Jacquou Le Croquant

IX

Mon histoire tire à sa fin. Les soixanteans qui suivent peuvent se conter brièvement : il n’y a quedes événements communs.

Le dimanche après notre mariage, sansplus tarder, je m’en fus avec ma Bertrille à Fanlac pour rendre nosdevoirs au chevalier de Galibert et à sa sœur. Quoique je leureusse mandé que je prenais femme, ce n’était pas suffisant. Mais,arrivés là-bas, la veuve de Séguin le tisserand nous dit que lademoiselle Hermine était morte il y avait un an à la Saint-Martin.Quant à son frère il était toujours là, bien vieilli tout de mêmeet attristé de la mort de sa sœur. Nous le trouvâmes dans le salonà manger, devant un grand feu de bûches, se chauffant les jambes oùil avait des douleurs qui lui faisaient serrer les dentsquelquefois. Mais ça ne l’empêcha pas de nous faire un bon accueilet de nous régaler de quelques vieux dictons, quoique à mon avis ilne les plaçât pas aussi à propos que dans le temps.

– Ah ! te voilà, maîtreJacques ! fit-il en réponse à mon salut et celle-ci est tafemme, je parie ?

– Eh ! oui, monsieur leChevalier.

– Alors vous êtes de la religion desaint Joseph : quatre sabots devant le lit !

Nous rîmes un peu et luicontinua :

– Puisque tu es entré en ménage,Jacquou, rappelle-toi comme l’homme se doit gouverner :« Compagnon de sa femme et maître de son cheval… » Toutdoit être commun entre vous autres, le malheur et le bonheur, aussibien que les choses du train ordinaire de la vie, comme le marquele dicton familier :

Boire et manger, coucherensemble,

C’est mariage, ce mesemble.

Là-dessus, le chevalier me demanda oùj’étais maintenant et ce que je faisais.

Quand je le lui eusdit :

– Ce n’est pas le Pérou, fit-il,mais vous êtes jeunes tous deux, et vous vous tirerezd’affaire :

Pauvreté n’est pasvice.

Est assez riche qui ne doitrien.

Ayant jeté ces deux sentences coup surcoup, le chevalier se leva en s’appuyant sur les bras de sonfauteuil ; puis, s’aidant de sa canne, il passa à la cuisineet appela :

– Holà !Seconde !

La chambrière, qui était dans la cour,arriva.

– Il te faut faire déjeuner cesdeux jeunes gens, tu entends ?

– Bien, monsieur leChevalier.

Et lui, se tournant vers moi, dit enmanière d’explication :

– La pauvre Toinette est morte sixmois avant ma sœur.

Il resta un moment pensif, etajouta :

– On trouve remède à tout, forsqu’à la mort.

Et là-dessus, il s’assit près du feu,tandis que la Seconde taillait la soupe.

Et lorsqu’elle fut trempée, tandis quenous mangions, le bon chevalier me parlait du temps passé, etprenait plaisir à rappeler ses souvenirs. Il m’entretint longuementdu curé Bonal, et finit par conclure ainsi :

– C’était un homme et un prêtre,celui-là ! Aussi les pharisiens l’ont-ilspersécuté.

Puis, entre autres choses, il me demandace qu’étaient devenus les Nansac. Quand je lui eus dit que tousavaient disparu, hormis la plus jeune demoiselle qui était restéechez sa mère nourrice, il fit :

– Elle saura biens’arranger :

Belle fille et vieille robe trouventtoujours qui les accroche.

Sur les deux heures, au moment derepartir, le chevalier me dit :

– Tu sais, Jacquou, si jamais tuétais dans une passe à avoir besoin d’aide, fais-le-moisavoir.

– Grand merci, monsieur leChevalier, pour cette parole, et grand merci mille fois pour toutesvos bontés passées, desquelles je vous serai reconnaissant tant quej’aurai vie au corps. Ça n’est point probable que ça arrive, jesuis trop petit pour ça, mais si, de mon côté, je pouvais vous êtreutile en quoi que ce soit, ce serait de bien bon cœur.

– Merci, mon Jacquou ! çan’est pas de refus :

On a souvent besoin d’un plus petitque soi.

« Allons, adieu, mesdroles !

– Bonsoir, monsieur le Chevalier,et bien de la santé nous vous désirons.

– Quel brave homme ! me disaitma femme en nous en allant, et qu’il est plaisant avec sesricantaines et ses proverbes !

– Et si tu avais connu sa sœur,donc ! Celle-là, c’était une sainte. Pauvre demoiselle, quim’a fait mes premières chemises quand je suis arrivé àFanlac !… Je ne me consolerai jamais de n’avoir pas été à sonenterrement !

Guère de temps après mon mariage, jecompris que de travailler, par-ci par-là, à la journée, gagnantquelques sous, chômant souvent, et réduit à m’aider pour vivre dequelques petits ouvrages, c’était chose trop incertaine et ingrate,maintenant que j’étais en ménage, et que mieux vaudrait avoir unétat, ou entreprendre un travail où ma petite capacité pourrait meservir plus profitablement que dans le métier de journalier. Commeje n’approuvais qu’à demi le proverbe que le chevalier disaitparfois en riant :

Qui croit sa femme et soncuré

Est en hasard d’êtredamné…

J’en causai donc à notre Bertrille, quifut bien de mon avis.

