Barbara sembla se rendre compte qu’un changement d’atmosphère s’imposait.

— Si on mettait un peu de musique ? suggéra-t-elle en se dirigeant vers le phonographe. Voyons, qu’est-ce qu’on va écouter ? Ah ! voilà un merveilleux disque que j’ai acheté quand j’étais en ville l’autre jour.

Elle commença à chanter, accompagnant ses paroles d’un petit pas de danse au rythme de la musique de jazz :

— C’est dingue, c’est dingue, c’est dingue comme tu te fringues… Ou alors qu’avons-nous d’autre ?

— Oh ! Barbara chérie, en tout cas pas cette rengaine vulgaire, je t’en conjure, supplia miss Amory en se joignant à elle pour fouiller dans les disques. Nous avons beaucoup plus joli ici. Si nous devons passer de la musique populaire, nous avons quelque part les délicieuses chansons de John McCormack. Et que diriez-vous de « La Ville Sainte » ? Je ne me rappelle plus le nom de la soprano… Et pourquoi pas ce si beau disque de la Melba ? Oh ! tiens, voilà le largo de Haendel…

— Allons, tante Caroline, ce n’est pas le largo de Haendel qui va nous faire voir la vie en rose, protesta Barbara. Si tout le monde tient à de la musique classique, il y a toujours l’opéra italien. Allez, docteur, nous marchons sur vos plates-bandes. Venez nous aider à choisir.

Il rejoignit Barbara et miss Amory autour du phonographe, et tous trois commencèrent à trier la pile de disques. Richard semblait à présent complètement absorbé par son magazine.

— Oui, l’opéra est une forme d’art essentiellement italienne. Presque comme le poison, peut-être, glissa le médecin avec un sourire. Voyons un peu ce que vous avez ici. Verdi est mon compositeur préféré. C’est le plus grand Italien du XIXe siècle, plus grand que nos hommes d’État et nos politiciens. Aïda est un opéra merveilleux. Son meilleur, à mon avis. Vous avez quelque chose d’Aïda ? Par exemple cette belle aria, « O patria mia », qu’Aïda chante au début de l’acte III sur les bords du Nil au clair de lune.

Il en interpréta doucement un trait d’une voix non déplaisante de ténor léger :

— O patria mia, non ti vedro mai più ! « Ô ma patrie, dit Aïda, je ne te reverrai jamais plus. » Merveilleuse musique. Tellement émouvante. Et Rigoletto ?

Il se remit à chanter :

— La donna è mobile, quai piuma al vento…

Barbara l’interrompit vertement :

— Oh, zut et flûte ! Pas ce genre de trucs pour vieilles badernes collet monté ! Trouvons quelque chose qu’on puisse danser. Un charleston ?

— On peut très facilement danser sur la musique de Rigoletto, ma chère enfant, je vous assure, confia Carelli à Barbara. L’aria du ténor dans le premier acte, « Questa o quella », est presque un exemple avant l’heure de ce que les Américains appellent le « swing ». Cela donne ceci.

Il entonna les premières mesures de l’aria, mais renonça en pouffant de rire lorsqu’il vit Barbara plaquer ses mains sur ses oreilles en faisant une grimace comique.

Tandis que la discussion se poursuivait autour du phonographe, Lucia se leva, se dirigea lentement et apparemment sans but vers la table du centre de la pièce, jeta un coup d’œil à la boîte en fer-blanc. Puis, prenant soin de s’assurer que personne ne la remarquait, elle saisit un tube de verre et lut l’étiquette. « Bromhydrate de scopolamine ». Elle ouvrit le tube et versa la quasi-totalité des comprimés dans la paume de sa main. Au même moment, la porte du cabinet de travail de sir Claud s’ouvrit et le secrétaire, Edward Raynor, apparut. Il s’immobilisa un instant et la regarda remettre le tube en place avant de repartir vers la table basse.

À ce moment, venant du cabinet de travail, la voix de sir Claud se fit entendre. Les paroles étaient indistinctes, mais Raynor se tourna pour lui répondre :

— Certainement, monsieur. Je vous apporte votre café tout de suite.

Le secrétaire allait se diriger vers la table basse lorsque la voix de sir Claud l’arrêta :

— Et la lettre pour Marshall, au fait ?

— Partie au courrier de cet après-midi, monsieur, répondit le secrétaire.

— Mais, Raynor, je vous avais pourtant bien dit… Allons, revenez ici, mon garçon ! tonitrua sir Claud depuis son cabinet de travail.

— Je suis désolé, bredouilla l’infortuné secrétaire en faisant retraite vers son patron.

Lucia, qui avait levé la tête dans sa direction au son de sa voix, semblait ne pas s’être aperçue que le secrétaire avait observé ses gestes. Se tournant à demi de façon à ce que Richard, son mari, ne se rende pas compte de ce qu’elle faisait, elle laissa tomber les comprimés qu’elle avait toujours à la main dans l’une des tasses de café, sur la petite table, ensuite de quoi elle se déplaça vers le devant du canapé.

