Je ne suis pas coupable d’ Agatha Christie

Lettre du Dr Lord à miss Elinor Carlisle, le 24 juillet :

« Chère miss Carlisle,

« Le vieux Gerrard est décédé aujourd’hui. Puis-je vous être utile en quoi que ce soit ? Je viens d’apprendre que vous avez vendu le château à notre nouveau député, le major Somervell.
« Vôtre,

« PETER LORD. »

Lettre d’Elinor Carlisle à Mary Gerrard, le 25 juillet :

« Chère Mary,

« Je suis désolée d’apprendre la mort de votre père. J’ai une offre pour la vente d’Hunterbury… d’un major Somervell. Il est impatient d’en prendre possession dans le plus bref délai. Je me rends à Hunterbury pour mettre de l’ordre dans les papiers de ma tante. Vous serait-il possible de faire enlever sans retard les affaires de votre père du pavillon de garde ? J’espère que vous vous portez bien et que vos études de massage ne vous fatiguent pas trop,
« Très sincèrement à vous,

« ELINOR CARLISLE. »

Lettre de Mary Gerrard à miss Hopkins, le 25 juillet :

« Chère miss Hopkins,

« Merci beaucoup des détails contenus dans votre lettre au sujet de mon père. Je suis heureuse qu’il n’ait point souffert. Miss Elinor m’écrit que le château est vendu et qu’elle désirerait voir le pavillon débarrassé aussi vite que possible. J’arriverai demain pour les obsèques. Pourriez-vous me loger ? Inutile de me répondre si tout va bien.
« Affectueusement,

« MARY GERRARD. »