Là-dessus, ayant ouï dire que le neveude Jean cherchait quelqu’un pour l’aider, j’allai le trouver etnous fîmes nos conventions : me voilà devenucharbonnier.

Lorsqu’on a la raison et qu’on a bonneenvie d’apprendre quelque chose, ça va vite : aussi monapprentissage ne fut pas long. Il faut dire aussi que l’état n’estpas de ceux pour lesquels il faut une grande habileté demain : c’est surtout l’expérience qui fait le bon charbonnier,jointe à un savoir-faire qu’on attrape assez facilement avec un peud’idée.

Au reste, il ne faut pas croire quel’état soit aussi désagréable qu’il est noir ; il ne faut passe fier aux apparences. Ainsi beaucoup, sans doute, préféreraientle métier de boulanger comme plus propre que celui decharbonnier ; quelle différence pourtant ! Être enfermédans un fournil où il fait une chaleur d’enfer, suer et geindretoute la nuit, courbé sur la maie ; se griller la figure pourenfourner, et aller se coucher quand les autres se lèvent, envoilà-t-il pas un beau métier ! Parlez-moi d’êtrecharbonnier.

Pour moi, cet état me convenait bien,parce qu’on est seul dans les bois, et qu’on vit là tranquille,sans avoir affaire que rarement aux gens. Il y en a qui ont besoinde la société des autres, qui veulent se mêler à la foule, à qui ilfaut des voisinages, des nouvelles, des échanges de platusseries ouplats propos ; moi pas, et il me paraît que c’est un malheurque de ne pas savoir vivre seul. Les hommes rassemblés valent moinsqu’isolés. Il en est du moral comme du physique, les grandesréunions humaines sont malsaines pour l’esprit et le cœur, commepour le corps. Les citadins ont beau se jacter de tel avantage, dececi, de cela et du reste, les pauvres gens n’en crachent pas plusloin que nous. Aussi, quand j’ois vanter l’habitation des villes,il me semble qu’on me dévide les tripes sur un dévidoir en boisd’érable, arbre que nous appelons azéraü.

Or donc, pour en revenir, rien n’étaitplus plaisant pour moi que ce travail en plein air, sous le soleil,et la surveillance des fourneaux à la clarté des étoiles. Ça n’estpas un travail qui empêche de penser ; au contraire, on en atout le loisir, et les sujets ne manquent pas. Que de fois, lanuit, levant la tête et voyant briller sur le bleu sombre du cielces millions de soleils perdus dans des profondeurs immesurables,je me suis pris à rêver. Et que de fois j’ai admiré ces astres quise meuvent dans l’infini, et, exacts comme une horloge bien réglée,viennent passer à tel point de l’espace où ils doiventpasser ! À force de les observer, j’ai fini par connaîtrel’heure à leur position, aussi bien qu’avec une montre. Je ne saisrien de plus beau que de voir l’étoile du soir monter lentement surl’horizon. Bien souvent, seul, au milieu des bois, j’ai suivi sonascension superbe dans le firmament, en me disant que, peut-être,sur cet astre quelque charbonnier surveillant ses fourneaux dansune Forêt Barade quelconque contemplait la Terre, comme moi,terrien, sa planète.

On me dira peut-être : « Toutça, c’est très joli avec le beau temps ; mais quand ilpleuvait ?… »

Eh bien ! quand il pleuvait, je memettais à l’abri dans ma cabane ; et puis j’avais une bonnepeau de bique qui me gardait de la pluie. Un peu d’eau, ce n’estpas une affaire, et de temps en temps, je ne la détestepas.

Reprenons. J’aimais aussi à observer cequi se passait autour de moi, à connaître les mœurs et habitudesdes bêtes et des oiseaux. J’épiais le hérisson chassant lesserpents ; l’écureuil à la recherche de la faîne, le renardglapissant sur une voie de lièvre ; la belette et la fouinesurprenant les couveuses dans le nid ; les loups rôdeurssortant de leur fort à l’heure où se lèvent les étoiles, etrentrant le matin après avoir mangé quelque chien resté dehorsautour d’un village. Il m’est arrivé de passer de longs moments àépier le manège de quelque animal qui ne me voyait pas.

Une chose bien curieuse, c’est de voirles oiseaux faire leur nid. Leur adresse à tisser la mousse, lalaine, l’herbe, le crin, est étonnante aussi bien que la rapiditéavec laquelle ils ont achevé. Je connaissais tous les nids :celui de l’alouette qui fait le sien à terre dans l’empreinte d’unsabot de bœuf, et qui le cache si bien que souvent le moissonneurpasse dessus sans le voir ; celui du loriot, suspendu entreles deux branches d’une fourche ; celui du roitelet bâti enforme de boule, avec un petit trou pour l’entrée ; celui de lamésange, que nous appelons sanzille, où quinze à dix-huitpetits sont pressés l’un contre l’autre dans un trou dechâtaignier ; celui de la tourterelle, qui est fait dequelques branchettes croisées sans plus. Rien qu’en voyant un œuf,je pouvais dire sans me tromper de quel oiseau il était ;cependant, il y en a beaucoup d’espèces dans nos pays.