Le son d’un fox-trot endiablé jaillit soudain du phonographe et Barbara commença à exécuter un rapide pas de danse de son invention. Richard Amory posa le magazine dans lequel il était plongé, finit d’un trait son café, posa sa tasse sur la table du centre de la pièce et rejoignit sa femme.

— Je te prends au mot, lui dit-il d’une voix sourde. C’est décidé. Nous partons tous les deux.

Lucia leva sur lui un regard éberlué.

— Richard, murmura-t-elle faiblement, tu es sérieux ? Il serait donc envisageable que nous nous en allions d’ici ? Mais je croyais que tu avais dit… À propos, d’où… d’où est-ce que viendra l’argent ?

— L’argent, ce ne sont pas les moyens de s’en procurer qui manquent, grommela Richard d’un air sombre.

La voix de Lucia se fit inquiète :

— Que veux-tu dire ?

— Je veux dire, répondit son mari, que lorsqu’un homme est attaché à une femme comme je le suis à toi, il fera n’importe quoi. Absolument n’importe quoi ! Me comprends-tu ?

— Ce genre de déclaration n’est guère flatteur pour moi, répliqua-t-elle. Cela montre seulement que tu ne me fais toujours pas confiance, que tu te crois obligé d’acheter mon amour avec…

Elle s’interrompit et tourna la tête lorsque la porte du cabinet de travail s’ouvrit et qu’Edward Raynor revint. Il se dirigea vers la table basse et prit une tasse de café tandis que Lucia changeait de place sur le canapé pour s’asseoir à l’extrémité. Richard, pendant ce temps, s’était dirigé d’un air maussade vers la cheminée où ses yeux grands ouverts semblaient fixer l’âtre vide.

Barbara, qui continuait seule son fox-trot endiablé, regarda son cousin en se demandant si elle ne devait pas l’inviter à danser. Apparemment dissuadée par son attitude de marbre, elle se tourna vers Raynor.

— Un petit fox-trot, Mr Raynor ? lui proposa-t-elle.

— Avec plaisir, miss Amory, répondit le secrétaire. Juste un instant, que je porte son café à sir Claud.

Lucia se leva d’un bond du canapé.

— Mr Raynor, l’arrêta-t-elle précipitamment, ce n’est pas le café de sir Claud que vous avez pris. Vous vous êtes trompé de tasse.

— Ah bon ? fit-il. Je suis désolé.

Lucia en prit une autre sur la table basse et la lui tendit. Ils procédèrent à l’échange.

— Voilà, fit-elle, c’est celle-là.

Avec un sourire énigmatique, elle reposa sur la table basse le café que Raynor lui avait rendu et repartit s’asseoir.

Le secrétaire lui tourna le dos et, portant la tasse avec précaution, se dirigea vers la porte du cabinet de travail. Barbara l’intercepta instantanément.

— S’il vous plaît, venez danser avec moi, Mr Raynor, plaida-t-elle avec son sourire le plus engageant. Je harponnerais volontiers le Dr Carelli, mais je vois bien qu’il meurt d’envie de danser avec Lucia.

Raynor hésitait. Richard Amory approcha.

— Autant capituler tout de suite, Raynor, lui conseilla-t-il. Avec Barbara, tout le monde en finit par là. Tenez, donnez-moi ce café. Je vais l’apporter à mon père.

À contrecœur, Raynor se laissa prendre la tasse des mains. Richard resta un instant immobile, puis traversa la pièce et pénétra dans le cabinet de travail de son père. Barbara et Edward Raynor, après avoir retourné le disque sur le phonographe, valsaient à présent dans les bras l’un de l’autre. Le Dr Carelli les observa un moment avec un sourire indulgent avant de s’approcher de Lucia qui, l’air profondément abattu, était toujours assise à une extrémité du canapé.

— C’est fort aimable à miss Amory de m’avoir prié de rester dîner ce soir, lui dit-il.

Lucia leva les yeux sur lui. Elle resta quelques secondes silencieuse.

— C’est une fort aimable personne, répondit-elle enfin.

— Et la maison est tellement agréable, poursuivit-il en passant derrière le canapé. Il faudra me la montrer, tout à l’heure. Je m’intéresse énormément à l’architecture des résidences privées de cette époque.

Pendant ce temps, Richard était ressorti du cabinet de travail de son père. Sans un regard pour sa femme et Carelli, il se dirigea vers la boîte de produits pharmaceutiques, sur la table du milieu, et commença à en ranger le contenu.

— Miss Amory pourra vous en dire beaucoup plus que moi sur ce sujet, répondit Lucia au Dr Carelli. Je ne m’y connais guère en architecture.

Après s’être assuré d’un regard circulaire que Richard Amory était toujours occupé à ranger les produits pharmaceutiques, Edward Raynor et Barbara en train de valser à l’autre bout de la pièce, et miss Caroline Amory apparemment assoupie, Carelli contourna le canapé pour venir s’asseoir à côté de Lucia.

— Avez-vous fait ce que je voulais ? la pressa-t-il tout bas.

— Vous ne connaissez donc pas la pitié ? souffla-t-elle avec désespoir d’une voix plus basse encore, presque un murmure.