CHAPITRE VII

L’EMPOISONNEMENT

I

Elinor Carlisle sortit du petit hôtel « Aux Armes du Roi » en ce jeudi matin 27 juillet, et regarda la rue principale et Maidensford, de haut en bas.
Poussant soudain une exclamation de plaisir, elle traversa la chaussée. Aucun doute possible ! Cette silhouette majestueuse à l’allure d’un galion, toutes voiles déployées, lui était familière.
— Madame Bishop !
— Tiens, miss Elinor ! Quelle surprise ! J’ignorais que vous étiez dans le pays. Si j’avais su que vous vous rendiez à Hunterbury, j’y serais allée moi-même pour vous recevoir. Qui vous sert à présent ? Avez-vous amené une servante de Londres ?
— Je n’habite pas le château. Je suis descendue « Aux Armes du Roi ».
Mrs Bishop regarda de l’autre côté de la rue d’un air méprisant.
— C’est passable, paraît-il. On m’a dit que c’était propre. La cuisine est satisfaisante, mais cela doit bien changer vos habitudes, miss Elinor ?
Souriante, Elinor répondit :
— Je ne m’en plains pas. D’ailleurs, ce ne sera que pour un jour ou deux, le temps de mettre de côté certaines affaires personnelles de ma tante et de faire emballer quelques meubles pour les expédier à Londres.
— Alors, le château est définitivement vendu ?
— Oui, au major Somervell, notre nouveau député. Sir George Kerr est mort, comme vous le savez, et on a procédé à une élection. Par bonheur, le nouveau propriétaire du château compte l’habiter. J’eusse été navrée de voir la maison transformée en hôtel et le parc en lotissement.
Mrs Bishop ferma les yeux et frémit de toute sa rotondité aristocratique.
— En effet, c’eût été un vrai désastre. Je souffre déjà suffisamment à la pensée qu’il passe entre les mains d’étrangers au pays.
— Oui, mais comprenez-moi. La maison eût été trop grande pour moi… toute seule. Ah ! je voulais vous demander : y a-t-il un meuble que vous désireriez particulièrement posséder en souvenir de ma tante ? Je serais heureuse de vous le laisser.
Rayonnante, Mrs Bishop répondit :
— Miss Elinor, je suis très touchée de votre délicate attention. Si ce n’est pas abuser…
Elle fit une pause, mais Elinor l’encouragea :
— Allez-y !
— J’ai toujours admiré le secrétaire du salon. Quel joli meuble !
Elinor s’en souvint : c’était une magnifique pièce de marqueterie.
— Il est à vous, Mrs Bishop. Rien d’autre ?
— Non, merci, miss Elinor. Vous vous êtes déjà montrée bien généreuse.
— Il y a aussi quelques sièges du même type que ce secrétaire. Vous plairait-il de les avoir chez vous ?
Mrs Bishop accepta les fauteuils et se répandit en remerciements. Elle expliqua :
— En ce moment, j’habite chez ma sœur. Est-ce que ma présence au château vous serait utile, miss Elinor ? Je m’y rendrai avec vous si vous le désirez ?
— Non, merci, fit Elinor d’un ton plutôt sec.
Mrs Bishop reprit :
— Cela ne me dérangerait en rien, je vous l’assure. Je me ferais un plaisir de vous tenir compagnie. C’est pour vous un devoir plutôt triste à remplir.
— Merci, madame Bishop. On travaille mieux quand on est seule…
— Comme il vous plaira, évidemment. — Après un bref silence, elle reprit : — La fille de Gerrard est ici. L’enterrement de son père a eu lieu hier. Elle loge chez l’infirmière Hopkins, et il paraît que toutes deux se rendent au pavillon de garde ce matin.
Elinor approuva d’un signe de tête.
— J’ai moi-même prié Mary d’enlever les meubles du pavillon. Le major Somervell désire entrer en jouissance de la propriété le plus tôt possible.
— Je comprends.
— A présent, dit Elinor, il faut que je vous quitte. Je suis bien contente de vous avoir vue, Mrs Bishop. Je n’oublierai pas de vous réserver le secrétaire et les fauteuils.
Elle serra la main de l’ancienne gouvernante et s’éloigna.
En chemin, elle entra chez le boulanger et acheta une miche de pain, puis elle passa à la crémerie et se procura une livre de beurre et du lait. Enfin, elle se rendit chez l’épicier et demanda de quoi confectionner des sandwiches.
Mr Abbott en personne se présenta, écartant son jeune commis :
— A votre service, miss Carlisle. Que désirez-vous ? Du saumon aux crevettes, du saumon aux anchois, du saumon à la sardine ou bien du jambon et de la langue ?
Il déplaça les pots l’un après l’autre et les déposa sur le comptoir.
Elinor eut un léger sourire.
— Malgré leurs différentes appellations, je leur trouve toujours à peu près le même goût.
— Possible, acquiesça Mr Abbott, mais ils sont tous savoureux…
— Autrefois, on évitait de consommer des sandwiches au poisson par crainte d’empoisonnement, n’est-ce pas ?
Mr Abbott prit une mine horrifiée.
— Je vous assure que cette marque est très renommée… vous pouvez vous y fier. On ne m’en a jamais fait de reproches.
— Bien, dit Elinor. Donnez-moi un pot de saumon aux anchois et un autre de saumon aux crevettes. Merci.

