Jacquou Le Croquant

VII

Le temps s’écoulait cependant, l’hivertirait à sa fin, et dans les bois commençaient à sortir lesviolettes de la Chandeleur, que d’autres appellent des perce-neige.Avec le beau temps, je pus gagner quelques sous en allant à lajournée d’un côté et d’autre, pour faire les semailles d’avoine oud’orge, fouir les vignes et autres travaux de la saison.N’entendant plus parler du comte de Nansac, je me relâchais un peude mes précautions, en me rendant au travail ou en enrevenant.

Je ne comptais pas qu’il m’eût oublié,et encore moins pardonné, mais, comme il y avait déjà longtemps denotre rencontre, je me disais que s’il avait voulu me donner ou mefaire donner quelque mauvais coup par surprise, il en auraitfacilement trouvé l’occasion&|160;: d’où je concluais qu’il nevoulait pas se venger ainsi. Pourtant Jean me disait toujours,lorsque nous en parlions&|160;:

–&|160;Méfie-toi de cet homme, il estcapable de tout. Il fait peut-être le semblant de t’avoiroublié&|160;; en ce cas, c’est pour te mieux attraper. Si tu n’aspas reçu encore un coup de fusil en courant la forêt la nuit, c’estqu’il te garde quelque chose de mieux. Il est fin et adroit, lemâtin&|160;; et la preuve, c’est qu’il a tiré ses culottes de sesaffaires d’enlèvement des fonds de la taille, dans la Forêt Barade,où d’autres ont laissé leur tête.

J’avais entendu parler en gros, audéfunt curé Bonal et au chevalier, de ces affaires de la ForêtBarade et d’autres du même genre. C’étaient des nobles et des grosbourgeois du pays qui avaient entrepris de faire la guerre à laRépublique, à la manière des chouans, et qui n’avaient trouvé riende mieux que de lui couper les vivres en volant les fonds qu’onenvoyait des sous-préfectures à Périgueux.

Il y a eu des attaques en plusieursendroits du département, mais, rien que dans la Forêt Barade, il yen eut trois.

Le comte de Nansac était mêlé à toutesces affaires, et même il était un des chefs de la bande quitravaillait dans la forêt. En 1799, une troupe de vingt-cinq àtrente hommes bien armés, et masqués de peaux de lièvres, attaquale convoi de la recette de Sarlat, escorté par trois gendarmes, pasloin de la baraque du garde du Lac-Gendre, et enleva une quinzainede mille francs.

Le chevalier de Galibert racontait à cepropos qu’un de ces brigands, de sa connaissance, avait essayé del’embaucher, mais qu’il avait refusé, disant que voler legouvernement ou un particulier, c’était toujours voler.

Deux ans après cette attaque, un convoiqui portait plus de sept mille francs fut enlevé dans les mêmesconditions. On voit que, sans parler des autres vols des fonds deNontron et de Bergerac, ces gens-là ne faisaient pas de mauvaisesaffaires. Ils risquaient leur tête, c’est vrai, mais à cette époquela police était si mal faite qu’on ne sut jamais lesprendre.

Sous l’Empire, ce fut autrechose.

L’attaque la plus fameuse, où il y eutdes blessés et un mort, ce fut en 1811, à un endroit appelédepuis&|160;: «&|160;Aux trois frères&|160;», parce qu’il y avaitlà trois beaux châtaigniers bessons poussés sur la même souche.Cette fois-ci, le convoi portait quarante et quelques mille francs,contenus dans quatre caisses solides, sur deux chevaux de bât. Lesbrigands n’étaient pas nombreux, cinq ou six seulement, en sorteque l’affaire eût été bonne si elle avait réussi. Malheureusementpour eux, elle tourna mal finalement, car après avoir capturé leconvoi et lié à des arbres le convoyeur et l’escorte, les voleursne purent emporter qu’une caisse, et encore pas bien loin. L’alarmeayant été donnée par un homme qui s’était échappé, les gardesnationaux de Rouffignac et de Saint-Cernin, assemblés au son dutocsin, se mirent à leur poursuite et en prirent quatre, après unefusillade où un garde national fut tué roide, et deux autres trèsgrièvement blessés.

Un des brigands, voyant que ça tournaitmal, se sauva et passa à l’étranger, d’où il ne revint qu’après lachute de Napoléon.

Quant aux quatre voleurs pris, ilspayèrent pour tous, et, un mois et demi après, furent guillotinéssur la place de la Clautre, à Périgueux.

–&|160;Je mettrais ma main au feu que lecomte de Nansac était de cette bande, disait Jean. Mais, toujoursrusé, lorsque de l’endroit où il était embusqué il vit venir leconvoi fort de sept ou huit personnes, il comprit que ça n’iraitpas tout seul et se tira en arrière avant l’attaque, de manière quepersonne ne put dire l’avoir vu avec les autres. Pour l’affaire de1801, il y était, et même il la commandait. D’un fourré où j’étaiscouché je l’ai reconnu entre tous, lorsque après le coup ilssuivaient un sentier allant de la Peyre-Male, où sans doute ilspartagèrent l’argent volé.

–&|160;Tout de même, Jean, disais-je, onse plaint du temps d’aujourd’hui&|160;; mais, avec ça, il n’y aplus de bandes volant ainsi à main armée.

–&|160;C’est vrai. Ces quatre têtescoupées refroidirent un peu les autres. Mais si on ne vole plusautant en bande, il y en a toujours qui travaillent seuls, ou àdeux, sur les grands chemins de par là. Et puis, il y a diablementplus de larrons et de volereaux&|160;: je ne sais pas si on y abeaucoup gagné… Toi, toujours, continua-t-il, je te le redis,prends bien garde au comte. Il tuerait n’importe qui sans cillertant seulement&|160;; pense un peu à ce qu’il est capable de tefaire.

Moi, des fois, songeant à tout cela, jeme confirmais dans cette idée que le comte de Nansac n’était paspour se laisser arrêter par un crime, pourvu qu’il pût le commettreimpunément. «&|160;Peut-être, me disais-je, a-t-il besoin dequelqu’un de confiance pour l’aider, et attend-il son fils. Enfin,il faut se méfier et ne pas le mettre ànonchaloir.&|160;»

La manière de faire du comte montraitbien au reste ce qu’il était. Il n’y avait personne aux alentoursde l’Herm qui n’eût à se plaindre de lui et de son monde. C’étaitun amusement pour ce méchant de passer à cheval dans les blésépiés, avec ses gens&|160;; d’entrer dans les vignes avec seschiens qui mangeaient les raisins mûrs&|160;; de faire étranglerpar sa meute un chien de bergère, ou une brebis, lorsqu’il avaitfait buisson creux. Il fallait se ranger vitement sur son passageet saluer bien bas, sans quoi on était exposé à recevoir quelquebon coup de fouet. S’il rencontrait un paysan dans sa forêt, il lefaisait houspiller par ses gens. Un jour même, il envoya un coup defusil par les jambes d’un homme de Prisse, qu’il soupçonnait debraconner sur sa terre. Le piqueur et les gardes, tous se réglaientà sa montre, et en usaient de même, comme aussi ses invités,souvent nombreux à l’Herm, où l’on menait joyeuse vie. Ses fillesmême s’en mêlaient et ne se gênaient guère pour cravacher, enpassant au galop, un pauvre diable trop lent à se garer. L’aînéen’étant pas revenue, il restait encore quatre filles, grandebringues, belles et hardies, ayant toujours autour de leurscotillons des jeunes nobles du pays qui les galantisaient et sedivertissaient avec elles. Le jour c’était des cavalcades, desvisites dans les châteaux des environs, des chasses où cettejeunesse s’égaillait dans les bois, à sa convenance. Le soir, laretraite sonnée, on festoyait largement dans la haute salle, où desarbres flambaient sur les grands landiers de fer.

Les jours de pluie, il y avait bienquelque répit pour les villages un peu éloignés, la jeunesserestant au château à danser, chanter et jouer à cache-cache dansles chambres et les galetas où il y avait de petits réduits propresà se musser à deux. Mais, des fois, las de s’amuser ainsi ilsallaient chez quelqu’un de leurs métayers, ou chez un voisin duvillage, qui n’osait pas refuser, et ils se faisaient faire lescrêpes. Les demoiselles de Nansac riaient aux éclats si quelqu’undes jeunes messieurs qui les escortaient tracassait les filles. Et,comme ça allait loin quelquefois, si une drole se défendait, si lesparents se fâchaient, ces fous malfaisants disaient que c’étaitbeaucoup d’honneur pour elles. En tout, au reste, ils ne sefaisaient pas faute d’imiter le comte et d’être comme lui insolentset brutaux avec la «&|160;paysantaille&|160;», comme il disait. Cepetit-fils d’un porteur d’eau méprisait tellement les pauvres gensde par là que, s’il se trouvait surpris par quelque orage, étant àla chasse, il entrait avec son monde dans les maisons, tous menantleurs chevaux qu’ils attachaient au pied des lits. S’il luidéplaisait de voir passer dans un chemin public où l’on avait passéde tout temps, il le faisait sien sans gêne au moyen d’un fossé àchaque bout. Il s’était emparé ainsi des anciens pâtis communaux duvillage de l’Herm, et personne n’osait rien dire, parce qu’il n’yavait pas de justice à son égard. Ainsi, dans ce pays perdu, grâceà la faiblesse et à la complicité des gens en place, quiredoutaient son crédit et sa méchanceté, le comte renouvelait,autant que faire se pouvait, la tyrannie cruelle des seigneursd’autrefois. Aussi, dans tout le pays, c’était, contre lui surtout,et puis contre les siens, une haine sourde qui allait toujourscroissant et s’envenimant&|160;; haine contenue par la crainte deces méchantes gens et l’impossibilité d’obtenir justice par la voielégale. Ceux des villages de l’Herm et de Prisse étaient les plusmontés contre le comte et les siens, comme étant les plus exposés àleurs vexations et à leurs insolences.

On dira peut-être&|160;: «&|160;Commentse fait-il que le comte et sa famille, qui étaient si dévots,fussent si méchants&|160;?&|160;»

Ah&|160;! voilà… C’est que ces gens-làétaient, comme tant d’autres, des catholiques à gros grains, pourqui la religion est une affaire de mode, ou d’habitude, oud’intérêt, et qui, ayant satisfait aux pratiques extérieures dedévotion, ne se gênent pas pour lâcher la bride à leurs passions ets’abandonner à tous leurs vices.

Le comte était orgueilleux, injuste,méchant, capable de tout, et ses filles étaient folles, insolenteset libertines. Ni les uns ni les autres n’avaient jamais fait debien à personne autour d’eux, mais, au contraire, beaucoup de mal.Avec ça, ayant un chapelain à leur service, ne manquant jamais lamesse, et communiant tous aux bonnes fêtes.

Cela ne leur était pas particulier,d’ailleurs. Depuis la chute de l’Empire, et la rentrée en France decelui qu’on appelait «&|160;notre père de Gand&|160;», la religionétait devenue pour la noblesse une affaire de parti. Lesgentilshommes, philosophes avant la Révolution, affectaientmaintenant des sentiments religieux pour mieux se séparer du peupledevenu jacobin et indévot, tout comme autrefois ils étaientincrédules pour se distinguer du populaire encore englué dans lasuperstition. Il y en avait pourtant qui avaient persisté dans leurirréligion, comme le vieux marquis, lequel, au lit de mort, avaitnettement refusé les bons offices de dom Enjalbert&|160;; mais ilsétaient rares. Par contre, il y avait parmi les nobles descatholiques sincères, comme la défunte comtesse de Nansac&|160;;mais ceux-là aussi étaient rares.

Aujourd’hui on voit les gros bourgeois,emparticulés et autres, marcher avec les nobles et les singer. Maisles uns et les autres sont moins zélés que jadis, et font moinsbien les choses. Il en est beaucoup, de tous ceux-là, qui sejactent d’être bons catholiques, dont toute la religion consiste àdemander avec affectation de la merluche le vendredi dans leshôtelleries, lorsqu’ils sont hors de chez eux, et qui seraientdiablement embarrassés de montrer le curé qui leur fourbit laconscience.

Mais, au temps dont je parle, je nepensais pas à tout cela. Toutes ces histoires de Jean metravaillaient bien un peu par moments, outre ce que je savais ducomte de Nansac, mais qu’y faire&|160;? ouvrir l’œil&|160;: c’estbien ce que je faisais, mais on a beau se méfier, celui qui guettea l’avantage. Quelquefois, la nuit, je rencontrais dans la forêtdes gens seuls, ou en petite troupe de deux ou trois, s’en allant àgrands pas, leurs bonnets enfoncés sur les yeux, une grosse triqueà la main, se jetant bien vite dans les fourrés lorsqu’ils oyaientquelqu’un. Des fois, ils portaient des sacs, bondés&|160;; d’autresfois, ils avaient leur havresac gonflé sous la blouse, comme desgens qui vont au marché. Ceux-là, je les connaissais bien&|160;:c’étaient des hommes de rapine qui gitaient dans de vieillesmasures isolées sur la lisière de la forêt ou dans des cabanes decharbonniers abandonnées en plein bois. Tous ces individus-là, onpouvait les saluer à la mode de Saint-Amand-de-Coly&|160;:«&|160;Bonsoir, braves gens, si vous l’êtes&|160;!&|160;» De tempsen temps, on entendait parler de quelque vol fait dans une maisonécartée, ou de voyageurs, revenant des foires des environs,détroussés sur les grands chemins. Je ne m’étonnais pas de ça,sachant bien que, selon le dicton, la Forêt Barade n’avait jamaisété sans loups ni sans voleurs&|160;; mais, après que je fus auxMaurezies, chez Jean, je me donnai garde que j’étais épié. Unenuit, allant au guet du lièvre, je vis de loin au clair de lunedeux hommes qui entrèrent dans un taillis en m’oyantvenir.