— Avez-vous fait ce dont je vous avais donné l’ordre ? insista-t-il.

— Je… Je… commença à balbutier Lucia qui se leva soudain du canapé et se dirigea à grands pas vers la porte du hall.

Elle tourna la poignée et s’aperçut qu’elle ne parvenait pas à ouvrir.

— Il y a quelque chose qui bloque ! s’écria-t-elle en se retournant vers les autres. Je n’arrive pas à sortir.

— Qu’est-ce qu’il y a, ma chérie ? s’enquit Barbara qui valsait toujours avec Raynor.

— Je ne peux pas ouvrir cette porte.

Barbara et Raynor s’arrêtèrent de danser et rejoignirent Lucia, cependant que Richard Amory éteignait le phono avant de venir lui aussi. Tous quatre s’y essayèrent tour à tour sans succès, sous le regard de miss Amory qui s’était réveillée mais non levée, et du Dr Carelli, immobile à côté de la bibliothèque.

Sans que personne ne le remarque, sir Claud émergea de son cabinet de travail, sa tasse de café à la main. Il resta quelques secondes à observer le groupe rassemblé à la porte du hall. Tout, dans son maintien, trahissait une détermination farouche.

— Voilà qui est extraordinaire ! s’écria Raynor qui abandonna sa tentative d’ouverture pour se tourner vers les autres. Elle est complètement coincée, dirait-on.

La voix de sir Claud s’éleva à l’autre bout de la pièce, les faisant tous sursauter.

— Oh ! non, elle n’est pas coincée. Elle est fermée à double tour. Fermée à double tour et de l’extérieur.

Sa sœur se leva et s’approcha de lui. Elle s’apprêtait à parler mais il la devança :

— Elle a été fermée ainsi sur mon ordre, Caroline.

Tous les yeux braqués sur lui, sir Claud se dirigea vers la table basse, prit un morceau de sucre dans le sucrier et le laissa tomber dans son café.

— J’ai quelque chose à vous dire à tous, continua-t-il. Richard, voudrais-tu bien sonner Tredwell ?

Son fils fit mine de vouloir répliquer. Après un instant de silence, il se dirigea cependant vers la cheminée et pressa un bouton dans le mur.

— Je vous propose de vous asseoir tous, poursuivit sir Claud avec un geste en direction des sièges.

Le Dr Carelli, sourcils levés, traversa la pièce pour s’installer sur le tabouret. Edward Raynor et Lucia Amory prirent une chaise cependant que Richard préférait rester debout devant la cheminée, la mine perplexe. Caroline Amory et sa nièce Barbara occupèrent le canapé.

Quand chacun fut confortablement installé, sir Claud déplaça le fauteuil pour le positionner juste derrière la table ronde, d’où il pouvait très facilement observer tout le monde. Il s’assit.

On entendit le bruit d’une clé tournant dans la serrure, la porte du hall s’ouvrit, et Tredwell entra.

— Vous m’avez sonné, sir Claud ? demanda cérémonieusement le majordome.

— Oui, Tredwell. Avez-vous appelé le numéro que je vous ai indiqué ?

— Oui, monsieur.

— Avez-vous obtenu la réponse souhaitée ?

— Tout à fait, monsieur.

— Et une voiture est partie pour la gare ?

— Bien entendu, monsieur. Elle sera au train.

— Parfait, Tredwell, conclut sir Claud. Vous pouvez refermer, à présent.

— Bien, monsieur, répondit Tredwell en se retirant.

Après que le majordome eut tiré la porte derrière lui, le bruit de clé se fit à nouveau entendre.

— Claud, protesta miss Amory, que diable Tredwell…

— Il agit sur mes instructions, Caroline, l’interrompit-il sèchement.

Richard Amory s’adressa à son tour à son père sur un ton glacial :

— Pourrait-on connaître la signification de tout ceci ?

— Je m’apprête à vous l’expliquer, répondit sir Claud. Je vous prie de m’écouter dans le calme, tous autant que vous êtes. Pour commencer, vous devez l’avoir désormais compris, ces deux portes…

Il désigna d’un geste les deux portes qui donnaient sur le hall :

— Ces deux portes sont condamnées de l’extérieur. Mon cabinet de travail, à côté, n’a d’autre issue que la traversée de cette pièce. Les portes-fenêtres sont bloquées.

Il pivota sur son siège pour faire face au Dr Carelli et expliqua, comme en aparté :

— Bloquées, en fait, par un système de mon invention dont ma famille connaît l’existence mais que personne ne sait désactiver.

Puis, s’adressant de nouveau à tout le monde :

— Cet endroit est une ratière.

Il consulta sa montre :

— Il est à présent 9 heures moins 10. Peu après 9 heures, le chasseur de rats fera son entrée.

— Le chasseur de rats ? gronda Richard Amory.

Sur son visage, la perplexité le disputait à la colère naissante :

— Quel chasseur de rats ?

— Un détective, condescendit à déclarer, mi-figue mi-raisin, le célèbre savant en buvant une gorgée de café.

