Germinal d’Emile Zola


C’était Pluchart, en effet. Il arrivait en voiture, traîné par un
cheval poussif. Tout de suite, il sauta sur le pavé, mince,
bellâtre, la tête carrée et trop grosse, ayant sous sa
redingote de drap noir l’endimanchement d’un ouvrier
cossu. Depuis cinq ans, il n’avait plus donné un coup de
lime, et il se soignait, se peignait surtout avec correction,
vaniteux de ses succès de tribune; mais il gardait des
raideurs de membres, les ongles de ses mains larges ne
repoussaient pas, mangés par le fer. Très actif, il servait
son ambition, en battant la province sans relâche, pour le

placement de ses idées.
—Ah! ne m’en veuillez pas! dit-il, devançant les questions
et les reproches. Hier, conférence à Preuilly le matin,
réunion le soir à Valençay. Aujourd’hui, déjeuner à
Marchiennes, avec Sauvagnat… Enfin, j’ai pu prendre une
voiture. Je suis exténué, vous entendez ma voix. Mais ça
ne fait rien, je parlerai tout de même.
Il était sur le seuil du Bon-Joyeux, lorsqu’il se ravisa.
—Sapristi! et les cartes que j’oublie! Nous serions propres!
Il revint à la voiture, que le cocher remisait, et il tira du
coffre une petite caisse de bois noir, qu’il emporta sous
son bras.
Étienne, rayonnant, marchait dans son ombre, tandis que
Rasseneur, consterné, n’osait lui tendre la main. L’autre la
lui serrait déjà, et il dit à peine un mot rapide de la lettre:
quelle drôle d’idée! pourquoi ne pas faire cette réunion? on
devait toujours faire une réunion, quand on le pouvait. La
veuve Désir lui offrit de prendre quelque chose, mais il
refusa. Inutile! il parlait sans boire. Seulement, il était
pressé, parce que, le soir, il comptait pousser jusqu’à
Joiselle, où il voulait s’entendre avec Legoujeux. Tous alors
entrèrent en paquet dans la salle de bal. Maheu et
Levaque, qui arrivaient en retard, suivirent ces messieurs.
Et la porte fut fermée à clef, pour être chez soi, ce qui fit

ricaner plus haut les blagueurs, Zacharie ayant crié à
Mouquet qu’ils allaient peut-être bien foutre un enfant à eux
tous, là-dedans.
Une centaine de mineurs attendaient sur les banquettes,
dans l’air enfermé de la salle, où les odeurs chaudes du
dernier bal remontaient du parquet. Des chuchotements
coururent, les têtes se tournèrent, pendant que les
nouveaux venus s’asseyaient aux places vides. On
regardait le monsieur de Lille, la redingote noire causait
une surprise et un malaise.
Mais, immédiatement, sur la proposition d’Étienne, on
constitua le bureau. Il lançait des noms, les autres
approuvaient en levant la main. Pluchart fut nommé
président, puis on désigna comme assesseurs Maheu et
Étienne lui-même. Il y eut un remuement de chaises, le
bureau s’installait; et l’on chercha un instant le président
disparu derrière la table, sous laquelle il glissait la caisse,
qu’il n’avait pas lâchée. Quand il reparut, il tapa légèrement
du poing pour réclamer l’attention; ensuite, il commença
d’une voix enrouée:
—Citoyens…
Une petite porte s’ouvrit, il dut s’interrompre. C’était la
veuve Désir, qui, faisant le tour par la cuisine, apportait six
chopes sur un plateau.

—Ne vous dérangez pas, murmura-t-elle. Lorsqu’on parle,
on a soif.
Maheu la débarrassa et Pluchart put continuer. Il se dit très
touché du bon accueil des travailleurs de Montsou, il
s’excusa de son retard, en parlant de sa fatigue et de sa
gorge malade. Puis, il donna la parole au citoyen
Rasseneur, qui la demandait.
Déjà, Rasseneur se plantait à côté de la table, près des
chopes. Une chaise retournée lui servait de tribune. Il
semblait très ému, il toussa avant de lancer à pleine voix:
—Camarades…
Ce qui faisait son influence sur les ouvriers des fosses,
c’était la facilité de sa parole, la bonhomie avec laquelle il
pouvait leur parler pendant des heures, sans jamais se
lasser. Il ne risquait aucun geste, restait lourd et souriant,
les noyait, les étourdissait, jusqu’à ce que tous criassent:
«Oui, oui, c’est bien vrai, tu as raison!» Pourtant, ce jour-là,
dès les premiers mots, il avait senti une opposition sourde.
Aussi avançait-il prudemment. Il ne discutait que la
continuation de la grève, il attendait d’être applaudi, avant
de s’attaquer à l’Internationale. Certes, l’honneur défendait
de céder aux exigences de la Compagnie; mais, que de
misères! quel avenir terrible, s’il fallait s’obstiner longtemps
encore! Et, sans se prononcer pour la soumission, il
amollissait les courages, il montrait les corons mourant de

faim, il demandait sur quelles ressources comptaient les
partisans de la résistance. Trois ou quatre amis essayèrent
de l’approuver, ce qui accentua le silence froid du plus
grand nombre, la désapprobation peu à peu irritée qui
accueillait ses phrases. Alors, désespérant de les
reconquérir, la colère l’emporta, il leur prédit des malheurs,
s’ils se laissaient tourner la tête par des provocations
venues de l’étranger. Les deux tiers s’étaient levés, se
fâchaient, voulaient l’empêcher d’en dire davantage,
puisqu’il les insultait, en les traitant comme des enfants
incapables de se conduire. Et lui, buvant coup sur coup
des gorgées de bière, parlait quand même au milieu du
tumulte, criait violemment qu’il n’était pas né, bien sûr, le
gaillard qui l’empêcherait de faire son devoir!
Pluchart était debout. Comme il n’avait pas de sonnette, il
tapait du poing sur la table, il répétait de sa voix étranglée:
—Citoyens… citoyens…
Enfin, il obtint un peu de calme, et la réunion, consultée,
retira la parole à Rasseneur. Les délégués qui avaient
représenté les fosses, dans l’entrevue avec le directeur,
menaient les autres, tous enragés par la faim, travaillés
d’idées nouvelles. C’était un vote réglé à l’avance.
—Tu t’en fous, toi! tu manges! hurla Levaque, en montrant
le poing à
Rasseneur.

Étienne s’était penché, derrière le dos du président, pour
apaiser Maheu, très rouge, mis hors de lui par ce discours
d’hypocrite.
—Citoyens, dit Pluchart, permettez-moi de prendre la
parole.
Un silence profond se fit. Il parla. Sa voix sortait, pénible et
rauque; mais il s’y était habitué, toujours en course,
promenant sa laryngite avec son programme. Peu à peu, il
l’enflait et en tirait des effets pathétiques. Les bras ouverts,
accompagnant les périodes d’un balancement d’épaules, il
avait une éloquence qui tenait du prône, une façon
religieuse de laisser tomber la fin des phrases, dont le
ronflement monotone finissait par convaincre.
Et il plaça son discours sur la grandeur et les bienfaits de
l’Internationale, celui qu’il déballait d’abord, dans les
localités où il débutait. Il en expliqua le but, l’émancipation
des travailleurs; il en montra la structure grandiose, en bas
la commune, plus haut la province, plus haut encore la
nation, et tout au sommet l’humanité. Ses bras s’agitaient
lentement, entassaient les étages, dressaient l’immense
cathédrale du monde futur. Puis, c’était l’administration
intérieure: il lut les statuts, parla des congrès, indiqua
l’importance croissante de l’oeuvre, l’élargissement du
programme, qui, parti de la discussion des salaires,
s’attaquait maintenant à la liquidation sociale, pour en finir
avec le salariat. Plus de nationalités, les ouvriers du monde

entier réunis dans un besoin commun de justice, balayant
la pourriture bourgeoise, fondant enfin la société libre, où
celui qui ne travaillerait pas, ne récolterait pas! Il mugissait,
son haleine effarait les fleurs de papier peint, sous le
plafond enfumé dont l’écrasement rabattait les éclats de sa
voix.
Une houle agita les têtes. Quelques-uns crièrent:
—C’est ça!… Nous en sommes!
Lui, continuait. C’était la conquête du monde avant trois
ans. Et il énumérait les peuples conquis. De tous côtés
pleuvaient les adhésions. Jamais religion naissante n’avait
fait tant de fidèles. Puis, quand on serait les maîtres, on
dicterait des lois aux patrons, ils auraient à leur tour le
poing sur la gorge.
—Oui! oui!… C’est eux qui descendront!
D’un geste, il réclama le silence. Maintenant, il abordait la
question des grèves. En principe, il les désapprouvait,
elles étaient un moyen trop lent, qui aggravait plutôt les
souffrances de l’ouvrier. Mais, en attendant mieux, quand
elles devenaient inévitables, il fallait s’y résoudre, car elles
avaient l’avantage de désorganiser le capital. Et, dans ce
cas, il montrait l’Internationale comme une providence pour
les grévistes, il citait des exemples: à Paris, lors de la
grève des bronziers, les patrons avaient tout accordé d’un

