— C’est-à-dire que tu attendrais un meilleur succès d’un
bon médecin, que de celui qui ne saurait pas son métier?
Il en convint.
C’est donc toujours la sagesse qui fait que les hommes
réussissent; car personne ne sera jamais mal dirigé par
la sagesse; avec elle nécessairement on fait bien et on
réussit; autrement ce ne serait plus la sagesse.
Enfin nous tombâmes d’accord, et je ne sais comment,
qu’en général la sagesse et le succès vont toujours
ensemble. Après que nous fûmes convenus de cela, je
lui demandai de nouveau ce qu’il pensait des choses que
nous avions accordées d’abord; car nous avons avancé,
lui dis-je, que nous serions heureux et contents si nous
avions beaucoup de biens. — Il en convint. — Serions-
nous heureux par les biens que nous possédons s’ils ne
nous servaient à rien, ou s’ils nous servaient à quelque
chose?
— Il faut qu’ils nous servent à quelque chose.
— Mais nous serviraient-ils à quelque chose, si
nous nous bornions à les posséder et que nous n’en
fissions aucun usage? Par exemple, que nous servirait
d’avoir quantité de vivres, sans en manger, et beaucoup
à boire sans boire?
— A rien du tout, me dit-il.
— Et les artisans, s’ils possédaient tout ce qu’il leur faut
chacun pour leur métier, et n’en faisaient pas usage,
seraient-ils heureux par cette possession? je dis, par cela
même qu’ils possèdent tout ce qu’il faut à un artisan?
Supposons, par exemple, qu’un charpentier ait tous les
instruments nécessaires, tout le bois qu’il lui faut, et qu’il
ne travaille pas, quel avantage tirera-t-il de cette
possession?
— Aucun.
— Et qu’un homme possède de grandes richesses et
tous les biens dont nous avons parlé, sans oser y
toucher; la possession seule de tant de biens le rendra-t-
elle heureux?
— Non, sans doute, Socrate.
— Il semble donc que, pour être heureux, ce ne soit
pas assez d’être maître de tous ces biens, mais qu’il faut
encore en user; autrement la possession ne servira à
rien. — Tu dis vrai, Socrate, répondit Clinias.
— Et crois-tu, Clinias, que la possession et l’usage
des biens suffisent pour rendre heureux?
— Je le crois.
— Comment! si l’on en fait un bon usage, ou un
mauvais?
— Si l’on en fait un bon usage, dit Clinias.
— Tu as fort bien répondu, lui dis-je, car il serait
encore pis de faire un mauvais usage d’une chose, que
de n’en pas user. Le premier est un mal, le dernier n’est
ni bien ni mal. N’en est-il pas ainsi?
— Certainement, dit Clinias.
— Y a-t-il autre chose qui apprenne à bien employer le
bois que la science du charpentier?
— Non, certainement.
— Et dans la fabrication des ustensiles, repris-je, c’est
encore la science qui enseigne la vraie manière de
s’y prendre?
— Oui.
— Dans l’usage des biens, dont nous avons parlé
d’abord, des richesses, de la santé et de la beauté, c’est
donc aussi la science qui apprend à bien s’en
servir, ou est-ce quelque autre chose?
— La science.
— Ce n’est donc pas seulement le succès, mais le bon
usage, que la science enseigne aux hommes dans tout
ce qu’ils possèdent et ce qu’ils font.
— Il en convint.
— Par Jupiter! peut-on posséder utilement une chose
sans lumières et sans sagesse? à quoi sert-il, quand on
n’a pas de tête, de posséder et de faire beaucoup de
choses; ou d’avoir du bon sens, quand on n’a rien et
qu’on ne peut rien faire? fais-y bien attention. En
agissant moins, ne ferait-on pas moins de fautes?
en faisant moins de fautes, ne s’en trouverait-on pas
moins mal? et en se trouvant moins mal, n’en serait-on
pas moins malheureux? — Oui, répondit Clinias. — Mais
qui agit le moins, le riche ou le pauvre?