5

L’annonce de sir Claud suscita l’effarement général. Lucia émit un petit cri sourd qui lui attira un regard appuyé de son mari. Miss Amory manqua s’étrangler d’horreur, Barbara s’exclama « Mince, alors ! » et Edward Raynor balbutia un peu compromettant « Oh, vraiment, sir Claud ! ». Seul le Dr Carelli sembla peu affecté par ce qu’il avait entendu.

Sir Claud s’installa dans son fauteuil, sa tasse de café dans la main droite et la soucoupe dans la gauche.

— Il semble que j’aie produit mon petit effet, constata-t-il avec satisfaction.

Buvant la dernière gorgée, il se plaignit en déposant tasse et soucoupe sur la table centrale avec une grimace :

— Le café est plus amer que d’habitude, ce soir.

Voyant dans ce jugement peu amène une gravissime remise en cause de ses vertus domestiques, sa sœur pâlit sous l’outrage. Et elle allait ouvrir la bouche pour exprimer le fond de sa pensée lorsque Richard prit les devants.

— Quel détective ? demanda-t-il à son père.

— Il s’appelle Hercule Poirot, répondit sir Claud. C’est un Belge.

— J’ai entendu parler de lui ! s’exclama le Dr Carelli. Sa réputation est internationale.

— Mais pourquoi ? insista Richard. Pourquoi engager un détective ?

— Voilà la vraie question, convint son père avec un sourire sardonique. Tu viens de toucher du doigt le point crucial. Depuis quelque temps, comme la plupart d’entre vous le savent, je suis engagé dans la recherche atomique. J’ai découvert un nouvel explosif. Sa puissance est telle qu’il relègue tout ce qui a été jusqu’à présent trouvé au rang de simple pétard. Mais vous êtes déjà au courant de tout ça…

Carelli sauta instantanément sur ses pieds.

— Moi, je ne l’étais pas ! s’écria-t-il avec fougue. Ça m’intéresse au plus haut point.

— Vraiment, Carelli ?

Sir Claud avait fait de ces mots banals une interjection si lourde de sens que l’Italien, embarrassé, se rassit.

— Ainsi que je le disais, enchaîna sir Claud, la puissance de l’Amorite, comme je l’ai baptisé, est telle que là où nous pouvions jusqu’à présent tuer des milliers de personnes, c’est par centaines de milliers que nous pourrons maintenant les exterminer.

— Quelle horreur ! s’exclama Lucia avec un frisson.

— Ma chère belle-fille, la tança sir Claud en esquissant un sourire, la vérité n’est jamais horrible, elle n’est qu’intéressante.

— Mais pourquoi…, demanda Richard, pourquoi nous dites-vous tout cela ?

— Parce que, expliqua sir Claud, depuis un certain temps déjà, j’avais des raisons de penser qu’un membre de la maisonnée essayait de dérober la formule de l’Amorite. J’avais demandé à M. Poirot de se joindre à nous pour le week-end afin d’emporter la formule avec lui à Londres lundi et de la remettre en mains propres à un officiel du ministère de la Défense que je lui désignerais.

Caroline Amory y alla de son ébauche de sermon :

— Mais Claud, je m’insurge ! C’est absurde ! Et très blessant pour nous tous. Tu ne peux sérieusement soupçonner que l’un des membres de la famille ait pu vouloir…

— Je n’ai pas fini, Caroline, l’interrompit son frère. Et je puis t’assurer qu’il n’y a rien d’absurde dans ce que j’énonce. Je le répète, j’avais invité Hercule Poirot à se joindre à nous demain, mais force m’a été de bouleverser mes plans et de lui demander de descendre d’urgence de Londres ce soir. Et si j’ai effectué cette démarche, c’est parce que…

Sir Claud marqua un temps. Quand il recommença à parler, couvrant d’un regard circulaire toute l’assemblée qui était suspendue à ses lèvres, ce fut plus lentement, en donnant une emphase nouvelle à ses paroles.

— … c’est parce que la formule, poursuivit-il, écrite sur une feuille de papier ordinaire enfermée dans une enveloppe oblongue, a été volée dans le coffre de mon cabinet de travail un peu avant dîner, ce soir. Volée par quelqu’un qui se trouve dans cette pièce !

Un chœur d’exclamations atterrées accueillit cette déclaration de l’éminent physicien. Puis tout le monde se mit à parler en même temps.

— Volée, la formule ? En es-tu sûr, Claud ? s’insurgea miss Amory.

— Quoi ? Dans le coffre ? Mais c’est impossible ! s’écria Edward Raynor.

Le brouhaha des voix n’incluait pas celle du Dr Carelli qui, le visage pensif, était resté assis. Les autres, en revanche, ne firent silence que lorsque sir Claud éleva la voix pour continuer.

— J’ai pour habitude d’être certain de ce que j’avance, assura le savant à ses auditeurs. À 19 h 20 très exactement, j’ai rangé la formule dans le coffre. Quand j’ai quitté mon cabinet de travail, Raynor, ici présent, y est entré.

— Vraiment, sir Claud, je ne peux que protester… préluda le secrétaire, rouge d’embarras à moins que ce ne fût de colère.

