Je ne suis pas coupable d’ Agatha Christie

II

Après avoir prêté serment, Elinor répondit d’une voix basse aux questions de sir Edwin. Penché en avant, le juge la pria de parler plus haut.
D’un ton aimable et encourageant, sir Edwin lui posa les questions dont elle savait d’avance les réponses.
— Aimiez-vous Roderick Welman ?
— Oui, beaucoup. Je le considérais comme un frère… un cousin.
— Vous vous êtes fiancée à lui avec l’agréable perspective d’épouser quelqu’un que vous connaissiez depuis l’enfance… Ce n’est pas là ce qu’on pourrait appeler une passion ?
(Une passion ? Oh ! Roddy !…)
— Ma foi, non… nous nous connaissions si bien…
— Après la mort de Mrs Welman, y a-t-il eu entre vous une légère brouille ?
— Oui.
— Quelle en était la cause ?
— En partie, la question d’argent.
— D’argent ?
— Oui. Roderick semblait gêné. Il craignait qu’on ne l’accusât de m’épouser par intérêt.
— Les fiançailles n’ont-elles pas été rompues à cause de Mary Gerrard ?
— Roderick en était assez épris, mais je ne crois pas que c’était bien sérieux.
— Dans le cas contraire, en eussiez-vous été affectée ?
— Non, j’aurais jugé ce mariage plutôt mal assorti, voilà tout.
— Maintenant, miss Carlisle, avez-vous, oui ou non, pris un tube de morphine dans la mallette de l’infirmière Hopkins, le 28 juin ?
— Non.
— A un moment donné, avez-vous eu de la morphine en votre possession ?
— Jamais.
— Saviez-vous que votre tante ne laissait pas de testament ?
— Non. J’en étais même très surprise.
— Croyez-vous qu’elle essayait avant de mourir, de vous transmettre un message dans la nuit du 28 juin ?
— J’ai compris qu’elle n’avait pas prévu de clause en faveur de Mary Gerrard et désirait combler cette lacune.
— Et afin de vous conformer à ses désirs, vous vous disposiez à remettre une somme d’argent à cette jeune fille ?
— Oui. Je voulais satisfaire aux dernières volontés de tante Laura, par un sentiment de reconnaissance pour la bonté que Mary avait témoignée à ma tante.
— Le 26 juillet, êtes-vous venue de Londres à Maidensford et êtes-vous descendue aux Armes du Roi.
— Oui.
— Dans quel dessein ?
— J’avais reçu une offre d’achat pour le château et l’acheteur désirait entrer en jouissance de la propriété le plus tôt possible. Je devais donc vérifier les affaires personnelles de ma tante et mettre tout en ordre.
— Avez-vous acheté diverses provisions en allant au château, le 27 juillet ?
— Oui. J’ai pensé qu’il serait plus commode d’y prendre une collation, plutôt que de revenir au village.
— Vous êtes-vous alors rendue au château pour ranger les vêtements de votre tante ?
— Oui.
— Et ensuite ?
— Je suis descendue à l’office pour préparer quelques sandwiches. Puis j’allai au pavillon de garde et invitai l’infirmière-visiteuse et Mary Gerrard à monter au château.
— Pour quelle raison ?
— Pour leur épargner une course en pleine chaleur jusqu’au village.
— Ce fut, en somme, un geste aimable et naturel de votre part. Acceptèrent-elles l’invitation ?
— Oui. Elles m’accompagnèrent jusqu’au château.
— Où se trouvaient les sandwiches confectionnés par vous ?
— Je les avais laissés à l’office sur une assiette.
— La fenêtre était-elle ouverte ?
— Oui.
— N’importe qui aurait pu entrer à l’office pendant votre absence ?
— Certainement.
— Si quelqu’un vous avait observée de l’extérieur, tandis que vous coupiez vos sandwiches, qu’aurait-il pensé ?
— Que je me disposais à faire une collation.
— Cette personne n’aurait pu deviner que vous alliez partager cette dînette avec des invités ?
— Non. L’idée d’inviter les deux autres me vint seulement lorsque je m’aperçus de l’abondance de mes provisions.
— En sorte que si quelqu’un était entré au château pendant votre absence et avait placé de la morphine dans l’un des sandwiches, c’eût été vous qu’on aurait tenté d’empoisonner ?
— Sans doute.
— Qu’arriva-t-il à votre retour au château ?
— Nous nous rendîmes au petit salon. J’allai chercher les sandwiches et les offris à mes compagnes.
— Avez-vous pris une boisson quelconque ?
— De l’eau. Il y avait de la bière sur la table, mais l’infirmière Hopkins et Mary préférèrent du thé. Miss Hopkins passa à l’office pour le préparer. Elle l’apporta sur un plateau et Mary le servit.
— En avez-vous bu ?
— Non.
— Mary Gerrard et miss Hopkins en burent-elles toutes deux ?
— Oui.
— Que se produisit-il ensuite ?
— Miss Hopkins alla fermer le gaz à l’office.
— Vous laissant seule avec Mary Gerrard ?
— Oui.
— Et après ?
— Quelques minutes plus tard, je pris le plateau, l’assiette à sandwiches et les reportai à l’office. L’infirmière Hopkins s’y trouvait et ensemble nous lavâmes la vaisselle.
— L’infirmière Hopkins avait-elle retiré ses manchettes à ce moment-là ?
— Oui. Elle lavait les tasses et moi, je les essuyais.
— Lui avez-vous fait remarquer une égratignure à son poignet ?
— Je lui demandai si elle s’était piquée.
— Que vous a-t-elle répondu ?
— Qu’elle s’était égratignée à un rosier devant le pavillon et allait retirer l’épine.
— Quelle était son attitude à ce moment-là ?
— Elle souffrait de la chaleur. Elle transpirait et son visage avait une drôle de couleur.
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
— Nous montâmes dans la chambre de ma tante et l’infirmière m’aida à y mettre de l’ordre.
— Quand êtes-vous redescendues ?
— Environ une heure plus tard.
— Où se trouvait Mary Gerrard ?
— Elle était assise dans le petit salon. Elle respirait difficilement et paraissait dans le coma. Sur le conseil de miss Hopkins, je téléphonai au médecin qui arriva peu avant la mort de Mary.
Sir Edwin rejeta les épaules en arrière, d’un geste théâtral :
— Miss Carlisle, avez-vous tué Mary Gerrard ?
(Attention ! La tête haute et le regard droit !)
— Non !