coup, pris de terreur à la nouvelle que l’Internationale
envoyait des secours; à Londres, elle avait sauvé les
mineurs d’une houillère, en rapatriant à ses frais un convoi
de Belges, appelés par le propriétaire de la mine. Il
suffisait d’adhérer, les Compagnies tremblaient, les
ouvriers entraient dans la grande armée des travailleurs,
décidés à mourir les uns pour les autres, plutôt que de
rester les esclaves de la société capitaliste.
Des applaudissements l’interrompirent. Il s’essuyait le front
avec son mouchoir, tout en refusant une chope que Maheu
lui passait. Quand il voulut reprendre, de nouveaux
applaudissements lui coupèrent la parole.
—Ça y est! dit-il rapidement à Étienne. Ils en ont assez…
Vite! les cartes!
Il avait plongé sous la table, il reparut avec la petite caisse
de bois noir.
—Citoyens, cria-t-il, dominant le vacarme, voici les cartes
de membres. Que vos délégués s’approchent, je les leur
remettrai, et ils les distribueront… Plus tard, on réglera tout.
Rasseneur s’élança, protesta encore. De son côté, Étienne
s’agitait, ayant à prononcer un discours. Une confusion
extrême s’ensuivit. Levaque lançait les poings en avant,
comme pour se battre. Debout, Maheu parlait, sans qu’on
pût distinguer un seul mot. Dans ce redoublement de

tumulte, une poussière montait du parquet, la poussière
volante des anciens bals, empoisonnant l’air de l’odeur
forte des herscheuses et des galibots.
Brusquement, la petite porte s’ouvrit, la veuve Désir l’emplit
de son ventre et de sa gorge, en disant d’une voix tonnante:
—Taisez-vous donc, nom de Dieu!… V’là les gendarmes!
C’était le commissaire de l’arrondissement qui arrivait, un
peu tard, pour dresser procès-verbal et dissoudre la
réunion. Quatre gendarmes l’accompagnaient. Depuis cinq
minutes, la veuve les amusait à la porte, en répondant
qu’elle était chez elle, qu’on avait bien le droit de réunir des
amis. Mais on l’avait bousculée, et elle accourait prévenir
ses enfants.
—Faut filer par ici, reprit-elle. Il y a un sale gendarme qui
garde la cour. Ça ne fait rien, mon petit bûcher ouvre sur la
ruelle… Dépêchez-vous donc!
Déjà, le commissaire frappait à coups de poing; et,
comme on n’ouvrait pas, il menaçait d’enfoncer la porte. Un
mouchard avait dû parler, car il criait que la réunion était
illégale, un grand nombre de mineurs se trouvant là sans
lettre d’invitation.
Dans la salle, le trouble augmentait. On ne pouvait se
sauver ainsi, on n’avait pas même voté, ni pour l’adhésion,
ni pour la continuation de la grève. Tous s’entêtaient à

parler à la fois. Enfin, le président eut l’idée d’un vote par
acclamation. Des bras se levèrent, les délégués
déclarèrent en hâte qu’ils adhéraient au nom des
camarades absents. Et ce fut ainsi que les dix mille
charbonniers de Montsou devinrent membres de
l’Internationale.
Cependant, la débandade commençait. Protégeant la
retraite, la veuve Désir était allée s’accoter contre la porte,
que les crosses des gendarmes ébranlaient dans son dos.
Les mineurs enjambaient les bancs, s’échappaient à la file,
par la cuisine et le bûcher. Rasseneur disparut un des
premiers, et Levaque le suivit, oublieux de ses injures,
rêvant de se faire offrir une chope, pour se remettre.
Étienne, après s’être emparé de la petite caisse, attendait
avec Pluchart et Maheu, qui tenaient à honneur de sortir les
derniers. Comme ils partaient, la serrure sauta, le
commissaire se trouva en présence de la veuve, dont la
gorge et le ventre faisaient encore barricade.
—Ça vous avance à grand-chose, de tout casser chez moi!
dit-elle. Vous voyez bien qu’il n’y a personne.
Le commissaire, un homme lent, que les drames
ennuyaient, menaça simplement de la conduire en prison.
Et il s’en alla pour verbaliser, il remmena ses quatre
gendarmes, sous les ricanements de Zacharie et de
Mouquet, qui, pris d’admiration devant la bonne blague des
camarades, se fichaient de la force armée.

Dehors, dans la ruelle, Étienne, embarrassé de la caisse,
galopa, suivi des autres. L’idée brusque de Pierron lui vint,
il demanda pourquoi on ne l’avait pas vu; et Maheu, tout en
courant, répondit qu’il était malade: une maladie
complaisante, la peur de se compromettre. On voulait
retenir Pluchart; mais, sans s’arrêter, il déclara qu’il
repartait à l’instant pour Joiselle, où Legoujeux attendait
des ordres. Alors, on lui cria bon voyage, on ne ralentit pas
la course, les talons en l’air, tous lancés au travers de
Montsou. Des mots s’échangeaient, entrecoupés par le
halètement des poitrines. Étienne et Maheu riaient de
confiance, certains désormais du triomphe: lorsque
l’Internationale aurait envoyé des secours, ce serait la
Compagnie qui les supplierait de reprendre le travail. Et,
dans cet élan d’espoir, dans ce galop de gros souliers
sonnant sur le pavé des routes, il y avait autre chose
encore, quelque chose d’assombri et de farouche, une
violence dont le vent allait enfiévrer les corons, aux quatre
coins du pays.
V
Une autre quinzaine s’écoula. On était aux premiers jours
de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient
l’immense plaine. Et la misère avait empiré encore, les

corons agonisaient d’heure en heure, sous la disette
croissante. Quatre mille francs, envoyés de Londres, par
l’Internationale, n’avaient pas donné trois jours de pain.
Puis, rien n’était venu. Cette grande espérance morte
abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque
leurs frères eux-mêmes les abandonnaient? Ils se sentaient
perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde.
Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-
Cent-Quarante. Étienne s’était multiplié avec les délégués:
on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes
voisines, et jusqu’à Paris; on faisait des quêtes, on
organisait des conférences. Ces efforts n’aboutissaient
guère, l’opinion, qui s’était émue d’abord, devenait
indifférente, depuis que la grève s’éternisait, très calme,
sans drames passionnants. A peine de maigres aumônes
suffisaient-elles à soutenir les familles les plus pauvres.
Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant
pièce à pièce le ménage. Tout filait chez les brocanteurs, la
laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles
même. Un instant, on s’était cru sauvé, les petits détaillants
de Montsou, tués par Maigrat, avaient offert des crédits,
pour tâcher de lui reprendre la clientèle; et, durant une
semaine, Verdonck l’épicier, les deux boulangers Carouble
et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte; mais leurs
avances s’épuisaient, les trois s’arrêtèrent. Des huissiers
s’en réjouirent, il n’en résultait qu’un écrasement de dettes,
qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de crédit
nulle part, plus une vieille casserole à vendre, on pouvait se

coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux.
Étienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonné ses
appointements, il était allé à Marchiennes engager son
pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir
encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui
restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il.
Son désespoir était que la grève se fût produite trop tôt,
lorsque la caisse de prévoyance n’avait pas eu le temps de
s’emplir. Il y voyait la cause unique du désastre, car les
ouvriers triompheraient sûrement des patrons, le jour où ils
trouveraient dans l’épargne l’argent nécessaire à la
résistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine,
accusant la Compagnie de pousser à la grève, pour
détruire les premiers fonds de la caisse.
La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans
feu, le bouleversait. Il préférait sortir, se fatiguer en
promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu’il
passait près de Réquillart, il avait aperçu, au bord de la
route, une vieille femme évanouie. Sans doute, elle se
mourait d’inanition; et, après l’avoir relevée, il s’était mis à
héler une fille, qu’il voyait de l’autre côté de la palissade.
—Tiens! c’est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette.
Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose.
La Mouquette, apitoyée aux larmes, rentra vivement chez
elle, dans la masure branlante que son père s’était