Le savant atomiste leva la main pour le faire taire :

— Permettez-moi de continuer. Raynor est resté dans mon bureau et il y était encore, en train de travailler, lorsque le Dr Carelli est apparu à la porte. Après l’avoir salué, Raynor a laissé le docteur seul dans le cabinet de travail pendant qu’il allait informer Lucia que…

— Je proteste… Je… bredouilla Carelli.

Mais, là encore, sir Claud leva la main pour lui imposer le silence et poursuivre son exposé des faits :

— Raynor, cependant, n’est pas allé plus loin que le seuil de cette pièce, où il a rencontré ma sœur Caroline en compagnie de Barbara. Tous trois sont restés ici et le Dr Carelli les a rejoints. Caroline et Barbara sont les deux seules personnes à n’être à aucun moment entrées dans mon cabinet de travail.

Barbara jeta un coup d’œil en direction de sa tante, puis s’adressa à sir Claud :

— Je crains que vos informations sur nos allées et venues ne comportent de graves lacunes, oncle Claud. Je ne peux en aucun cas être exclue de votre liste de suspects. Vous vous rappelez, tante Caroline ? Vous m’avez envoyée dans le cabinet de travail chercher une aiguille à tricoter que vous aviez égarée. Vous vous demandiez si elle n’y serait pas.

Ignorant l’interruption de sa nièce, le savant continua :

— Ç’a ensuite été au tour de Richard d’arriver. Il est venu seul dans le cabinet et y est resté quelques minutes.

— Bon sang, père ! s’exclama le jeune homme ainsi mis en cause, vous n’allez tout de même pas me soupçonner d’avoir dérobé votre satanée formule, non ?

— Cette feuille de papier vaut très cher, répondit sir Claud d’un air entendu en fixant son fils droit dans les yeux.

— Je vois, fit Richard en lui retournant son regard. J’ai des dettes. C’est ce à quoi vous faites allusion, n’est-ce pas ?

Sir Claud s’abstint de lui répondre.

— Je disais donc, continua-t-il en balayant les autres d’un regard circulaire, que Richard est resté quelques minutes dans mon cabinet de travail. Il est réapparu dans cette pièce au moment précis où Lucia y entrait. Quand le dîner a été annoncé quelques minutes plus tard, Lucia n’était plus avec nous. Je l’ai trouvée dans mon cabinet de travail, debout à côté du coffre.

— Père ! s’écria Richard qui se dirigea vers sa femme et mit un bras protecteur autour de ses épaules. Vous dépassez réellement les bornes !

— Je le répète, j’ai trouvé Lucia debout à côté du coffre. Elle paraissait très agitée, et quand je lui ai demandé ce qui n’allait pas, elle m’a répondu qu’elle avait un étourdissement. Je lui ai suggéré de boire un verre de vin. À quoi elle m’a objecté qu’elle se sentait déjà mieux et m’a quitté pour rejoindre les autres. Au lieu de la suivre tout de suite à la salle à manger, je suis resté dans mon cabinet de travail. Et là, je ne sais pourquoi, une sorte d’instinct m’a commandé de regarder dans le coffre. Je l’ai ouvert, et je me suis aperçu que l’enveloppe qui contenait la formule avait disparu.

Il y eut un silence. Personne ne songeait plus à souffler mot. L’incommensurable gravité de la situation semblait commencer à être perçue par chacun.

— Comment avez-vous réuni tous ces renseignements sur nos faits et gestes, père ? s’enquit enfin Richard.

— Grâce à une réflexion scientifique et méthodique, bien sûr. En d’autres termes, par l’observation et la déduction. En me servant de mes yeux et en interrogeant Tredwell.

— Je remarque non sans amertume que ni Tredwell, ni Mrs Farrow, la cuisinière, ni les deux femmes de chambre, ni Thomson, le jardinier, ne figurent parmi tes suspects, Claud, lui reprocha Caroline Amory. Rien que ta famille. Uniquement les êtres qui te sont les plus proches et les plus chers.

— Ma famille et, bien entendu, notre invité, corrigea son frère. Oui, c’est ainsi, Caroline. J’ai déterminé, à ma grande satisfaction, que ni Tredwell ni personne parmi les domestiques ne s’est trouvé dans mon cabinet de travail entre le moment où j’ai rangé la formule dans le coffre et celui où j’ai rouvert ce dernier pour constater la disparition de ma précieuse enveloppe.

Sir Claud les regarda chacun tour à tour :

— Je veux croire que la situation est absolument claire pour chacun d’entre vous. Quiconque a dérobé la formule doit encore l’avoir sur soi. Depuis que nous sommes revenus ici après le dîner, la salle à manger a en effet été passée au peigne fin. Tredwell m’aurait prévenu si le papier y avait été retrouvé. Et, ainsi que vous vous en êtes depuis un bon moment déjà rendu compte, j’ai pris toutes dispositions afin que nul ne puisse quitter cette pièce.

Un silence tendu régna quelques instants. Il ne fut rompu que lorsque le Dr Carelli s’enquit sur le ton de la plus exquise courtoisie :

— Suggéreriez-vous donc, sir Claud, que nous soyons tous fouillés ?