III

Sir Samuel Attenbury prononça ensuite son réquisitoire. Le cœur d’Elinor battait à lui faire mal. Elle se sentait à présent à la merci d’un implacable ennemi ! Finie la douceur, finies les questions dont elle savait d’avance les réponses. Cependant, le magistrat l’interrogea d’une voix aimable :
— Ainsi que vous nous l’avez dit, vous étiez fiancée à Mr Roderick Welman, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Vous l’aimiez ?
— Beaucoup.
— Etiez-vous éprise de Roderick Welman au point de devenir jalouse de Mary Gerrard ?
— Non. (Avait-elle prononcé ce « non » d’un ton suffisamment indigné ?)
Sir Samuel reprit, la voix menaçante :
— Je vous prie de me dire si, de propos délibéré, vous aviez décidé de vous débarrasser de cette jeune fille, espérant voir revenir à vous Roderick Welman ?
— Certes, non. (Dédaigneuse… l’air un peu las… c’était préférable.)
Les questions se poursuivaient, comme dans un rêve, un mauvais rêve, un cauchemar…
L’une après l’autre, des questions horribles, blessantes… Elle s’attendait à certaines, d’autres la prenaient au dépourvu…
Elle essayait sans cesse de se rappeler son rôle. Jamais elle ne devait se laisser aller à dire : « Oui, je la haïssais… oui, je voulais sa mort… Oui, pendant que je découpais les sandwiches, je pensais à la voir mourir… »
Elle devait conserver son calme et répondre aussi brièvement et froidement que possible. Il lui fallait lutter… lutter à chaque pas…
A présent, c’était fini… L’homme terrible, au nez juif, se rasseyait. Et de sa voix onctueuse et douce, sir Edwin Bulmer posait encore quelques questions, des questions simples, agréables, destinées à dissiper toute mauvaise impression produite au cours de l’interrogatoire précédent.
De nouveau, elle était à la barre et regardait les jurés…