ménagée au milieu des décombres. Elle en ressortit
aussitôt avec du genièvre et un pain. Le genièvre
ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain,
goulûment. C’était la mère d’un mineur, elle habitait un
coron, du côté de Cougny, et elle était tombée là, en
revenant de Joiselle, où elle avait tenté vainement
d’emprunter dix sous à une soeur. Lorsqu’elle eut mangé,
elle s’en alla, étourdie.
Étienne était resté dans le champ vague de Réquillart, dont
les hangars écroulés disparaissaient sous les ronces.
—Eh bien! tu n’entres pas boire un petit verre? lui
demanda la
Mouquette gaiement.
Et, comme il hésitait:
—Alors, tu as toujours peur de moi?
Il la suivit, gagné par son rire. Ce pain qu’elle avait donné
de si grand coeur, l’attendrissait. Elle ne voulut pas le
recevoir dans la chambre du père, elle l’emmena dans sa
chambre à elle, où elle versa tout de suite deux petits
verres de genièvre. Cette chambre était très propre, il lui
en fit compliment. D’ailleurs, la famille ne semblait manquer
de rien: le père continuait son service de palefrenier, au
Voreux; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croisés,
s’était mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous

par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n’en est
pas plus fainéante pour ça.
—Dis? murmura-t-elle tout d’un coup, en venant le prendre
gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m’aimer?
Il ne put s’empêcher de rire, lui aussi, tellement elle avait
lancé ça d’un air mignon.
—Mais je t’aime bien, répondit-il.
—Non, non, pas comme je veux… Tu sais que j’en meurs
d’envie.
Dis? ça me ferait tant plaisir!
C’était vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la
regardait toujours, se collant à lui, l’étreignant de ses deux
bras frissonnants, la face levée dans une telle supplication
d’amour, qu’il en était très touché. Sa grosse figure ronde
n’avait rien de beau, avec son teint jauni, mangé par le
charbon; mais ses yeux luisaient d’une flamme, il lui sortait
de la peau un charme, un tremblement de désir, qui la
rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble,
si ardent, il n’osa plus refuser.
—Oh! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh! tu veux bien!
Et elle se livra dans une maladresse et un évanouissement
de vierge, comme si c’était la première fois, et qu’elle n’eût
jamais connu d’homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle

qui déborda de reconnaissance: elle lui disait merci, elle lui
baisait les mains.
Étienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune.
On ne se vantait pas d’avoir eu la Mouquette. En s’en allant,
il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un
souvenir amical pourtant, elle était une brave fille.
Quand il rentra au coron, d’ailleurs, des choses graves qu’il
apprit lui firent oublier l’aventure. Le bruit courait que la
Compagnie consentirait peut-être à une concession, si les
délégués tentaient une nouvelle démarche près du
directeur. Du moins, des porions avaient répandu ce bruit.
La vérité était que, dans la lutte engagée, la mine souffrait
plus encore que les mineurs. Des deux côtés, l’obstination
entassait des ruines: tandis que le travail crevait de faim, le
capital se détruisait. Chaque jour de chômage emportait
des centaines de mille francs. Toute machine qui s’arrête
est une machine morte. L’outillage et le matériel
s’altéraient, l’argent immobilisé fondait, comme une eau
bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille
s’épuisait sur le carreau des fosses, la clientèle parlait de
s’adresser en Belgique; et il y avait là, pour l’avenir, une
menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce
qu’elle cachait avec soin, c’étaient les dégâts croissants,
dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient
pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts,
des éboulements se produisaient à chaque heure. Bientôt,
les désastres étaient devenus tels, qu’ils devaient

nécessiter de longs mois de réparation, avant que
l’abattage pût être repris. Déjà, des histoires couraient la
contrée: à Crèvecoeur, trois cents mètres de voie s’étaient
effondrés d’un bloc, bouchant l’accès de la veine Cinq-
Paumes; à Madeleine, la veine Maugrétout s’émiettait et
s’emplissait d’eau. La Direction refusait d’en convenir,
lorsque, brusquement, deux accidents, l’un sur l’autre,
l’avaient forcée d’avouer. Un matin, près de la Piolaine, on
trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou,
éboulée de la veille; et, le lendemain, ce fut un affaissement
intérieur du Voreux qui ébranla tout un coin de faubourg, au
point que deux maisons faillirent disparaître.
Étienne et les délégués hésitaient à risquer une démarche,
sans connaître les intentions de la Régie. Dansaert, qu’ils
interrogèrent, évita de répondre: certainement, on déplorait
le malentendu, on ferait tout au monde afin d’amener une
entente; mais il ne précisait pas. Ils finirent par décider
qu’ils se rendraient près de M. Hennebeau, pour mettre la
raison de leur côté; car ils ne voulaient pas qu’on les
accusât plus tard d’avoir refusé à la Compagnie une
occasion de reconnaître ses torts. Seulement, ils jurèrent
de ne céder sur rien, de maintenir quand même leurs
conditions, qui étaient les seules justes.
L’entrevue eut lieu le mardi matin, le jour où le coron
tombait à la misère noire. Elle fut moins cordiale que la
première. Maheu parla encore, expliqua que les
camarades les envoyaient demander si ces messieurs

n’avaient rien de nouveau à leur dire. D’abord, M.
Hennebeau affecta la surprise: aucun ordre ne lui était
parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les
mineurs s’entêteraient dans leur révolte détestable; et cette
raideur autoritaire produisit l’effet le plus fâcheux, à tel point
que, si les délégués s’étaient dérangés avec des intentions
conciliantes, la façon dont on les recevait aurait suffi à les
faire s’obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien
chercher un terrain de concessions mutuelles: ainsi, les
ouvriers accepteraient le paiement du boisage à part,
tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux
centimes dont on l’accusait de profiter. Du reste, il ajoutait
qu’il prenait l’offre sur lui, que rien n’était résolu, qu’il se
flattait pourtant d’obtenir à Paris cette concession. Mais les
délégués refusèrent et répétèrent leurs exigences: le
maintien de l’ancien système, avec une hausse de cinq
centimes par berline. Alors, il avoua qu’il pouvait traiter tout
de suite, il les pressa d’accepter, au nom de leurs femmes
et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux à terre, le
crâne dur, ils dirent non, toujours non, d’un branle farouche.
On se sépara brutalement. M. Hennebeau faisait claquer
les portes. Étienne, Maheu et les autres s’en allaient, tapant
leurs gros talons sur le pavé, dans la rage muette des
vaincus poussés à bout.
Vers deux heures, les femmes du coron tentèrent, de leur
côté, une démarche près de Maigrat. Il n’y avait plus que
cet espoir, fléchir cet homme, lui arracher une nouvelle
semaine de crédit. C’était une idée de la Maheude, qui

comptait souvent trop sur le bon coeur des gens. Elle
décida la Brûlé et la Levaque à l’accompagner; quant à la
Pierronne, elle s’excusa, elle raconta qu’elle ne pouvait
quitter Pierron, dont la maladie n’en finissait pas de guérir.
D’autres femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien
une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent
arriver, tenant la largeur de la route, sombres et
misérables, ils hochèrent la tête d’inquiétude. Des portes
se fermèrent, une dame cacha son argenterie. On les
rencontrait ainsi pour la première fois, et rien n’était d’un
plus mauvais signe: d’ordinaire, tout se gâtait, quand les
femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut
une scène violente. D’abord, il les avait fait entrer, ricanant,
feignant de croire qu’elles venaient payer leurs dettes: ça,
c’était gentil, de s’être entendu, pour apporter l’argent d’un
coup. Puis, dès que la Maheude eut pris la parole, il affecta
de s’emporter. Est-ce qu’elles se fichaient du monde?
Encore du crédit, elles rêvaient donc de le mettre sur la
paille? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de
pain! Et il les renvoyait à l’épicier Verdonck, aux
boulangers Carouble et Smelten, puisqu’elles se servaient
chez eux, maintenant. Les femmes l’écoutaient d’un air
d’humilité peureuse, s’excusaient, guettaient dans ses yeux
s’il se laissait attendrir. Il recommença à dire des farces, il
offrit sa boutique à la Brûlé, si elle le prenait pour galant.
Une telle lâcheté les tenait toutes, qu’elles en rirent; et la
Levaque renchérit, déclara qu’elle voulait bien, elle. Mais il
fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte. Comme
elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres,