— Ce n’est en rien ce que je suggère, répliqua ce dernier en consultant sa montre. Il est maintenant 9 heures moins 2. Hercule Poirot et un ami à lui, le capitaine Hastings, doivent être arrivés à Market Cleve où une voiture les attend. À 9 heures précises, Tredwell a pour instructions de couper l’électricité au disjoncteur du sous-sol. Cette pièce sera plongée dans l’obscurité totale pendant une minute, et une minute seulement. Quand les lumières reviendront, l’affaire ne sera plus entre mes mains. Hercule Poirot va bientôt nous rejoindre et c’est lui qui s’en chargera. Mais si, à la faveur de l’obscurité, la formule est placée ici…

Il abattit sa main sur la table :

— Si, disais-je, elle est placée ici, alors j’informerai M. Poirot que j’ai fait erreur et que je n’ai pas besoin de ses services.

— C’est une proposition scandaleuse, déclara Richard avec emportement. Je prétends que nous devrions tous être fouillés. Moi, en tout cas, j’y suis prêt.

— Moi aussi, bien sûr, se hâta d’annoncer Raynor.

Richard Amory adressa un regard appuyé au Dr Carelli. L’Italien sourit puis haussa les épaules :

— Et moi aussi, naturellement.

Le regard de Richard glissa vers sa tante.

— Oh ! bon, puisqu’il faut en passer par là, passons-en par là, capitula miss Amory.

— Lucia ? demanda Richard en se tournant vers sa femme.

— Non, non, Richard, répondit-elle, le souffle court. S’il te plaît, non. Le plan de ton père est meilleur.

Richard la dévisagea un moment en silence, le corps soudain tendu.

— Eh bien, Richard ? s’enquit sir Claud.

Un soupir pesant fut d’abord son unique réponse.

— Très bien, je suis d’accord, dit-il enfin.

Il consulta des yeux sa cousine Barbara qui lui renvoya un geste d’assentiment désinvolte.

Sir Claud se laissa aller d’un air las contre le dossier de son fauteuil.

— J’ai toujours l’amertume de ce café dans la bouche, articula-t-il d’une voix traînante.

Il émit un bâillement assoupi.

La pendule de la cheminée commença à égrener ses coups. Chacun les écouta dans un silence absolu. Sir Claud se tourna lentement dans son fauteuil et fixa son regard sur son fils Richard. Au dernier coup de 9 heures, les lumières s’éteignirent soudain et la pièce se trouva plongée dans une obscurité totale.

Quelques halètements, quelques soupirs se firent entendre dans le noir, ainsi que les exclamations étouffées des femmes, puis la voix de miss Amory s’éleva :

— Tout ceci ne me dit vraiment rien qui vaille.

— Chut ! tante Caroline, lui ordonna Barbara. J’essaie d’écouter.

Pendant quelques secondes, il régna un silence absolu, suivi du son d’une respiration lourde, puis du froissement d’une matière qui ressemblait à de l’étoffe ou du papier. Le silence s’abattit de nouveau, ponctué cette fois d’une sorte de claquement métallique, puis d’un bruit de papier déchiré et de celui d’une chaise renversée.

— Sir Claud ! sir Claud ! s’écria soudain Lucia. Je n’en peux plus ! Il me faut de la lumière ! Quelqu’un, je vous en supplie ! Remettez la lumière !

La pièce resta dans les ténèbres. On entendit une profonde inspiration, puis des coups sourds frappés à la porte donnant sur le hall. Lucia cria de nouveau. Comme en réponse, toutes les lumières de la bibliothèque se rallumèrent soudain.

Richard se tenait à présent à côté de la porte, apparemment incapable de décider s’il devait ou non tenter de l’ouvrir. Edward Raynor était debout à côté de sa chaise culbutée. Lucia était renversée contre le dossier de la sienne, comme au bord de l’évanouissement.

Sir Claud, rigoureusement immobile dans son fauteuil, gardait les yeux clos. Raynor montra soudain du doigt la table, à côté de son patron.

— Regardez ! s’exclama-t-il. C’est la formule, ça ne peut être que ça !

Sur ladite table, se trouvait en effet une enveloppe oblongue telle que sir Claud l’avait précédemment décrite.

— Merci mon Dieu ! s’exclama Lucia. Merci ! Oh, merci !

On frappa de nouveau à la porte du hall, qui à présent s’ouvrit lentement. L’attention générale s’y porta, tandis que Tredwell introduisait un étranger avant de se retirer.

Les regards de chacun étaient braqués sur le nouvel arrivant. Ils virent un petit homme aux allures de dandy et à l’aspect hors du commun, qui, du haut de son mètre soixante à peine, affichait un air d’extraordinaire dignité. Son crâne avait exactement la forme d’un œuf et, comme un terrier à l’affût, il tenait la tête légèrement inclinée de côté. Sa moustache cirée était d’une rigidité impressionnante, il était très élégamment vêtu d’un complet-veston croisé anthracite, et, pour un individu d’âge quasiment déjà mûr, ses cheveux étaient d’un noir qui ne pouvait manquer d’éveiller la suspicion. Il était escorté d’un homme plus grand que lui, entre deux âges et d’allure martiale, qui portait un complet de tweed fauve et dont le visage avenant, ouvert, était orné d’une fine moustache en brosse.