IV

Roddy. Roddy se tenait là, clignotant légèrement des yeux et pestant en lui-même. Roddy lui paraissait irréel.
De fait, rien n’était plus réel. Tout tourbillonnait devant son cerveau en une ronde diabolique. Le noir devenait blanc, le haut prenait la place du bas, et l’est de l’ouest… Je ne suis plus Elinor Carlisle, mais « l’accusée ». Si au moins j’avais quelque chose à quoi me raccrocher !
(Peut-être le visage de Peter Lord, avec ses taches de rousseur et son air imperturbable ?…)
« Où en était à présent sir Edwin ? »
— Voulez-vous nous expliquer les sentiments de miss Carlisle envers vous ?
Roddy répondit d’une voix précise :
— Elle m’était très attachée, mais n’avait certes pas pour moi un amour passionné.
— Etiez-vous satisfait de vos fiançailles ?
— Tout à fait. Nous avions beaucoup de points communs.
— Monsieur Welman, voulez-vous exposer aux jurés les circonstances dans lesquelles vos fiançailles ont été rompues ?
— Après la mort de Mrs Welman, nous nous ressaisîmes. Je répugnais à l’idée d’épouser une femme riche alors que j’étais sans le sou. En réalité, nos fiançailles furent rompues d’un commun accord et à notre grand soulagement.
— A présent, voulez-vous me dire la nature de vos relations avec Mary Gerrard ?
(O Roddy, pauvre Roddy, que cette comédie doit te sembler odieuse !)
— Je la trouvais très jolie.
— L’aimiez-vous ?
— Un peu.
— Quand l’avez-vous rencontrée pour la dernière fois ?
— Voyons… ce doit être le 5 ou le 6 juillet.
D’une voix métallique, sir Edwin observa :
— Vous l’avez revue après cela, il me semble ?
— Non, je partis pour l’étranger… Je visitai Venise et la Dalmatie.
— Quand êtes-vous rentré en Angleterre ?
— A la réception d’un câble… Ce doit être le 1er août.
— Cependant, n’étiez-vous pas déjà en Angleterre le 27 juillet ?
— Non.
— Allons, monsieur Welman, je vous rappelle que vous parlez sous la foi du serment. Votre passeport ne porte-t-il pas que vous êtes entré en Angleterre, le 25 juillet pour repartir le 27 au soir ?
La voix de sir Edwin trahissait une menace. Elinor fronça le sourcil et retomba brusquement dans le réel. Pourquoi son avocat malmenait-il un de ses témoins ?
Roderick pâlit, demeura un instant interdit, puis fit un effort pour répondre :
— Eh bien, oui, c’est cela.
— Et êtes-vous allé voir Mary Gerrard, le 25 dans son appartement de Londres ?
— Oui.
— Lui avez-vous demandé de vous épouser ?
— Euh… oui.
— Quelle fut sa réponse ?
— Elle refusa.
— Vous n’êtes pas riche, monsieur Welman.
— Non.
— Il paraît même que vous êtes très endetté.
— En quoi cela vous regarde-t-il ?
— Ignoriez-vous que miss Carlisle vous léguait toute sa fortune après sa mort ?
— Première nouvelle !
— Vous trouviez-vous à Maidensford le matin du 27 juillet ?
— Non.
Sir Edwin se rassit.
L’avocat de la partie adverse intervint :
— Vous prétendez que l’accusée n’était point passionnément amoureuse de vous ?
— Je le maintiens.
— Etes-vous un galant homme, monsieur Welman ?
— Expliquez-vous, je vous prie.
— Si une dame vous aimait passionnément et que vous ne la payiez pas de retour, croiriez-vous devoir dissimuler le fait ?
— Certes, non !
Sir Samuel dit, avec un calme sourire :
— Je vous remercie.
V

