Jeunesse- Le Coeur des ténèbres

Chapitre 2

 

« Un après-midi que j’étais étendu detout mon long sur le pont de mon vapeur, j’entendis un bruit devoix qui se rapprochait ; c’étaient le neveu et l’oncle quiflânaient au bord de l’eau. Je reposai simplement la tête sur monbras et j’étais déjà plus qu’à demi assoupi quand quelqu’un dit –j’aurais juré que c’était à mon oreille – : « Je suisdoux comme un enfant, mais je n’aime pas qu’on me fasse la loi…Suis-je le Directeur – ou non ?… On m’a donné l’ordre del’envoyer là-bas… C’est incroyable !… » Je me rendiscompte que les deux hommes étaient arrêtés sur la rive, à lahauteur de l’avant du vapeur, juste en dessous de ma tête. Je nebougeai pas ; l’idée ne me vint pas de faire unmouvement : j’étais si somnolent ! « C’estfâcheux… », grogna l’oncle. « Il a demandé àl’Administration qu’on l’envoie là-bas, reprit l’autre, avecl’arrière-pensée de montrer ce dont il était capable, et j’ai reçudes ordres en conséquence. Quelle influence cet homme ne doit-ilpas avoir ! N’est-ce pas effrayant !… » Ils admirentl’un et l’autre que c’était effectivement effrayant et ajoutèrentdiverses réflexions bizarres : « Fait la pluie et le beautemps… un seul homme… le Conseil… par le bout du nez », touteune kyrielle d’absurdes bouts de phrases qui finirent par avoirraison de ma somnolence si bien que j’avais à peu près repris mesesprits au moment où l’oncle déclara : « Le climat peutrésoudre cette difficulté en votre faveur. Il est seullà-bas ? » – « Oui, répondit le Directeur Il aenvoyé son adjoint avec un billet à mon adresse ainsi conçu ou àpeu près : Débarrassez ce pays de ce pauvre diable et neprenez pas la peine de m’en envoyer d’autres du même acabit. J’aimemieux être seul que travailler avec l’espèce de gens que vousmettez à ma disposition ». « Il y a un peu plus d’un ande cela… Imagine-t-on pareille impudence ! » – « Etdepuis lors ? » interrogea la voix rauque. « Depuislors ! » éclata le neveu, « depuis lors : del’ivoire. Des monceaux d’ivoire – et de première qualité – desmonceaux !… On ne peut plus vexant, venant de lui… » –« Et avec ça ?… » reprit le sourd grognement. Laréponse partit comme un coup de feu : « Des bordereaux detantièmes !… » Puis le silence. C’était de Kurtz qu’ilsvenaient de parler.