II

Elinor Carlisle entra dans le parc de Hunterbury par une petite porte. Cette journée estivale était magnifique. La jeune fille passa devant un parterre de pois de senteur. Le second jardinier, Horlick, qu’on avait gardé pour tenir le parc en ordre, la salua respectueusement.
— Bonjour, miss. J’ai bien reçu votre lettre. Vous trouverez la porte de côté ouverte, miss. J’ai ouvert les volets de la plupart des fenêtres.
— Merci, Horlick.
Comme elle s’éloignait, le jeune serviteur ajouta nerveusement, sa pomme d’Adam montant et descendant de façon spasmodique :
— Pardon, miss, je voudrais vous demander…
Elinor se retourna.
— Eh bien ?
— Est-ce vrai que le château est vendu ? Je veux dire : est-ce une affaire faite ?
— Oui.
— Je désirerais, miss, vous prier de dire un mot pour moi au major Somervell. Il aura certainement besoin de jardinier. Peut-être me trouvera-t-il trop jeune pour me nommer premier jardinier, mais depuis quatre ans je travaille sous les ordres de Mr Stephens et j’ai acquis assez d’expérience. Pour le moment, je m’occupe seul de tout et cela marche assez bien.
— Je ferai tout ce que je pourrai en votre faveur, Horlick. J’avais même l’intention de vous recommander au major Somervell et de lui vanter vos qualités professionnelles.
Le visage de Horlick devint rouge comme une pivoine.
— Merci, miss, c’est très aimable de votre part. Vous pouvez comprendre quel coup nous a porté la mort de votre tante et ensuite la vente si rapide du château… De plus, je devais me marier cet automne, alors j’aimerais bien être sûr de garder ma place.
— J’espère que le major Somervell vous prendra à son service. Comptez sur moi pour faire de mon mieux.
— Merci, miss, répéta Horlick. Nous espérions tous que le château resterait dans la famille. Merci, miss.
Elinor continua son chemin.
Soudain, avec la violence d’un torrent rompant ses digues, une vague de colère et de rancœur déferla sur elle.
« Nous espérions tous que le château resterait dans la famille… »
Elle et Roddy auraient pu y vivre ! Elle et Roddy… Roddy le désirait, et elle aussi. Tous deux avaient toujours aimé Hunterbury, ce cher Hunterbury !… Avant la mort de ses parents, pendant leur séjour dans l’Inde, elle venait y passer les vacances. Elle avait joué dans le bois, couru le long du ruisseau, cueilli des brassées de pois de senteur, mangé d’énormes groseilles à maquereaux encore vertes et de succulentes framboises d’un rouge sombre. Plus tard, c’était la saison des pommes. Elle connaissait des coins secrets où, blottie dans l’herbe, elle lisait des heures entières.
Oui, elle avait aimé Hunterbury. Elle avait toujours cru qu’un jour elle viendrait l’habiter. Tante Laura avait elle-même encouragé cet espoir par des petits mots et des bouts de phrases.
« Un jour, Elinor, tu songeras peut-être à abattre ces ifs. Je sais qu’ils te paraissent un peu lugubres. Ici, on pourrait construire un bassin avec un jet d’eau. Peut-être, un jour… »
Et Roddy ? Lui aussi avait envisagé de se fixer à Hunterbury. Ce désir avait sans doute influencé ses sentiments envers Elinor. Car, sans s’y arrêter outre mesure, il lui semblait tout naturel de venir un jour y vivre en compagnie de sa cousine.
Et ils eussent vécu ici ensemble… ils y seraient installés… maintenant. Au lieu d’emballer des meubles et de vendre la maison, elle et Roddy songeraient à la décorer à leur goût et formeraient des projets d’embellissement pour le jardin et le parc. Côte à côte, ils se promèneraient dans les allées en savourant la joie de propriétaires terriens ; ils eussent été heureux ensemble sans la présence fatale de cette jeune blonde au teint de rose sauvage.
Que savait Roddy sur le compte de Mary Gerrard ? Rien, moins que rien ! L’aimait-il réellement ? Elle était sans doute douée de grandes qualités. Mais Roddy les ignorait. Toujours l’éternelle histoire… la vieille farce de la Nature !
Roddy n’avait-il pas avoué lui-même qu’il se croyait « envoûté » ? Ne désirait-il pas se libérer au plus vite ?