— Alfred James Wargrave, vous êtes un horticulteur et vous habitez Emsworth, dans le comté de Berks, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Le 20 octobre, n’étiez-vous pas allé à Maidensford pour examiner un rosier planté devant le pavillon de garde au château de Hunterbury ?
— Si.
— Voulez-vous me décrire cet arbuste ?
— C’était un rosier grimpant baptisé « Zéphirine Droughin », il donne des fleurs roses dégageant un doux parfum, et il n’a point d’épines.
— Il serait donc impossible de se piquer à un rosier de cette espèce ?
— Tout à fait impossible, car il n’a pas d’épines.
James Wargrave quitta la barre.
— Vous êtes James Arthur Littledale, chimiste et employé par la maison de produits chimiques Jenkins Haie ?
— C’est exact.
— Voulez-vous nous indiquer la nature de ce morceau de papier ?
On lui passa ledit papier.
— C’est un fragment d’une de nos étiquettes.
— Quelle sorte d’étiquette ?
— L’étiquette que nous collons sur les tubes de comprimés hypodermiques.
— En reste-t-il suffisamment pour vous permettre d’identifier le médicament contenu dans le tube auquel a été collée l’étiquette ?
— Oui. Je puis affirmer que le tube en question contenait des comprimés hypodermiques de chlorhydrate d’apomorphine d’un vingtième de grain.
— Pas du chlorhydrate de morphine ?
— Non, c’est impossible.
— Pourquoi ?
— Le mot morphine sur un tube s’écrirait avec un « M » majuscule et le jambage du « m » sur ce papier, vu à la loupe, montre clairement qu’il s’agit d’un « m » minuscule.
— Voulez-vous permettre à messieurs les jurés de l’examiner à la loupe ? Avez-vous apporté quelques étiquettes pour confirmer vos dires ?
Des étiquettes furent remises au jury.
Sir Edwin continua :
— Vous dites que cette étiquette provient d’un tube de chlorhydrate d’apomorphine ? Qu’est-ce au juste que ce chlorhydrate d’apomorphine ?
— La formule en est C17 H17 H02. C’est un dérivé de morphine préparé en saponifiant de la morphine avec de l’acide chlorhydrique dilué en tube scellé. La morphine perd une molécule d’eau.
— Quelles sont les propriétés spéciales de l’apomorphine ?
Mr Littledale répondit lentement :
— L’apomorphine est le plus rapide et le plus puissant des émétiques connus. Il agit en quelques minutes.
— Si une personne absorbait une dose mortelle de morphine et s’injectait une certaine quantité d’apomorphine quelques instants après, qu’en résulterait-il ?
— Un vomissement se produirait presque aussitôt et la morphine serait rejetée de l’organisme.
— Par conséquent, si deux personnes partageaient le même sandwich ou buvaient du même thé et que l’une d’elles s’injectât une dose d’apomorphine, qu’arriverait-il dans le cas où la boisson ou le sandwich contiendrait de la morphine ?
— Le sandwich ou le thé, ainsi que la morphine, seraient vomis par la personne qui se serait injecté de l’apomorphine.
— Et cette personne ne s’en porterait pas plus mal ?
— Non.
Un mouvement se produisit dans la salle et le juge ordonna le silence.

VII

— Vous êtes Amelia Mary Sedley et vous habitez ordinairement au 17, Charles Street, Boonamba, Auckland, en Nouvelle-Zélande ?
— Oui.
— Connaissez-vous Mrs Draper ?
— Oui, depuis plus de vingt ans.
— Savez-vous son nom de jeune fille ?
— Oui. J’assistais à son mariage. Elle s’appelait Mary Riley.
— Née en Nouvelle-Zélande ?
— Non, elle venait d’Angleterre.
— Etes-vous dans la salle depuis le début de la séance ?
— Oui.
— Avez-vous reconnu cette Mary Riley… ou Draper… au tribunal ?
— Oui.
— Où l’avez-vous vue ?
— A la barre des témoins.
— Sous quel nom témoignait-elle ?
— Jessie Hopkins.
— Et vous affirmez que cette Jessie Hopkins est la personne que vous connaissez sous le nom de Mary Riley ou Draper ?
— J’en suis absolument sûre.
Un léger remous se produisit au fond de la salle.
— Avant aujourd’hui, quand avez-vous vu Mary Draper pour la dernière fois ?
— Il y a cinq ans, avant son départ pour l’Angleterre.
Sir Samuel se leva et, l’air perplexe, prit la parole :
— Madame Sedley, il se peut que vous fassiez erreur.
— Je ne me trompe pas.
— Vous avez pu vous laisser égarer par une forte ressemblance.
— Je connais trop bien Mary Draper.
— Miss Hopkins est une infirmière-visiteuse diplômée.
— Mary Draper était une infirmière d’hôpital avant son mariage.
— Vous rendez-vous compte que vous accusez de parjure un témoin à charge ?
— Je maintiens ce que je viens de dire.