&|160;

«&|160;Le plus grand, me dis-je, c’estle comte de Nansac&|160;; pour l’autre, si son fils est revenu deParis, ça doit être lui.&|160;»

Et cette rencontre me rendit encore plusméfiant. Je ne marchais pas, la nuit, sans avoir mon fusil armésous le bras, prêt à tirer, regardant à droite et à gauche sousbois et évitant les passages trop fourrés, du moins tant que je lepouvais. Mais on a beau se garder, ceux qui choisissent leur momentsont les plus forts et, lorsqu’on a affaire à des scélérats décidésà tout, il finit toujours par arriver quelque malheur.

Il y avait dans la forêt, au-dessus deLa Granval, un tuquet*, autrement dit une butte, où se croisaienttrois sentiers. Au milieu était un grand vieux chêne que cinqhommes à peine pouvaient embrasser, et que l’onappelait&|160;:lou Jarry de las Fadas ou le Chêne desFées. Cet arbre comptait peut-être des milliers d’années&|160;;c’était sans doute un de ceux que révéraient nos pères les Gaulois,et sur lesquels les druides venaient couper le gui avec une serped’or. Au dire des gens, cet endroit était hanté par les esprits.Quelquefois Néhalénia, la dame aux souliers argentés, descendaitdes nuages en robe blanche flottante, accompagnée de ses deuxdogues noirs et, glissant mystérieusement sur la cime des arbresdont les feuilles frémissaient, elle venait se reposer au pied duchêne géant. D’autres fois, à la clarté des étoiles, les stries,espèces de monstres à forme de femme, avec de grandes ailes deratepenades, advolant des quatre coins de l’horizon, venaients’enjucher dans son immense branchage et, au milieu de la nuitobscure, épiaient les braconniers accroupis au pied. Malheur alorsà celui qui était mal voulu de quelque femme&|160;! Tandis qu’ilétait là, presque invisible, confondu avec le tronc rugueux, et queles feuilles du chêne bruissaient pour l’endormir, ces méchantesbêtes, saisissant le moment, plongeaient sur lui, déchiraient sapoitrine comme des oiseaux de proie, lui dévoraient le cœur, etpuis le laissaient aller, vivant désormais d’une viefactice.

Comme je l’ai déjà dit, ces contes devieilles ne m’effrayaient pas, et j’allais souvent à ce poste,parce qu’il était bon pour tout gibier. Loups, sangliers, renards,blaireaux, lièvres, y montaient passer, du diable au loin&|160;; etpuis, à cause de la mauvaise réputation du lieu, personne n’yvenait au guet, en sorte que la place était toujourslibre.

Une nuit, j’étais là, assis sur uneracine qui sortait de terre, pareille à l’échine de quelquemonstrueux serpent, et, adossé à l’arbre, le bassinet de mon fusilà l’abri sous ma veste, je songeais. Il faisait un brouillardhumide que la lune, à son premier quartier, ne pouvait percerentièrement. Elle éclairait pourtant quelque peu la terre, àtravers le rideau de brume, assez pour de bons yeux comme les miensen ce temps-là. Autour de moi, les feuilles de l’arbre laissaienttomber des gouttes de rosée, semblables à des pleurs. Nul bruit nemontait de la forêt ensevelie dans l’ombre. Au loin seulement, ducôté de la Roussie, un chien hurlait lamentablement à la mort.J’étais triste, cette nuit-là, pensant à ma chère Lina simalheureuse chez elle, par le fait de sa coquine de mère et de cemauvais Guilhem. Depuis que je lui avais parlé, à ce chenapan, ilne lui disait pourtant rien, mais selon sa manière d’être avec laMathive, elle en recevait le contrecoup, et, comme d’ordinaire ilrudoyait fort la vieille, la pauvre petite n’était pas heureuse. Jel’avais vue le dimanche d’avant, elle avait pleuré en me contanttoutes les misères et les peines qu’elle avait à supporter, et cesouvenir me faisait passer dans la tête des folies, commed’assommer ce misérable ou de nous enfuir au loin tous les deux,Lina et moi&|160;; mais la crainte d’empirer sa position meretenait.

Regardant l’avenir, je le trouvaisrempli de cruelles incertitudes et de désolantes obscurités&|160;;et puis, reportant ma pensée en arrière et songeant à la fatalitéqui semblait poursuivre notre pauvre famille, je me remémorai mesmalheurs, la mort de mon père aux galères, et celle de ma mèredont, à cette heure encore, mon cœur saignait. Et remontant plushaut, je pensai à mon grand-père, jeté dans un cachot pourrébellion envers le seigneur de Reignac et incendie du château,délivré au moment où il attendait la mort, par le coup de tonnerrede la Révolution. Et toujours me remémorant le passé, je me souvinsde cet ancêtre qui nous avait transmis le sobriquet deCroquant, branché dans la forêt de Drouilhe, par lesgentilshommes du Périgord noir qui poursuivaient sans pitié lespauvres gens révoltés par l’excès de la misère. Alors, plein derancœur, reliant, par la pensée, les malheurs des miens avec ceuxdes paysans des temps anciens, depuis les Bagaudes jusqu’auxTard-advisés, dont nous avait parlé Bonal, j’entrevis, à traversles âges, la triste condition du peuple de France, toujoursméprisé, toujours foulé, tyrannisé et trop souvent massacré par sesimpitoyables maîtres. Comparant mon sort avec celui de nosancêtres, pauvres pieds-terreux, misérables casse-mottes, soulevéspar la faim et le désespoir, je le trouvais quasi semblable.Était-il possible, plus de trente ans après la Révolution, de subird’odieuses vexations comme celles de ce comte de Nansac quirenouvelait les méfaits des plus mauvais hobereauxd’autrefois&|160;! Ma haine contre ce prétendu noble me flambaitdans le cœur, et je me disais que celui qui en débarrasserait lepays ferait une bonne action. L’esprit de révolte, qui avait causéla mort de l’ancien Ferral le Croquant, qui avait mené mongrand-père jusqu’au pied de la potence et fait mourir mon père auxgalères, longtemps apaisé par les exhortations du défunt curé Bonalet les bontés de la sainte demoiselle Hermine, bouillonnait dansmes veines. J’en méprisais les conseils de la prudence, de cetteprudence avisée du barde dégénéré qui fit ce refrain conservé partradition dans la partie du Périgord qui confine auQuercy&|160;:

Prends garde, fierPétrocorieu,

Réfléchis avant de prendre lesarmes,

&|160;&|160; Car si tu esbattu,

César te fera couper lesmains&|160;!

Ah&|160;! si je n’avais pas eu Linaderrière moi, comme j’aurais risqué non seulement mes mains, maisma tête, pour me venger du comte&|160;!

Tandis que ces idées se pressaient endésordre dans mon cerveau, j’entendis sur ma droite le petitjappement espacé d’un renard menant un lièvre. J’armai mon fusil etj’attendis. Au bout d’un quart d’heure, je vis le lièvre qui venaitsans se presser trop. Arrivé à la cafourche, il se planta à quatrepas de moi, et se dressant, les oreilles pointées, écouta uninstant la voix du renard qui le chassait. Voyant qu’il avait letemps, il enfila un sentier, le suivit une cinquantaine de pas,puis se lança sous bois d’un bond, revint à la cafourche, prit unautre sentier, et, après avoir répété sa manœuvre une troisièmefois, et bien enchevêtré ses voies, il se forlongea en repassantsur le sentier par lequel il était arrivé, puis, en deux sautsénormes, se jeta dans les taillis et disparut.

J’avais pris plaisir à le voirfaire&|160;: «&|160;Va, pauvre animal, pensais-je, sauve-toi pourcette fois, mais gare à la bête puante qui tesuit&|160;!&|160;»

Je vis bientôt arriver le renard, le nezà terre, la queue traînante, tellement collé à la voie du lièvrequ’il en oubliait sa méfiance ordinaire. À vingt pas, je lui fisfaire la cabriole, et, l’ayant ramassé, je le mis dans mon havresacet m’en allai.

Il était sur les deux heures dumatin&|160;; le brouillard s’était épaissi, la lune se couchait, demanière qu’il faisait très brun. Il fallait connaître comme moi lespassages et les sentiers pour se diriger dans cette humideobscurité. Je marchais, mon fusil sous le bras, jetant un coupd’œil à droite et à gauche pour me garder, plutôt par l’habitudeque j’en avais que par une crainte de danger prochain, car on n’yvoyait point à deux pas. Tout en cheminant, je songeais encore àLina et j’étais travaillé de tristes pensées, comme il est biennaturel d’après ce que je savais de chez elle. Je me dépêchais, caril commençait à bruiner, suivant un sentier qui coupait un fourréoù il me fallait passer pour retourner aux Maurezies, lorsque,arrivé vers le milieu, je m’entrave les pieds dans une corde tenueà travers le sentier&|160;; et comme je marchais vite, je tombetout à plat et mon fusil avec moi. Je n’étais pas à terre, que desgens se jettent sur moi, me bâillonnent au moyen d’un mouchoir,m’entortillent la tête dans un sac, me lient les mains derrière ledos, puis les jambes, me prennent mon couteau, m’attachent entravers sur un cheval et me voici enlevé.

De doute, je n’en avais aucun. Quoiqueje n’eusse pas ouï un mot, j’avais la certitude que c’était un coupdu comte de Nansac, et je me demandais ce qu’il allait faire demoi&|160;: allait-il me jeter dans l’abîme du Gour&|160;? Unmoment, je le crus, mais, à la direction que nous prîmes bientôt,je vis que non. Ayant marché une heure à peu près, je connus au pasrésonnant du cheval que nous passions sur un pont&|160;:«&|160;C’est le pont des fossés du château&|160;», me dis-je enmoi-même. Un instant après, le cheval s’arrêta, et je fus porté, ouplutôt traîné par des escaliers de pierre, puis rudement jeté àterre. Ensuite on me passa une corde sous les bras, et bientôt jesentis qu’on me descendait dans le vide en filant la corde. Aprèsune descente que j’estimai à huit ou dix mètres, je touchai le sol,où je restai étendu sur le ventre. En même temps la corde, tiréepar un bout, remonta en haut&|160;; j’entendis un bruit comme celuid’une dalle retombant sur la pierre, et ce fut tout.

«&|160;Me voici enterré dans lesoubliettes de l’Herm&|160;!&|160;» fut alors ma première pensée.Puis je songeai à me tirer de la position incommode où j’étais.Mais les gredins m’avaient ficelé de telle sorte que ça n’était paschose facile. Je tâchai d’abord de me retourner sur l’échine, et,après plusieurs sauts de carpe, j’y parvins. Cela fait, j’essayaide me mettre sur mes jambes, mais je ne pus y réussir, et plusieursfois je chutai lourdement à terre. Meurtri et las, je restai assezlongtemps immobile, puis, me roulant péniblement plusieurs fois, jefinis par me trouver le long d’un mur, auquel, tournant le dos, jefrottai les cordes qui me liaient les mains. Mais, outre que lamanœuvre n’était pas aisée, les cordes étaient solides, de manièreque, après avoir longuement frotté, je m’arrêtai épuisé de fatigue.L’air que je respirais avec peine à travers la grosse toile du sacétait lourd, épais&|160;; une odeur fade de souterrain humide mevenait aux narines&|160;; mais aucun bruit léger ou sourd, mêmelointain, n’arrivait jusqu’à moi&|160;: j’étais dans untombeau.

On pense que je faisais là de tristesréflexions. J’étais condamné à mourir lentement de faim dans lefond de cette basse-fosse&|160;; je connaissais trop le comte deNansac pour en douter un instant. Pourtant je ne perdis pascourage, et, après m’être reposé, je recommençai à user la corde àla muraille, non sans m’écorcher aussi les mains. Et elle tenaittoujours, cette corde&|160;; heureusement, en tâtonnant, je trouvaiune pierre plus rugueuse que les autres, en sorte qu’après avoirraclé à plusieurs reprises, pendant une dizaine d’heures, je pense,je sentis mes liens se relâcher, et bientôt mes mains furentlibres. Le premier usage que j’en fis, ce fut de me débarrasser dusac qui m’enveloppait la tête, et du mouchoir qui me couvrait labouche, après quoi je me déliai les jambes et je me mis enpieds.

J’étais toujours dans la plus profondenuit, dans un noir de poix. En marchant à petits pas, les mains surla muraille, je m’aperçus bientôt que le souterrain était de formecirculaire&|160;; mais tout de suite une idée me vint qui m’arrêtanet&|160;: s’il y avait un puits dans le sol del’oubliette&|160;?

Je pensai un peu à ça, et puis je reprisma marche, lentement, prudemment, allongeant le pied en avant pourm’assurer qu’il n’y avait pas de vide. Étant revenu à mon point dedépart, ce que je connus en trouvant sous mes pieds les bouts decorde, je compris que j’étais dans le plus bas d’une des tours del’Herm. Après avoir tourné en rasant la muraille, je me hasardai àtraverser ma prison en marchant à quatre pattes, tâtonnant avec mesmains étendues toujours, de crainte de choir dans quelque puits.Enfin, m’étant traîné dans tous les sens, je fus rassuré à cetégard, et je restai avec l’horrible certitude que j’étais destiné àpourrir au fond de ce cul-de-basse-fosse. Pourrir est bien le mot,car l’humidité suintait des murailles, ce qui me prouva que j’étaisau-dessous du niveau des fossés du château.