Si Mary Gerrard mourait tout d’un coup, Roddy ne reconnaîtrait-il pas, un jour, que tout allait pour le mieux ? Il dirait : « Je m’en rends compte à présent, nous n’avions rien de commun… » Il ajouterait peut-être, avec une douce mélancolie : « C’était pourtant une bien jolie fille ! »
Il en conserverait un délicieux souvenir… le souvenir d’une éblouissante apparition.
Si un malheur arrivait à Mary Gerrard, Roddy reviendrait vers elle… Elinor… Elle en était absolument sûre.
Si un malheur arrivait à Mary Gerrard…
Elinor ouvrit la porte et passa du soleil brûlant dans la pénombre de la maison. Elle frissonna.
A l’intérieur, il faisait frais et sombre. Quelque chose de sinistre semblait caché dans ces pièces et l’attendre.
Elle traversa le vestibule et poussa la porte matelassée qui conduisait à l’office du maître d’hôtel. Une odeur de moisi frappa ses narines. Elle ouvrit la fenêtre toute grande, déposa ses paquets… le beurre, le pain, le pot de saumon, la bouteille de lait, et pensa :
— Que je suis sotte ! Je comptais faire du café.
Elle inspecta les boîtes de métal posées sur l’étagère. Dans l’une, elle trouva un peu de thé, mais pas de café.
« Tant pis », se dit-elle.
Elle déballa les deux pots en verre renfermant les beurres à sandwiches. Elle se rendit tout droit à la chambre à coucher de Mrs Welman et commença d’examiner le chiffonnier, ouvrit les tiroirs, tria des vêtements et du linge, les plia et en fit plusieurs tas…
Dans le pavillon de garde, Mary Gerrard promenait ses regards autour d’elle, désemparée. Jusque-là, elle ne s’était pas encore rendu compte de la vie étriquée qu’elle avait menée.
Son passé la submergea comme un flot. Sa mère lui cousait des habits pour sa poupée, mais son père, toujours de mauvaise humeur, ne décolérait pas. Il la détestait, oui, il la détestait…
Brusquement, elle demanda à miss Hopkins :
— Mon père ne vous a-t-il rien dit pour moi avant sa mort ?
D’une voix consolante, l’infirmière répondit :
— Ma foi, non ! Il était tombé dans l’inconscience au moins une heure avant de rendre le dernier soupir.
— Peut-être aurais-je dû venir le soigner ? Après tout, c’était mon père.
Miss Hopkins prononça, d’une voix embarrassée :
— Ecoutez-moi, Mary. Que ce soit votre père ou non, cela n’a pas d’importance ! De nos jours, les enfants s’inquiètent peu de leurs parents, et bien des parents ne se soucient guère de leurs enfants. L’institutrice, miss Lambert, prétend que c’est dans l’ordre des choses. Selon elle, la vie de famille ne vaut rien et les enfants devraient être élevés par l’Etat. Ce ne serait en somme, qu’une sorte d’orphelinat. Quoi qu’il en soit, nous perdons notre salive à revenir sur le passé et à faire du sentiment. Acceptons la vie telle qu’elle est… malgré toutes ses vicissitudes.
— Vous avez raison, dit Mary. Mais il y a peut-être eu de ma faute si nous ne nous sommes pas toujours bien entendus.
— Vous divaguez, Mary !
La jeune fille se calma aussitôt et miss Hopkins s’occupa de sujets plus pratiques.
— Qu’allez-vous faire du mobilier ? Le mettre au garde-meuble ou le vendre ?
— Je ne sais pas. Qu’en dites-vous ?
Examinant les meubles d’un œil critique, miss Hopkins déclara :
— Une partie est encore bonne et solide. Vous pourriez la ranger quelque part et un jour ou l’autre vous meubler un petit appartement à Londres. Débarrassez-vous du reste. Les chaises sont bonnes, de même la table… et aussi ce petit bureau. Il est un peu démodé, mais il est en acajou massif, et on prétend que le style de l’époque victorienne connaîtra bientôt la vogue. A votre place, je me déferais de cette armoire. Elle tient vraiment trop de place et occupe la moitié de la chambre à coucher.
Les deux femmes firent une liste des objets à conserver et à vendre.
— Le notaire, Mr Seddon, s’est montré extrêmement aimable, dit Mary. Il m’a avancé une somme d’argent pour me permettre de commencer immédiatement mon cours de massage et de couvrir mes autres frais. D’ici un mois, je toucherai la totalité de la donation faite en ma faveur.
— Votre travail vous plaît-il ? demanda miss Hopkins.
— J’espère m’y habituer, mais les débuts sont pénibles. Chaque soir, je rentre chez moi épuisée de fatigue.
— Les premiers temps, moi aussi je croyais mourir de lassitude à l’hôpital Saint Luc. Je ne me serais jamais crue capable d’y rester trois ans, et cependant j’ai tenu jusqu’au bout.