J’aurais voulu savoir aussi le nom decette grande quantité de plantes qui foisonnent chez nous ; jedis : leur nom français, car de nom patois, la plupart n’enont pas, à ma grande surprise. Mais si je ne savais pas le nom detoutes, je les connaissais, au moins beaucoup, par leur forme, lemoment de leur floraison, et puis par leurs qualités utiles ounuisibles, comme, par exemple : l’herbe aux blessures ouplantain ; l’herbe aux chats, qui les met en folie ;l’herbe aux cors ; l’herbe du diable, pour lesconjurations ; l’herbe aux engelures ; l’herbe àéternuer ; l’herbe à guérir les fièvres ; l’herbe auxfous ; l’herbe qui guérit la gale ; l’herbe aux gueux, ouclématite ; l’herbe aux ivrognes : ivraie en françaisouvirajo en patois ; l’herbe aux ladres ;l’herbe aux loups, qui est un poison ; l’herbe à soigner leshumeurs froides ; l’herbe des sorciers, qui est lamandragore ; l’herbe à lait, pour les mères nourrices qui enmanquent ; l’herbe de saint Fiacre, ou bouillon blanc ;l’herbe à tuer les poux ; l’herbe à chasser les puces ;l’herbe pour les panaris ; l’herbe de saint Roch, qu’onattache au joug, le jour de la bénédiction des bestiaux ;l’herbe à la teigne, ou bardane ; l’herbe aux verrues ;enfin, pour en finir, les cinq herbes de la Saint-Jean, dont onfait ces croix clouées aux portes des étables ; herbes qu’ilne faut pas oublier lorsqu’on veut réussir en quelque chose deconséquence.

Sans doute, on ne viendra pas me direque ma vie dans les bois n’était pas plus libre, plus santeuse*, etplus intelligente, cent fois, que celle des gens de ma conditiondans les villes, où ils ont un fil à la patte, bien court, desmaladies inconnues chez nous, et qui ne distinguent pas, tantseulement, le seigle de l’avoine. Mais quand même on me le dirait,je n’en croirais du tout rien.

On pense bien qu’étant toujours dehorset dans les bois, je n’avais garde d’oublier la chasse. Et, eneffet, je l’aimais toujours de passion, et mon fusil était toujoursdans la cabane, chargé, tout prêt. Seulement il ne faut pas croireque lorsqu’on est au travail, et qu’on a des fourneaux allumés, onpuisse faire péter le bâton percé aussi souvent qu’on veut :ce n’est que toutes les fois qu’on peut.

Tout de même, j’avais quelquefois debonnes aubaines, comme lorsque j’enlevai toute une nichée delouveteaux dans la forêt, du côté du Cros-de-Mortier. Ma femme lesporta à Périgueux dans un panier, gros comme des petits chiens detrois semaines, et on lui donna la prime, qui nous servit bien pourfaire un peu arranger notre baraque de maison et y faire ajouterune chambre.

Je tuai encore, depuis, quelquessangliers, à l’affût ou au passage, et puis trois autres loups, parle moyen que voici : à la saison, qui est l’hiver, j’appelaisles loups en hurlant dans mon sabot, comme une louve en folie. Jel’imitais si bien qu’une nuit, de l’endroit où j’étais embusqué, jevis quatre beaux loups arriver, qui jetaient des hurlements deréponse, et bientôt commencèrent à tourner autour les uns desautres en grondant, le poil hérissé, jaloux, comme font les chiens.Je les accordai tous d’un coup de fusil qui en laissa un surplace.

Les curieux diront peut-être :« Tout à l’heure, vous parliez de votre femme ; et quefaisait-elle, tandis que vous étiez dans le bois à faire lecharbon ? »

Eh bien ! moi, je n’étais pas deces tâte-poules qui ne peuvent pas quitter les cotillons de leurfemme. Certainement je l’aimais bien, mais il n’est pas besoin pourmontrer son affection de se cajoler tout le temps : lorsqu’ille fallait donc, nous nous séparions sans grimaces. C’est bien vraiaussi, que je n’étais pas comme les chabretaïres ouménétriers qui ne trouvent de pire maison que la leur, accoutumésqu’ils sont à faire noce partout où ils vont ; au contraire,je revenais toujours avec plaisir chez nous.

Mais dans les premiers temps, pendantque j’étais à mettre en charbon une coupe du côté du Lac-Viel, mafemme venait me trouver et restait avec moi deux ou trois jours,puis s’en retournait aux Âges voir si rien n’avait bougé, etrevenait après, apportant du pain, ou ce qui faisait besoin. Dansla journée, elle m’aidait des fois à monter un fourneau, ou bienfilait sa quenouille lorsqu’il était allumé. Et puis elle faisaitla soupe et attisait le feu sous la marmite qui pendait entre troispiquets assemblés par la cime. Le soir venu, nous souriions auxclartés du brasier, et ensuite nous nous couchions dans la cabanesur des fougères et des peaux de brebis. Il me fallait me releverquelquefois, pour aller voir aux fourneaux, mais je laissais mafemme reposer tranquillement, gardée par le chien couché en traversde la porte : je ne puis me tenir de le redire, c’était là unejolie vie, libre, saine et forte.