Il y avait longtemps que je n’avaismangé, au moins vingt-quatre heures à en juger par destiraillements d’estomac qui me fatiguaient beaucoup&|160;: dans lanuit profonde où j’étais, je n’avais que ce moyen de mesurer letemps. Accablé, je m’assis à terre, adossé à la muraille, et jesongeai à tous ceux que j’affectionnais, et surtout à ma chèreLina, que j’abandonnais sans défense aux persécutions de sa gueusede mère et aux entreprises de cette canaille de Guilhem. Cette idéeme crevait le cœur et me faisait souffrir plus que la faim&|160;;mais bientôt j’en fus distrait par ma propre situation. J’attendaislà, quoi&|160;? une mort lente, affreuse, dont la pensée me donnaitle frisson. D’espérance, je n’en avais guère&|160;: je me disaisbien que, ne me voyant pas revenir, Jean serait allé chez le maire,aurait envoyé prévenir le chevalier, et j’étais sûr que celui-ci seremuerait pour me retrouver. Je supposais bien que leur premièreidée serait que le comte de Nansac m’avait fait disparaître&|160;;mais ils pouvaient croire qu’il m’avait fait jeter dans le Gour,une pierre au cou comme un chien, comme tant de cadavres demalheureux assassinés par des brigands et dont les squelettesmaintenant gisent dans ses profondeurs insondables. Pour lui, poursa sûreté, c’était bien le mieux&|160;; oui, mais si le comtetenait à se défaire de moi, il tenait encore plus à me fairesouffrir une mort très lente et angoisseuse. Comment donc Jean etle chevalier auraient-ils imaginé que j’étais emmuré au plusprofond d’une tour de l’Herm, dans une oubliette qu’ils neconnaissaient sans doute pas&|160;? C’était difficile&|160;; et,d’autre part, j’étais bien certain que le comte avait pris toutesses précautions pour qu’en cas de recherches au château on ne pûtme retrouver.

Cette terrible pensée d’être enterrévivant me poignait tellement que, les tortures de la faim aidant,je ne dormais pas. Devant mes yeux enflammés par l’insomnie, desvisions étranges flamboyaient. Il me semblait voir des palais defeu, des paysages lumineux passer dans l’obscurité et se succéderlentement. Pour échapper à ce supplice, j’essayais de fermer mesyeux, mais toujours devant mes paupières abaissées, brûlantes,passaient des mirages douloureux, où montaient lourdement desvapeurs phosphorescentes ou rougeâtres comme des reflets d’unénorme incendie. J’étais fatigué d’être assis, et cependant jen’osais me coucher, car mon imagination enfiévrée par la privationde sommeil et de nourriture me faisait redouter de m’endormir pourtoujours. Et alors, malgré ma faiblesse, je rampai à tâtons sur lesol humide, j’essayai de le creuser avec mes mains, je m’épuisai àagrandir des trous que je trouvai, semblables à des trous de taupe,et enfin je m’arrêtai à bout de forces, haletant, étendu sur laterre. Longtemps après, je recommençai à explorer mon tombeau,cherchant machinalement une issue, contre tout espoir. Tandis queje me traînais ainsi à quatre pattes, je m’en vais poser les mainssur quelque chose qui me parut d’abord être un petit tas de menusmorceaux de bois mort&|160;; mais tout à coup, ayantpalpéplus attentivement, l’horrible vérité m’apparut&|160;: c’étaientles débris d’un squelette qui, pourris par le temps, s’écrasaientsous mes mains.

À ce moment, je sentis la désespérancem’envahir et je me laissai aller à terre accablé, près de cesrestes humains enfouis dans ce lieu depuis de longues années. Maistandis que j’étais là gisant, voici qu’en haut des pas lourdsrésonnent sur la voûte. Je me relève et j’écoute&|160;: unbourdonnement à peine sensible, comme celui de gens qui parlent auloin, arrivait jusqu’au fond de la basse-fosse, coupé par des passourds et lents.

Ce sont les gendarmes qui font uneperquisition, pensai-je, et, l’espoir me revenant, je me mis àcrier. Mais en même temps la rumeur cessa, les pas s’assourdirentdans l’éloignement, et je retombai dans le silence de mort quim’enveloppait depuis ma descente au fond de ce tombeau. Écrasé parle désespoir, je m’affaissai sur le sol&|160;; les horreurs du lieudisparurent de ma pensée torturée, la tête me tourna et jem’évanouis.

Une douleur aiguë à la joue me réveilla, et, yportant la main, je sentis quelque chose qui lâcha prise ets’enfuit, tandis que, le long de mon corps, j’avais la sensation desemblables choses qui s’enfuyaient aussi, effarouchées par mesmouvements.

Et alors j’eux l’explication de trous quej’avais trouvés dans le sol de l’oubliette&|160;: c’étaient desanciens terriers de rats. Ces animaux qui foisonnaient, énormes,dans les vieilles murailles des douves, avaient creusé dessouterrains au-dessous des fondations de la tour, et, avec ceterrible flair qui perce les murs les plus épais, sentant uneproie, accouraient affamés. L’épouvantable certitude d’être dévoréà demi vivant par ces dégoûtantes bêtes acheva de m’affoler.J’essayai de me casser la tête contre les murs, mais j’étaisincapable de me tenir debout et, plus encore, de prendrel’élan nécessaire. Alors je pensai aux cordes qui m’avaientlié, et, les cherchant à tâtons dans ces ténèbres horribles, jeparvins péniblement à les retrouver après de longues heures.N’ayant rien où accrocher le bout de corde, je fis un nœud danslequel je passai le cou et je tâchai de m’étrangler. Mais le jeûneprolongé m’avait tellement affaibli que mes bras retombèrentimpuissants, et je restai là inerte, immobile.

Depuis que j’avais cessé tout mouvement,les rats, me voyant épuisé, étaient revenus nombreux, prêts à sejeter sur moi. Je les entendais trottiner dans la nuit, et ilss’enhardissaient jusqu’à ronger le cuir de mes souliers. L’idée mevint à ce moment d’en attraper un, pour apaiser la faim qui metorturait. Ah&|160;! avec quelle ardente concupiscence je songeaisà déchirer de mes dents une de ces bêtes immondes et à la dévorercrue et vivante&|160;!

J’attendis, et bientôt je les sentisgrimper sur moi, cherchant le visage et les mains. En vainj’essayai plusieurs fois de les saisir, mes mains n’avaient plusl’agilité nécessaire et je ne pus y réussir. Et alors, tenaillé parla faim qui me tordait les entrailles, la tête perdue, je portaimes mains à ma bouche et, machinalement, j’essayai de les ronger,mais je n’en avais plus la force, et je restai longtemps sansmouvement, comme anéanti. Maintenant les rats couraient sur moisans que je pusse les chasser&|160;; leurs morsures mêmes melaissaient presque insensible, et je devenais leur proie sans avoirla force de me défendre. Il me semblait que j’étais là depuis huitjours&|160;; mes oreilles bourdonnaient, ma tête ne pouvait plusproduire une idée, ma volonté se détendait, s’anéantissait, jesentais la vie me fuir, et je finis par tomber dans unévanouisse­ment précurseur de la mort.

Quand je revins à moi, j’étais dans unlit&|160;; on me desserrait les dents tout doucement, et on mefaisait avaler un peu de bouillon mêlé avec du vin, dans unecuiller. Mes yeux, par l’effet de la désaccoutumance, ne pouvaientsoutenir l’éclat du jour, et je les refermai aussitôt. Les mains etla figure me cuisaient fort par endroits, là où les rats m’avaientmordu, mais je ne rapportais cette douleur à aucune cause. Il mesemblait que ma cervelle s’était fondue et que ma tête était videcomme une calebasse. Incapable de former une idée, je restais làétendu, n’ayant que la respiration, et encore bien petite. Puis,peu à peu, avec le temps, et à force de soins, je commençai àressusciter et je reconnus Jean auprès du lit.

–&|160;Et Lina&|160;? lui dis-jefaiblement.

–&|160;Eh bien&|160;! tu la verras quandtu seras sur pied.

Tranquillisé un peu, je merendormis.

Quelques jours après, le chevalier vint,et, me voyant mieux, il fit&|160;:

–&|160;À cette heure, tu es sauvé… pourcette fois&|160;! il s’en va sans dire, comme le bréviaire demessire Jean.

Je souris légèrement et le remerciai detoutes leurs bontés, car je savais que lui et sa sœur avaientenvoyé des poules pour faire la soupe, des choines, du vin vieux etdu sucre.

–&|160;Bah&|160;! dit-il, ce n’est rienque tout cela, mon pauvre Jacques.

–&|160;Faites excuse, monsieur lechevalier, dit Jean&|160;; sans ce bon vin, je crois qu’il s’enserait allé dans le pays des taupes.

–&|160;Ah&|160;! ah&|160;! tant mieux,tant mieux que mon remède ait opéré, mais autrementqu’importe&|160;?

Crotte de chien ou marcd’argent

Seront tout un au jour dujugement&|160;!

Cette fois-ci, je ris un brin plus fort,et le chevalier s’en fut tout content, non pas sans que je l’eussebien prié de remercier fort pour moi la bonne demoiselleHermine.

Un mois après, j’étais sur pied, faibleencore, ne marchant qu’à petits pas avec un bâton&|160;; puis, peuà peu, mes forces revinrent. Tandis que j’étais encore au lit,pensant toujours à Lina et m’ennuyant fort de ne pas la voir, jeparlais souvent d’elle à Jean qui avait toujours quelque parolepour me calmer et me faire prendre patience. Dans les premiersjours que je fus en état de comprendre quelque chose, je luidemandai par quelle chance j’étais là, dans son lit, et alors ilm’expliqua qu’on m’avait trouvé un matin dans la forêt, sur legrand chemin, gisant comme mort, la figure et les mains pleines desang. Tout ce que je lui dis de l’endroit où j’étais, l’accertainaque c’était le comte de Nansac qui m’avait enlevé. Je sus alors queles pas entendus du fond de la basse-fosse étaient bien ceux desgendarmes, qui, sur la plainte du chevalier, faisaient uneperquisition dans le château avec le maire. Le comte les avaitpromenés partout, des caves aux galetas, et les avait conduits à laprison&|160;; mais, comme la dalle qui fermait l’oubliette étaitrecouverte d’une épaisse couche de poussière terreuse, ainsi quetout le pavé, ils ne s’étaient pas doutés, ni les uns ni lesautres, qu’il y avait un souterrain au-dessous. D’ailleurs, lemaire était à la dévotion du comte, et les gendarmes déjeunaientdes fois au château étant en tournée&|160;; puis ce brigand, qu’ilssavaient puissant, leur imposait, de sorte qu’ils firent leuraffaire un peu pour la forme. Il faut dire aussi, pour leurdécharge, que sans doute ils ne croyaient pas le comte capable d’uncoup pareil.

Mais le chevalier, prévenu par Jean, quil’avait appris de quelques anciens, de l’existence d’une oublietteà l’Herm, était revenu un soir à Montignac, et avait mis en branlele juge de paix et les gendarmes pour faire de nouvellesrecherches, principale­ment au-dessous de la prison. Les gendarmes,qui se sentaient quelque peu en faute, étaient assez ennuyés,d’autant plus que cette affaire mettait en rumeur tout Montignac oùles gens ne sont pas bien capons. Celui qui était le plus exaspéré,c’était ce vieux Cassius, dont nous avait parlé le chevalier. Ilallait par la ville, disant qu’il faudrait refaire la Révolution,puisque la leçon n’avait pas été suffisante pour quelques-uns quivoulaient recommencer les tyranneaux de jadis.

Devant tout ce bruit et le parler fermedu chevalier, il fut arrêté qu’une nouvelle perquisition seraitfaite le lendemain matin. Mais, dans la nuit, un exprès fut envoyéau comte&|160;: par qui&|160;? on ne l’a jamais su&|160;; toujoursest-il que, le matin, on me trouva sur le grand chemin, comme j’aidit, ce qui coupa court à toute nouvelle recherche. Au surplus, lajustice tenait si peu à éclaircir cette affaire que je ne fus pasmême interrogé.

Pour moi, dès que la force et la volontéme furent revenues, je renouvelai en moi-même le premier sermentque j’avais fait de me venger du comte de Nansac, et, dès lors, j’ysongeai toujours. Mais, auparavant, quelque chose me tourmentaitplus que la vengeance, c’était l’envie de revoir ma Lina. Il metardait de pouvoir marcher assez&|160;: aussi, dès que je le pus,malgré que Jean essayât de me faire repousser la chose au dimanched’après, je fus à Bars, et j’attendis la sortie de la messe commed’habitude. La Bertrille sortit d’abord seule, et, me voyant, vintvers moi.

–&|160;La Lina est là&|160;? lui dis-je,sans autre compliment.

Elle me regarda d’un air si tristementétonné que quelque chose me mordit au cœur. Et, juste à ce moment,la Mathive sortit de l’église habillée de deuil.

Je répétai ma question, dans une transeaffreuse.