— Hercule Poirot, pour vous servir, fit l’étranger en s’inclinant. Et voici mon cher et éminent collaborateur et ami, le capitaine Hastings, qui a bien voulu venir avec moi de Londres ce soir.

— Quelle ravissante bibliothèque, remarqua Hastings, mondain.

Richard Amory s’avança à leur rencontre.

— Monsieur Poirot… capitaine Hastings… fit-il en leur serrant la main à tous les deux.

— Sir Claud ? demanda Poirot. Ah ! non, vous êtes trop jeune, bien sûr. Son fils, peut-être ?

Il passa devant Richard et gagna le centre de la bibliothèque, suivi de Hastings qui répéta :

— Quelle ravissante bibliothèque, Mr Amory ! Le temps, en cette saison…

Richard prit le petit détective par le bras :

— Effectivement, je suis Richard Amory, le fils de sir Claud. Je suis navré, monsieur Poirot, mais je crains que nous ne vous ayons fait venir sur un malentendu. Nous n’avons plus besoin de vous.

— Vraiment ? s’enquit Poirot, courtois comme à l’accoutumée.

— Oui, je suis absolument désolé, continua Richard. Il est tout à fait regrettable que nous vous ayons fait parcourir tout ce chemin depuis Londres. Bien entendu, vos honoraires… et vos frais de déplacement… seront… euh… Aucun problème ne saurait surgir de ce côté-là, bien sûr…

— Je comprends parfaitement, affirma Poirot mais, pour le moment, ce ne sont ni mes honoraires ni mes frais qui me préoccupent.

— Non ? Alors qu’est-ce qui… euh… ?

— Qu’est-ce qui me préoccupe, Mr Amory ? Je m’en vais vous le dire. Ce n’est rien qu’un infime détail. Sans conséquence, bien entendu, mais c’est votre père qui m’avait prié d’effectuer ce déplacement. Pourquoi n’est-ce pas lui qui me demande de repartir ?

— Oh ! bien sûr, je vous prie de m’excuser, fit Richard en se tournant vers sir Claud. Père, voudriez-vous expliquer à M. Poirot que nous n’avons plus besoin de ses services ?

Sir Claud ne répondit ni ne bougea. Les yeux clos, il demeurait parfaitement immobile dans son fauteuil.

— Père ! s’écria Richard en se précipitant vers lui.

Il se pencha, puis se retourna comme un fou.

— Docteur Carelli ! s’époumona-t-il.

Miss Amory se dressa de toute sa hauteur, telle un fantôme blafard. Vif comme l’éclair, Carelli s’en fut prendre le pouls de sir Claud. Il fronça les sourcils, lui posa la main sur le cœur, l’y laissa plusieurs secondes. Puis, l’air grave et relevant les yeux sur Richard Amory, le médecin italien secoua lentement la tête.

Poirot se dirigea vers le fauteuil et contempla le corps inanimé du savant.

— Oui… oui… je crains que… se murmura-t-il comme à lui-même. Oui, je le crains fort.

— Que craignez-vous donc, monsieur Poirot ? demanda Barbara en le rejoignant.

Poirot la regarda sans ciller :

— Que sir Claud ne m’ait fait venir trop tard, mademoiselle.

6

La déclaration d’Hercule Poirot jeta la consternation. Penché sur sir Claud, Carelli poursuivit quelques instants son examen avant de se relever et de se tourner vers les autres.

— Je suis navré, mais votre père est mort, annonça-t-il à Richard.

Celui-ci le dévisagea, incrédule et comme incapable d’assimiler la nouvelle.

— Mon Dieu… fit-il enfin. Qu’est-ce qu’il a eu ? Une attaque ?

— Je… je le suppose, répondit Carelli d’un air peu convaincu.

Barbara s’approcha de sa tante pour la réconforter car miss Amory paraissait sur le point de s’évanouir. Edward Raynor, qui rejoignit les deux femmes, aida Barbara à la soutenir et lui chuchota :

— J’espère que ce type est bel et bien médecin ?

— Oui, mais ce n’est après tout qu’un Italien, murmura-t-elle en réponse tandis qu’à eux deux ils installaient miss Amory dans un fauteuil.

Entendant de loin la remarque de Barbara, Poirot secoua la tête avec détermination, lissa sa luxuriante moustache avec un soin raffiné et se fendit de son sourire le plus éclatant.

— Tel que vous me voyez, commenta-t-il suavement, je suis détective. Mais, pour votre plus grand dam, je ne suis après tout qu’un Belge. Il n’en demeure pas moins, très chère mademoiselle, que nous autres étrangers parvenons parfois à trouver la bonne réponse aux questions que vous condescendez à nous poser.

Barbara lui fit la grâce de paraître à tout le moins un peu embarrassée. Raynor et elle restèrent à converser quelques instants, mais Lucia s’approcha alors de Poirot et le prit par le bras pour l’entraîner à l’écart des autres.

