— J’en suis persuadé, dit Ctésippe; mais toi,
Euthydème, tu ne le crois pas, et tu ne prends qu’un seul
bouclier et un seul javelot?
— Oui, dit-il.
— Armerais-tu ainsi Géryon et Briarée? Vraiment,
Euthydème, je t’avais cru plus d’expérience ainsi qu’à ton
compagnon, puisque vous êtes maîtres d’armes.
Euthydème se tut, mais Dionysodore interrogea
Ctésippe sur ce qu’il avait répondu à la question
antérieure. Te semble-t-il que ce soit un bien que d’avoir
de l’or?
— Sans doute, répondit Ctésippe, et beaucoup.
— Et n’es-tu pas persuadé qu’il faut avoir toujours et
partout les bonnes choses?
— Oui, et très fort.
— Or tu avoues que l’or est un bien?
— Oui, je l’ai avoué.
— Il faut donc l’avoir toujours et partout, et surtout
avec soi? Ainsi celui-là serait le plus heureux qui
aurait trois talents d’or dans le ventre, un talent dans la
tète, et un statère d’or dans chaque œil.
— On dit en effet, Euthydème, reprit Ctésippe, que
parmi les Scythes, ceux-là sont estimés les plus riches et
même les plus gens de bien qui ont le plus d’or dans
leurs crânes , pour parler comme toi, qui disais tout
à l’heure que le chien était mon père; ce qu’il y a de plus
merveilleux, c’est qu’ils boivent dans leurs crânes dorés,
qu’ils voient dedans, et tiennent leurs fronts dans leurs
mains.
— Euthydème reprenant la parole: Un Scythe ou un
autre homme, Ctésippe, voit-il ce qu’il peut voir, ou ce
qu’il ne peut pas voir?
— Il voit ce qu’il peut voir.
— Et toi aussi, Ctésippe?
— Et moi de même.
— Ne vois-tu pas nos habits?
— Oui.
— Ils sont donc en vue, et ils ont de la vue ?
— A merveille! dit Ctésippe
— Et quoi? demanda Euthydème.
— Rien. Tu es pourtant, je pense, assez bon pour croire
qu’ils ne voient pas? Mais en vérité, Euthydème, on dirait
que tu rêves tout éveillé, et s’il est possible de parler
sans rien dire, tu en es bien capable. Là-dessus
Dionysodore demanda à Ctésippe: Il est donc impossible
de parler quand on ne dit rien?
— Impossible.
— Et de se taire quand on parle?
— Moins possible encore.
— Quand tu dis une pierre, du fer, du bois, ne dis-tu
pas ce qui se tait?
— Je ne dis pas cela du fer, répondit Ctésippe; quand,
en passant dans une forge, je dis du fer, si on le heurte,
je dis une chose qui retentit et qui crie. Ainsi cette fois,
pour être trop sage, tu n’as pas vu que tu ne disais rien;
mais prouvez-moi maintenant le reste, que l’on peut se
taire et parler à-la-fois.
Ctésippe me parut alors rassembler toutes ses
forces pour plaire à son jeune ami.
Euthydème commença:
— Quand tu te tais, ne tais-tu pas toutes choses?
— Oui.
— Tu tais donc aussi les choses qui parlent, car les
choses qui parlent sont du nombre de toutes les choses?
— Mais, repartit Ctésippe, toutes les choses se taisent-
elles?
— Non certainement, dit Euthydème.
— Elles parlent donc toutes, mon cher ami?
— Celles qui parlent.
— Ce n’est pas ce que je demande, dit Ctésippe; mais si
toutes les choses se taisent ou si elles parlent?
— Ni l’un, ni l’autre, et tous les deux ensemble, repartit
Dionysodore, se mêlant de la dispute. Et je suis sûr que
tu ne sauras qu’opposer à cette réponse.
Ctésippe, selon sa coutume, fit un grand éclat de rire.
— Ô Euthydème, s’écria-t-il, ton frère prête le flanc à
une double réfutation, il est perdu et battu de tous
côtés.
Clinias, prenant plaisir à ce discours, sourit à Ctésippe,
qui, se redressant, en parut dix fois plus grand.
— Pour moi, je crois que l’adroit Ctésippe avait appris
leur secret à force de les entendre eux-mêmes, puisqu’ils
n’ont pas sur terre leurs pareils en ce genre. Là-dessus je
m’adressai à Clinias et lui dis: Pourquoi ris-tu en
des choses si sérieuses et si belles? Aussitôt
Dionysodore: As-tu vu, Socrate, me dit-il, quelque belle
chose?
— Oui, lui répondis-je, et plusieurs.
— Étaient-elles autres que le beau, ajouta-t-il, ou si ce
n’était que la même chose?
— J’étais tout embarrassé à cette question, et je me
crus justement puni pour m’être avisé de dire un mot. Je
répondis cependant: Elles sont autres que le beau
même, mais avec chacune d’elles se trouve une certaine
beauté.
— Tu serais donc bœuf, si un bœuf se trouvait avec toi,
et es-tu Dionysodore parce que je me trouve avec toi?
— De grâce, pas de pareille impiété, lui dis-je.
— Mais comment, dit-il, ce qui autre se trouvant avec
un autre, ce qui est autre serait-il autre?
— En doutes-tu? lui dis-je, me hasardant à imiter la
sagesse de ces étrangers que je désirais tant acquérir.
— Pourquoi moi, et le reste des hommes, me répondit
Dionysodore, ne douterions-nous pas d’une chose qui
n’est point?
— Que dis-tu, Dionysodore? le beau n’est-il pas beau,
et le laid n’est-il pas laid?