sur le trottoir, le traitèrent de vendu, tandis que la Maheude,
les deux bras en l’air dans un élan d’indignation
vengeresse, appelait la mort, en criant qu’un homme pareil
ne méritait pas de manger.
Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes
rentrèrent les mains vides, les hommes les regardèrent,
puis baissèrent la tête. C’était fini, la journée s’achèverait
sans une cuillerée de soupe; et les autres journées
s’étendaient dans une ombre glacée, où ne luisait pas un
espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre.
Cet excès de misère les faisait s’entêter davantage, muets,
comme des bêtes traquées, résolues à mourir au fond de
leur trou, plutôt que d’en sortir. Qui aurait osé parler le
premier de soumission? on avait juré avec les camarades
de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu’on
tenait à la fosse, quand il y en avait un sous un éboulement.
Ça se devait, ils étaient là-bas à une bonne école pour
savoir se résigner; on pouvait se serrer le ventre pendant
huit jours, lorsqu’on avalait le feu et l’eau depuis l’âge de
douze ans; et leur dévouement se doublait ainsi d’un
orgueil de soldats, d’hommes fiers de leur métier, ayant
pris dans leur lutte quotidienne contre la mort, une
vantardise du sacrifice.
Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. Tous se taisaient,
assis devant le feu mourant, où fumait la dernière pâtée
d’escaillage. Après avoir vidé les matelas poignée à
poignée, on s’était décidé l’avant-veille à vendre pour trois

francs le coucou; et la pièce semblait nue et morte, depuis
que le tic-tac familier ne l’emplissait plus de son bruit.
Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d’autre luxe que
la boîte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu,
auquel la Maheude tenait comme à un bijou. Les deux
bonnes chaises étaient parties, le père Bonnemort et les
enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentré du
jardin. Et le crépuscule livide qui tombait semblait
augmenter le froid.
—Quoi faire? répéta la Maheude, accroupie au coin du
fourneau.
Étienne, debout, regardait les portraits de l’empereur et de
l’impératrice, collés contre le mur. Il les en aurait arrachés
depuis longtemps, sans la famille qui les défendait, pour
l’ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serrées:
—Et dire qu’on n’aurait pas deux sous de ces jean-foutre
qui nous regardent crever!
—Si je portais la boîte? reprit la femme toute pâle, après
une
hésitation.
Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et
la tête sur la poitrine, s’était redressé.
—Non, je ne veux pas!

Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pièce.
Était-ce Dieu possible, d’en être réduit à cette misère! le
buffet sans une miette, plus rien à vendre, pas même une
idée pour avoir un pain! Et le feu qui allait s’éteindre! Elle
s’emporta contre Alzire qu’elle avait envoyée le matin aux
escarbilles, sur le terri, et qui était revenue les mains vides,
en disant que la Compagnie défendait la glane. Est-ce
qu’on ne s’en foutait pas, de la Compagnie? comme si l’on
volait quelqu’un, à ramasser les brins de charbon perdus!
La petite, désespérée, racontait qu’un homme l’avait
menacée d’une gifle; puis, elle promit d’y retourner, le
lendemain, et de se laisser battre.
—Et ce bougre de Jeanlin? cria la mère, où est-il encore,
je vous le demande?… Il devait apporter de la salade: on
en aurait brouté comme des bêtes, au moins! Vous verrez
qu’il ne rentrera pas. Hier déjà, il a découché. Je ne sais ce
qu’il trafique, mais la rosse a toujours l’air d’avoir le ventre
plein.
—Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous sur la route.
Du coup, elle brandit les deux poings, hors d’elle.
—Si je savais ça!… Mes enfants mendier! J’aimerais
mieux les tuer et me tuer ensuite.
Maheu, de nouveau, s’était affaissé, au bord de la table.
Lénore et Henri, étonnés qu’on ne mangeât pas,

commençaient à geindre; tandis que le vieux Bonnemort,
silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa
bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous
s’engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le
grand-père toussant, crachant noir, repris de rhumatismes
qui se tournaient en hydropisie, le père asthmatique, les
genoux enflés d’eau, la mère et les petits travaillés de la
scrofule et de l’anémie héréditaires. Sans doute, le métier
voulait ça; on ne s’en plaignait que lorsque le manque de
nourriture achevait le monde; et déjà l’on tombait comme
des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver à
souper. Quoi faire, où aller, mon Dieu?
Alors, dans le crépuscule dont la morne tristesse
assombrissait de plus en plus la pièce, Étienne, qui hésitait
depuis un instant, se décida, le coeur crevé.
—Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part.
Et il sortit. L’idée de la Mouquette lui était venue. Elle devait
bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le
fâchait, d’être ainsi forcé de retourner à Réquillart: cette fille
lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse;
mais on ne lâchait pas des amis dans la peine, il serait
encore gentil avec elle, s’il le fallait.
—Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la Maheude. C’est
trop bête.

Elle rouvrit la porte derrière le jeune homme et la rejeta
violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la
maigre clarté d’un bout de chandelle qu’Alzire venait
d’allumer. Dehors, une courte réflexion l’arrêta. Puis, elle
entra chez les Levaque.
—Dis donc, je t’ai prêté un pain, l’autre jour. Si tu me le
rendais.
Mais elle s’interrompit, ce qu’elle voyait n’était guère
encourageant; et la maison sentait la misère plus que la
sienne.
La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu éteint, tandis
que Levaque, soûlé par des cloutiers, l’estomac vide,
dormait sur la table. Adossé au mur, Bouteloup frottait
machinalement ses épaules, avec l’ahurissement d’un bon
diable, dont on a mangé les économies, et qui s’étonne
d’avoir à se serrer le ventre.
—Un pain, ah! ma chère, répondit la Levaque. Moi qui
voulais t’en emprunter un autre!
Puis, comme son mari grognait de douleur dans son
sommeil, elle lui écrasa la face contre la table.
—Tais-toi, cochon! Tant mieux, si ça te brûle les boyaux!…
Au lieu de te faire payer à boire, est-ce que tu n’aurais pas
dû demander vingt sous à un ami?

Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saleté
du ménage, abandonné depuis si longtemps déjà, qu’une
odeur insupportable s’exhalait du carreau. Tout pouvait
craquer, elle s’en fichait! Son fils, ce gueux de Bébert, avait
aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un
fameux débarras, s’il ne revenait plus. Puis, elle dit qu’elle
allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula
Bouteloup.
—Allons, houp! montons… Le feu est mort, pas besoin
d’allumer la chandelle pour voir les assiettes vides…
Viens-tu à la fin, Louis? Je te dis que nous nous couchons.
On se colle, ça soulage… Et que ce nom de Dieu de
saoulard crève ici de froid tout seul!
Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa
résolument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron.
Des rires s’entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque
silence. On mit une grande minute à lui ouvrir.
—Tiens! c’est toi, s’écria la Pierronne en affectant une vive
surprise. Je croyais que c’était le médecin.
Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron
assis devant un grand feu de houille.
—Ah! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l’air
bonne, c’est dans le ventre que ça le travaille. Alors, il lui
faut de la chaleur, on brûle tout ce qu’on a.

Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair
grasse. Vainement il soufflait, pour faire l’homme malade.
D’ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte
odeur de lapin: bien sûr qu’on avait déménagé le plat. Des
miettes traînaient sur la table; et, au beau milieu, elle
aperçut une bouteille de vin oubliée.
—Maman est allée à Montsou pour tâcher d’avoir un pain,
reprit la
Pierronne. Nous nous morfondons à l’attendre.
Mais sa voix s’étrangla, elle avait suivi le regard de la
voisine, et elle aussi était tombée sur la bouteille. Tout de
suite, elle se remit, elle raconta l’histoire: oui, c’était du vin,
les bourgeois de la Piolaine lui avaient apporté cette
bouteille-là pour son homme, à qui le médecin ordonnait du
bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels
braves bourgeois! la demoiselle surtout, pas fière, entrant
chez les ouvriers, distribuant elle-même ses aumônes!
—Je sais, dit la Maheude, je les connais.
Son coeur se serrait à l’idée que le bien va toujours aux
moins pauvres. Jamais ça ne ratait, ces gens de la
Piolaine auraient porté de l’eau à la rivière. Comment ne
les avait-elle pas vus dans le coron? Peut-être tout de
même en aurait-elle tiré quelque chose.
—J’étais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s’il y