Après avoir trié les vêtements du vieillard, elles découvrirent une boîte en fer-blanc remplie de papiers.
— Il faudra sans doute les lire un par un, observa Mary.
Les deux femmes s’assirent de chaque côté de la table. Miss Hopkins protesta :
— Pourquoi accumuler tant de paperasses ? Quelle manie de garder des coupures de journaux, de vieilles lettres, toutes sortes de choses !
Dépliant un document, Mary s’exclama :
— Ah ! voici le certificat de mariage de mes parents à Saint-Alban, 1919. Mais, voyons, miss…
L’infirmière se retourna vivement et lut l’angoisse dans les yeux de la jeune fille.
— Qu’y a-t-il, Mary ?
— Lisez plutôt. Nous sommes en 1939. Et j’ai vingt et un ans. En 1919, j’avais un an. Cela signifie… que… mon père et ma mère ne se sont mariés que… que… après.
Miss Hopkins fronça le sourcil et dit :
— Bah ! Peu importe ! Au jour d’aujourd’hui, vous auriez tort de vous tracasser pour autant.
— Que voulez-vous, c’est plus fort que moi.
L’infirmière rétorqua :
— Bien des couples se présentent assez tardivement devant le pasteur. Mais puisqu’ils finissent par là, que pourrait-on leur reprocher ?
Mary soupira :
— C’est sans doute pourquoi mon père ne m’a jamais aimée. Ma mère l’a peut-être obligé à l’épouser.
Miss Hopkins hésita et se mordit la lèvre :
— Je ne crois pas que les choses se soient passées ainsi. Comme vous allez vous tourmenter inutilement, mieux vaut que vous sachiez tout de suite la vérité : vous n’êtes pas la fille de Gerrard.
— Mais alors… tout s’explique ! A tort ou à raison, je me réjouis de l’apprendre. Je me suis toujours reproché de ne pas aimer suffisamment mon père. Maintenant, je suis soulagée. Comment savez-vous ce secret ?
— Gerrard m’en a beaucoup parlé avant sa mort. J’essayais de le faire taire, mais il s’en moquait. Evidemment, je ne vous aurais pas mise au courant si ce papier n’était tombé sous vos yeux.
— Je me demande qui est mon vrai père ?
L’infirmière Hopkins hésita, ouvrit la bouche, puis la referma. A ce moment, une ombre traversa la pièce. Les deux femmes, se retournant, virent Elinor Carlisle debout devant la fenêtre.
— Bonjour, dit Elinor.
— Bonjour, miss Carlisle, fit miss Hopkins. Quelle superbe journée, n’est-ce pas ?
Mary dit à son tour :
— Bonjour, miss Elinor.
— Je viens de préparer des sandwiches. Voulez-vous venir faire la dînette avec moi ? Il est juste une heure : cela vous évitera de rentrer au village pour déjeuner. J’ai apporté des provisions suffisantes pour trois personnes.
Agréablement surprise, miss Hopkins répondit :
— Vous êtes bien aimable, miss Carlisle. C’eût été, en effet, fort ennuyeux d’interrompre notre besogne pour retourner chez moi. Je comptais que nous aurions tout fini ce matin. J’ai visité mes malades de très bonne heure, mais cette tournée m’a pris plus de temps que je ne pensais.
— Merci, miss Elinor, ajouta Mary, vous êtes vraiment gentille.
Toutes trois remontèrent l’allée jusqu’au château. Elinor avait laissé ouverte la porte d’entrée. Elles pénétrèrent dans la fraîcheur du vestibule. Mary frissonna légèrement. Elinor la regarda et dît :
— Qu’avez-vous donc Mary ?
— Oh !… rien, juste un frisson… dû à la différence de température avec le dehors.
— C’est drôle, fit Elinor. J’ai ressenti le même malaise ce matin.
L’infirmière dit, d’une voix enjouée :
— Vous allez maintenant vous imaginer qu’il y a des fantômes au château. Pour moi, je n’ai rien senti.
Elinor sourit. Elle les conduisit dans le petit salon à droite de la porte d’entrée. Les jalousies étaient relevées et les fenêtres ouvertes. Tout y paraissait gai.
Elinor traversa le vestibule et ramena de l’office un grand plat de sandwiches. Elle l’offrit à Mary en disant :
— Prenez-en un.
Mary se servit. Elinor l’observa tandis qu’elle mordait le sandwich de ses dents blanches.
Elle retint un instant son souffle, puis soupira.
L’air absent, elle tenait son plat à la hauteur de sa taille. A la vue de miss Hopkins, les lèvres entrouvertes et le regard vide, elle rougit et tendit le plat vers l’infirmière.
Elle-même prit un sandwich et s’excusa :