Ainsi faisions-nous au commencement quenous fûmes mariés ; mais lorsque, neuf mois plus tard, mafemme eut un drole, elle le portait avec elle, et après qu’il avaittété son aise, le couchait dans la cabane où il dormait tout sonsaoul. Tant qu’il n’y en eut qu’un, ça alla bien ; maislorsque le second survint, va te faire lanlaire ! il luifallut rester aux Âges, et tenir le dernier-né, tandis que l’autrecommençait à marcher, pendu à son cotillon, et mon pauvre Jacquoufut obligé de rester seul au milieu des bois, et de cuire sa soupelui-même. Et à mesure que le temps passait, tous les deux ans, deuxans et demi, à peu près, il y avait un autre drole à la maison, demanière que, pour ma femme, il ne fut plus question de la quitter,jusqu’à ce que l’aîné, ayant sept ou huit ans, gardait les pluspetits.

Je ne travaillais, d’ailleurs, pastoujours dans les environs, ni même dans la Forêt Barade, quoiquece fût là mon renvers ou quartier. J’étais quelquefois au loin,dans la forêt de Vergt, ou dans celle du Masnègre, entre Valjoux etTamniers, même jusqu’à La Bessède, près de Belvès ; et dans laforêt de Born, j’ai entrepris de faire du charbon, principalementpour les forges. Ainsi, par force, nous avions pris, ma femme etmoi, l’habitude d’être quelquefois séparés ; mais çan’empêchait pas que nous nous aimions tout autant comme auparavant.Si j’osais, je dirais même que ces petites absences retrempentl’affection, qui languit lorsqu’on ne se quitte jamais.

Notre position n’était guère changéedepuis notre entrée en ménage. Dès longtemps déjà, le neveu de Jeanavait vendu sa maison des Maurezies et son morceau de bien, et s’enétait allé du côté de Salignac, en sorte que j’étais seul decharbonnier dans le pays. J’avais pris un garçon, le travail lerequérant, mais ça ne veut pas dire pour ça que nous fussionsriches, car il fallait du pain, et beaucoup, pour tous ces drolesqui avaient grand appétit, et puis des habillements. Encore quejusqu’à l’âge de vingt ans ils aient marché tête et pieds nus, saufque l’hiver ils mettaient des sabots, il leur fallait bien aussi entous temps des culottes et une chemise, et, lorsqu’il faisaitfroid, une veste. C’est vrai que, à mesure qu’ils grandissaient, lavêture passait à celui qui venait après, comme âge, de sorte que,en arrivant au dernier, ce n’étaient plus que des loques rapiécéesde partout, mais propres tout de même. Ce qui donnait le plus demal à ma femme, c’était la toile pour faire des chemises et desdraps : l’hiver elle veillait tard et filait tant qu’ellepouvait, mettant des prunes sèches dans sa bouche pour avoir de lasalive. L’entretien des droles et leur nourriture, tout ça donccoûtait, sans compter que nous avions été obligés d’acheter biendes choses : un cabinet pour serrer les affaires, une maie, etun autre lit pour tous ces droles, où ils couchaient les uns enlong, les autres en travers, en haut et aux pieds.

Le vieux brave curé de Fossemagne,lorsqu’on les lui présentait à baptiser les uns après les autres, àmesure qu’ils venaient au monde, disait en riant :

– Ah ! ah ! j’ai étéjovent ! j’ai eu bonne main !

Et pour le prix, c’était toujours lemême : rien.

Mais aussi, à l’occasion, ma femme luiportait ou envoyait un lièvre, ou une couple de palombes à lasaison du passage, ou un beau panier de champignons, oronges,bolets ou cèpes, ou quelque petit cadeau comme ça, pour lui marquernotre reconnaissance.

Quoique n’étant pas riches, nous étionstous gais et contents plus que si nous avions eu cent mille francs.Je ne pensais plus qu’à ma femme, à mes enfants et à mon ouvrage.Et en songeant au travail, c’était encore penser aux miens, puisqueje travaillais pour les nourrir. Je n’avais pas oublié le passépourtant, mais il n’était plus toujours devant mon esprit occupédes choses du présent.

Pourtant si quelque circonstance venaitme le remembrer. il se réveillait vivace, et cela me reportait enarrière, aux temps malheureux de mon enfance et de ma jeunesse. Enme souvenant de telle canaillerie du comte, je sentais encore lahaine gronder en moi, comme un chien qu’on ne peut apaiser. Lorsqueaussi je passais à des endroits où je m’étais rencontré avec laGaliote, je me rappelais la fièvre d’amour qui me brûlait alors, etj’avais quelque peine, rassis maintenant, dans la plénitude de monaffection pour ma femme, à comprendre ma folie d’autrefois. Elleavait quitté le pays vers le temps de la naissance de mon aîné, carson frère et ses sœurs, besogneux d’argent, avaient voulu vendre ledomaine où elle demeurait. Où était-elle allée ? avait-ellefini par mal tourner comme ses sœurs ? Je ne l’ai jamaissu ; cela se peut, mais j’aime mieux croire que non, car ellevalait mieux qu’elles.

Quant au comte, on dit dans le pays, àl’époque, qu’après avoir vécu quelque temps de charités, pour ainsidire, piquant l’assiette dans les châteaux, ou chez dom Enjalbert,et traînant partout une misère honteuse, il s’était réfugié à Parischez sa fille aînée, qui était une bonne tireuse de vinaigre, etfinalement était mort à l’hôpital.

