II
L’infirmière O’Brien sortit précipitamment de la chambre à coucher de Mrs Welman pour se rendre dans la salle de bains. Elle dit, par-dessus son épaule :
— Je vais mettre la bouilloire sur le réchaud à gaz. Une tasse de thé vous fera certainement du bien.
L’infirmière Hopkins lui répondit :
— Chère amie, je ne refuse jamais une bonne tasse de thé… du thé bien fort. Rien ne vous remet si bien d’aplomb.
Tout en remplissant la bouilloire d’eau et en allumant le réchaud, l’infirmière O’Brien déclara :
— J’ai tout ce qu’il me faut dans ce petit buffet : la théière, les tasses et le sucre… De plus, Edna m’apporte du lait frais deux fois par jour. Inutile de la sonner à chaque instant. Ce petit réchaud marche à merveille et l’eau bout en un clin d’œil.
L’infirmière O’Brien était une grande femme aux cheveux roux, aux dents étincelantes et au visage parsemé de taches de rousseur. Son sourire engageant, sa gaieté et sa vitalité la faisaient adorer de tous ses patients. Elle approchait de la trentaine. L’infirmière-visiteuse, miss Hopkins, venait chaque matin l’aider à faire le lit et la toilette de la vieille dame impotente. C’était une femme d’âge moyen, très simple, mais capable et active.
— Tout marche à souhait dans ce château, approuva-t-elle.
— Oui, mais il n’est pas très modernisé. Le chauffage central n’y est même pas installé, mais il y a du feu dans toutes les cheminées et les servantes font preuve de bonne volonté. Mrs Bishop s’entend à merveille à les diriger.
— En général, ces jeunes servantes me donnent sur les nerfs, dit miss Hopkins. Elles ne savent pas ce qu’elles veulent et ne travaillent pas consciencieusement.
— Mary Gerrard est une jeune fille charmante, commenta l’infirmière O’Brien. Je ne sais pas ce que Mrs Welman deviendrait sans elle.
« Avez-vous entendu comme elle l’a réclamée ? Il est vrai que cette délicieuse enfant sait bien la prendre.
— Mary est fort à plaindre, observa miss Hopkins. Son père lui rend la vie dure…
— Ce vieux grigou n’a jamais pour elle un mot aimable, fit miss O’Brien. Voilà la bouilloire qui chante. Je vais jeter l’eau sur le thé dès qu’elle bouillira.
Elle servit un thé chaud et parfumé. Les deux infirmières le prirent dans la chambre de miss O’Brien, voisine de celle de la malade.
— Mr Welman et miss Carlisle vont venir au château, annonça miss O’Brien. On a reçu leur télégramme ce matin.
— Ah ! J’ai remarqué que la vieille dame paraissait émue. Il y a longtemps qu’elle n’a pas eu la visite de ses neveux, n’est-ce pas ? demanda miss Hopkins.
— Plus de deux mois. Ce Mr Welman est un charmant garçon, mais un peu fier.
— J’ai vu le portrait de la nièce l’autre jour dans le Tatler, en compagnie d’une amie, à Newmarket, dit miss Hopkins.
— Elle est très connue dans la société de Londres. Elle porte toujours de si élégantes toilettes ! La trouvez-vous réellement belle ?
— On ne sait jamais à quoi ressemblent ces mondaines sous leur maquillage ! opina miss Hopkins. A mon avis, elle est loin d’égaler en beauté Mary Gerrard !
Miss O’Brien pinça les lèvres et pencha la tête de côté.
— Vous avez peut-être raison, mais Mary n’a pas le même chic.
D’un ton doctoral, miss Hopkins décréta :
— L’habit fait le moine.
— Encore une tasse de thé, miss Hopkins ?
— Merci. Ce n’est pas de refus.
Les deux femmes rapprochèrent leurs têtes au-dessus de leurs tasses fumantes.
— Une drôle de chose s’est passée hier soir, murmura miss O’Brien. Selon mon habitude, je suis entrée à deux heures pour voir si ma chère malade reposait tranquillement, et elle ne dormait pas encore, mais elle avait dû rêver, car, dès qu’elle m’a vue, elle m’a demandé : « La photographie ! Donnez-moi cette photographie ! » Alors je lui ai dit : « Très volontiers, madame Welman, mais ne vaudrait-il pas mieux attendre à demain matin ? » Elle répliqua : « Non, je veux la regarder maintenant. » Je voulus avoir des précisions : « Où se trouve donc cette photographie ? Est-ce celle de Mr Roderick que vous désirez ? » Et elle m’a répliqué : « Roderick ? Non, Lewis. » Elle commença de s’agiter et je la soulevai. Elle prit ses clés de la petite boîte placée à son chevet et me pria d’ouvrir le second tiroir du chiffonnier, et là je vis en évidence une grande photographie dans un cadre d’argent. Quel bel homme ! Son nom, Lewis, était écrit dans le coin. Evidemment, la photo remontait à plusieurs années. Je la lui remis ; elle la tint devant elle et la contempla un long moment. Puis elle murmura : « Lewis… Lewis… » Elle poussa un soupir et me rendit le portrait que je remis en place. Et croyez-le si vous voulez, dès que je revins vers elle, elle s’était endormie gentiment, comme un enfant.
— Etait-ce son mari ? demanda miss Hopkins.
— Mais non ! Ce matin même j’ai demandé à Mrs Bishop, d’un air détaché, quel était le prénom de feu Mr Welman. Elle m’a répondu qu’il s’appelait Henry.
Les deux femmes échangèrent un coup d’œil. Le long nez de miss Hopkins frémissait de plaisir. Elle déclara d’un air pensif :
— Lewis… Lewis… Voyons un peu. Je ne me souviens de personne de ce nom dans le voisinage.
— Il y a longtemps de cela, ma chère, lui fit observer sa compagne.
— Evidemment, je ne suis ici que depuis deux ans… Toutefois, je demeure perplexe…
Miss O’Brien l’interrompit :
— Un fort bel homme. On aurait dit un officier de cavalerie.
Miss Hopkins buvait son thé à petites gorgées. Elle dit :
— Voilà qui est fort intéressant.
L’autre, romanesque, renchérit :
— Sans doute s’étaient-ils connus dans leur enfance et un père cruel les a séparés…
Miss Hopkins poussa un profond soupir :
— Il a pu être tué dans la Grande Guerre.