VIII

— Edward John Marshall, vous avez vécu quelques années à Auckland, en Nouvelle-Zélande, et vous résidez à présent au 14, Wren Sreet, Deptford, n’est-ce pas ?
— C’est exact.
— Connaissez-vous Mary Draper ?
— Je l’ai connue pendant des années en Nouvelle-Zélande.
— L’avez-vous revue aujourd’hui dans cette salle ?
— Oui. Elle se faisait appeler Hopkins, mais c’était Mrs Draper en personne.
Le juge leva la tête et s’exprima d’une voix claire et pénétrante :
— Il serait bon, ce me semble, de rappeler le témoin Jessie Hopkins.
Une pause. Un murmure.
— Votre Seigneurie, Jessie Hopkins a quitté la salle il y a quelques minutes.

IX

— Hercule Poirot !
Hercule Poirot se présenta à la barre, prêta serment, tordit sa grosse moustache et attendit, la tête légèrement penchée de côté. Il déclina ses nom, adresse et profession.
— Monsieur Poirot, reconnaissez-vous ce document ?
— Certes.
— Comment est-il parvenu en votre possession ?
— Il m’a été remis par l’infirmière-visiteuse Hopkins.
Sir Edwin dit au juge :
— Si vous m’y autorisez, my lord, je vais le lire à haute voix et ensuite on pourra le transmettre à messieurs les jurés.

CHAPITRE IV

PLAIDOYER DE LA DEFENSE
LE VERDICT

I

— Messieurs les jurés, il vous appartient de décider si Elinor Carlisle doit être acquittée. Si, après les témoignages que vous venez d’entendre, vous êtes persuadés qu’Elinor Carlisle a empoisonné Mary Gerrard, il est de votre devoir de la déclarer coupable.
« Mais s’il vous paraît qu’il existe des témoignages également concluants contre une autre personne, il vous reste à libérer l’accusée immédiatement.
« A présent, vous devez vous rendre compte que les faits sont bien différents de ce qu’ils étaient à l’origine de cette séance.
« Hier, après le témoignage dramatique fourni par M. Hercule Poirot, j’ai appelé à la barre d’autres témoins qui ont prouvé, sans aucun doute possible, que Mary Gerrard était la fille illégitime de Laura Welman. Cela dit, il s’ensuit, comme Sa Seigneurie vous le confirmera, que la parente la plus proche de Mrs Welman était, non pas sa nièce, Elinor Carlisle, mais sa fille naturelle connue sous le nom de Mary Gerrard. En conséquence, Mary Gerrard, à la mort de Mrs Welman, devait hériter d’une immense fortune. Tel est, messieurs, le point crucial de la situation.
« Une somme d’environ deux cent mille livres revenait à Mary Gerrard, qui l’ignorait. Elle ne connaissait pas davantage la véritable identité de la femme Hopkins. Vous pourriez supposer, messieurs, que Mary Riley, ou Draper, avait une raison légitime de changer son nom en Hopkins. Pourquoi, dès lors, n’est-elle pas venue l’expliquer franchement ?
« Voici tout ce que nous savons : A l’instigation de l’infirmière Hopkins, Mary Gerrard a fait un testament par lequel elle léguait tous ses biens à « Mary Riley, sœur d’Elisa Riley ». Nous savons que l’infirmière Hopkins, de par sa profession, avait accès à la morphine et à l’apomorphine, dont elle connaissait les propriétés. En outre, il est démontré que l’infirmière Hopkins mentait quand elle disait s’être piqué le poignet à un rosier qui, nous l’avons vu, n’a point d’épines. Pourquoi ce mensonge, sinon pour justifier la trace laissée par l’aiguille hypodermique ? Souvenez-vous aussi que l’accusée a déclaré sous serment que l’infirmière Hopkins, quand elle la rejoignit dans l’office, paraissait souffrante et avait le teint verdâtre… ce qui est compréhensible si elle venait de vomir.
« Je soulignerai un autre point : si Mrs Welman avait vécu vingt-quatre heures de plus, elle eût rédigé un testament. Selon toute probabilité, elle eût pourvu généreusement Mary Gerrard, sans toutefois lui léguer la totalité de sa fortune, car Mrs Welman pensait rendre sa fille naturelle plus heureuse en la maintenant dans un autre milieu que le sien.
« Il ne m’appartient pas de me prononcer sur les témoignages formulés contre une autre personne, si ce n’est pour démontrer que celle-ci avait les mêmes possibilités que l’accusée de commettre ce crime et un mobile autrement puissant.
« Me plaçant sous cet angle, messieurs les jurés, je me permets d’affirmer devant vous que l’accusation formulée contre Elinor Carlisle s’effondre… »