C’est bien comme disait lechevalier :

Cent ans bannière, cent anscivière !…

Quelques années après notre mariage, jeparlais avec ma femme des quatre terribles jours que j’avais languidans les oubliettes de l’Herm, et quoique ce ne fût pas la premièrefois, comme toujours en oyant ce récit, elle joignit les mains avecdes exclamations pitoyables. Elle voulut connaître l’endroit, et,un dimanche, nous fûmes à l’Herm en nous promenant.

Arrivé devant ces ruines habitéesmaintenant par les chouettes et les ratepenades, un mouvementd’orgueil me monta en voyant mon ouvrage, en songeant que moi,pauvre et méprisé, j’avais vaincu le comte de Nansac, puissant etbien gardé. Lorsque ma femme vit, dans le pavé de la prison, cettemanière de trappe de pierre, ce trou noir par lequel on m’avaitdescendu dans les ténèbres de la basse-fosse, elle eut unfrémissement pénible et recula d’horreur.

– Ô mon pauvre homme ! Commentas-tu pu vivre quatre jours et quatre nuits làdedans !

En sortant de l’enceinte du château, jetrouvai ce garçon qui avait fait le guet le soir de l’incendie. Ilétait marié dans le village maintenant, et il nous fallut de forceentrer boire un coup chez lui. Là, tout en trinquant, nous parlâmesde cette nuit où nous avions fait justice de cette famille deloups, et alors lui me dit :

– Je ne comprends pas comment lesgens du pays ont pu supporter toutes ces misères silongtemps ! le diable me flambe, je crois que sans toi nousserions encore sous la main de ces brigands !

– À la fin, sans doute, quelqu’unen aurait bien débarrassé le pays, répondis-je.

– Peut-être ; mais, enattendant, tu l’as fait ! Et tu en porteras les marquesjusqu’à la mort, ajouta-t-il en regardant les cicatrices des ballesà ma joue.

Et après avoir trinqué une dernièrefois, je m’en retournai aux Âges avec ma femme.

Une autre fois, nous en allant ensembleà la foire du 25 janvier à Rouffignac acheter un petit cochon –parlant par respect – je lui fis voir la tuilière où j’avais passéde si terribles moments, lors de la mort de ma mère. Mais depuis cetemps, il y avait des années, la charpente et la tuilée s’étaienteffondrées, entraînant les murs de torchis, en sorte que la maisonn’était plus qu’un amas de décombres, un pêle-mêle de terre, depierres, de débris de tuiles, recouvert de ronces et d’herbesfolles, d’où sortaient des bois pourris à moitié, comme lesossements de quelque animal géant enseveli sous cesruines.

Et là, je lui dis les horriblesangoisses que j’avais éprouvées, moi tout jeunet, en voyant ma mèreaffolée mourir dans les affres de la désespérance.

– Pauvre ! fit-elle, tu n’aspas été trop heureux dans tes premiers ans.

– Non, mais maintenant, s’il plaîtà Dieu, les mauvais jours sont passés, sauf les accidentsvimaires.

Elle ne dit rien et nous continuâmesnotre chemin.

Lors de ma dernière allée à Fanlac avecma femme, j’avais bien recommandé au vieux Cariol de me fairesavoir s’il arrivait quelque chose au chevalier. Cela m’avaitcausé, comme je l’ai dit déjà, beaucoup de regret, et même unevéritable peine, de n’avoir pas été à l’enterrement de la bonnedemoiselle Hermine. Il me semblait, quoique ce ne fût pas de mafaute, que j’avais manqué à mon devoir, et je ne voulais pasrécidiver. Un matin donc, un drolar arriva aux Âges de la part deCariol, nous porter la nouvelle que le chevalier était mort. En cetemps-là, nous avions déjà plusieurs enfants, de manière que,l’aîné étant déjà grandet, ma femme l’envoya me prévenir du côté deFagnac où j’étais. Laissant mon ouvrier aux fourneaux, je m’en vinsvite à la maison où, ayant pris mes meilleurs habillements, jepartis pour Fanlac, où je fus rendu tout juste pourl’enterrement.

Ce que c’est que d’être un bravehomme ! Toute la paroisse était là : vieux, jeunes,hommes, femmes, petits droles, et, avec ça, beaucoup de nobles etde messieurs de Montignac et des environs. Tous les hommesvoulurent aider à le porter au cimetière ou du moins toucher soncercueil. Le curé n’était plus celui qui avait remplacéBonal : les gens le détestaient tellement qu’il avait étéobligé de partir, comme je l’ai dit. Son successeur, qu’on avaitenvoyé deux ans après, fit un beau prêche sur la tombe duchevalier, et le loua comme il le méritait. Lorsqu’il annonça que,par testament, le défunt avait donné tout son avoir aux pauvres dela paroisse, ce fut un long murmure de bénédictions de tous, et lesbonnes femmes s’essuyèrent les yeux. Malheureusement, ce n’étaitpas le diable, ce qu’il donnait, le brave homme, car il ne luirestait guère vaillant et bien liquide qu’environ vingt-cinq ouvingt-six mille francs, à ce qu’il paraît, le bien étant fortementhypothéqué. Ce n’est point par dissipation ou désordre que lechevalier et sa sœur avaient mangé leur avoir, c’était par bonté.Lui, n’avait jamais su refuser cent écus en prêt, à un homme dansle besoin ; et, confiant comme un enfant, il avait souvent malplacé son argent, ou négligé de prendre les précautionsnécessaires. De même pour les pauvres ; le frère et la sœuravaient toujours donné sans compter : aussi mangeaient-ilsleur bien, petit à petit, et depuis des années vivaient plus sur lefonds que sur le revenu. Du reste, même pour ceux qui y regardentde près, il est forcé que les fortunes se fondent, si quelquesource, industrie, mariage ou héritage ne les renouvelle pas. Unpetit noble campagnard comme le chevalier, qui au commencement dece siècle était riche avec deux mille écus de revenu, se trouvaitgêné trente ans plus tard, et serait pauvre aujourd’hui. Si avec çail survient quelques mauvaises années, ou de grosses réparations àfaire, il faut emprunter ; les dettes font la boule de neige,et c’est la ruine totale.