avait plus gras chez vous que chez nous… As-tu seulement
du vermicelle, à charge de revanche?
La Pierronne se désespéra bruyamment.
—Rien du tout, ma chère. Pas ce qui s’appelle un grain de
semoule… Si maman ne rentre pas, c’est qu’elle n’a point
réussi. Nous allons nous coucher sans souper.
A ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle
s’emporta, elle tapa du poing contre la porte. C’était cette
coureuse de Lydie qu’elle avait enfermée, disait-elle, pour
la punir de n’être rentrée qu’à cinq heures, après toute une
journée de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter,
elle disparaissait continuellement.
Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à
partir. Ce grand feu la pénétrait d’un bien-être douloureux,
la pensée qu’on mangeait là, lui creusait l’estomac
davantage. Évidemment, ils avaient renvoyé la vieille et
enfermé la petite, pour bâfrer leur lapin. Ah! on avait beau
dire, quand une femme se conduisait mal, ça portait
bonheur à sa maison!
—Bonsoir, dit-elle tout d’un coup.
Dehors, la nuit était tombée, et la lune, derrière des
nuages, éclairait la terre d’une clarté louche. Au lieu de
retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, désolée,
n’osant rentrer chez elle. Mais, le long des façades mortes,

toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux.
A quoi bon frapper? c’était misère et compagnie. Depuis
des semaines qu’on ne mangeait plus, l’odeur de l’oignon
elle-même était partie, cette odeur forte qui annonçait le
coron de loin, dans la campagne; maintenant, il n’avait que
l’odeur des vieux caveaux, l’humidité des trous où rien ne
vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes étouffées,
des jurons perdus; et, dans le silence qui s’alourdissait peu
à peu, on entendait venir le sommeil de la faim,
l’écrasement des corps jetés en travers des lits, sous les
cauchemars des ventres vides.
Comme elle passait devant l’église, elle vit une ombre filer
rapidement. Un espoir la fit se hâter, car elle avait reconnu
le curé de Montsou, l’abbé Joire, qui disait la messe le
dimanche à la chapelle du coron: sans doute il sortait de la
sacristie, où le règlement de quelque affaire l’avait appelé.
Le dos rond, il courait de son air d’homme gras et doux,
désireux de vivre en paix avec tout le monde. S’il avait fait
sa course à la nuit, ce devait être pour ne pas se
compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste
qu’il venait d’obtenir de l’avancement. Même, il s’était
promené déjà avec son successeur, un abbé maigre, aux
yeux de braise rouge.
—Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude.
Mais il ne s’arrêta point.

—Bonsoir, bonsoir, ma brave femme.
Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la
portaient plus, et elle rentra.
Personne n’avait bougé. Maheu était toujours au bord de la
table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient
sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s’était pas dit
une parole, seule la chandelle avait brûlé, si courte, que la
lumière elle-même bientôt leur manquerait. Au bruit de la
porte, les enfants tournèrent la tête; mais, en voyant que la
mère ne rapportait rien, ils se remirent à regarder par terre,
renfonçant une grosse envie de pleurer, de peur qu’on ne
les grondât. La Maheude était retombée à sa place, près
du feu mourant. On ne la questionna point, le silence
continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se
fatiguer encore à causer; et c’était maintenant une attente
anéantie, sans courage, l’attente dernière du secours
qu’Étienne, peut-être, allait déterrer quelque part. Les
minutes s’écoulaient, ils finissaient par ne plus y compter.
Lorsque Étienne reparut, il avait, dans un torchon, une
douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies.
—Voilà tout ce que j’ai trouvé, dit-il.
Chez la Mouquette, le pain manquait également: c’était son
dîner qu’elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le
baisant de tout son coeur.

—Merci, répondit-il à la Maheude qui lui offrait sa part. J’ai
mangé là-bas.
Il mentait, il regardait d’un air sombre les enfants se jeter
sur la nourriture. Le père et la mère, eux aussi, se
retenaient, afin d’en laisser davantage; mais le vieux,
goulûment, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de
terre pour Alzire.
Alors, Étienne dit qu’il avait appris des nouvelles. La
Compagnie, irritée de l’entêtement des grévistes, parlait
de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait
la guerre, décidément. Et un bruit plus grave circulait, elle
se vantait d’avoir décidé un grand nombre d’ouvriers à
redescendre: le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel
devaient être au complet; même il y aurait, à Madeleine et
à Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent
exaspérés.
—Nom de Dieu! cria le père, s’il y a des traîtres, faut régler
leur compte!
Et, debout, cédant à l’emportement de sa souffrance:
—A demain soir, dans la forêt!… Puisqu’on nous empêche
de nous entendre au Bon-Joyeux, c’est dans la forêt que
nous serons chez nous.
Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que sa
gloutonnerie assoupissait. C’était le cri ancien de

ralliement, le rendez-vous où les mineurs de jadis allaient
comploter leur résistance aux soldats du roi.
—Oui, oui, à Vandame! J’en suis, si l’on va là-bas!
La Maheude eut un geste énergique.
—Nous irons tous. Ça finira, ces injustices et ces traîtrises!
Étienne décida que le rendez-vous serait donné à tous les
corons, pour le lendemain soir. Mais le feu était mort,
comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement
s’éteignit. Il n’y avait plus de houille, plus de pétrole, il fallut
se coucher à tâtons, dans le grand froid qui pinçait la peau.
Les petits pleuraient.
VI
Jeanlin, guéri, marchait à présent; mais ses jambes étaient
si mal recollées, qu’il boitait de la droite et de la gauche; et
il fallait le voir filer d’un train de canard, courant aussi fort
qu’autrefois, avec son adresse de bête malfaisante et
voleuse.
Ce soir-là, au crépuscule, sur la route de Réquillart, Jeanlin,
accompagné de ses inséparables, Bébert et Lydie, faisait

le guet. Il s’était embusqué dans un terrain vague, derrière
une palissade, en face d’une épicerie borgne, plantée de
travers à l’encoignure d’un sentier. Une vieille femme,
presque aveugle, y étalait trois ou quatre sacs de lentilles
et de haricots, noirs de poussière; et c’était une antique
morue sèche, pendue à la porte, chinée de chiures de
mouche, qu’il couvait de ses yeux minces. Déjà deux fois, il
avait lancé Bébert, pour aller la décrocher. Mais, chaque
fois, du monde avait paru, au coude du chemin. Toujours
des gêneurs, on ne pouvait pas faire ses affaires!
Un monsieur à cheval déboucha, et les enfants s’aplatirent
au pied de la palissade, en reconnaissant M. Hennebeau.
Souvent, on le voyait ainsi par les routes, depuis la grève,
voyageant seul au milieu des corons révoltés, mettant un
courage tranquille à s’assurer en personne de l’état du
pays. Et jamais une pierre n’avait sifflé à ses oreilles, il ne
rencontrait que des hommes silencieux et lents à le saluer,
il tombait le plus souvent sur des amoureux, qui se
moquaient de la politique et se bourraient de plaisir, dans
les coins. Au trot de sa jument, la tête droite pour ne
déranger personne, il passait, tandis que son coeur se
gonflait d’un besoin inassouvi, à travers cette goinfrerie des
amours libres. Il aperçut parfaitement les galopins, les
petits sur la petite, en tas. Jusqu’aux marmots qui déjà
s’égayaient à frotter leur misère! Ses yeux s’étaient
mouillés, il disparut, raide sur la selle, militairement
boutonné dans sa redingote.

—Foutu sort! dit Jeanlin, ça ne finira pas… Vas-y, Bébert!
tire sur la queue!
Mais deux hommes, de nouveau, arrivaient, et l’enfant
étouffa encore un juron, quand il entendit la voix de son
frère Zacharie, en train de raconter à Mouquet comment il
avait découvert une pièce de quarante sous, cousue dans
une jupe de sa femme. Tous deux ricanaient d’aise, en se
tapant sur les épaules. Mouquet eut l’idée d’une grande
partie de crosse pour le lendemain: on partirait à deux
heures de l’Avantage, on irait du côté de Montoire, près de
Marchiennes. Zacharie accepta. Qu’est-ce qu’on avait à les
embêter avec la grève? autant rigoler, puisqu’on ne fichait
rien! Et ils tournaient le coin de la route, lorsque Étienne,
qui venait du canal, les arrêta et se mit à causer.
—Est-ce qu’ils vont coucher ici? reprit Jeanlin exaspéré.
V’là la nuit, la vieille rentre ses sacs.
Un autre mineur descendait vers Réquillart. Étienne
s’éloigna avec lui; et, comme ils passaient devant la
palissade, l’enfant les entendit parler de la forêt: on avait dû
remettre le rendez-vous au lendemain, par crainte de ne
pouvoir avertir en un jour tous les corons.
—Dites donc, murmura-t-il à ses deux camarades, la
grande machine est pour demain. Faut en être. Hein? nous
filerons, l’après-midi.