II

Exposé de Mr le juge Beddingfeld :
— … Etes-vous bien convaincus que l’accusée a administré une dose dangereuse de morphine à Mary Gerrard, le 27 juillet ? Sinon, acquittez-la.
« L’accusation a déclaré que la seule personne susceptible de faire absorber le poison à Mary Gerrard était l’accusée. La défense s’est d’abord efforcée de prouver le suicide. Le seul fait à l’appui de cette hypothèse serait le testament rédigé par Mary Gerrard peu avant sa mort. Or, rien ne démontrait qu’elle était déprimée, malheureuse, ou dans un état d’esprit capable de la pousser à cette extrémité. On nous a dit également que la morphine a pu être introduite dans le sandwich par quelqu’un venu pendant l’absence d’Elinor Carlisle. En ce cas, le poison eût été destiné à Elinor Carlisle et la mort de Mary Gerrard devenait une erreur. Troisième hypothèse formulée par la défense. Une autre personne a pu tout aussi bien administrer de la morphine : dans ce dernier cas, le poison a été introduit dans le thé, et non pas dans les sandwiches. La défense a donc fait comparaître le témoin Littledale ; celui-ci a juré que le morceau de papier trouvé dans l’office provenait d’une étiquette collée sur un tube contenant des comprimés de chlorhydrate d’apomorphine, un émétique très puissant. On vous a soumis un échantillon des deux modèles d’étiquettes. A mon sens, la police a commis une grave négligence en ne vérifiant pas de plus près le fragment original et en concluant qu’il s’agissait de morphine.
« Le témoin Hopkins a déclaré s’être piquée au poignet à un rosier devant le pavillon de garde. Le témoin Wargrave a examiné cet arbuste qui est dépourvu d’épines. Il vous reste à déterminer la cause de cette trace de piqûre sur le poignet de l’infirmière Hopkins et d’expliquer la raison de son mensonge.
« Si l’accusation vous a convaincus que la prisonnière, et personne d’autre, a commis le crime, vous devez la déclarer coupable.
« Si une des autres hypothèses suggérées par la défense est plausible et vous semble conforme à la vérité, acquittez l’accusée.
« Je vous prie de prononcer votre jugement avec courage, en tenant compte seulement des témoignages entendus par vous. »

III

Elinor fut ramenée dans la salle. Les jurés reprirent leurs places.
— Messieurs les jurés, vous êtes-vous mis d’accord sur le verdict ?
— Oui.
— Regardez la prisonnière à la barre, et dites si elle est coupable ou innocente.
— Elle est innocente.

