Je ne suis pas coupable d’ Agatha Christie

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

COUSIN ET COUSINE

I

Une lettre anonyme !
Elinor Carlisle la tenait ouverte dans sa main et la regardait. Jamais de sa vie elle n’avait vu pareille chose. Elle en ressentait une sensation désagréable. Truffée de fautes d’orthographe et écrite d’une main maladroite sur un papier rose à bon marché, la lettre disait :

Je veux seulement vous prévenire.
Je nomme persone, mais il y a quelqu’un qui profitte de votre tante et si vous ne prenais pas garde, vous n’aurais rien de son héritage. Les jeunes sont très roublardes et les vieilles se lessent faire quant on les flate aussi je vous préviens que vous feriez mieux de venir voir par vousmême ce qui se passe. Ce ne serait pas juste si vous et le jeune monsieur étiez dépouillés de ce qui doit vous revennir. Elle est très cajauleuse et la vieille madame peut claquer d’un momen à l’otre.
Celle qui veu vôtre bonheur.

Elinor considérait toujours cette missive, ses sourcils épilés rapprochés l’un de l’autre dans son indignation, lorsque la porte s’ouvrit. La bonne annonça Mr Welman, et Roddy entra.
Roddy ! Chaque fois qu’elle voyait Roddy, Elinor éprouvait un léger frisson de plaisir. Néanmoins, elle comprenait qu’elle devait se tenir sur la réserve. Il était trop visible, en effet, que Roddy, tout en l’aimant, ne lui témoignait pas des sentiments aussi ardents que ceux dont elle brûlait pour lui. Rien qu’à sa vue, Elinor sentait son cœur battre à lui faire mal. Il était absurde qu’un homme, un jeune homme aussi ordinaire, pût exercer un tel pouvoir sur elle, que sa présence suffît à lui chavirer la tête et que le son de sa voix amenât presque des larmes dans ses yeux ! L’amour devrait être une émotion agréable… et non une cause de souffrance…
Mieux valait paraître insensible et froide. Les hommes n’estiment pas une femme… empressée et trop aimante. En tout cas, Roddy ne goûterait pas ce genre de démonstrations.
— Bonjour, Roddy ! fit-elle d’une voix aimable.
— Bonjour, chérie ! Tu me sembles bien sérieuse. Est-ce une facture que tu tiens là ?
Elinor hocha la tête.
— Je le croyais, dit Roddy… Nous sommes en été, époque où les lutins dansent dans la forêt et où les notes de fournisseurs affluent de tous côtés !
— Oh ! quelle horreur ! C’est une lettre anonyme.
Roddy releva les sourcils. Son fin visage se durcit.
Il poussa une exclamation de dégoût :
— Non ?…
— Quelle horreur ! répéta Elinor.
Elle alla vers son secrétaire.
— Je ferais mieux de la détruire, n’est-ce pas ?
Elle allait la déchirer… Elle en fit le geste. Elle aurait pu la détruire et n’y plus penser. Roddy ne l’en eût pas empêchée. Sa délicatesse l’emportait sur sa curiosité.
Mue par une soudaine impulsion, Elinor en décida autrement et dit :
— Après tout, peut-être vaudrait-il mieux que tu la lises d’abord. Ensuite, je la brûlerai. Il s’agit de tante Laura.
De nouveau, Roddy releva ses sourcils.
— De tante Laura ?
Il prit la lettre, la lut, plissa le front de mépris et la rendit à la jeune fille.
— Oui, dit-il, cela ne mérite que d’être brûlé. Que les gens sont donc odieux !
— C’est sans doute une des servantes, qu’en penses-tu ?
— Peut-être.
Il hésita.
— Je me demande qui est la personne… celle dont si est question ?
Pensive, Elinor répondit :
— Ce doit être Mary Gerrard.
— Qui ça, Mary Gerrard ? dit Roddy, faisant effort pour se souvenir.
— La fille des gardiens. Tu dois te souvenir d’elle, alors qu’elle était enfant ? Tante Laura avait un faible pour cette petite et s’intéressait beaucoup à elle. Elle a pourvu à son éducation et lui a même fait donner des leçons de piano et de français.
— Ah oui ! fit Roddy, je me souviens d’elle à présent. Une gosse maigre, tout en bras et en jambes, avec une grosse touffe de cheveux blonds ?
— C’est cela, acquiesça Elinor. Tu ne l’as sans doute pas revue depuis ces vacances d’été où ta maman et ton papa voyageaient à l’étranger. Tu n’es pas allé aussi souvent que moi à Hunterbury. Tout récemment, elle a séjourné en Allemagne au pair, mais nous allions la chercher pour jouer avec nous quand nous étions petits.