Et, la route enfin étant libre, il lança Bébert.
—Hardi! tire sur la queue!… Et méfie-toi, la vieille a son
balai.
Heureusement, la nuit se faisait noire. Bébert, d’un bond,
s’était pendu à la morue, dont la ficelle cassa. Il prit sa
course, en l’agitant comme un cerf-volant, suivi par les deux
autres, galopant tous les trois. L’épicière, étonnée, sortit de
sa boutique, sans comprendre, sans pouvoir distinguer ce
troupeau qui se perdait dans les ténèbres.
Ces vauriens finissaient par être la terreur du pays. Ils
l’avaient envahi peu à peu, ainsi qu’une horde sauvage.
D’abord, ils s’étaient contentés du carreau du Voreux, se
culbutant dans le stock de charbon, d’où ils sortaient
pareils à des nègres, faisant des parties de cache-cache
parmi la provision des bois, au travers de laquelle ils se
perdaient, comme au fond d’une forêt vierge. Puis, ils
avaient pris d’assaut le terri, ils en descendaient sur leur
derrière les parties nues, bouillantes encore des incendies
intérieurs, ils se glissaient parmi les ronces des parties
anciennes, cachés la journée entière, occupés à des petits
jeux tranquilles de souris polissonnes. Et ils élargissaient
toujours leurs conquêtes, allaient se battre au sang dans
les tas de briques, couraient les prés en mangeant sans
pain toutes sortes d’herbes laiteuses, fouillaient les berges
du canal pour prendre des poissons de vase qu’ils
avalaient crus, et poussaient plus loin, et voyageaient à des

kilomètres, jusqu’aux futaies de Vandame, sous lesquelles
ils se gorgeaient de fraises au printemps, de noisettes et
de myrtilles en été. Bientôt l’immense plaine leur avait
appartenu.
Mais ce qui les lançait ainsi, de Montsou à Marchiennes,
sans cesse par les chemins, avec des yeux de jeunes
loups, c’était un besoin croissant de maraude. Jeanlin
restait le capitaine de ces expéditions, jetant la troupe sur
toutes les proies, ravageant les champs d’oignons, pillant
les vergers, attaquant les étalages. Dans le pays, on
accusait les mineurs en grève, on parlait d’une vaste bande
organisée. Un jour même, il avait forcé Lydie à voler sa
mère, il s’était fait apporter par elle deux douzaines de
sucres d’orge que la Pierronne tenait dans un bocal, sur
une des planches de sa fenêtre; et la petite, rouée de
coups, ne l’avait pas trahi, tellement elle tremblait devant
son autorité. Le pis était qu’il se taillait la part du lion.
Bébert, également, devait lui remettre le butin, heureux si le
capitaine ne le giflait pas, pour garder tout.
Depuis quelque temps, Jeanlin abusait. Il battait Lydie
comme on bat une femme légitime, et il profitait de la
crédulité de Bébert pour l’engager dans des aventures
désagréables, très amusé de faire tourner en bourrique ce
gros garçon, plus fort que lui, qui l’aurait assommé d’un
coup de poing. Il les méprisait tous les deux, les traitait en
esclaves, leur racontait qu’il avait pour maîtresse une
princesse, devant laquelle ils étaient indignes de se

montrer. Et, en effet, il y avait huit jours qu’il disparaissait
brusquement, au bout d’une rue, au tournant d’un sentier,
n’importe où il se trouvait, après leur avoir ordonné, l’air
terrible, de rentrer au coron. D’abord, il empochait le butin.
Ce fut d’ailleurs ce qui arriva, ce soir-là.
—Donne, dit-il en arrachant la morue des mains de son
camarade, lorsqu’ils s’arrêtèrent tous trois, à un coude de
la route, près de Réquillart.
Bébert protesta.
—J’en veux, tu sais. C’est moi qui l’ai prise.
—Hein, quoi? cria-t-il. T’en auras, si je t’en donne, et pas
ce soir, bien sûr: demain, s’il en reste.
Il bourra Lydie, il les planta l’un et l’autre sur la même ligne,
comme des soldats au port d’armes. Puis, passant
derrière eux:
—Maintenant, vous allez rester là cinq minutes, sans vous
retourner… Nom de Dieu! si vous vous retournez, il y aura
des bêtes qui vous mangeront… Et vous rentrerez ensuite
tout droit, et si Bébert touche à Lydie en chemin, je le
saurai, je vous ficherai des claques.
Alors, il s’évanouit au fond de l’ombre, avec une telle
légèreté, qu’on n’entendit même pas le bruit de ses pieds

nus. Les deux enfants demeurèrent immobiles durant les
cinq minutes, sans regarder en arrière, par crainte de
recevoir une gifle de l’invisible. Lentement, une grande
affection était née entre eux, dans leur commune terreur.
Lui, toujours, songeait à la prendre, à la serrer très fort
entre ses bras, comme il voyait faire aux autres; et elle
aussi, aurait bien voulu, car ça l’aurait changée, d’être ainsi
caressée gentiment. Mais ni lui ni elle ne se serait permis
de désobéir. Quand ils s’en allèrent, bien que la nuit fût très
noire, ils ne s’embrassèrent même pas, ils marchèrent côte
à côte, attendris et désespérés, certains que, s’ils se
touchaient, le capitaine par-derrière leur allongerait des
claques.
Étienne, à la même heure, était entré à Réquillart. La veille,
Mouquette l’avait supplié de revenir, et il revenait, honteux,
pris d’un goût qu’il refusait de s’avouer, pour cette fille qui
l’adorait comme un Jésus. C’était, d’ailleurs, dans l’intention
de rompre. Il la verrait, il lui expliquerait qu’elle ne devait
plus le poursuivre, à cause des camarades. On n’était
guère à la joie, ça manquait d’honnêteté, de se payer ainsi
des douceurs, quand le monde crevait de faim. Et, ne
l’ayant pas trouvée chez elle, il s’était décidé à l’attendre, il
guettait les ombres au passage.
Sous le beffroi en ruine, l’ancien puits s’ouvrait, à demi
obstrué. Une poutre toute droite, où tenait un morceau de
toiture, avait un profil de potence, au-dessus du trou noir;
et, dans le muraillement éclaté des margelles, deux arbres

poussaient, un sorbier et un platane, qui semblaient grandir
du fond de la terre. C’était un coin de sauvage abandon,
l’entrée herbue et chevelue d’un gouffre, embarrassée de
vieux bois, plantée de prunelliers et d’aubépines, que les
fauvettes peuplaient de leurs nids, au printemps. Voulant
éviter de gros frais d’entretien, la Compagnie, depuis dix
ans, se proposait de combler cette fosse morte; mais elle
attendait d’avoir installé au Voreux un ventilateur, car le
foyer d’aérage des deux puits, qui communiquaient, se
trouvait placé au pied de Réquillart, dont l’ancien goyot
d’épuisement servait de cheminée. On s’était contenté de
consolider le cuvelage du niveau par des étais placés en
travers, barrant l’extraction, et on avait délaissé les galeries
supérieures, pour ne surveiller que la galerie du fond, dans
laquelle flambait le fourneau d’enfer, l’énorme brasier de
houille, au tirage si puissant, que l’appel d’air faisait souffler
le vent en tempête, d’un bout à l’autre de la fosse voisine.
Par prudence, afin qu’on pût monter et descendre encore,
l’ordre était donné d’entretenir le goyot des échelles;
seulement, personne ne s’en occupait, les échelles se
pourrissaient d’humidité, des paliers s’étaient effondrés
déjà. En haut, une grande ronce bouchait l’entrée du goyot;
et comme la première échelle avait perdu des échelons, il
fallait, pour l’atteindre, se pendre à une racine du sorbier,
puis se laisser tomber au petit bonheur, dans le noir.
Étienne patientait, caché derrière un buisson, lorsqu’il
entendit, parmi les branches, un long frôlement. Il crut à la
fuite effrayée d’une couleuvre. Mais la brusque lueur d’une

allumette l’étonna, et il demeura stupéfait, en reconnaissant
Jeanlin qui allumait une chandelle et qui s’abîmait dans la
terre. Une curiosité si vive le saisit, qu’il s’approcha du trou:
l’enfant avait disparu, une lueur faible venait du deuxième
palier. Il hésita un instant, puis se laissa rouler, en se tenant
aux racines, pensa faire le saut des cinq cent vingt-quatre
mètres que mesurait la fosse, finit pourtant par sentir un
échelon. Et il descendit doucement. Jeanlin n’avait rien dû
entendre, Étienne voyait toujours, sous lui, la lumière
s’enfoncer, tandis que l’ombre du petit, colossale et
inquiétante, dansait, avec le déhanchement de ses jambes
infirmes. Il gambillait, d’une adresse de singe à se rattraper
des mains, des pieds, du menton, quand des échelons
manquaient. Les échelles, de sept mètres, se succédaient,
les unes solides encore, les autres branlantes, craquantes,
près de se rompre; les paliers étroits défilaient, verdis,
pourris tellement, qu’on marchait comme dans de la
mousse; et, à mesure qu’on descendait, la chaleur était
suffocante, une chaleur de four, qui venait du goyot de
tirage, heureusement peu actif depuis la grève, car en
temps de travail, lorsque le foyer mangeait ses cinq mille
kilogrammes de houille par jour, on n’aurait pu se risquer
là, sans se rôtir le poil.
—Quel nom de Dieu de crapaud! jurait Étienne étouffé, où
diable va-t-il?
Deux fois, il avait failli culbuter. Ses pieds glissaient sur le
bois humide. Au moins, s’il avait eu une chandelle comme