« J’étais désormais tout à faitéveillé ; mais confortablement étendu, je continuai de metenir coi, et n’éprouvai aucune envie de changer de position.« Et comment cet ivoire est-il arrivé ? » continuale plus âgé qui semblait fort contrarié. L’autre expliqua qu’ilavait été apporté par une flottille de canots, sous la conduited’un métis anglais que Kurtz avait comme employé ; Kurtzapparemment avait projeté de rentrer, son poste étant à ce momentvide de provisions et de marchandises, mais, après avoir fait prèsde trois cents milles, il s’était brusquement décidé à rebrousserchemin, ce qu’il avait fait seul, dans une pirogue, avec quatrepagayeurs, laissant le mulâtre descendre le fleuve avec l’ivoire.Mes deux gaillards semblaient ahuris à l’idée que quelqu’un eûtrisqué une telle chose. Ils n’arrivaient pas à en démêler lesmobiles. Pour moi, il me parut que je démêlais Kurtz pour lapremière fois. Ce fut une illumination précise : la pirogue,les quatre sauvages pagayant et l’homme blanc solitaire, tournantle dos subitement à son quartier général, à tout secours, à touteidée de retour, qui sait ! – pour regagner les profondeurs dela sauvagerie, sa station dépourvue et désolée. Je ne saisissaispas ses raisons. Peut-être, après tout, n’était-ce qu’un bravegarçon qui s’acharnait à sa tâche, par amour pour elle. Son nom –notez – n’avait pas été prononcé une seule fois. Il était« cet homme ». Quant au mulâtre qui, à ce qu’il meparaissait, avait mené cette difficile expédition avec une prudenceet une hardiesse remarquables, on en parlait comme de « cecoquin ». Le « coquin » avait rendu compte que« l’homme avait été très malade, qu’il n’étaitqu’imparfaitement remis… » Le couple à ce moment fit quelquespas ; ils se mirent à promener de long en large. J’entendisles mots : Poste militaire – docteur – trois cents kilomètres– tout à fait seul maintenant – retards inévitables – neuf mois –aucunes nouvelles – rumeurs étranges ; puis ils serapprochèrent tandis que le Directeur disait : « Personneque je sache, sinon une espèce de trafiquant marron, un malfaisantindividu qui chipe de l’ivoire aux indigènes… » De quiparlaient-ils à présent ? Peu à peu j’arrivai à comprendrequ’il s’agissait d’un homme qu’on supposait dans le district deKurtz et qui ne jouissait pas de l’approbation du directeur. –« Nous ne serons débarrassés de cette concurrence déloyale quelorsque l’on aura pendu un de ces gaillards pour l’exemple… »« Parfaitement, grommela l’oncle, qu’on le pende !…Pourquoi pas ?… Tout, on peut tout faire dans ce pays… C’estlà mon opinion : il n’y a personne ici entendez-vous, quipuisse mettre votre situation en péril. La raison ? – Voussupportez le climat. Vous survivez à tous. Le danger est en Europe,mais avant de partir, j’ai pris soin de… » Ils se remirent àmarcher en chuchottant ; leurs voix ensuite s’élevèrent ànouveau : « Cette extraordinaire succession de retardsn’est pas de ma faute J’ai fait ce qui était en mon pouvoir… »Le gros homme soupira : « Très triste !… »« Et l’abominable absurdité de ses propos ! repritl’autre. M’a-t-il assez excédé quand il était ici : Chaquestation devrait être comme un phare sur la route du progrès, uncentre de commerce sans doute, mais aussi un foyer d’humanité, deperfectionnement, d’instruction… Concevez-vous cela… l’imbécile… Etça veut être directeur !… » L’excès de son indignation àce moment l’étouffa – et je relevai imperceptiblement la tête. Jefus surpris de voir à quel point ils étaient près, tout justeau-dessous de moi : j’aurais pu cracher sur leurs chapeaux.Perdus dans leurs pensées, ils regardaient à leurs pieds. LeDirecteur se fouettait la jambe avec une mince badine. Sonjudicieux parent releva la tête : « Vous vous êtes bienporté depuis que vous êtes revenu ici ? » demanda-t-il Leneveu eut un soubresaut : « Qui ? Moi !… Oh,comme un charme, comme un charme ! Mais les autres… Ah, grandsdieux ! Tous malades !… Et ils meurent si vite que jen’ai pas le temps de les évacuer… C’est incroyable ». –« Hum ! grogna l’oncle. C’est bien ça… Voyez-vous, mongarçon, fiez-vous à cela, je vous le dis, fiez-vous àcela !… » Et je le vis étendre son gros court bras d’ungeste qui enveloppait la forêt, la crique, la vase, le fleuve,comme si, par une imprudente bravade, il eût évoqué devant la faceensoleillée du pays, la mort aux aguets, tout le mal caché, toutesles ténèbres profondes du cœur de cette terre. L’effet fut sisaisissant que je fus sur pied d’un bond et regardai du côté de lalisière de la forêt, comme si j’avais attendu on ne sait quelleréponse à cette odieuse manifestation de confiance. Vous savez dequelles absurdes impulsions on est parfois saisi ! Maisl’impassible tranquillité opposait à ces deux formes un air desinistre patience, attendant que se fut écoulée la fantastiqueinvasion.

« Ils se mirent à jurer tout haut tousles deux – pure frayeur, j’imagine ; sans faire mine ensuitede soupçonner mon existence, ils reprirent le chemin de la Station.Le soleil était bas, et côte à côte, penchés en avant, ilssemblaient remorquer avec peine leurs ombres ridicules et inégalesqui traînaient derrière eux sur les hautes herbes sans en courberun brin.