— Comment est-elle à présent ? demanda Roddy.
— Elle est devenue très jolie. Elle a d’excellentes manières et une belle instruction ; on ne la croirait pas la fille du père Gerrard.
— Alors, c’est une vraie demoiselle ?
— Oui, et il me semble qu’en raison de cette transformation, les choses ne vont pas très bien au pavillon du gardien. Mrs Gerrard est morte il y a quelques années, comme tu le sais, et Mary ne s’entend pas très bien avec son père. Il se moque de ses « belles façons ».
Irrité, le jeune homme observa :
— On ne sait jamais le tort que l’on peut faire à quelqu’un en lui donnant de l’instruction. Souvent c’est de la cruauté et non pas de la bonté.
— Mary Gerrard passe une grande partie de son temps au château où elle fait la lecture à tante Laura depuis sa dernière attaque.
— Pourquoi son infirmière ne lui sert-elle pas également de lectrice ? demanda Roddy.
Elinor répondit avec un sourire :
— L’infirmière O’Brien a un accent épouvantable. Je ne m’étonne pas que tante Laura lui préfère Mary.
Roddy fit quelques pas dans la pièce, puis il dit :
— Il me semble, Elinor, que nous devrions aller voir notre tante.
Elinor répondit avec un léger mouvement de recul :
— A cause de cela ?
— Non, pas du tout. Voyons, soyons sincères. Aussi odieuse que paraisse cette lettre anonyme, peut-être y a-t-il là-dessous quelque vérité. Notre vieille tante est bien malade…
— Certes, Roddy.
Il enveloppa sa cousine d’un charmant sourire… tout en avouant la faiblesse de la nature humaine :
— Et la question d’argent a une grosse importance… pour toi et pour moi, Elinor.
— Evidemment, reconnut-elle sans hésitation.
Roddy déclara d’un air sérieux :
— Non que je sois cupide. Mais tante Laura nous a dit maintes fois que toi et moi sommes les seuls parents qui lui restent. Tu es sa propre nièce, la fille de son frère, et moi le neveu de son mari. Elle nous a toujours laissé entendre qu’à sa mort tous ses biens reviendraient à l’un de nous… ou plutôt à tous les deux. Et il s’agit d’un gros héritage, Elinor.
— Oui, acquiesça la jeune fille, rêveuse.
— L’entretien du château de Hunterbury exige une grande richesse, observa Roddy. L’oncle Henry possédait aussi une jolie fortune lorsqu’il épousa ta tante Laura qui elle-même hérita de grands biens au décès de ses parents, ainsi que ton père. Quel dommage qu’il se soit lancé dans des spéculations malheureuses !
Elinor soupira.
— Mon pauvre papa n’avait guère le sens des affaires. Il connut des ennuis de toutes sortes à la fin de sa vie.
— Ta tante Laura avait une tête beaucoup plus solide. Elle m’a avoué l’autre jour qu’elle avait toujours eu de la veine dans ses placements et que ses valeurs n’ont pour ainsi dire jamais baissé.
— L’oncle Henry lui a laissé toute sa fortune à sa mort, n’est-ce pas, Roddy ?
— Oui. Il est mort trop tôt, hélas ! Et elle ne s’est pas remariée. Cette épouse fidèle s’est toujours montrée très bonne envers nous. Elle m’a traité comme si j’étais de son sang. Chaque fois que je me suis trouvé dans l’embarras elle m’a tiré d’affaire. Par bonheur, je n’ai pas eu à recourir souvent à ses services.
— Elle a été également très généreuse pour moi, dit Elinor avec gratitude.
— Tante Laura, poursuivit Roddy, est une femme épatante. Mais tu sais, Elinor, sans nous en douter, toi et moi nous menons une vie plutôt extravagante, vu la modestie de nos ressources.
— Peut-être… Tout est hors de prix… les toilettes, les fards, le cinéma, les cocktails et même les disques de gramophone.
— Chérie, tu es comme le lis de la vallée : tu ne travailles pas, tu ne files pas…
— Crois-tu que je devrais le faire, Roddy ? répliqua Elinor.
Il hocha la tête :
— Je t’aime telle que tu es : délicate, hautaine et ironique. Je te détesterais si tu prenais la vie au sérieux. Je veux simplement te faire observer que, sans tante Laura, tu serais sans doute employée à quelque vulgaire besogne.
« Il en va de même pour moi, continua-t-il. Cela me va d’ailleurs comme un gant. Naturellement, j’ai une espèce d’emploi chez Lewis & Hume, presque une sinécure. Je sauve mon amour-propre en occupant une situation, mais sache que je ne me soucie nullement de l’avenir parce que je compte sur… l’héritage de tante Laura.