— J’avais l’intention de préparer du café, mais j’ai oublié d’en acheter. Il y a de la bière sur la table, si vous l’aimez.
— Si seulement j’avais moi-même songé à porter un peu de thé ! dit miss Hopkins.
— Il en reste encore dans la boîte de l’office.
Le visage de miss Hopkins s’éclaira :
— Alors, je vais tout de suite mettre de l’eau à bouillir. Vous n’avez sans doute pas de lait ?
— Si, j’en ai apporté, dit Elinor.
— Alors, tout va bien, approuva miss Hopkins, qui sortit en hâte.
Elinor et Mary demeurèrent seules. Un malaise pesait sur elles. Avec un effort visible, Elinor essaya d’entamer la conversation. Elle se passa la langue sur ses lèvres sèches, puis demanda :
— Votre travail à Londres vous plaît-il ?
— Oui, merci. Je vous suis très reconnaissante…
Un son rauque s’échappa de la gorge d’Elinor, un rire si discordant, si extraordinaire de sa part, que Mary la regarda, étonnée.
Elinor lui dit :
— Pourquoi de la reconnaissance ?
Embarrassée, Mary répondit :
— Ce n’est pas ce que je voulais dire… Mais…
Elinor scrutait ses traits avec tant d’insistance que Mary baissa les yeux.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Me trouvez-vous changée ? acheva-t-elle.
Elinor se leva soudain et se retourna vers la fenêtre.
— Oh ! non. Je vous dévisageais ? Oh ! excusez-moi. Cela m’arrive parfois… lorsque j’ai l’esprit préoccupé.
L’infirmière Hopkins jeta un regard par la porte entrebâillée et annonça :
— J’ai mis l’eau à bouillir.
Puis elle disparut.
Elinor fut prise d’un fou rire.
— Polly, mets l’eau à bouillir, mets l’eau à bouillir, mets l’eau à bouillir… nous prenons tous le thé… nous prenons tous le thé ! » Mary, vous rappelez-vous que nous jouions à ce jeu quand nous étions enfants ?
— Oh ! oui. Je m’en souviens.
— Quand nous étions enfants, répéta Elinor. Quel malheur, Mary, que nous ne puissions revenir en arrière !
— Vous aimeriez revivre votre passé ?
D’une voix décidée, Elinor répondit :
— Oui… Oh ! oui.
Le silence retomba entre elles pendant un moment. Alors, Mary, le visage empourpré, déclara :
— Miss Elinor, ne croyez pas…
Elle s’interrompit, avertie par le redressement brusque de la mince silhouette d’Elinor. Le menton levé, celle-ci lui demanda, d’un ton glacé :
— Qu’est-ce que je ne dois pas croire ?
— J’ai oublié ce que j’allais vous dire, murmura Mary.
Elinor se détendit, comme si un danger venait de passer.
Miss Hopkins entra, un plateau à la main. Il était chargé d’une théière brune, d’un pot à lait et de trois tasses.
Sans soupçonner le drame muet qui se jouait entre les deux jeunes filles, elle annonça :
— Voici le thé !
Elle posa le plateau devant Elinor. Celle-ci hocha la tête et dit :
— Merci. Je n’en veux point.
Elle repoussa le plateau vers Mary, qui remplit deux tasses. Miss Hopkins soupira, satisfaite :
— Il est délicieux et fort.
Elinor se leva et s’approcha de la fenêtre. Miss Hopkins insista :
— Vraiment, miss Elinor, vous n’en voulez pas une tasse ? Cela vous ferait pourtant du bien.
— Non, merci, répondit Elinor d’une voix à peine perceptible.
Miss Hopkins vida sa tasse, la reposa sur sa soucoupe et dit :
— Je vais éteindre le gaz sous la bouilloire. Je l’avais laissée au cas où nous aurions besoin d’eau chaude.
Elle disparut. Elinor se détourna et, d’un ton presque suppliant, prononça :
— Mary…
— Quoi ? fit vivement Mary Gerrard.
Lentement, la flamme s’éteignit dans les yeux d’Elinor. Elle ferma les lèvres. L’expression suppliante disparut de ses traits qui se figèrent en un masque impénétrable.
— Rien ! déclara-t-elle.
Le silence pesa lourdement dans la pièce.
Mary songea :
« Que tout paraît étrange en cette journée !… On croirait qu’il va se passer quelque chose. »
Elinor bougea enfin. Quittant la fenêtre, elle prit le plateau à thé et y posa le plat de sandwiches vide.
Empressée, Mary lui dit :
— Laissez-moi l’emporter, miss Elinor.
— Non, non ! répliqua Elinor. Restez où vous êtes. Je vais m’en charger.
Au moment de franchir le seuil, elle jeta un coup d’œil en arrière et vit près de la fenêtre Mary Gerrard, éblouissante de jeunesse et de beauté.

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