Quelque temps après l’enterrement duchevalier, je revenais des Âges, et m’en allais voir une coupe ducôté de La Bossenie, lorsque sur le sentier, à une centaine de pas,je vis venir vers moi une vieille en guenilles, toute courbée, avecun bâton à la main et un bissac sur l’échine. À mesure qu’elleapprochait, je me disais : « Qui diable est cettevieille ? » Et tout d’un coup, quoiqu’elle fût fortchangée, maigre comme un pic, à son nez pointu, à ses yeux rouges,je reconnus la Mathive, et ma haine pour cette coquine de femme seréveilla soudain. En me joignant, elle releva un peu la tête, et,m’ayant reconnu aussi, s’arrêta.

– Ô Jacquou, fit-elle, tu me voisbien malheureuse !

– Tant mieux ! tu ne le serasjamais assez à mon gré !

– Guilhem m’a tout mangé –continua-t-elle en s’essuyant les yeux – et maintenant je cherchemon pain…

– Vieille gueuse ! depuis lamort de la pauvre Lina, j’ai toujours souhaité te voir crever dansun fossé, le bissac sur l’échine ! Tu es en chemin, je ne teplains pas !

Et je passai.

J’eus tort certainement de ne pas merappeler, en cette occasion, les leçons du curé Bonal qui prêchaitsans cesse la miséricorde. Mais la pensée que cette misérable mèreavait tant fait souffrir, et finalement tué, on peut le dire, sapropre fille, la plus douce et la meilleure des créatures, merévoltait et me rendait fou de colère. Et puis, sans doute, il fautbien être miséricordieux, mais il faut faire attention, aussi, quesi l’on est trop facile à pardonner, ça encourage les mauvais. Ceuxdont la conscience est morte ont besoin que la conscience desautres leur rappelle leurs fautes et leurs crimes. De plus,l’horreur qu’inspirent les méchants est un juste châtiment poureux, et sert d’avertissement à ceux qui seraient tentés de lesimiter. Au reste, ce que j’avais souhaité arriva : un matind’hiver, on trouva la Mathive morte sur un chemin entre Martillatet Prisse, et à moitié mangée par les loups.

Puisque j’ai nommé ce fameux Guilhemtout à l’heure, j’en dirai encore ceci que, peu de temps après lamort de la Mathive, il fut condamné aux galères à perpétuité pouravoir, un soir de foire à Ladouze, assommé et dévalisé un marchandde cochons de Thenon, sur la grande route, à laCroix-de-Ruchard : ainsi devait-il finir.

Tout ça est loin maintenant. J’ai àcette heure quatre-vingt-dix ans, et ces choses, quoique un peuobscurcies dans les brumes du passé, me remontent parfois à lamémoire. Comme tous les vieux, j’aime à raconter de vieilleshistoires, et je le fais trop longuement sans doute, d’autantqu’elles ne sont pas toujours gaies. Pourtant, dans le village del’Herm, où je demeure présentement, les gens ne le trouventpas ; mais c’est qu’ils sont accoutumés à ouïr des contesinterminables, pendant les longues veillées d’hiver. Quoique jeleur narre bien tout par le menu, ainsi qu’il m’en souvient, il yen a qui trouvent que je ne m’explique pas assez, et demandentencore ceci ou cela : ils voudraient savoir de quel poil étaitmon chien et l’âge de notre défunte chatte.

J’ai eu treize enfants, mâles oufemelles. On dit que ce nombre de treize porte malheur ; moi,je ne m’en suis jamais aperçu. Il ne nous en est pas mort un seul,ce qui est une chose rare et quasi extraordinaire. Mais, nésrobustes et nourris au milieu des bois, dans un pays santeux, ilsétaient à l’abri de ces maladies qui courent les villes et lesbourgs, où l’on est trop tassé. Si je dis que j’ai eu tant dedroles, ça n’est pas pour me vanter, il n’y a pas de quoi, car leshommes ne souffrent pas pour les avoir : c’est les pauvresfemmes qui en ont tout le mal, et aussi la peine de les élever. Lamienne avait vingt ans quand nous nous sommes mariés, et de là enavant, jusque vers cinquante ans, elle n’a cessé d’en avoir unentre les bras, qu’elle posait à terre lorsque l’autre arrivait. Jedirai franchement que sur la fin j’en avais un peu perdu lecompte : car, un soir de carnaval, en soupant, je m’amusais àles nombrer, et je n’en trouvais que onze.