l’enfant; mais il se cognait à chaque minute, il n’était guidé
que par la lueur vague, fuyant sous lui. C’était bien la
vingtième échelle déjà, et la descente continuait. Alors, il
les compta: vingt et une, vingt-deux, vingt-trois, et il
s’enfonçait, et il s’enfonçait toujours. Une cuisson ardente
lui enflait la tête, il croyait tomber dans une fournaise. Enfin,
il arriva à un accrochage, et il aperçut la chandelle qui filait
au fond d’une galerie. Trente échelles, cela faisait deux
cent dix mètres environ.
—Est-ce qu’il va me promener longtemps? pensait-il. C’est
pour sûr dans l’écurie qu’il se terre.
Mais, à gauche, la voie qui conduisait à l’écurie était
barrée par un éboulement. Le voyage recommença, plus
pénible et plus dangereux. Des chauves-souris, effarées,
voletaient, se collaient à la voûte de l’accrochage. Il dut se
hâter pour ne pas perdre de vue la lumière, il se jeta dans
la même galerie; seulement, où l’enfant passait à l’aise,
avec sa souplesse de serpent, lui ne pouvait se glisser
sans meurtrir ses membres. Cette galerie, comme toutes
les anciennes voies, s’était resserrée, se resserrait encore
chaque jour, sous la continuelle poussée des terrains; et il
n’y avait plus, à certaines places, qu’un boyau, qui devait
finir par s’effacer lui-même. Dans ce travail d’étranglement,
les bois éclatés, déchirés, devenaient un péril, menaçaient
de lui scier la chair, de l’enfiler au passage, à la pointe de
leurs échardes, aiguës comme des épées. Il n’avançait
qu’avec précaution, à genoux ou sur le ventre, tâtant

l’ombre devant lui. Brusquement, une bande de rats le
piétina, lui courut de la nuque aux pieds, dans un galop de
fuite.
—Tonnerre de Dieu! y sommes-nous à la fin? gronda-t-il,
les reins cassés, hors d’haleine.
On y était. Au bout d’un kilomètre, le boyau s’élargissait, on
tombait dans une partie de voie admirablement conservée.
C’était le fond de l’ancienne voie de roulage, taillée à
travers banc, pareille à une grotte naturelle. Il avait dû
s’arrêter, il voyait de loin l’enfant qui venait de poser sa
chandelle entre deux pierres, et qui se mettait à l’aise, l’air
tranquille et soulagé, en homme heureux de rentrer chez lui.
Une installation complète changeait ce bout de galerie en
une demeure confortable. Par terre, dans un coin, un amas
de foin faisait une couche molle; sur d’anciens bois, plantés
en forme de table, il y avait de tout, du pain, des pommes,
des litres de genièvre entamés: une vraie caverne
scélérate, du butin entassé depuis des semaines, même
du butin inutile, du savon et du cirage, volés pour le plaisir
du vol. Et le petit, tout seul au milieu de ces rapines, en
jouissait en brigand égoïste.
—Dis donc, est-ce que tu te fous du monde? cria Étienne,
lorsqu’il eut soufflé un moment. Tu descends te goberger
ici, quand nous crevons de faim là-haut?
Jeanlin, atterré, tremblait. Mais, en reconnaissant le jeune

homme, il se tranquillisa vite.
—Veux-tu dîner avec moi? finit-il par dire. Hein? un
morceau de morue grillée?… Tu vas voir.
Il n’avait pas lâché sa morue, et s’était mis à en gratter
proprement les chiures de mouche, avec un beau couteau
neuf, un de ces petits couteaux-poignards à manche d’os,
où sont inscrites des devises. Celui-ci portait le mot
«Amour», simplement.
—Tu as un joli couteau, fit remarquer Étienne.
—C’est un cadeau de Lydie, répondit Jeanlin, qui négligea
d’ajouter que Lydie l’avait volé, sur son ordre, à un camelot
de Montsou, devant le débit de la Tête-Coupée.
Puis, comme il grattait toujours, il ajouta d’un air fier:
—N’est-ce pas qu’on est bien chez moi?… On a un peu
plus chaud que là-haut, et ça sent joliment meilleur!
Étienne s’était assis, curieux de le faire causer. Il n’avait
plus de colère, un intérêt le prenait, pour cette crapule
d’enfant, si brave et si industrieux dans ses vices. Et, en
effet, il goûtait un bien-être, au fond de ce trou: la chaleur
n’y était plus trop forte, une température égale y régnait en
dehors des saisons, d’une tiédeur de bain, pendant que le
rude décembre gerçait sur la terre la peau des misérables.
En vieillissant, les galeries s’épuraient des gaz nuisibles,

tout le grisou était parti, on ne sentait là maintenant que
l’odeur des anciens bois fermentés, une odeur subtile
d’éther, comme aiguisée d’une pointe de girofle. Ces bois,
du reste, devenaient amusants à voir, d’une pâleur jaunie
de marbre, frangés de guipures blanchâtres, de
végétations floconneuses qui semblaient les draper d’une
passementerie de soie et de perles. D’autres se
hérissaient de champignons. Et il y avait des vols de
papillons blancs, des mouches et des araignées de neige,
une population décolorée, à jamais ignorante du soleil.
—Alors, tu n’as pas peur? demanda Étienne.
Jeanlin le regarda, étonné.
—Peur de quoi? puisque je suis tout seul.
Mais la morue était grattée enfin. Il alluma un petit feu de
bois, étala le brasier et la fit griller. Puis il coupa un pain en
deux. C’était un régal terriblement salé, exquis tout de
même pour des estomacs solides.
Étienne avait accepté sa part.
—Ça ne m’étonne plus, si tu engraisses, pendant que nous
maigrissons tous. Sais-tu que c’est cochon de t’empiffrer!
… Et les autres, tu n’y songes pas?
—Tiens! pourquoi les autres sont-ils trop bêtes?

—D’ailleurs, tu as raison de te cacher, car si ton père
apprenait que tu voles, il t’arrangerait.
—Avec ça que les bourgeois ne nous volent pas! C’est toi
qui le dis toujours. Quand j’ai chipé ce pain chez Maigrat,
c’était bien sûr un pain qu’il nous devait.
Le jeune homme se tut, la bouche pleine, troublé. Il le
regardait, avec son museau, ses yeux verts, ses grandes
oreilles, dans sa dégénérescence d’avorton à l’intelligence
obscure et d’une ruse de sauvage, lentement repris par
l’animalité ancienne. La mine, qui l’avait fait, venait de
l’achever, en lui cassant les jambes.
—Et Lydie, demanda de nouveau Étienne, est-ce que tu
l’amènes ici, des fois?
Jeanlin eut un rire méprisant.
—La petite, ah! non, par exemple!… Les femmes, ça
bavarde.
Et il continuait à rire, plein d’un immense dédain pour Lydie
et Bébert. Jamais on n’avait vu des enfants si cruches.
L’idée qu’ils gobaient toutes ses bourdes, et qu’ils s’en
allaient les mains vides, pendant qu’il mangeait la morue,
au chaud, lui chatouillait les côtes d’aise. Puis, il conclut,
avec une gravité de petit philosophe:
—Faut mieux être seul, on est toujours d’accord.