— Le pauvre.
— Le fort ou le faible?
— Le faible.
— Celui qui a des honneurs ou celui qui n’en a pas?
— Celui qui n’en a pas.
— Qui agit moins, l’homme brave et éclairé ou le
timide?
— Le timide.
— Et l’oisif, n’agit-il pas moins que l’actif?
— Oui.
— Et l’homme lourd moins que l’agile, et celui qui
a la vue basse et l’ouïe dure moins que celui qui les a
bonnes?
Après que nous fûmes convenus de tout cela, j’ajoutai:
— En général, Clinias, il paraît que tous les biens que
nous avons nommés tels dans le commencement, ne
peuvent pas être considérés comme des biens en eux-
mêmes; qu’au contraire, s’ils sont au pouvoir de
l’ignorance, ils sont pires que les maux contraires, parce
qu’ils fournissent plus de moyens d’agir au sot qui les
possède; mais ils ne sont préférables que s’ils sont
accompagnés de lumières et de sagesse; en eux-mêmes
ils ne doivent passer ni pour bons ni pour mauvais.
— Il me semble que tu as raison, dit Clinias.
— Que conclurons-nous donc de tout ceci? Qu’en
général rien n’est bon ni mauvais, excepté deux choses,
la sagesse qui est un bien, et l’ignorance un mal.
Clinias l’avoua.
Maintenant, lui dis-je, passons plus avant. Puisque
chacun veut être heureux, si pour l’être nous avons vu
qu’il faut user des choses et en bien user, et que leur
bon emploi et le succès nous viennent de la science, tout
homme doit, autant que possible, et de toutes ses
forces, chercher à se rendre le plus sage qu’il pourra; ou
ne le doit-il pas?
— Oui, me dit-il.
— Il faut donc croire qu’il vaut mieux devoir la sagesse
que des richesses, à son père, à ses tuteurs et à
ses amis, quels qu’ils soient, à ceux qui se donnent pour
amants, à des étrangers ou à des concitoyens, et
employer même pour avoir la sagesse les prières et les
supplications; il n’y a même ni honte ni opprobre dans
un tel but de descendre à toutes sortes de services et de
complaisances, pourvu qu’elles soient honnêtes, envers
un amant on envers tout autre, quand on le fait par un
vif désir de la sagesse. N’est-ce pas ton sentiment?
— Oui, reprit-il, tu me parais avoir dit la vérité.
— Pourvu toutefois, Clinias, que la sagesse se puisse
enseigner, et qu’elle ne soit pas un don du hasard et de
la fortune; car c’est ce qu’il nous faut encore examiner,
et nous n’en sommes pas encore convenus, toi et moi.
— Pour moi, Socrate, dit-il, je crois qu’elle peut
s’enseigner.
— Ravi de cette réponse, je lui dis: Tu as bien fait, ô le
meilleur des hommes, de me répondre ainsi, et de
m’épargner par là de longues recherches pour savoir si
la sagesse se peut apprendre, ou non. Maintenant donc,
puisque tu crois qu’elle se peut enseigner et qu’elle seule
procure à l’homme le succès et le bonheur,
pourrais-tu n’être pas d’avis qu’il faut la chercher? et toi-
même n’as-tu pas dessein de le faire?
— Sans doute, Socrate, me répondit-il, je le ferai autant
que je pourrai.
A ces mots, tout satisfait: Voilà, dis-je, Euthydème et
Dionysodore, un modèle d’exhortation à la vertu, tel que
je le désire à-peu-près, mais grossier peut-être, pénible
et diffus. Que l’un de vous deux nous le reproduise avec
art; et si vous n’en voulez pas prendre la peine, au
moins suppléez à ce qui manque à mon discours en
faveur de ce jeune garçon, et dites-lui s’il faut qu’il
apprenne toutes les sciences, ou si une seule peut le
rendre homme de bien et heureux, et quelle est cette
science. Car, comme je vous l’ai déjà dit, nous
souhaitons tous ardemment que ce jeune homme
devienne un jour bon et sage.