La Bertrille me tira àl’écart&|160;:

–&|160;Alors, tu ne saisrien&|160;?

–&|160;Mais quoi&|160;? tu me faismourir&|160;!

–&|160;Hélas&|160;! mon Jacquou, tu neverras plus la pauvre Lina&|160;!… elle est morte&|160;!

–&|160;Ho&|160;! Dieu&|160;! fis-je,écrasé par cette nouvelle.

Lors la Bertrille m’emmena plus loin,sur un chemin écarté, et me raconta ce qui était arrivé.

Pour garder son Guilhem, qui parlaittoujours de s’en aller parce qu’il voyait bien que lorsque la Linaserait maîtresse de ses droits, ce serait fini de rire, la Mathive,surmontant sa jalousie, voulait absolument le faire marier avec safille. La pauvre petite résistait, bien entendu, de manière quec’étaient continuellement des trains dans la maison et des tapagesqui faisaient mettre les voisins sur les portes. Ça en était venu àce point que la Mathive s’était adonnée à battre sa fille quasitous les jours, pour la forcer à consentir&|160;; d’où il advintqu’un soir qu’elle l’avait tabustée, souffletée, tirée par lescheveux et battue tellement qu’elle en portait les marques à lafigure, la pauvre drole, épouvantée, s’était sauvée des mains de samisérable mère, qui était capable de la tuer quelque moment. Venueen hâte aux Maurezies pour me dire qu’elle n’y pouvait plus tenir,et me consulter sur ce qu’il y avait à faire, elle trouva unevoisine de nous à qui elle demanda où j’étais.

–&|160;Ah&|160;! pauvre fille&|160;! quisait où il est&|160;! voici trois jours et trois nuits qu’âmevivante ne l’a vu&|160;: il était au guet du lièvre, la nuit&|160;;sans doute on l’aura assassiné et jeté dans le Gour.

Là-dessus, désespérée, la tête perdue,la pauvre Lina s’encourut, remontant au-dessus de La Granval, et,le lendemain, tandis qu’on me relevait sur le chemin, on trouvaitses petits sabots au bord du Gour…

Ayant ouï, je m’enfuis fou de douleurvers la forêt, et, comme une bête blessée à mort, je me jetai dansun fourré où je pleurai jusqu’au soir, sanglotant, mordant l’herbe,et parfois hurlant de désespoir comme un loup enragé. Puis, la nuittombée, je revins aux Maurezies et je me couchai sanssouper.

De ce jour, je commençai à courir lesvillages le soir, dans les alentours de l’Herm, là où l’on avait leplus éprouvé la malfaisan­ce du comte de Nansac, comme Prisse, LesBessèdes, Le Mayne, La Lande, Martillat, Le Laquens, La Bourdarie,Monplaisir et autres. Partout je rappelais les tyranniquesvexations de ce gredin, ses méchancetés, la férocité froide aveclaquelle il abusait de sa force&|160;; son insolence, celle de sonfils et de leurs hôtes à l’égard des femmes&|160;: à chacun jeravivais le souvenir de ce qu’il avait eu particulièrement àsouffrir de cet odieux seigneur de contrebande. Je tâchais derelever ces pauvres gens courbés sous cette tyrannie humiliante, deleur faire sentir qu’ils étaient des hommes pourtant, et qu’ilsseraient débarrassés de ce brigand, le jour où ils auraient lecourage de lui résister et de prendre leurs fourches.

Tous étaient bien de mon avis, maisvoilà, il y en avait d’apoltronis, qui cherchaient à reculer lemoment d’agir, et ceux-là, tout en étant d’accord avec moi,soulevaient des difficultés, disant que le comte était bienpuissant, qu’il avait toujours fait ce qu’il avait voulu, et ques’attaquer à lui c’était cracher contre le soleil et risquer lesgalères&|160;:

–&|160;Tu sais bien, mon pauvre Jacquou,qu’il en a coûté cher à ton père pour s’être rebellé contre ceméchant homme&|160;!

–&|160;Écoutez, leur disais-je alors, onne condamnera pas aux galères tous ceux de nos villages&|160;; lechef paiera pour tous&|160;: eh bien&|160;! je prends toute lacoulpe sur moi&|160;! D’ailleurs, mes amis, les époques ne sontplus les mêmes&|160;; nous ne sommes plus en 1815, nous sommes en1830, et d’après ce que j’ai ouï dire à M.&|160;le chevalier deGalibert, de Fanlac – le roi des braves gens, celui-là&|160;! – larévolution n’est pas loin, par le fait de ceux qui voudraient nousramener au temps d’autrefois, comme le comte de Nansac.

Dans des affaires de ce genre, on estsouvent obligé de faire attention à qui l’on parle, pour ne pasavoir de traîtres avec soi&|160;; mais ici, point de danger, lecomte n’avait que des ennemis dans le pays, ses métayers plus queles autres, peut-être, comme plus exposés à ses méchancetés&|160;:aussi ne restaient-ils jamais plus d’une année chez lui.

Pendant trois mois, je suivis comme çatout le pays pour voir les gens. Enfin, à force de les prêcher, deles encourager, je finis par les tirer tous à ma cordelle. Lorsqueje les vis bien décidés, je leur assignai un rendez-vous pour unenuit marquée, dans une friche au nord des Maurezies.

Dès les onze heures, j’étais là avecJean et un de nos voisins. Je comptais qu’il viendrait unequarantaine d’hommes ou cinquante, mais je fus bien étonné lorsqueje vis arriver avec les hommes des femmes en assez bonnombre.

L’endroit était un petit plateau entouréde bois et loin de tout chemin. Dans le sol pierreux, sablonneux,poussaient quelques touffes de thlaspi, des immortelles sauvages,et çà et là quelques genévriers d’un vert grisâtre. En un endroit,sur la sombre bordure des taillis, un bouleau au tronc argenté,semé là par le vent, semblait un revenant dans son linceul. Aumilieu était un amas de pierres géantes appelé&|160;: Peyre-Male,ou encore la Cabane du Loup, débris d’un autel druidique abattu,selon le défunt Bonal, au temps de Tibère, qui faisait détruire lesmonuments de notre antique culte national et mettre à mort sesprêtres. C’est là que la vieille Huguette, la sorcière duCros-de-Mortier, faisait ses sacrifices de nuit. Ceux quirequéraient ses divinations se rendaient à cet endroit, portant,selon le cas, un coq ou une poule que la vieille saignait après untas de simagrées. Ensuite, ayant aspergé les pierres du sang de labête, elle lui ouvrait le ventre d’un coup de couteau etfarfouillait dedans au clair de lune, afin de tirer, au vu du cœuret du foie, des pronostics sur l’affaire pour laquelle on laconsultait.

La sorcière est morte maintenant, et lessacrifices de poulaille ont cessé, mais il y a encore des vieux quien ont été témoins.

À mesure que les gens sortaient du bois,ils venaient se grouper autour de la Peyre-Male, et attendaientappuyés sur leurs lourds bâtons. Lorsque je vis que tout le mondeétait arrivé, je me levai, et, m’adressant aux femmes, je leurdemandai ce qu’elles venaient faire là.

–&|160;Et penses-tu, dit une ancienne dePrisse, que nous n’ayons rien à venger&|160;?

–&|160;Nous crois-tu plus couardes queles hommes&|160;? ajouta une autre.

–&|160;À la bonne heure, donc, puisqu’ilen est ainsi&|160;!

Et alors, monté sur une de ces grossespierres, je refis amplement mes premiers prêches des villages, etje montrai très clairement la triste situation où nous étions.Tandis que je parlais, récapitulant longuement les griefs de toutle pays contre le comte de Nansac, mes paroles ravivaient lesblessures de tous ces pauvres gens, et je voyais dans l’ombrereluire leurs yeux. C’était une chose curieuse que ces paysansassemblés la nuit dans cet endroit sauvage. Ils étaient vêtusmisérablement, tous, de vestes en droguet, blanchies par l’usure,de vieilles blouses décolorées, salies par le travail, de culottesde grosse toile ou d’étoffe burelle, pétassées de morceauxdisparates. Quelques vieux, comme Jean, avaient de mauvaiseslimousines effilochées par le bas, et d’autres pauvres diables deloqueteux étaient à demi couverts de haillons n’ayant plus ni formeni couleur. La plupart étaient coiffés de bonnets de coton, bleus,blancs, avec un petit floquet, sales, troués souvent, quilaissaient échapper d’épaisses mèches de cheveux. D’autres avaientde grands chapeaux périgordins ronds aux bords flasques, déforméspar le temps et roussis par le soleil et les pluies. Point desouliers, tous pieds nus dans leurs sabots garnis de paille ou defoin. Les femmes abritaient leurs brassières d’indienne et leurscotillons de droguet sous de mauvaises capuces de bure, ou secouvraient les épaules d’un de ces fichus grossiers qu’on appelaiten patois des coullets.

C’était bien, là, la représentation dupauvre paysan périgordin d’autrefois, tenu soigneusement dansl’ignorance, mal nourri, mal vêtu, toujours suant, toujoursahanant, comptant pour rien, et méprisé par la gentriche.

Quand j’eus fini mon oraison, jedemandai&|160;:

–&|160;Maintenant, parlez. Votre sortest entre vos mains, il ne faut que vouloir. Êtes-vous bien décidésà vous venger du brigand de Nansac&|160;? à jeter bas samalfaisante puissance&|160;? à vous débarrasser pour toujours decette famille de loups&|160;?

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! dirent-ilstous d’une voix sourde.

–&|160;C’est très bien&|160;!

Et alors, les faisant tourner tous versle château de l’Herm, je les fis jurer à l’antique manière de nosancêtres, comme ma mère m’avait fait jurer jadis. Tous comme moicrachèrent dans leur main droite et, après y avoir tracé une croixavec le premier doigt de la main gauche, la tendirent ouverte endisant à demi-voix après moi&|160;:

–&|160;À bas lesNansac&|160;!

–&|160;C’est bien, mes amis&|160;; etmaintenant, que chacun se tienne prêt. Une de ces nuits, quand lemoment sera bon, lorsque vous entendrez trois coups de corne secset espacés, suivis d’un autre coup prolongé, arrivez tous vitementici&|160;: la vengeance sera proche et notre délivrance sera sousnotre main&|160;!

Là-dessus, la foule se dispersa dans lesbois et chacun s’en revint dans son village.

Un jeune drole de Prisse, adroit ethardi, guettait le château et me tenait au courant de ce qui s’ypassait. Un soir, comme nous finissions de souper, Jean et moi, jele vis arriver&|160;:

–&|160;Tous les messieurs qui étaient auchâteau sont partis&|160;; le fils du comte s’en est retourné àParis, à ce qu’il paraît. Il n’y a plus maintenant que le comte,les demoiselles, le chapelain, les gardes et lesdomestiques.

–&|160;Ah&|160;! fis-je en me levant, lejour est donc venu&|160;! Voici, garçon&|160;: tu vas courir à LaLande et au Mayne, et tu diras à François de chez le Bourru et augrand Micheou de répéter mon coup de corne lorsqu’ils l’ouïront.Ensuite de ça, tu iras te cacher aux abords du château, et quand,ayant fait le tour des fossés, tu verras que toutes les lumièressont éteintes, tu viendras me retrouver à la Peyre-Male&|160;:tiens, bois un coup et va.

Et, lui ayant donné un plein verre duvin qui nous restait de celui que le chevalier avait envoyé, ledrole l’avala d’un trait, passa sa main sur ses babines et repartitcourant.

Sur les neuf heures, je pris le fusil deJean, le mien ayant disparu lors de mon affaire, et je m’en fustout droit au plateau de Peyre-Male. C’était vers la fin du mois demai. Il avait plu dans la journée&|160;; de gros nuages noirsglissaient lentement dans le ciel, cachant les étoiles, et la luneétait couchée, de sorte qu’il faisait très brun. Je marchaisdoucement, calculant en moi-même comment il fallait s’y prendrepour réussir.

Mon dessein était d’attaquer le châteauet, après l’avoir pris, d’y mettre le feu, afin de purger le paysde cette famille de brigands. J’espérais bien, dans l’assaut,trouver le comte et le tuer à son corps défendant, car tout le malqu’il avait fait, rien qu’à moi, méritait la mort&|160;; et combiend’autres avaient été ses victimes&|160;! Celui-là, je me leréservais&|160;; il me semblait que, de par la haine envenimée queje lui portais, il m’appartenait. Aussi comptais-je fairel’impossible pour l’avoir en face de moi, pour l’abattre à mespieds dans le feu de la colère, dans la chaleur de labataille&|160;; et ma raison dernière de le désirer tant, c’estqu’en me sondant la volonté, je sentais que si on le faisaitprisonnier je ne pourrais jamais, de sang-froid, le tuer, ni lelaisser tuer, impuissant et désarmé. Et cela même, quoique ma haineprotestât, me remplissait de fierté, parce que je me trouvaissupérieur au misérable qui avait voulu me faire mourir à petit feu,comme on dit, après m’avoir pris en un lâche guet-apens.