— Oui, si je le veux.
— Mais ne le veux-tu pas?
— Oui, je le veux.
— Ainsi le même n’est-il pas le même, et ce qui est
autre n’est-il pas autre? car assurément ce qui est
autre n’est pas le même. Pour moi je n’eusse pas
soupçonné un enfant de douter que ce qui est autre ne
soit autre. Mais, Dionysodore, je vois bien que tu as
passé là-dessus à dessein, puisque dans le reste vous
n’avez manqué à rien de ce qu’il faut à un bon discours,
comme de bons ouvriers font tout ce qui convient à leur
métier.
— Sais-tu, me dit-il, ce qu’il convient de faire à chaque
artisan? d’abord à qui convient-il de forger?
— Je le sais, au forgeron.
— À qui de pétrir la terre?
— Au potier.
— À qui convient-il d’égorger, d’écorcher, de faire
bouillir et rôtir la chair après l’avoir coupée en
morceaux?
— Au cuisinier.
— Et celui qui fait ce qui convient fait bien?
— Fort bien.
— Tuer, écorcher, as-tu dit, convient au cuisinier? Ne
l’as-tu pas accordé?
— Hélas, oui! mais pardonne-moi.
— Il est donc évident que celui qui égorgera, qui
écorchera le cuisinier pour le faire bouillir et rôtir
ensuite, fait ce qui convient; de même celui qui frappera
sur le forgeron et qui pétrira le potier.
— Ô Neptune! m’écriai-je, maintenant tu es arrivé au
comble de la sagesse. Ne pourrai-je jamais y arriver et
l’acquérir pour moi-même?
— Mais quand tu l’aurais acquise, Socrate, la
connaîtrais-tu?
— Si tu le trouves bon, je pense que oui.
— Tu crois donc, continua-t-il, connaître ce qui est à
toi?
— Assurément, pourvu que tu ne dises pas autre chose;
car tout dépend de vous deux, à commencer par toi et à
finir par Euthydème.
— Crois-tu que les choses dont tu es le maître, dont tu
peux user comme il te plaît, soient à toi? Crois-tu,
par exemple, que les bœufs et les brebis que tu peux
donner, vendre, sacrifier à celui des dieux que tu
voudras, soient à toi, et que les choses dont tu ne peux
disposer de la sorte ne t’appartiennent pas?
Moi, qui me doutais bien que ces demandes allaient
produire quelque magnifique artifice, pour l’entendre
aussitôt que possible, je me hâtai de lui répondre que je
croyais que les premières étaient seules à moi.
— N’appelles-tu pas animal ce qui a une âme?
— Oui, lui dis-je.
— Tu avoues que les animaux dont tu peux faire ce que
je viens de dire sont seuls à toi?
— Je l’avoue.
Dionysodore s’arrêta là malicieusement et feignit de
rêver à quelque raisonnement profond. Puis il continua:
— Dis-moi, Socrate, n’as-tu pas un Jupiter paternel?
Me doutant qu’il en voulait venir où effectivement il en
vint, je cherchai un détour, et, comme pris au filet, je
voulus me retourner, en répondant:
— Je n’en ai point, Dionysodore.
— Vraiment, me répliqua-t-il, il faut que tu sois bien
misérable, et que tu ne sois pas Athénien, pour
n’avoir ni dieux, ni sacrifices paternels, ni toutes ces
autres belles choses.
— Doucement, Dionysodore, lui dis-je, pas de paroles
de mauvais augure, et ne me reprends pas si rudement.
J’ai des autels, des sacrifices domestiques et paternels,
enfin en ce genre rien ne me manque de tout ce que
possèdent les autres Athéniens.
— Eh bien, répliqua-t-il, les autres Athéniens n’ont-ils
pas un Jupiter paternel?
— Ce nom n’existe pas chez les Ioniens, lui répondis-je,
ni dans les colonies d’Athènes ni à Athènes. Mais nous
avons un Apollon paternel parce qu’il père d’Ion;
Jupiter n’est pas ainsi appelé chez nous, mais il s’appelle
domestique et protecteur des tribus, comme Minerve
s’appelle aussi protectrice des tribus.
— Cela suffit, dit Dionysodore: tu as donc un Apollon,
un Jupiter et une Minerve?
— Il est vrai.
— Ne sont-ce pas tes dieux?
— Ce sont nos aïeux, lui dis-je, et nos maîtres.
— Mais ils sont à toi, ne viens-tu pas de l’avouer?
— Oui, lui dis-je, car comment faire?
— Ces dieux ne sont-ils pas des animaux? car tu
as avoué que tout ce qui porte une âme est un animal;
et ces dieux ont une âme sans doute?
— Ils en ont une.
— Ils sont donc des animaux?
— Oui, des animaux.
— Or, tu disais que parmi les animaux, tu peux à ton
gré donner ceux qui sont à toi, les vendre, les sacrifier à
quelque dieu.
— Je le confesse, Euthydème, car il ne m’est plus
possible d’échapper.
— Viens donc, me dit-il. Puisque tu prétends que
Jupiter et les autres dieux sont à toi, il t’est donc
permis de les donner, de les vendre, ou d’en faire tout
ce que tu voudras comme des autres animaux?
— Accablé par ce raisonnement, Criton, je me tus.
Ctésippe voulut accourir à mon secours: Bon dieu,
Hercule! s’écria-t-il, l’admirable logique!
— Aussitôt, Dionysodore: Comment Hercule est-il bon
dieu, ou bon dieu est-il Hercule?
— Ô Neptune, s’écria Ctésippe, quelle formidable
science! Je quitte la partie, ces gens-là sont invincibles.