– Et la Jeannette qui est là-bas,mariée au Moustier, dit ma femme, est-ce qu’elle estbâtarde ?

– C’est ma foi vrai ! je n’ypensais plus ; mais ça ne fait toujours quedouze ?

Alors elle alla prendre dans le lit lepetit dernier et me le présenta :

– Et celui-là, donc, tu ne leconnais pas ?

– Ah ! le pauvre ! jel’oubliais.

Et, prenant le petit enfançon qui meriait, je l’embrassai et je le fis un peu danser en l’air ;après quoi, je lui donnai à téter une petite goutte de vin dans monverre.

Et cependant, les autres droles quiétaient là autour de la table s’égayaient de voir que le père neretrouvait plus sa treizaine d’enfants.

En ce temps-là, il y en avait de mariés,garçons et filles, d’autres partis à travailler hors de la maison,de manière qu’il n’était pas bien étonnant d’en oublierquelqu’un : oui, seulement ma femme disait que le carnaval enétait la cause.

C’est bien sûr que si l’homme n’a pas lemal de faire et d’élever les enfants, il lui faut affaner pour lesnourrir et entretenir, ce qui n’est pas peu de chose, surtoutlorsqu’il y en a tant. Pourtant, Dieu merci, je ne leur ai paslaissé manquer le pain, ce qui n’a pas été sans bûcher dur :mais quoi ! nous sommes faits pour ça, je ne m’en plainspas.

On pense bien qu’avec cette troupe dedroles je ne pouvais pas devenir riche : aussi, dans toute mavie, je n’ai pas eu cinquante écus devant moi, content tout demême, pourvu qu’au jour la journée il y eût chez nous pour acheterun sac de blé. Aussi l’héritage que je laisserai ne sera pasgros : il y aura en tout et pour tout la maison des Âges avectrois journaux de pays autour ; l’ensemble acheté quarantepistoles, et un louis d’or pour les épingles de la dame, et payépeu à peu par pactes de cinquante francs à la Saint-Jean et à laNoël.

Je n’étais donc pas riche de bien, maisseulement riche en enfants ; et quand j’y songe, je trouve quej’ai été mieux partagé. Je préfère laisser après moi beaucoupd’enfants que beaucoup de terres ou d’argent. On me dira que, quandje serai mort, ça me fera une belle jambe : j’enconviens ! En attendant, je suis réjoui dès maintenant de voirfoisonner tous ces petits et arrière-petits-enfants venus de moi.Pour le coup, j’en ai tout à fait perdu le compte, ou, pour mieuxdire, je ne l’ai jamais su. Et puis, il faut que je l’avoue, il y adans cette affaire quelque chose que j’estime haut : c’est lecontentement d’avoir fait mon devoir d’homme et de bon citoyen.C’est une chose à laquelle on ne pense guère maintenant,malheureusement ; mais j’ai ouï conter qu’il y avait autrefoisdes peuples où celui qui n’avait pas d’enfants en était mésestimé,et où le citoyen qui en avait le plus passait devant lesautres ; aujourd’hui on dit que c’est un imbécile. Les gens,principalement ceux qui sont fortunés, aiment mieux n’avoir qu’unenfant et le faire riche. Pourtant, c’est une chose assez connueque les enfants des riches en valent moins. C’est une mauvaisecondition que d’entrer dans la vie ayant tout à souhait : çafait perdre tout nerf et tout ressort, ou ça empêche d’en acquérir.Aussi voit-on dégénérer les familles riches. Il y a sans doute desexceptions, mais elles sont rares.

Mais je m’attarde, il est temps d’enfinir. Voici dix ans que ma pauvre femme est morte, et, depuis cetemps-là, j’ai laissé la maison des Âges à l’aîné, qui s’arrangeraavec ses frères et sœurs, et je suis venu demeurer à l’Herm, chezun autre de mes garçons. Ça fut un coup bien dur que de me séparerde celle avec qui j’avais vécu si longtemps, sans une heure dedéplaisir, car c’était une femme bonne, dévouée et vaillante plusqu’on ne peut dire ; mais les bons comme les méchants sontsujets à la mort.

Après ça, il m’est arrivé un autremalheur, qui est que, voici tantôt deux ans à Notre-Dame d’août, jesuis devenu aveugle presque tout d’un coup. Moi qui allais encoregarder la chèvre le long des chemins, je ne suis plus bon àrien ; il me faut la main de ma nore ou celle de ma petiteCharlotte pour me mener asseoir à une bonne place à l’abri du ventet me chauffer au soleil d’hiver. Si ce n’était ça, j’ai encoretoute ma tête, et mes jambes sont bonnes. Lorsque ma petite-filleme tient compagnie, j’ai assez à faire à lui répondre, car elle necesse de me faire des questions sur ceci ou ça, comme on sait quec’est l’habitude des petits droles qui veulent tout savoir. Mais,des fois, elle me laisse pour aller s’amuser avec d’autres enfantsdu village, et alors je reste seul, à moins que notre plus prochevoisine, la vieille Peyronne, ne se vienne seoir près de moi ;malgré ça nous ne tenons pas grande conversation, car elle estsourde comme un pot.