Étienne avait fini son pain. Il but une gorgée de genièvre.
Un instant, il s’était demandé s’il n’allait pas mal reconnaître
l’hospitalité de Jeanlin, en le ramenant au jour par une
oreille, et en lui défendant de marauder davantage, sous la
menace de tout dire à son père. Mais, en examinant cette
retraite profonde, une idée le travaillait: qui sait s’il n’en
aurait pas besoin, pour les camarades ou pour lui, dans le
cas où les choses se gâteraient, là-haut? Il fit jurer à l’enfant
de ne pas découcher, comme il lui arrivait de le faire,
lorsqu’il s’oubliait dans son foin; et, prenant un bout de
chandelle, il s’en alla le premier, il le laissa ranger
tranquillement son ménage.
La Mouquette se désespérait à l’attendre, assise sur une
poutre, malgré le grand froid. Quand elle l’aperçut, elle lui
sauta au cou; et ce fut comme s’il lui enfonçait un couteau
dans le coeur, lorsqu’il lui dit sa volonté de ne plus la voir.
Mon Dieu! pourquoi? est-ce qu’elle ne l’aimait point assez?
Craignant de succomber lui-même à l’envie d’entrer chez
elle, il l’entraînait vers la route, il lui expliquait, le plus
doucement possible, qu’elle le compromettait aux yeux des
camarades, qu’elle compromettait la cause de la politique.
Elle s’étonna, qu’est-ce que ça pouvait faire à la politique?
Enfin, la pensée lui vint qu’il rougissait de la connaître;
d’ailleurs, elle n’en était pas blessée, c’était tout naturel; et
elle lui offrit de recevoir une gifle devant le monde, pour
avoir l’air de rompre. Mais il la reverrait, rien qu’une petite
fois, de temps à autre. Éperdument, elle le suppliait, elle

jurait de se cacher, elle ne le garderait pas cinq minutes.
Lui, très ému, refusait toujours. Il le fallait. Alors, en la
quittant, il voulut au moins l’embrasser. Pas à pas, ils
étaient arrivés aux premières maisons de Montsou, et ils
se tenaient à pleins bras, sous la lune large et ronde,
lorsqu’une femme passa près d’eux, avec un brusque
sursaut, comme si elle avait buté contre une pierre.
—Qui est-ce? demanda Étienne inquiet.
—C’est Catherine, répondit la Mouquette. Elle revient de
Jean-Bart.
La femme, maintenant, s’en allait, la tête basse, les jambes
faibles, l’air très las. Et le jeune homme la regardait,
désespéré d’avoir été vu par elle, le coeur crevé d’un
remords sans cause. Est-ce qu’elle n’était pas avec un
homme? est-ce qu’elle ne l’avait pas fait souffrir de la
même souffrance, là, sur ce chemin de Réquillart,
lorsqu’elle s’était donnée à cet homme? Mais cela, malgré
tout, le désolait, de lui avoir rendu la pareille.
—Veux-tu que je te dise? murmura la Mouquette en larmes,
quand elle partit. Si tu ne veux pas de moi, c’est que tu en
veux une autre.
Le lendemain, le temps fut superbe, un ciel clair de gelée,
une de ces belles journées d’hiver, où la terre dure sonne
comme un cristal sous les pieds. Dès une heure, Jeanlin

avait filé; mais il dut attendre Bébert derrière l’église, et ils
faillirent partir sans Lydie, que sa mère avait encore
enfermée dans la cave. On venait de l’en faire sortir et de
lui mettre au bras un panier, en lui signifiant que, si elle ne
le rapportait pas plein de pissenlits, on la renfermerait avec
les rats, pour la nuit entière. Aussi, prise de peur, voulait-
elle tout de suite aller à la salade. Jeanlin l’en détourna: on
verrait plus tard. Depuis longtemps, Pologne, la grosse
lapine de Rasseneur, le tracassait. Il passait devant
l’Avantage, lorsque, justement, la lapine sortit sur la route. Il
la saisit d’un bond par les oreilles, la fourra dans le panier
de la petite; et tous les trois galopèrent. On allait joliment
s’amuser, à la faire courir comme un chien, jusqu’à la forêt.
Mais ils s’arrêtèrent, pour regarder Zacharie et Mouquet,
qui, après avoir bu une chope avec deux autres
camarades, entamaient leur grande partie de crosse.
L’enjeu était une casquette neuve et un foulard rouge,
déposés chez Rasseneur. Les quatre joueurs, deux par
deux, mirent au marchandage le premier tour, du Voreux à
la ferme Paillot, près de trois kilomètres; et ce fut Zacharie
qui l’emporta, il pariait en sept coups, tandis que Mouquet
en demandait huit. On avait posé la cholette, le petit oeuf
de buis, sur le pavé, une pointe en l’air. Tous tenaient leur
crosse, le maillet au fer oblique, au long manche garni
d’une ficelle fortement serrée. Deux heures sonnaient
comme ils partaient. Zacharie, magistralement, pour son
premier coup composé d’une série de trois, lança la
cholette à plus de quatre cents mètres, au travers des

champs de betteraves; car il était défendu de choler dans
les villages et sur les routes, où l’on avait tué du monde.
Mouquet, solide lui aussi, déchola d’un bras si rude, que
son coup unique ramena la bille de cent cinquante mètres
en arrière. Et la partie continua, un camp cholant, l’autre
camp décholant, toujours au pas de course, les pieds
meurtris par les arêtes gelées des terres de labour.
D’abord, Jeanlin, Bébert et Lydie avaient galopé derrière
les joueurs, enthousiasmés des grands coups. Puis, l’idée
de Pologne qu’ils secouaient dans le panier leur était
revenue; et, lâchant le jeu en pleine campagne, ils avaient
sorti la lapine, curieux de voir si elle courait fort. Elle
décampa, ils se jetèrent derrière elle, ce fut une chasse
d’une heure, à toutes jambes, avec des crochets
continuels, des hurlements pour l’effrayer, des grands bras
ouverts et refermés sur le vide. Si elle n’avait pas eu un
commencement de grossesse, jamais ils ne l’auraient
rattrapée.
Comme ils soufflaient, des jurons leur firent tourner la tête.
Ils venaient de retomber dans la partie de crosse, c’était
Zacharie qui avait failli fendre le crâne de son frère. Les
joueurs en étaient au quatrième tour: de la ferme Paillot, ils
avaient filé aux Quatre-Chemins, puis des Quatre-Chemins
à Montoire; et, maintenant, ils allaient en six coups de
Montoire au Pré-des-Vaches. Cela faisait deux lieues et
demie en une heure; encore avaient-ils bu des chopes à
l’estaminet Vincent et au débit des Trois-Sages. Mouquet,

cette fois, tenait la main. Il lui restait deux coups à choler,
sa victoire était sûre, lorsque Zacharie, qui usait de son
droit en ricanant, déchola avec tant d’adresse, que la
cholette roula dans un fossé profond. Le partenaire de
Mouquet ne put l’en sortir, ce fut un désastre. Tous quatre
criaient, la partie s’en passionna, car on était manche à
manche, il fallait recommencer. Du Pré-des-Vaches, il n’y
avait pas deux kilomètres à la pointe des Herbes-Rousses:
en cinq coups. Là-bas, ils se rafraîchiraient chez Lerenard.
Mais Jeanlin avait une idée. Il les laissa partir, il sortit une
ficelle de sa poche, qu’il lia à une patte de Pologne, la
patte gauche de derrière. Et cela fut très amusant, la lapine
courait devant les trois galopins, tirant la cuisse, se
déhanchant d’une si lamentable façon, que jamais ils
n’avaient tant ri. Ensuite, ils l’attachèrent par le cou, pour
qu’elle galopât; et, comme elle se fatiguait, ils la traînaient,
sur le ventre, sur le dos, une vraie petite voiture. Ça durait
depuis plus d’une heure, elle râlait, lorsqu’ils la remirent
vivement dans le panier, en entendant près du bois à
Cruchot les choleurs, dont ils coupaient le jeu une fois
encore.
A présent, Zacharie, Mouquet et les deux autres avalaient
les kilomètres, sans autre repos que le temps de vider des
chopes, dans tous les cabarets qu’ils se donnaient pour
but. Des Herbes-Rousses, ils avaient filé à Buchy, puis à la
Croix-de-Pierre, puis à Chamblay. La terre sonnait sous la
débandade de leurs pieds, galopant sans relâche à la suite

de la cholette, qui rebondissait sur la glace: c’était un bon
temps, on n’enfonçait pas, on ne courait que le risque de
se casser les jambes. Dans l’air sec, les grands coups de
crosse pétaient, pareils à des coups de feu. Les mains
musculeuses serraient le manche ficelé, le corps entier se
lançait, comme pour assommer un boeuf; et cela pendant
des heures, d’un bout à l’autre de la plaine, par-dessus les
fossés, les haies, les talus des routes, les murs bas des
enclos. Il fallait avoir de bons soufflets dans la poitrine et
des charnières en fer dans les genoux. Les haveurs s’y
dérouillaient de la mine avec passion. Il y avait des
enragés de vingt-cinq ans qui faisaient dix lieues. A
quarante, on ne cholait plus, on était trop lourd.

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