Et, réfléchissant à ça, je me disais quesi le comte se tirait vivant de là, son affaire n’en serait guèremoins empirée. C’est que depuis quelque temps il courait sur luides bruits de ruine&|160;; on disait qu’il avait mangé toute safortune, ce qui était bien croyable, avec la vie qu’il menait. Lachose se savait, parce que depuis deux ou trois mois il venait deshuissiers au château, qui n’étaient pas trop bien reçus, à tellesenseignes que l’un d’eux, ayant parlé de verbaliser, fut obligé desauter dans les fossés, et de se sauver ayant de l’eau et de lavase jusqu’aux aisselles. Cela étant, sa ruine serait achevée parl’incendie du château, car les compagnies d’assurances, toutesnouvelles alors, étaient encore inconnues dans nos pays&|160;; etce serait peut-être pour cet homme orgueilleux, pour ce tyranféroce, une punition plus griève que la mort, d’être ainsi réduit àla pauvreté et à l’impuissance.

Une autre chose m’occupait. J’étais sûrque ça n’irait pas tout seul, et que le comte et ses gens ne selaisseraient pas déloger sans résistance, et je cherchais lesmoyens d’y arriver sans trop exposer mon monde. Tout de suite jecompris que pour cela il fallait brusquer l’attaque du châteauendormi et la mener vivement. Je pensai longtemps à la manière dontil fallait s’y prendre, et, après avoir tout bien pesé et examiné,mon plan étant arrêté dans ma tête, j’attendis.

Le temps était doux&|160;; la terremouillée et attiédie fermentait. Un petit vent passant légèrementsur la friche faisait frissonner les herbes grêles et m’apportaitla senteur des bois humides, des bourgeons ouverts, et l’odeurcharriée de loin des buissons blancs fleuris le long des chemins.Sous l’amoncellement des énormes pierres sur lesquelles j’étaisassis, un rat dans son trou grignotait quelque châtaigne de saprovision hivernale. Parfois un oiseau de nuit traversait leplateau de son vol lourd et silencieux en jetant un appelmélancolique à sa femelle. Dans cette nuit embaumée, on percevaitcomme la germination du renouveau de la terre fécondée, incitanttous les êtres à aimer. Et lors, mes pensées se tournèrent vers ladéfunte Lina&|160;: mes regrets amers se mêlaient, avec desmouvements de colère contre ses bourreaux, au cher souvenir de mapauvre bonne amie, et je rêvai longtemps la tête dans mesmains.

Un pas rapide à l’orée de la friche mefit dresser en pieds&|160;; c’était le drole de Prisse.

–&|160;Tout le château est endormi, medit-il.

–&|160;Ça va bien, fils.

Et, embouchant ma corne, j’envoyaisuccessivement du côté de La Lande et puis du Mayne trois coupsbrefs, suivis d’un quatrième qui s’en alla en mourant, comme lemugissement d’un bœuf tombant sous la masse du boucher.

Aussitôt, deux cornes me répondirent,jetant dans la nuit le sinistre appel. Bientôt les plus prochesarrivèrent, et trois quarts d’heure après, tous les gens desvillages étaient là, une nonantaine environ en comptant les femmesqui portaient des bâtons, des sarcloirs, des aiguillons. Leshommes, eux, étaient armés de fusils, de fourches-fer, de gibes, dehaches, et le forgeron de Meyrignac avait porté le plus grosmarteau de sa boutique.

Les voyant tous là, je les rassemblai encercle, et, me mettant au milieu, je leur expliquai d’abord que,pour réussir sans trop s’exposer, il fallait faire promptement. Lapremière porte, celle de la cour, ne fermant qu’au verrou, seraitouverte doucement par un homme qui traverserait dans l’eau etgrimperait au mur des fossés en s’accrochant aux petits arbres quiavaient poussé entre les pierres. Mais la porte d’entrée du châteauétait faite d’épais madriers de chêne, armée de gros clous dedéfense, solidement close avec une forte serrure, et barrée endedans de deux grosses pièces de bois. Attaquer cette porte à coupsde hache, ça n’était pas aisé à cause des clous&|160;; l’enfonceravec le lourd marteau du forgeron ne serait pas facile non plus, eten tout cas ce serait long et, pendant ce temps-là, le comte et lesgardes, sans parler des demoiselles qui maniaient très bien unearme, nous fusilleraient par les meurtrières&|160;: il fallait doncun engin puissant.

–&|160;Savez-vous, par là, une grossepoutre&|160;? quelque arbre coupé puis ébranché&|160;?

–&|160;À l’Herm, dans le village, medirent les uns, le vieux Bertillou fait monter une grange&|160;; ily a de forts chevrons.

–&|160;C’est bien notre affaire. Trentehommes des plus forts, leurs mouchoirs roulés comme ceux des drolesqui font à la chatemitte, et noués deux à deux, porteront lechevron, quinze de chaque côté. Lorsqu’ils seront dans la cour, ilscourront de toute leur vitesse sur la porte du château et lachoqueront avec le bout du chevron qui dépassera un peu les hommesde devant. Comme il est sûr qu’elle ne tombera pas du premier coup,ils reculeront en arrière pour prendre du champ et recommencerontla même manœuvre. Pendant ce temps-là, cinq ou six de ceux qui ontdes fusils surveilleront les meurtrières qui défendent l’entrée ettireront dedans s’ils voient passer un canon de fusil. En mêmetemps, vingt hommes, qui auront pris en passant dans le villagetoutes les échelles des greniers, traverseront les fossés du côtéde Prisse et escaladeront les croisées vitement pour diviser ceuxdu dedans, tandis que quelques-uns, se répandant tout autour duchâteau, tireront des coups de fusil dans les vitres et mènerontgrand bruit&|160;: de cette manière, le comte et ses gens nesauront où donner de la tête, et nous les aurons.

Tout ça bien expliqué, j’assignai àchacun son poste, et, tout étant convenu,j’ajoutai&|160;:

–&|160;Et qu’il soit bien entendu qu’onne touchera pas à un bouton dans le château. Nous sommes de bravesgens qui nous vengeons, et non des voleurs&|160;!

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! firent-ilstous à demi-voix.

Alors, je demandai&|160;:

–&|160;Quelle heure est-il, vousautres&|160;?

Les vieux levèrent les yeux au ciel, et,entre deux nuages, regardèrent la position des étoiles.

–&|160;Il doit être environ les onzeheures, dirent quelques-uns.

–&|160;Partons, et ne faisons pas debruit.

Au moment de me mettre en route, jesentis quelqu’un qui me prenait le bras et je meretournai&|160;:

–&|160;Ah&|160;! mon pauvre Jean, jevous avais bien dit de rester tranquille dans votre lit et delaisser faire les jeunes&|160;!

–&|160;Donne-moi le fusil, merépondit-il&|160;: il ne ferait que te gêner pour commander tout.Moi, j’ai bon œil encore, j’aviserai aux meurtrières&|160;:laisse-moi faire, j’ai plaisir de voir forcer ce loup dans sonrepaire.

–&|160;Comme vous voudrez,donc&|160;!

Et, lui donnant le fusil, nouspartîmes.

Nous marchions en silence. On n’oyaitque le bruit sourd d’une troupe foulant la terre, et le froissementdes branches, lorsque nous traversions les taillis. Une fois sur legrand chemin qui vient de Thenon et passe contre l’Herm, nous fîmesplus doucement encore, et, à mesure que nous approchions, chacunprenait plus de précautions. Les femmes même, quoique babillardes,ne disaient mot. À deux cents pas avant de sortir de la forêt quivenait jusqu’au village, ceux qui devaient porter le chevron, ayantarrangé leurs mouchoirs, se mirent ensemble. Ceux qui devaientécheler le château en firent autant, et tout le monde se remit enmarche.

Les chiens des villages de Prisse et del’Herm avaient été enfermés dans les étables ou les maisons, demanière que leurs abois ne firent pas trop de bruit. Tandis queceux qui avaient été désignés pour ça allaient chercher leséchelles dans les granges, nous autres tous, nous attendions. Letemps était toujours couvert et doux. Au milieu des vignes, despêchers difformes s’entrevoyaient vaguement dans l’ombre. Au borddes terres, les noyers branchus haussaient leurs têtes rondes versle ciel gris. Autour des maisons, des chènevières répandaient leurodeur forte. Au long d’une cour, un sureau fleuri poussé sur unvieux mur embaumait l’air et, près de là, dans le silence de lanuit, un rossignol chantait bellement. Le cœur me battait en cemoment&|160;; non que j’eusse peur pour moi&|160;: depuis la mortde ma pauvre Lina, la vie ne m’était rien, et je l’aurais donnéebon marché&|160;; mais je craignais pour tous ces braves gens quime suivaient, et je redoutais de ne pas réussir, sachant bien qu’ence cas le comte leur en ferait payer les pots cassés.

Cependant, les autres étant revenus avecles échelles, je chassai ces idées et je ne pensai plus qu’àl’exécution. En passant devant chez Bertillou, ceux qui avaientnoué leurs mouchoirs prirent le plus gros chevron et avancèrentlentement, marchant au pas, silencieusement, sur la bruyère quipourrissait dans les chemins du village. Alors, passant au-devant,je fis descendre un drole leste dans les fossés et bientôt la portede l’enceinte fut ouverte. Mais, malgré toutes les précautions,tout ça ne pouvait se faire sans quelque bruit, en sorte que lesgrands chiens courants du comte hurlèrent au fond de leur chenil.Heureusement, comme ça arrivait souvent, les gens du château n’yfirent pas attention.

À ce moment, le chevron arriva,cheminant comme un monstrueux mille-pattes, et entra dans la cour.À quinze pas, les hommes se mirent à courir, fonçant sur la porte,et lui portèrent un rude coup qui retentit dans la tour del’escalier, mais elle ne céda pas. Tandis que nos gens revenaienten arrière pour prendre du champ, des têtes effarées apparurent auxcroisées du château, des cris se firent entendre et bientôt deslumières coururent partout à l’intérieur. À ce moment un secondcoup de chevron ébranla la porte.

–&|160;Courage, mes amis&|160;! elle vacéder&|160;! m’écriai-je.

Au même instant, des coups de fusilfurent tirés par quelques-uns des nôtres apostés autour du château,et ceux qui étaient montés aux échelles brisèrent les fenêtres àgrand bruit.

Pendant que les porteurs du chevronreculaient pour choquer de nouveau la porte, des canons de fusilpassèrent par les meurtrières qui défendaient l’entrée, etplusieurs coups de feu éclatèrent, tirés tant du dedans que par lesnôtres. Les femmes se mirent alors à crier, voyant un homme blessélâcher le chevron&|160;; mais une belle gaillarde robuste galopa leremplacer. De cette même décharge, je me sentis cinglé à la joue età l’épaule, mais je n’y pris garde, dans la grande excitation oùj’étais.

–&|160;Hardi&|160;! criai-je, cognezferme&|160;! la porte va tomber, cette fois&|160;!

Alors, d’un élan vigoureux, s’animantpar leurs cris, nos hommes coururent sur la porte qui céda, laserrure arrachée, les barres brisées, les gonds tordus. Comme elletenait encore quelque peu, le faure acheva de la faire tomber avecson lourd marteau.

–&|160;En avant&|160;!

Et empoignant la hache d’un homme, jem’élançai dans l’escalier, suivi de tous ceux qui étaient là,quelques-uns avec des lanternes, et enjambant les degrés quatre àquatre. Je fus bientôt au palier du premier étage, où étaient lecomte et ses filles, ainsi que Mascret, tous à demi vêtus et sedépêchant de recharger leurs armes.

–&|160;Ah&|160;! brigand&|160;!m’écriai-je en me précipitant sur le comte, la hachelevée.

Lui, n’ayant pas fini de recharger sonfusil, le prit par le canon et essaya de m’assommer d’un coup decrosse.

Heureusement, je le parai avec ma hache,qui en retomba&|160;; puis, aussitôt la levant de nouveau, dans unélan furieux, sans faire attention aux bourrades que Mascret et laplus jeune fille m’ajustaient par les côtes, à grands coups decanon de fusil, j’envoyai au comte un coup qui devait lui fendre latête. Il fit un grand saut en arrière, évita le coup, et se trouvaprès de la porte d’entrée de la grande salle, où, heureusement pourlui, il fut saisi, et aussi le garde, par ceux de nos gens quiavaient escaladé les croisées en repoussant le piqueur et lesautres domestiques.

–&|160;Ah&|160;! mes amis, vous mefaites tort&|160;! dis-je, en abaissant ma hache, ne voulant pas lefrapper maintenant qu’il était hors d’état de sedéfendre.

«&|160;Qu’on ne fasse de mal à personnemaintenant&|160;! ajoutai-je, en m’apercevant que le comte et lesautres étaient malmenés un peu fort.

Trois des demoiselles, voyant leur pèrepris, s’étaient sauvées à l’étage au-dessus&|160;; mais la plusjeune, qu’on appelait Galiote, se défendait encore comme un vraidiable, et repoussait à coups de crosse ceux qui voulaient ladésarmer. Pour l’avoir sans la blesser, on arracha un grand rideaud’une fenêtre de la salle et on le lui jeta dessus. Pendant qu’ellecherchait à s’en dépêtrer, on lui ôta son fusil, et on la mit dansl’impossibilité de faire de mal à personne.

Après que le comte, Mascret, le piqueuret les autres eurent les mains attachées avec des cordons derideaux, on les fit tous descendre dans la cour. Puis, suivi dequelques hommes, je montai l’escalier pour rechercher les troisautres demoiselles qui, moins braves que leur cadette, s’étaientenfuies. Après plusieurs portes barricadées qu’il fallut enfoncer,on les trouva cachées au fond d’un cabinet, derrière des robesaccrochées au mur. Tremblantes de peur, elles se jetèrent aux piedsde ces paysans qu’elle avaient tant de fois maltraités.