CHAPITRE V

LE SAUVEUR

On la fit sortir par une porte dérobée. Des visages souriants l’accueillirent : Roddy… le détective aux grosses moustaches…
Mais elle tourna vers Peter Lord un regard suppliant :
— Je voudrais partir…
Bientôt elle fut à son côté, dans la confortable automobile qui les emmena à toute vitesse hors de Londres.
Il ne lui avait pas encore adressé la parole et elle savourait ce bienfaisant silence.
Chaque minute l’entraînait de plus en plus loin.
Une vie nouvelle…
Voilà ce qu’elle souhaitait.
Une vie nouvelle.
Soudain, elle dit :
— Je voudrais aller vers un endroit tranquille… où je ne verrais plus de visages humains…
Peter Lord lui répondit, très calme :
— J’ai tout prévu. Vous entrerez dans un sanatorium entouré d’un parc magnifique. Personne ne vous importunera.
Avec un soupir, Elinor déclara :
— En effet, ce repos me sera salutaire…
Sa qualité de médecin permettait sans doute à Peter Lord de mieux la comprendre. Il savait… mais ne la tourmentait point. Elle se sentait si heureuse de se trouver près de lui… de fuir le monde, de s’éloigner de Londres… en quête d’un endroit paisible…
Elle voulait oublier… tout oublier… Pour elle, la réalité n’existait plus… Finies l’ancienne vie et les émotions passées ! Elle devenait un être nouveau, étrange et sans défense, rude et primitif. Une nouvelle existence s’ouvrait devant elle.
Quel réconfort d’être assise à côté de Peter Lord !
A présent, sortis de Londres, ils traversaient la banlieue.
Elle dit enfin :
— C’est grâce à vous… grâce à vous…
Peter Lord se récria :
— Non, remerciez plutôt Hercule Poirot. C’est un vrai magicien.
Mais Elinor hocha la tête et répéta, obstinée :
— Non, c’est grâce à vous. Vous êtes allé le chercher et lui avez confié ma défense !
Peter grimaça un sourire.
— Il s’en est tiré à merveille.
— Etiez-vous certain de mon innocence ?
— Je n’en étais pas très sûr.
— Voilà pourquoi j’ai failli plaider « coupable » au début du procès… parce que, vous comprenez, j’avais eu cette idée… J’y avais pensé le jour où vous m’avez surprise à rire devant la maisonnette.
— Je m’en doutais.
— Comme tout cela semble étrange maintenant… une sorte d’envoûtement ! Ce jour où j’ai acheté le beurre de poisson et préparé les sandwiches, je me suis menti à moi-même et je me suis dit : « J’y ai mélangé du poison et lorsqu’elle en mangera, elle mourra… et alors Roddy reviendra vers moi. »
— Cela soulage parfois de se créer ainsi des illusions. C’est une façon assez fantaisiste de satisfaire ses mauvais désirs, et comparable à la transpiration qui expulse les toxines de l’organisme.
— En effet, car mes pensées perverses se dissipèrent tout d’un coup ! Lorsque cette femme parla du rosier du pavillon de garde, je revins à mon état normal.
Frissonnante, elle ajouta :
— Ensuite, lorsque nous entrâmes dans le petit salon, Mary était morte… ou rendait le dernier soupir. Je songeai : « Y a-t-il une grande différence entre commettre un meurtre et avoir l’intention de le commettre ? »
— Une différence du tout au tout !
— Oui, mais au fond ?
— Certainement ! Penser à commettre un meurtre ne nuit à personne. Les gens envisagent cette question d’une drôle de manière. Ils s’imaginent que cela équivaut à préparer un meurtre… ce n’est pas le cas. Au bout d’un certain temps, vous vous rendez compte de la noirceur de vos sentiments et vous revenez de votre démence passagère.
— Comme vous savez consoler les gens !
Peter Lord protesta gentiment.
— Pas du tout ! C’est une simple affaire de bon sens.
Les larmes jaillissant de ses yeux, Elinor dit :
— De temps à autre… au tribunal… je vous regardais. Votre présence me redonnait du courage.
Pour la première fois depuis qu’elle était montée dans la voiture, elle tourna la tête et observa son compagnon.
Sa vue ne la blessa point ; tandis que celle de Roddy faisait naître en elle un plaisir mêlé de souffrance.
Elle aimait la bonne figure de Peter Lord, aimable et drôle à la fois, et pourtant si réconfortante.
Ils arrivèrent enfin devant une grille. Une allée montait jusqu’à une calme maison blanche bâtie au flanc d’une colline.
— Ici, vous serez tout à fait en sécurité. Personne ne viendra vous importuner.
Instinctivement, elle lui posa la main sur le bras.
— Vous… vous viendrez me voir ?
— Bien sûr.
— Souvent ?
— Aussi souvent que vous voudrez, répondit Peter Lord.
— Alors venez… très souvent.

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