— Monsieur Poirot, l’exhorta-t-elle en retenant son souffle, vous devez rester ! Il ne faut pas les laisser vous renvoyer.

Il la regarda fixement.

— Vous souhaitez que je reste ? Est-ce bien là votre désir, madame ? demanda-t-il, le visage impassible.

— Oui, oui, répondit Lucia en détournant les yeux d’un air anxieux vers le corps de sir Claud, toujours droit dans son fauteuil. Il y a dans tout cela un élément qui n’est pas naturel. Le cœur de mon beau-père était en parfait état. Parfait, je vous le répète. Je vous en conjure, monsieur Poirot, découvrez ce qui s’est passé.

Le Dr Carelli et Richard Amory restaient figés auprès du cadavre. Au paroxysme de l’indécision, le jeune homme semblait quasi pétrifié dans son immobilité.

— Je vous suggérerais, Mr Amory, lui conseilla Carelli, de faire appeler d’urgence le médecin personnel de votre père. Je veux croire qu’il en avait un ?

Richard se secoua avec difficulté :

— Quoi ? Euh, oui… Le Dr Graham. Le petit Kenneth Graham. Son cabinet est au village. En fait, il a comme qui dirait le béguin pour ma cousine Barbara et… Mais, excusez-moi, ça n’a rien à voir, n’est-ce pas ?

Cherchant sa cousine des yeux, il l’appela :

— Le numéro de téléphone de Kenneth Graham, c’est quoi, Barbara ?

— Le 5, à Market Cleve, lui répondit-elle.

Richard se dirigea vers le téléphone, décrocha et demanda le numéro. Tandis qu’il attendait la communication, Edward Raynor, se rappelant ses fonctions de secrétaire, s’enquit auprès de lui :

— Dois-je faire venir une voiture pour M. Poirot ?

Ce dernier ouvrit les mains d’un air navré. Il allait parler lorsque Lucia le devança.

— M. Poirot va rester… à ma requête, annonça-t-elle à la cantonade.

Tenant toujours le combiné à l’oreille, Richard se retourna, surpris.

— Comment ça ? demanda-t-il sèchement à sa femme.

— Oui, oui, Richard, il doit rester, insista Lucia, la voix presque hystérique.

Miss Amory levait des yeux consternés, Barbara et Edward Raynor échangeaient des regards inquiets, le Dr Carelli restait debout à considérer d’un air pensif le corps sans vie du grand savant cependant que Hastings, qui, la tête ailleurs, venait de parcourir distraitement les rayonnages de la bibliothèque, reportait son attention – ou peut-être bien l’absence d’icelle – sur les personnes présentes.

Richard était sur le point de répondre à l’explosive déclaration de sa femme lorsqu’à son oreille le téléphone se manifesta soudain.

— Allô… Le Dr Graham ? haleta-t-il. Kenneth, c’est Richard Amory à l’appareil. Mon père a eu une crise cardiaque. Pouvez-vous venir immédiatement ?… En réalité, je suis persuadé qu’il n’y a plus rien à faire, mais… Oui, il est mort… Non… Non, je suis sûr que non… À tout de suite. Merci.

Après avoir raccroché, il traversa la pièce en direction de sa femme et lui murmura, d’une voix basse et agitée :

— Tu es folle ou quoi ? Qu’est-ce qui t’as pris ? Tu ne comprends pas qu’on doit à tout prix se débarrasser de ce détective ?

Éberluée, Lucia se leva de sa chaise :

— Mais pourquoi ?

Leur échange de paroles se poursuivit à voix basse mais avec fébrilité.

— Tu n’as pas entendu la phrase de papa ? lui reprocha Richard.

Il la répéta, chargeant chaque mot d’une pesante signification :

— « Le café est plus amer que d’habitude. »

Tout d’abord, Lucia sembla ne pas comprendre.

— Le café est plus amer que d’habitude, répéta-t-elle.

Elle regarda un moment Richard d’un air égaré puis poussa soudain un cri d’horreur qu’elle s’empressa aussitôt d’étouffer.

— Tu vois ? souffla Richard. Tu comprends, maintenant ?

Sa voix se fit murmure :

— Il a été empoisonné. Et de toute évidence par un membre de la famille. Tu ne veux pas d’un affreux scandale, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu ! articula-t-elle, le regard fixe. Seigneur Jésus ayez pitié !

Richard se tourna vers Poirot et se dirigea vers lui.

— Monsieur Poirot… commença-t-il avec hésitation.

— Monsieur ? répondit ce dernier, la bienveillance faite homme.

Rassemblant tout son courage, Richard poursuivit :

— J’avoue ne pas très bien comprendre pourquoi ma femme vous a demandé d’enquêter.

Poirot réfléchit un moment avant de répondre, en se fendant de son plus aimable sourire :

— Mettons, si bon vous semble, pour vol de document ? C’est à cause de cela, d’après mademoiselle (il désigna Barbara), qu’on m’a fait venir jusqu’ici.

— Le document en question a été… rendu, objecta Richard en jetant à Barbara un coup d’œil de reproche.

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