–&|160;Ne craignez rien, leur dis-je,nous ne sommes pas de la race des Nansac, pour insulter ou battredes femmes&|160;: allez vous vêtir et revenezpromptement.

Et je descendis. Dans la cour noire, oùbrillaient seulement quelques lanternes portées par des paysans, lecomte était là, les mains liées, n’ayant sur lui que son pantalonet sa chemise toute en loques. Près de lui, épeurés, se tenaientles gens du château&|160;; et tous ceux des villages, hommes etfemmes, les entouraient et leur reprochaient leurs méfaits avec desinjures et des gestes menaçants&|160;; quelques-uns mêmecommençaient à crier qu’il fallait faire passer le goût du pain auNansac. Lui, très pâle, tâchait d’assurer sa contenance devant la«&|160;paysantaille&|160;», comme il avait coutume de dire, mais onvoyait tout de même qu’il rageait et tremblait en même temps de sesentir à la merci de cette foule irritée qui grossissait maintenantdes vieux et des petits droles des villages, réveillés par lescoups de fusil.

Quand j’arrivai, une femme en cheveuxgris, celle qui m’avait répondu la première, là-bas, à laPeyre-Male, écartait les gens, et, furieuse, envoya au comte uncoup de bâton qui lui tomba sur le cou au mouvement qu’ilfit&|160;:

–&|160;Foutu gueux&|160;! ma drole estperdue par la faute de ton coquin de fils&|160;: tu vas payer pourlui&|160;!

Et à cette voix s’en joignaientd’autres, clamant leurs griefs au comte, et, dans la colère, luiportant les poings sous le nez, cependant que l’un le tenait déjà àla gorge et que les bâtons et les serpes se levaient sur satête&|160;: il était temps d’arriver.

Le sang découlait de ma joue, et jesentais ma blessure de l’épaule saigner sous ma veste&|160;; mais,malgré ça, j’écartai la foule, et, levant le bras, jecriai&|160;:

–&|160;Arrêtez&|160;!… Jusqu’ici, bravesgens, je vous ai bien conseillés, n’est-ce pas&|160;? Ehbien&|160;! écoutez-moi encore&|160;!… Vous avez tous à vousplaindre de cet homme et des siens&|160;; il n’est pas decoquineries qu’il ne vous ait faites…

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;!

Et tous autour du comte, le poing tendu,ou brandissant une arme, lui crachaient ses canailleries à laface.

–&|160;Mais toi, Jacquou, me cria unefemme, tu as le plus à te plaindre de tous&|160;!

–&|160;C’est vrai, Nadale&|160;; cethomme est la cause que mon père est mort aux galères&|160;; que mamère est morte de misère, désespérée&|160;; que ma pauvre Linas’est allée jeter dans le Gour, me croyant disparu à toutjamais&|160;; pour moi, il m’a tenu quatre jours et quatre nuitsdans le fond de l’oubliette de la prison, et si je n’y suis pascrevé de faim, lentement, mangé demi-vivant par les rats, c’estgrâce au chevalier de Galibert…

«&|160;Ah&|160;! tu nies, gredin&|160;!– fis-je en voyant le comte secouer la tête.

«&|160;Allez avec une échelle dans laprison – dis-je à trois ou quatre autour de moi – levez la dalle etdescendez dans ce tombeau, vous y trouverez les morceaux des cordesqui m’attachaient et que j’ai usées à grand-peine contre lesmurailles, et vous y verrez aussi des os pourris et tombant enpoussière, de quelque malheureux qui y a été jetéautrefois.

Tandis que ceux-là allaient à la prison,je me donnai garde de la plus jeune fille du comte. Elle était làprès de lui à moitié vêtue, dans une attitude crâne. Ses épaischeveux fauves brillaient comme des louis d’or et retombaient enmasse sur ses épaules nues&|160;; sa bouche serrée exprimait lemépris, les ailes de son nez un peu recourbé se gonflaient decolère, et ses yeux d’un bleu sombre m’envoyaient un regardhaineux, pénétrant comme une lame d’épée.

Mais, en ce temps-là, je n’avais pasfroid aux yeux non plus, et je la regardai fixement sans ciller.C’était une belle fille de dix-huit ans, grande, bien faite ethardie, qui se tenait là, sans honte et sans embarras, à demi nueau milieu de tout ce monde. Non pas qu’elle fût dévergondée, carelle était la seule des quatre sœurs dont on ne dît rien, maiscette attitude venait de son dédain pour tous ces paysans qui à sesyeux n’étaient pas des hommes.

Moi, j’eus honte pour elle, et je luidis&|160;:

–&|160;Allez vous vêtir.

Elle me dévisagea sans répondre, lesbras nus toujours croisés sur sa poitrine, et ne bougeapas.

–&|160;Emmenez votre demoiselle, dis-jeà une des chambrières, ou bien je vais la faire habiller par nosfemmes, tout d’abord.

Alors elle se décida, mais si ses yeuxavaient été des pistolets, j’étais mort.

Cependant les hommes étaient revenus etrapportaient de l’oubliette des bouts de corde et des débrisd’ossements.

–&|160;À cette heure, nieras-tu&|160;?méchant Crozat&|160;!

Il devint encore plus pâle, ferma lesyeux et ne répondit pas.

–&|160;Il faut le pendre&|160;! milledieux&|160;! il faut le pendre&|160;! criaientquelques-uns.

–&|160;Si nous le pendons, m’écriai-je,il ne souffrira qu’un court instant, dans deux minutes tout serafini&|160;: nous avons mieux. Vous avez tous vu près de la Vézère,en allant à la dévotion de Fonpeyrine, les ruines du château deReignac, dans la paroisse de Tursac. Il y avait là, avant laRévolution, un noble si gredin, si mauvais sujet pour les femmes,qu’on l’appelait dans le pays&|160;:le bouc de Reignac. Ehbien&|160;! ces ruines, c’est mon grand-père qui les a faites avecles gens de Tursac, fatigués des malfaisances de ce misérable.Lorsqu’on lui eut brûlé son château, le bouc de Reignac, déjà perdude dettes, traîna dans le pays quelque temps et finit par crever derage et de misère&|160;: ainsi se débarrassa-t-on delui.

«&|160;Puisque vous êtes tous d’accordque j’ai le plus à me plaindre de cet homme, laissez-moi en fairejustice. La plus grande punition pour lui, pire que la mort, c’estd’être ruiné, de traîner, lui si fier, si orgueilleux, uneexistence méprisée&|160;; ce qui arrivera de force, car, sans lesou, il n’aura plus d’amis, attendu que les autres nobles nel’aiment ni ne l’estiment non plus que les paysans.

Ici le comte essaya dericaner.

–&|160;Tu le sais bien, Crozat, qu’ilsne te prennent pas pour un des leurs&|160;! qu’ils se souviennentde ton grand-père, le porteur d’eau auvergnat&|160;!

Et je repris&|160;:

–&|160;De même que les gens de Tursacont brûlé Reignac, il nous faut brûler l’Herm. L’abolition totalede ce repaire de bandits achèvera de ruiner ce prétendu seigneur,qui s’en ira mendier de château en château une pitié méprisante quisera son plus grand châtiment&|160;!…

«&|160;Croyez-m’en, mes amis&|160;! Jesuis d’une race où l’on s’y connaît. Du temps de Henri IV, un demes anciens, chef d’une troupe de Croquants, brûlait les châteauxdes nobles, tyrans du pauvre paysan, et c’est de celui-là que nousvient ce sobriquet de Croquant&|160;! Mon grand-père brûlaReignac, comme je viens de le dire&|160;; moi, j’ai commencé, il ya treize ans, en brûlant la forêt de l’Herm et, aujourd’hui, jevais faire flamber le château&|160;!

–&|160;C’est ça&|160;! c’estça&|160;!

–&|160;Allons, empilez des fagotspartout, dans la cuisine, dans les salles du bas&|160;; montez dela cave les barriques d’eau-de-vie, l’huile du bac, et nous allonsvoir un beau feu de joie&|160;!

Tandis que les gens couraient àl’ouvrage, la chambrière sortit du château et vint versmoi.

–&|160;Mademoiselle ne veut pasdescendre.

–&|160;J’y vais, répondis-je, venez memontrer où elle est.

Arrivés en haut, je vis la jeune fillehabillée, et assise dans un coin de la chambre.

–&|160;Il faut descendre, luidis-je&|160;: nous allons brûler le château.

Elle me regarda durement, sansrépondre.

–&|160;Si vous ne venez pas de bon gré,vous viendrez de force.

Et je m’avançai vers elle.

À ce moment, elle leva un petit poignardsur moi et essaya de me frapper&|160;; mais je lui attrapai lepoignet à la volée et je la désarmai.

–&|160;Quoique vous me le donniez un peupar force, je le garde pour le moment&|160;! dis-je en mettant lepoignard dans la poche de ma veste.

Et, en même temps, la saisissant àbras-le-corps, je l’emportai, nonobstant sa résistance.

Ce que c’est que l’homme&|160;! Malgrétoute ma haine pour le comte de Nansac, haine qui rejaillissait surles siens, en emportant cette belle créature à travers les salleset les corridors, j’étais ému. Le souffle de son haleine sur mafigure, et contre moi ce corps superbe se mouvant pour m’échapper,me faisaient passer dans le cerveau de ces folies brutales desoudards prenant une ville d’assaut. La vue du sang qui coulait dema joue, tombant sur le front de la Galiote, achevait de me griser.Et puis nous étions seuls&|160;: la chambrière avait dégringolé lesescaliers, épouvantée à la pensée du feu. Je m’arrêtai entraversant un corridor.

–&|160;Tenez-vous tranquille&|160;! luidis-je rudement en plongeant mes yeux dans les siens et en laserrant plus fort, tandis qu’elle cherchait à megriffer.

Elle comprit, et ne bougea plus&|160;;un instant après, je la déposais sur ses pieds, près de sonpère.

Puis, tout étant prêt, je pris unelanterne à un homme&|160;; mais, au moment où j’allais vers lagrande salle, une voix s’écria&|160;:

–&|160;Et le capelan&|160;?

Foutre&|160;! personne n’y avaitsongé.

–&|160;Allez donc le quérir, dis-je, etfaites vite.

Un moment après, le gros dom Enjalbertarriva dans la cour, traîné par trois ou quatre hommes quil’avaient découvert caché dans les galetas. Le malheureux criaitcomme un porc qu’on va saigner, ne s’interrompant que pour demandergrâce d’une voix piteuse.

–&|160;Allons, tais-toi,braillard&|160;! ne vois-tu pas tous les autres sur pied&|160;?… Iln’y a plus personne&|160;? Alors, en avant&|160;!

Et, entrant dans le château, je défonçaià coups de hache deux barriques d’eau-de-vie qui se répandirent surle plancher, puis j’y mis le feu, et je ressortis.

À travers les croisées, ouvertes pouraviver le feu, on voyait la flamme bleuâtre s’élever, frôlant lesmurs, enveloppant les meubles, grimpant aux rideaux. et enflammantles fagots entassés dans la grande salle. Un quart d’heure après,un énorme bûcher flambait jusqu’au plafond, et l’incendie attaquaitles pièces voisines. Les baies s’illuminaient successivement àmesure que le feu gagnait, et, une heure après, tout l’intérieurn’était plus qu’une immense fournaise, vomissant par les ouverturesdes torrents de flammes qui, comme des langues ardentes, léchaientles murs extérieurs. Puis le feu s’élançant à l’escalade gagna leshauts étages, et bientôt les vieilles charpentes de châtaignier,chauffées à force, prirent feu comme des allumettes de chènevottes.Alors les ardoises commencèrent à pleuvoir dans la cour,surchauffées par les lambris qui brûlaient&|160;: il fallut sereculer. Enfin, la couverture s’étant effondrée avec fracas, lesflammes montèrent dans les airs par les travées, jetant au loin surles coteaux des reflets rougeâtres, tandis qu’à Rouffignac et àSaint-Geyrac le tocsin sonnait à coups précipités.

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;!sonnez&|160;! sonnez&|160;!

Lorsque les gens réveillés par lescloches voyaient que c’était le château de l’Herm qui brûlait, ilsne se dérangeaient pas, disant&|160;: «&|160;Ça n’est pas un grandmalheur&|160;!&|160;» Et, s’il en venait quelques-uns, c’était parcuriosité.

Quoique ces vieux bois flambassent àplaisir, les poutres et les chevrons, très forts, résistèrentlongtemps&|160;; mais pourtant, sur le matin, la charpentes’affaissa, entraînant les restes des poutres des étages inférieurset faisant jaillir vers le ciel des milliasses d’étincelles. Alorsil ne resta plus entre les murs calcinés que des débris de boisnoircis brûlant sur un grand amas de braise.

À ce moment, j’entendis deux hommes sechamailler derrière moi, et, me retournant, je vis qu’ils sedisputaient un fusil double, enlevé à ceux du château.

–&|160;Ce n’est pas la peine de débattreentre vous de la chape à l’évêque, mes amis. Vous savez ce qui estconvenu&|160;: nul n’emportera un bouton.

Et, prenant le fusil, j’allai le lancerdans le feu par une croisée, et je revins.

–&|160;Maintenant que justice est faite,qu’on laisse aller tout ce monde&|160;! dis-je en montrant le comteet les siens, blêmes et frissonnants sous l’air frais du matin,malgré le brasier ardent d’où montaient quelques nuages de fuméebleuâtre.