Quand je suis ainsi tout seul, ausoleil, ou bien l’été à l’ombre d’un vieux noyer grollier* restédebout aux abords des fossés du château, je rumine mes souvenirs etje sonde ma conscience. Je songe à tout ce que j’ai fait, àl’incendie de la forêt, à celui du château et, après avoir tournéet retourné les choses dans tous les sens, après avoir bien examinétoutes les circonstances, je me trouve excusable, comme ont faitles braves messieurs du jury. Il n’y a que les deux chiens du comteque je regrette d’avoir fait étrangler avec mes setons, car lespauvres bêtes n’en pouvaient mais. Pour tout le reste, je rendaisguerre pour guerre et je ne faisais que me défendre, et les mienset tous, contre la malfaisance odieuse et les méchancetéscriminelles du comte de Nansac : je n’ai donc pas deremords.

Dans le village et partout on en juge demême, sans doute, car les gens m’affectionnent et me respectentcomme étant celui qui les a délivrés d’une tyrannie insupportable.Sans y penser, j’ai fait le bonheur du pays d’une autremanière : car, lorsque la terre du comte a été mise en venteau tribunal, la bande noire l’a achetée pour la revendre au détail.Alors les gens de l’Herm, de Prisse et des autres villages alentouront regardé dans les vieilles chausses cachées sous clef au fonddes tirettes, et ont acquis terres, prés, bois, vignes, à leurconvenance, payant partie comptant, partie à pactes. Ça a changé lepays du tout au tout. Ainsi, à l’Herm et à Prisse, il n’y avaitautrefois que deux ou trois chétifs propriétaires ; tout lereste, c’étaient des métayers, des bordiers, des tierceurs, desjournaliers, tous vivant misérablement, point libres, jamais sûrsdu lendemain qui dépendait des caprices méchants du comte et de lacoquinerie de Laborie et autres. Les fils et petits-fils de cespauvres gens qui n’osaient pas tant seulement lever la tête, parmanière de dire ; qui étaient épeurés comme des belettes, tantles avait écrasés cette famille maudite, sont maintenant de bonspaysans, maîtres chez eux, qui ne craignent rien et ont conscienced’être des hommes. C’est là une conséquence qui n’est pas petite etd’où il faut conclure que la grande propriété est le fléau dupaysan et la ruine d’un endroit. Mais il y en a encore une autrebien grande qui est que, en outre de l’aisance, de la sécurité etde l’indépendance, la disparition du comte a rendu aux gensconfiance dans la justice. Auparavant, lorsqu’ils étaientabandonnés, par les autorités et les gens en place, aux vexationset à la cruelle tyrannie de cet homme, ils disaientcommunément : « Il n’y a pas de justice pour lespauvres ! » Lui parti, ils ont commencé à la connaître età la respecter. Aujourd’hui, grâce à d’autres que le pauvreJacquou, ils savent qu’elle est pour tous, et celui qui est lésésait bien en user. Il y en a même qui n’en usent que trop, parcequ’ils plaident pour rien, pour un mouton écorné, pour une pouledans un jardin. C’est un peu notre maladie, d’ailleurs, commedisait le chevalier :

Les juifs se ruinent en Pâques, lesMaures en noces, les chrétiens en procès.

Mais au moins nos gens, dont je parle,n’en sont pas réduits, comme nous le fûmes jadis, à se fairejustice eux-mêmes, ce qui est une mauvaise chose.

La comparaison du passé et du présentnous enseigne que les gens ne se révoltent qu’à la dernièreextrémité, par l’excès de la misère, et de désespoir de ne pouvoirobtenir justice. Aussi ces grands soulèvements de paysans, sicommuns autrefois, sont devenus de plus en plus rares, etfinalement ont disparu, maintenant que chacun, pour petit qu’ilsoit, peut recourir à la loi qui nous protège tous. Pour moi, j’aila foi que je suis le dernier croquant du Périgord.

Longue vie ne diminue pas les peines,dit-on ; pourtant, comme on peut le voir, ma vieillesse estplus heureuse que ma jeunesse. Les gens de l’Herm sont quasi fiersde moi ; et, lorsqu’il vient des messieurs visiter les ruinesdu château, s’ils demandent chose ou autre à ce propos, on leurrépond :

– Le vieux Jacquou vous dirait toutça ; il sait mieux que personne les choses anciennes de l’Hermet de la Forêt Barade, car il est le plus vieux du pays, et c’estlui qui a fait brûler le château.

Et lors, quelquefois, on me vientquérir, et, assis sur une grosse pierre, dans la cour pleine dedécombres et envahie par les herbes sauvages, je leur conte monhistoire. Un de ces visiteurs, qui est venu deux ou trois fois àl’exprès, m’a dit qu’il la mettrait par écrit, telle que je la luiai contée. Je ne sais s’il le fera, mais il ne m’en chaut :comme je le lui ai dit, je ne suis plus à l’âge où l’on aime àentendre parler de soi.

Ainsi ma vie achève de s’écoulerdoucement, en paix avec moi-même, aimé des miens, estimé de mesvoisins, bien voulu de tout le monde. Et, dans une pleine quiétuded’esprit, demeuré le dernier de tous ceux de mon temps, rassasié dejours – comme la lanterne des trépassés du cimetière d’Atur, jereste seul dans la nuit, et j’attends la mort.

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