— Nous ressemblons, ma parole, à des sangsues humaines…
— Des bêtises ! On nous a toujours laissé comprendre qu’un jour nous aurions de l’argent… Voilà tout ! Cet espoir a influencé notre façon de vivre.
Pensive, Elinor murmura :
— Tante Laura ne nous a jamais révélé au juste ses dispositions testamentaires.
— Peu importe ! Selon toute probabilité, elle a partagé ses biens entre nous deux. S’il en était autrement… si elle léguait la totalité ou la plus grande partie à toi qui es sa plus proche parente, eh bien ! chérie, j’aurais tout de même ma part parce que je vais t’épouser… et si la bonne vieille tante juge préférable de tout me laisser en tant que représentant mâle des Welman, cela reviendra au même puisque tu m’épouseras.
Il lui grimaça un sourire affectueux.
— La chance veut que nous nous aimions, car tu m’aimes, n’est-ce pas, Elinor ?
— Oui, répondit-elle, simulant une certaine froideur.
— Oui, répéta le jeune homme, contrefaisant la voix de sa cousine. Tu es adorable, Elinor ! Avec tes petits airs pleins de dignité et de noblesse, tu ressembles à la Princesse lointaine. Ces qualités m’ont amené, je crois, à t’aimer.
— Pas possible ? fit Elinor, retenant son souffle.
— Eh oui ! — Il fronça le sourcil. — Certaines femmes sont si accapareuses… fidèles et dévouées comme des chiens, elles manifestent toutes leurs émotions avec une exubérance qui me répugne. Avec toi, on n’est jamais sûr. A tout instant, je crains de te voir me tourner le dos et m’abandonner en déclarant que tu as changé d’avis… tout naturellement, sans sourciller. Elinor, tu es une créature fascinante, une œuvre d’art… parfaite !
Il poursuivit :
— J’ai l’impression que notre mariage sera des plus heureux. Nous nous aimons suffisamment et sans excès. Nous sommes de bons camarades et nous avons des goûts communs. Nous nous connaissons à fond ; nous avons les avantages de la parenté sans les désagréments de la consanguinité. Jamais je ne me lasserai de toi parce que tu ne te livres jamais entièrement. Cependant, tu pourrais te fatiguer de moi, un individu si ordinaire…
Elinor hocha la tête :
— Oh, non ! Roddy, jamais !
— Mon amour !
Il l’embrassa. Puis il dit :
— Tante Laura sait fort bien à quoi s’en tenir sur nos sentiments réciproques, bien que nous ne soyons pas allés la voir depuis que nous avons pris notre décision. C’est là un prétexte tout trouvé pour passer chez elle, qu’en dis-tu ?
— Oui, Je pensais justement l’autre jour…
Roddy acheva sa phrase :
— Que nous ne rendions pas visite à notre tante aussi fréquemment que nous le devrions ? Moi aussi, j’y songeais. Lors de sa première attaque, nous allions à Hunterbury tous les quinze jours Et voilà presque deux mois qu’elle ne nous a pas vus.
Elinor répliqua :
— Nous aurions répondu à son appel… tout de suite.
— Cela va de soi. Nous savons qu’elle est bien soignée par l’infirmière O’Brien, qu’elle aime beaucoup. Nous l’avons tout de même un peu négligée, ce me semble. Je ne parle point par intérêt, mais par simple humanité.
— Ainsi cette affreuse lettre aura tout de même servi à quelque chose. Nous allons nous rendre chez tante Laura pour protéger nos intérêts et aussi par affection envers notre vieille parente.
Il frotta une allumette et en approcha la flamme de la lettre qu’il prit de la main d’Elinor.
— Savoir qui l’a écrite ? dit-il. Non que cela ait de l’importance… Peut-être nous a-t-on rendu là un fier service. Je me rappelle ce que m’a raconté Jim Partington. Sa mère, qui habitait sur la Riviera, était soignée par un jeune médecin italien dont elle s’amouracha et à qui elle légua toute sa fortune jusqu’au dernier sou. Jim et ses sœurs essayèrent de faire annuler le testament, mais en pure perte.
— Tante Laura aime beaucoup le nouveau médecin qui a pris la clientèle du Dr Ransome, mais pas à ce point, protesta Elinor. En tout cas, cette horrible lettre fait allusion à une jeune fille. Ce doit être Mary.
— Eh bien ! nous ne tarderons pas à en avoir le cœur net…

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