Lorsque, une fois déliés, ils se furentéloignés, se dirigeant vers leur plus proche métairie,j’ajoutai&|160;:

–&|160;Et vous autres tous, gardez larecordance que moi seul ai mis le feu au château, rejetez sur moice qui s’est passé, je prends tout sur mon compte.

Là-dessus, comme je pensais bien que jene tarderais pas à recevoir la visite des gendarmes, je m’en fustout droit à Thenon, avec deux autres blessés, pour nous fairetirer les balles de la chair.

Le lendemain, à la pointe du jour, onheurta fortement à la porte. Jean se leva et revintdisant&|160;:

–&|160;Les gendarmes sont là.

–&|160;Dites-leur que j’yvais.

Et, m’étant habillé, je lui donnai lepoignard de la demoiselle Galiote&|160;:

–&|160;Gardez-moi cet outil, Jean, et aurevoir&|160;!

Les gendarmes, m’ayant enchaîné lesmains, me mirent entre eux, et s’en furent vers Prisse, puis àl’Herm, faisant se musser les petits droles épeurés. Après qu’ilseurent rassemblé tout le monde dans l’enceinte du château, devantles ruines fumant encore, le juge de paix et le maire commencèrentdes interrogats à n’en plus finir. Mais ça n’était pas chosefacile&|160;: il fallait arracher les réponses aux gens, comme avecun tire-bouchon&|160;; et encore, ça ne les avançait guère, car cesréponses ne disaient pas grand-chose. Pour moi, j’avouai hautementque j’étais le seul coupable, que j’avais tout fait&|160;; mais ilsdisaient que ça n’était pas possible, pour ce qui était de la prisedu château. Enfin, sur les renseignements du maire et lesdénonciations du comte, d’après les ordres du juge les gendarmesramassèrent au petit bonheur cinq ou six paysans, de ceux réputésmauvaises têtes, méchants sujets, et, nous ayant enchaînés deux pardeux, nous emmenèrent à Montignac. Le matin, on nous tira de bonneheure d’un endroit puant où nous avions couché sur la paille, pournous conduire à Sarlat.

Au juge d’instruction qui nousinterrogea, je répondis, comme au juge de paix, que c’était moi quiavais tout fait, allumé le feu, et le reste&|160;: les autres,comme il était convenu, me mirent tout sur le dos. Cependant, commeça n’était pas possible, le juge s’entêta à nous faireavouer&|160;; mais il avait affaire à de plus têtus que lui. Alorsil nous laissa tranquilles quelques jours, et une grande enquêtecommença. Tous ceux des villages d’autour de l’Herm furent mandés àla mairie de Rouffignac, où siégeaient le procureur, le juged’instruction et un greffier, assistés des estafiers de la justice.Mais ils ne salirent guère leur papier à écrire les réponses&|160;:personne ne savait rien&|160;; tous étaient venus oyant le tocsin,ou voyant le feu&|160;; quant à ce qui s’était passé avant,personne n’avait rien vu. Cependant, comme ces messieurs nevoulaient pas rentrer bredouilles, on tria encore dans tout cemonde trois hommes qui vinrent nous rejoindre à la prison deSarlat.

Nous n’étions pas trop mal dans cetteprison. Le geôlier, seul pour tous les prisonniers, se faisaitaider par sa fille à nous apporter la soupe. Cette fille était unegrande pâle, qui avait l’air d’être poitrinaire. Elle s’intéressaitfort à nous&|160;; à moi surtout, qu’elle prenait, je crois, pourun chef de bandits célèbre. De temps en temps, elle m’apportait descompresses pour mettre sur mon épaule qui me cuisait fort, et sousprétexte de voir si nous ne cherchions pas à nous sauver, ellevenait dix fois le jour à une fenêtre grillée qui donnait sur lapetite cour, entourée de hauts bâtiments, où nous sortions, et mefaisait part de ce qui se disait en ville sur notre compte. Sur sademande, je lui racontai mon histoire qui l’intéressa tellementqu’un soir elle me proposa de me faire sauver.

–&|160;Pauvre petite, lui dis-je, jevous suis bien obligé de ça et je n’oublierai jamais votre boncœur&|160;; mais vous pensez bien que je me ferais couper le couplutôt que d’abandonner ceux qui m’ont suivi&|160;; et puis votrepère en pâtirait fort, vous entendez bien&|160;?

On nous garda plus d’un mois et demi àSarlat. Dans les commencements, le juge nous faisait venir pournous interroger quasi tous les matins, moi principalement. Le mâtinsavait son métier, et il me posait quelquefois des questions àdouble tranchant comme un couteau de tripière, d’où j’avais quelquepeine à me démêler. Lorsque ça m’arrivait, je faisais le niais,celui qui ne comprend pas, pour me donner le temps de réfléchir.Les autres, eux, ne savaient rien, n’avaient rien vu, rien entendu,sinon les cloches sonnant au feu, qui les avaient fait accourir àl’Herm. Enfin, voyant qu’il ne tirait pas grand-chose de nous, lejuge finit par nous laisser tranquilles et grabela son affaire toutseul.

Quoique nous ne fussions pas trop mallà, je m’y ennuyais fort, car, comme le disait le chevalier,«&|160;il n’y a pas de belle prison, ni de laides amours&|160;», etde plus il me tardait d’être jugé. Aussi fus-je content lorsqu’unmatin le geôlier nous réveilla de bonne heure.

–&|160;Vous partez pour Périgueux,dit-il.

Quand nous fûmes prêts, il nous donna àchacun un morceau de pain&|160;; puis les gendarmes vinrent quinous attachèrent deux à deux.

Au moment où nous partions, la fille dugeôlier accourut, et me dit&|160;:

–&|160;Que Dieu vous garde&|160;! jevais faire brûler un cierge pour vous autres.

Et, en disant ça, elle me regardait, lesyeux mouillés, et de telle façon que je connus que c’était pour moiqu’elle parlait ainsi sous le couvert de tous.

Ça me toucha au cœur&|160;:

–&|160;Grand merci&|160;! luirépondis-je, grand merci de votre bonté&|160;!

En ce temps-là, on ne portait pas commeaujourd’hui les prisonniers en voiture, ni en chemin de fer, pourla bonne raison qu’il n’y avait pas de chemins de fer, ni guère devoitures, et de celles-ci, les quelques-unes qu’il y avait, lespauvres diables n’y montaient pas.

On avait tellement parlé de notreaffaire au pays sarladais, dans les marchés, les foires, et, ledimanche, devant la porte des églises, que tout au long de la routeles gens nous voyant passer disaient&|160;: «&|160;Ce sont lesincendiaires de l’Herm&|160;»&|160;; et ils nous apportaient àboire, ce qui n’était pas de refus, car la chaleur étaitgrande.

Il nous fallut trois jours pour faire laroute, mais il faut dire que nous ne marchions pas vite, plusieursayant aux pieds les lourds sabots avec lesquels ils avaient étépris. Notre premier gîte d’étape fut à Montignac, où l’on nousenferma dans la prison puante que nous connaissions déjà. Commenous y arrivions, un grand vieux qui était là avec quelques autresnous cria&|160;:

–&|160;Bon courage,citoyens&|160;!

–&|160;Merci&|160;! lui répondis-je,merci bien&|160;! Nous n’en manquerons pas&|160;!

Plus tard, je sus que ce vieux était leCassius dont M.&|160;de&|160;Galibert nous avait parlé une fois.Brave homme, il l’était, car, ne pouvant faire autre chose, iltrouva moyen de nous faire passer un cornet de tabac à priser pourceux qui en usaient.

Le second jour, nous ne fîmes que deuxgrandes lieues de pays, jusqu’à Thenon&|160;; mais la troisièmejournée fut dure, surtout pour ceux qui traînaient leurs sabots,car l’étape est longue, de sorte que nous arrivâmes tard àPérigueux, où l’on nous boucla incontinent à la prison, qui étaiten ce temps dans l’ancien couvent des Augustins, sur les allées deTourny.

Le lendemain, le président des assisesvint m’interroger et me demanda si j’avais un avocat.

–&|160;Oui, monsieur, lui répondis-je,c’est M.&|160;Vidal-Fongrave.

–&|160;Ah&|160;!M.&|160;Vidal-Fongrave&|160;?

–&|160;Oui, monsieur, il nous défendtous.

Et alors je compris à son étonnement quenotre affaire ne lui paraissait pas bonne, car M.&|160;Fongrave,l’«&|160;Honnête-Homme&|160;», comme on l’appelait, avait laréputation de ne pas se charger d’affaires injustes.

Je lui avais écrit de Sarlat pour leprier de nous défendre, et je lui avais raconté tout au long ce quis’était passé. Après que nous fûmes arrivés à Périgueux, il venaitsouvent à la prison et nous voyait tous, moi principalement, afinde bien connaître l’affaire. Je me souviens qu’un jour, après queje lui eus exposé mon plan et raconté comment je m’y étais prispour forcer le château, il me dit en me tutoyant, comme m’ayant vutout petit&|160;:

–&|160;Tu aurais dû te fairesoldat&|160;! tu as la bosse du métier.

–&|160;Ma foi, monsieur Fongrave, j’aitiré un bon numéro et je n’ai point eu envie de m’enrôler&|160;;j’aime trop ma liberté.

Ensuite, en causant de notre défense, ilme dit qu’un grand nombre de gens de l’Herm et des villages voisinsétaient cités comme témoins à décharge, et qu’il espérait que lesdépositions de toutes ces victimes du comte pèseraient sur ladécision des jurés.

Le jour qu’on commença notre procès,c’était le 29 juillet 1830. Il y avait grande rumeur dans lepalais, et les avocats et tous les curieux conféraient desnouvelles de Paris qui annonçaient la révolution. Les témoinsappelés par le procureur étaient le comte, ses filles, et tous ceuxdu château&|160;: personne autre n’avait rien vu. Dans une affaireoù beaucoup de gens sont mêlés, c’est rare qu’il n’y ait pasquelque gredin acheté à bons deniers pour trahir les autres&|160;;mais ici rien de pareil, nul ne broncha. Le Nansac me chargea fort,ainsi que dom Enjalbert qui raconta tant de choses, qu’on eût cruque lui seul savait tout ce qui s’était passé. Il m’impatientatellement que je finis par lui dire&|160;:

–&|160;Et comment avez-vous pu voir toutça, étant caché derrière un coffre dans legrenier&|160;?

Tout le monde s’esclaffa de rire, ce quilui coupa totalement la parole.

Les trois demoiselles aînées ajoutèrentaussi quelque peu à la vérité, d’où je connus que ceux qui avaienteu le plus de peur étaient ceux qui me chargeaient leplus.

Car la plus jeune, elle, ne témoignarien que la vérité. Comme le président, pour guirlander monaffaire, avait donné à entendre que, lorsque j’avais été lachercher, j’avais essayé de la violenter, elle dit nettement qu’iln’en était rien&|160;; que j’étais le chef de cette bande debrigands qui avait attaqué le château&|160;; que moi seul y avaismis le feu&|160;; qu’elle regrettait fort de n’avoir fait que meblesser de son coup de fusil, mais qu’autrement elle n’avait rien àme reprocher.

–&|160;Pourtant, mademoiselle, répliquale président, l’accusé Ferral avait des égratignures au visage, etvous-même aviez du sang sur la figure.

–&|160;J’ai pu lui donner quelques coupsd’ongles en me débattant, lorsqu’il m’emportait hors duchâteau&|160;; quant au sang que j’avais au front, c’était celui desa blessure à la joue qui coulait sur moi.

–&|160;Voyons, mademoiselle, peut-êtreéprouvez-vous quelque confusion, bien naturelle, à confesser cettetentative&|160;; mais rassurez-vous, votre réputation n’en peutsouffrir à aucun degré&|160;: dites-nous bien toute lavérité.

–&|160;Je l’ai dite tout entière,monsieur&|160;; je hais l’accusé, mais je n’ai pas de griefspersonnels contre lui. Je dois même ajouter que sans lui mon pèreaurait été certainement assommé par la foule furieuse.

–&|160;C’est bien, allez vous asseoir,fit sèchement le président.

Et puis commença le long défilé destémoins à décharge. À mesure que tous ces pauvres gens, victimesdes violences cruelles et des odieuses vexations du comte,faisaient le récit naïf de leurs misères, on voyait le nez duprocureur s’allonger dans ses papiers où il se donnait le semblantde chercher quelque chose, tandis que le président tapait de petitscoups impatients sur son bureau avec un couteau à papier. Quant auxjurés, il était visible que cette audition leur produisait unebonne impression.

La comparution du chevalier de Galiberteut un grand succès, de curiosité d’abord, car en ville on avaitoublié ces anciens costumes de nobles de l’ancien régime, tels quele sien, et ensuite son témoignage me fut tellement favorable quele public, qui s’intéressait à nous, faisait entendre des murmuresd’approba­tion.

Lorsqu’il eut achevé,M.&|160;Vidal-Fongrave se leva&|160;:

–&|160;Monsieur le président, jevoudrais demander à M.&|160;le chevalier de Galibert de nous faireconnaître son opinion sur M.&|160;le comte de Nansac.

–&|160;La question me paraîtinutile…

Mais déjà le chevalier répondaitvivement&|160;:

–&|160;Je n’éprouve aucun embarras àm’expliquer sur ce point. Un vieux proverbe dit&|160;:

On fait carême prenant avec safemme,

&|160;&|160; Pâques avec soncuré.

«&|160;J’y ajoute&|160;: Et le sabbatavec le comte de Nansac.

Qui le suit, mals’ensuit.

Quoique ce fût un peu tiré par lescheveux, il y eut là-dessus des rires et une grande rumeur dansl’auditoire nonobstant les vives admonestations du président. Puis,comme il était heure tarde, l’affaire fut remise au lendemain, pourle réquisitoire du procureur et la plaidoirie deMe&|160;Fongrave qui nous défendait tous.

Le lendemain on savait qu’à Paris lepeuple avait battu les Suisses, la garde royale, et que Charles Xétait en fuite. Ces nouvelles estomaquèrent quelque peu les gens dela justice qui attendaient autre chose&|160;; mais pourtant çan’empêcha pas le procureur de demander ma tête avec âpreté. Cen’était point l’homme juste qui s’élève au-dessus des hommes et deschoses, qui pèse les circonstances, scrute les motifs, tient comptedes événements et requiert le châtiment qui, dans sa conscience,lui paraît équitable&|160;: non, son métier était de me faireguillotiner, et il faisait tout son possible pour y arriver. Ilassura que j’avais le crime dans le sang, témoin cet ancien à moi,pendu autrefois pour révolte et incendie, à qui je devais lesobriquet injurieux de Croquant. De celui-là, il passa àmon grand-père emprisonné à la veille de la Révolution pour avoirbrûlé le château de Reignac&|160;; puis vint à mon père, lemeurtrier de Laborie, mort au bagne, et enfin, arrivant à moi, ildit que j’avais dépassé mes ancêtres en précoce perversité,puisque, avant d’incendier l’Herm, à l’âge de huit ans j’avaisbrûlé la forêt du comte. Ensuite, après avoir longuement assuré quela haine des riches était le seul mobile de mon crime, il passa auxautres accusés. Pour ceux-là, il ne refusait pas les circonstancesatténuantes, il se contentait des galères à perpétuité. Mais pourmoi, qui avais conçu, comploté et exécuté le crime, comme celarésultait de mes propres aveux, il fallait que ma têtetombât&|160;; et en même temps, d’un geste de sa main sèche, ilsemblait me la couper lui-même.

Moi, j’écoutais tout ça distraitement,sans beaucoup m’en émouvoir&|160;; ma pensée était ailleurs. Jerevoyais mon pauvre père assis sur ce même banc où j’étais, et mamère mourant sur un grabat dans toutes les affres dudésespoir&|160;; je songeais à ma chère Lina gisant au fond del’abîme du Gour, et, me laissant aller à toutes ces tristespensées, je me disais que maintenant, ayant vengé ceux quej’aimais, ma tâche faite, la mort n’avait riend’effrayant…

–&|160;Maître Fongrave, vous avez laparole, dit le président.

Et alors notre avocat se dressa enpieds, posa son bonnet devant lui, et commença ainsi d’une voixgrave et profonde son plaidoyer, reproduit en entier le lendemainpar le journal l’Echo de Vésone&|160;:

«&|160;Messieurs les jurés,

«&|160;Il me semble entrevoir à traversles siècles quelques traces de la justice inconsciente des choses.Ce n’est pas, certes, cette justice haute et sereine à laquelleaspire l’humanité, mais une sorte de talion vengeur qui fait quel’oppression engendre la haine, que la tyrannie suscite la révolte,que la violence appelle la violence, et l’injustice la violationdes lois de la justice.

«&|160;L’affaire qui vous est soumisen’est qu’un épisode de cette longue suite de soulèvements depaysans, amenés par des vexations cruelles, une insolence sansbornes et par la plus brutale oppression.

«&|160;Tous les coupables ne sont pas làsur ce banc derrière moi, messieurs&|160;! Il y manque celui dontles agissements criminels ont amené les événements dont les accusésont à répondre&|160;; il y manque ce prétendu gentilhomme, cepetit-fils orgueilleux d’un vilain qui ramassa des monceaux d’orimpur dans le ruisseau de la rue Quincampoix…

–&|160;Maître Fongrave, interrompit leprésident, ces apprécia­tions rétrospectives sont inutiles&|160;;vous n’avez pas à rechercher les origines de la fortune d’unehonorable famille&|160;; tenez-vous-en aux faits de la cause&|160;:la propriété doit être respectée…

–&|160;Monsieur le président, jesouscris pleinement à cette maxime… Je respecte donc la fortuneacquise par un labeur honnête et persévérant, et je respecte aussila propriété qui est le fruit visible du travail. Mais lorsqu’unefortune est édifiée sur la ruine publique, lorsque la propriétéprovient d’une vaste escroquerie, j’ai le droit comme homme etcomme avocat de les flétrir et de les mépriser&|160;!

«&|160;Je disais, messieurs les jurés,que le plus coupable était cet anobli qui apparaît en ce sièclecomme un monstrueux anachro­nisme.&|160;»

Et alors, reprenant les dépositions destémoins à décharge, M.&|160;Fongrave fit le tableau effrayant desmisères, des vexations, des cruautés subies par les paysans voisinsdu comte. Il le peignit tel qu’il était, orgueilleux, dur etméchant, foulant sans pitié les pauvres gens, les écrasant sous unetyrannie capricieuse et arbitraire, faisant le mal uniquement pourle plaisir de le faire et le faisant impunément grâce à la coupablefaiblesse des autorités&|160;:

–&|160;Voilà, s’écria-t-il, où nous ensommes quarante ans après la proclamation des droits del’homme&|160;! Et maintenant, messieurs, ne pourrait-on s’étonnerque les voisins du comte de Nansac aient poussé la patience jusqu’àla longanimité&|160;? qu’ils n’aient pas su dire plus tôt&|160;:«&|160;Non&|160;!&|160;»

Puis, passant à moi en particulier, ilfit l’histoire de ma vie misérable dès ma première enfance, etraconta tous mes malheurs causés par la méchanceté barbare ducomte. Lorsqu’il montra mon père miné par la fièvre, expirant surle lit de camp du bagne&|160;; qu’il fit voir ma mère, la vaillantefemme, mourant affolée par les angoisses du désespoir, je mis uninstant ma tête dans mes mains et j’essuyai mes yeuxhumides.

Et à mesure qu’il continuait, montrantla haine semée dans mon cœur par la malfaisance du comte,grandissant, se fortifiant avec l’âge, et la résolution de vengermes malheureux parents devenue pour moi une sorte de vertu enl’absence de toute justice humaine, on voyait sur la figure desjurés transparaître la pitié. Puis, lorsqu’il en vint à ces quatrejours que j’avais passés dans le cul-de-basse-fosse de l’Herm,torturé par la faim et la désespérance, destiné à être dévoré àmoitié vivant par les rats, il y eut dans le public un frémissementsuivi d’un murmure sourd.

–&|160;Comment cet acte d’odieusetyrannie qui nous reporte aux plus tristes temps de la féodalité,comment cet abominable crime est-il resté impuni&|160;?s’écria-t-il. Comment ce coupable, qui perpétue dans ce siècle lesplus criminelles violences des plus méchants hobereaux du tempspassé, n’a-t-il pas été atteint et puni&|160;?

«&|160;Ah&|160;! il ne faut pass’étonner, messieurs, que lorsque la justice et l’humanité sontainsi outragées et violées impunément, la vindicte populaires’élève et juge sommairement les coupables&|160;! Heureux lorsque,comme dans cette affaire, elle se borne à des représaillesmatérielles&|160;!

«&|160;Si l’on consulte l’histoire, onvoit que, jusqu’à la Révolution qui en fut comme la synthèse, tousles soulèvements populaires ont été causés par la tyrannie cruelledes puissants&|160;: Bagaudes, Pastoureaux, Jacques, Gauthiers,Croquants…

–&|160;Arrivez au déluge, maîtreFongrave&|160;! dit le président qui, depuis le commencement decette plaidoirie, s’agitait fiévreuse­ment sur sonfauteuil.

–&|160;J’y suis, monsieur leprésident&|160;! Ce déluge, c’est le flot populaire qui, dans cestrois jours de tempête, a submergé le trône de Charles X, en cemoment sur le chemin de l’exil&|160;!…

À cette réplique envoyée d’une voixforte, les applaudisse­ments éclatèrent dans le public, malgré lesmenaces du président. Après que le silence fut rétabli,M.&|160;Fongrave continua&|160;:

–&|160;Messieurs, je termine. De mêmeque tous ces révoltés, dont j’aurais pu grossirl’énumération&|160;; de même que tous les innommés de l’Histoirequi ont, eux aussi, essayé en vain, pendant des siècles, desoulever le fardeau qui les écrasait, ou, pour mieux dire, lapierre du tombeau qui les recouvrait&|160;; de même, dis-je, quetous ces malheureux ont été absous par la postérité, ceux-cidoivent être acquittés par vous. Ce qu’ils ont fait, leurs ancêtresl’ont fait. Poussés à bout par des brutalités insolentes, par descruautés gratuites, par la violation humiliante de leur dignitéd’hommes, ils se sont révoltés. Puisque la loi n’existait pas poureux, puisque ceux qui devaient les protéger contre ces vexationsarbitraires et ces violences sans nom les ont abandonnés, puisqu’onles a relégués pour ainsi dire hors du droit et de la justice, jele dis bien haut&|160;: ils sont excusables&|160;; je diraispresque&|160;: innocents&|160;! Eux pauvres, chétifs et opprimés,ils ont voulu se remettre en leur droit naturel et, par manière dedire, de bêtes redevenir hommes&|160;: qui oserait lescondamner&|160;? Certes, ce n’est pas dans le pays de La Boétiequ’il se trouvera douze citoyens pour souffleter ainsil’humanité&|160;! Messieurs les jurés, je remets avec confiance lesort de tous ces accusés entre vos mains, certain qu’en ce momentoù le peuple de la capitale a chassé ceux qui voulaient confisquertoutes nos libertés, vous les rendrez à leurs familles. Ferral etses compagnons ont fait en petit ce que les Parisiens ont fait engrand&|160;: à défaut de la loi, ils ont appelé la force au servicede la justice. Acquittez-les, messieurs&|160;! la Révolution,triomphante à Paris, ne peut être condamnée ici&|160;!Acquittez-les, et vous comblerez les vœux de vos concitoyens quivous béniront pour avoir jugé, non en froids légistes, mais enhommes de cœur que rien de ce qui touche à l’humanité ne laisseindifférents&|160;!

Et M.&|160;Fongrave se rassit au bruitdes applaudissements.

Le procureur du roi fut tellementdéferré par l’effet de cette plaidoirie, visible sur la physionomiedes jurés, qu’il jugea inutile de répliquer. Quant au président, ilessaya bien, en faisant son résumé, d’effacer cette impression enfaisant ressortir, en grossissant les raisons du procureur et enamoindrissant celles de notre avocat, mais rien n’y fit&|160;:après une demi-heure de délibération, le jury revint avec unverdict d’acquittement pour tous les accusés.

À la sortie, toute une foule nousattendait curieusement pour nous voir de plus près, tant les gensdes villes sont badaurels. Je crois bien avoir dit ça déjà, maisc’est que l’occasion de le dire se présente souvent. En voyant cescurieux qui se bousculaient disant&|160;: «&|160;Les voilà&|160;!les voilà&|160;!&|160;» je pensais en moi-même&|160;: «&|160;Il yen aurait encore bien davantage s’il s’agissait de nous couper lecou&|160;!&|160;» Mais je n’en dis rien pour ne pas gâter la joiedes autres qui avaient eu peur de ne pas revoir leurmonde.

Nous allâmes tous gîter dans cettepetite auberge de la rue de la Miséricorde où nous avions logé, mamère et moi, lors du procès de mon père. Il n’y avait pas assez delits pour tous&|160;; mais, en ce temps-là, il était ordinaire envoyage, surtout pour les pauvres gens, de coucher deux ou troisensemble, ce que nous fîmes. Le lendemain matin, nous allâmes tousen troupe remercier M.&|160;Fongrave et lui demander ce que nouslui devions.

–&|160;Ah&|160;! fit-il, sachant quenous étions bien pauvres, ce n’est rien, mes amis. Je suis assezpayé de ma peine par le plaisir de vous avoir aidés à vous tirerd’une méchante affaire&|160;: allez-vous-en tranquilles chez vousautres.

Et après qu’il nous eut à tous donné lamain, nous le quittâmes après lui avoir renouvelé nos remerciementset l’avoir assuré de notre reconnaissance. Ça n’est pas pour dire,mais il n’avait pas obligé des ingrats, car, tant qu’il a vécu,tous lui ont marqué que nous n’avions pas oublié sa bonté. C’étaitles uns une paire de poulets ou de chapons, ou une panière de beauxfruits, ou un pot de miel, ou des pigeons&|160;; d’autres luiportaient un chevreau, un agneau ou un piot, autrement dit undindon. Moi, je lui avais fait une rente annuelle d’un lièvre queje lui envoyais par Gibert, l’épicier de Thenon, qui allait tousles ans à la foire des Rois faire ses emplettes&|160;; sans compteraussi quelques bécasses quand j’en trouvais l’occasion.

Ayant pris congé de M.&|160;Fongrave etdévalé la place du Greffe, nous traversâmes le Pont-Vieux, lesBarris, et nous voilà sur la grande route de Lyon, partis pour laForêt Barade, où nous arrivâmes à soleil entré, tous bien contentsde la revoir.

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