« Au bout de quelques jours, l’Expéditionde l’Eldorado s’engagea dans la patiente sauvagerie qui se refermasur elle, comme la mer sur un plongeur. Longtemps après, lanouvelle nous parvint que tous les ânes étaient morts. J’ignoretout du sort des autres et moins estimables animaux Sans doute,comme chacun de nous, trouvèrent-ils leur juste rétribution. Je nem’en enquis pas. J’étais à ce moment assez excité à l’idée derencontrer Kurtz très prochainement. Quand je dis trèsprochainement, je l’entends dans un sens relatif. Il s’écoula enfait tout juste deux mois entre le jour où nous quittâmes la criqueet celui où je touchai terre au-dessous de la station de Kurtz.

« Remonter le fleuve, c’était sereporter, pour ainsi dire, aux premiers âges du monde, alors que lavégétation débordait sur la terre et que les grands arbres étaientrois. Un fleuve désert, un grand silence, une forêt impénétrable.L’air était chaud, épais, lourd, indolent. Il n’y avait aucune joiedans l’éclat du soleil. Désertes, les longues étendues d’eau seperdant dans la brume des fonds trop ombragés. Sur des bancs desable argentés des hippopotames et des crocodiles se chauffaient ausoleil côte-à-côte. Le fleuve élargi coulait au travers d’une cohued’îles boisées, on y perdait son chemin comme on eût fait dans undésert et tout le jour, en essayant de trouver le chenal, on sebutait à des hauts fonds, si bien qu’on finissait par se croireensorcelé, détaché désormais de tout ce qu’on avait connuautrefois, quelque part, bien loin, dans une autre existencepeut-être. Il y avait des moments où le passé vous revenait, commecela arrive parfois quand on n’a pas un moment de répit, mais ilrevenait sous la forme d’un rêve bruyant et agité, qu’on serappelait avec étonnement parmi les accablantes réalités de cetétrange monde de plantes, d’eau et de silence. Et cette immobilitéde toutes choses n’était rien moins que paisible. C’étaitl’immobilité d’une force implacable couvant on ne savait quelinsondable dessein. Elle vous contemplait d’un air plein deressentiment. Je m’y fis à la longue ; je cessai de m’enapercevoir ; je n’en avais guère le temps. Il me fallaitdeviner le chenal, discerner – d’inspiration surtout – les indicesd’un fond caché. J’avais à épier les roches recouvertes ;j’apprenais à serrer vaillamment les dents pour empêcher mon cœurde faiblir, quand j’avais frôlé quelque satané tronc d’arbre quieût éventré mon sabot de bateau et envoyé tous les pèlerins par lefond. Et il me fallait avoir l’œil sur là moindre apparence de boismort qu’on couperait pendant la nuit pour s’assurer la vapeur dulendemain. Quand vous avez à vous appliquer tout entier à cessortes de choses, aux seuls incidents de surface, la réalité – oui,la réalité elle-même ! – pâlit. La vérité profonde demeurecachée… Dieu merci ! Je la sentais néanmoins ; souvent jesentais sa mystérieuse immobilité qui épiait mes malices de singe,– comme elle vous épie aussi, vous autres, tandis que vous vousévertuez, chacun sur sa corde tendue, à faire des culbutes, à – àcombien ?… – une demi couronne l’une…

– « Soyez poli, Marlow… »grommela une voix et je sus ainsi qu’il y en avait encore un quiécoutait, en dehors de moi.

– « Je vous demande pardon !J’oubliais la nausée qui vous vient par-dessus le marché. Et aprèstout, qu’importe le prix si le tour est bien joué. Vous vous enacquittez à merveille. Et moi aussi je ne m’en tirai pas trop mal,puisque je réussis à ne pas couler ce bateau à mon premier voyage.J’en demeure encore stupéfait. Imaginez quelqu’un ayant à conduire,les yeux bandés, une charrette sur une mauvaise route ! J’aipas mal sué et frissonné à ce jeu, je vous prie de le croire… Aprèstout, pour un marin, écorcher le fond de cette chose qui est censéeflotter constamment sous sa garde est un crime impardonnable.Personne, peut-être, ne s’en est aperçu, mais vous n’oubliez pas lechoc… Un coup en plein cœur… Vous vous en souvenez, vous en rêvez,vous vous réveillez la nuit pour y penser, – des années plustard !… – et vous en avez encore froid et chaud !… Jen’irai pas jusqu’à prétendre que ce vapeur ne cessa jamais deflotter. Plus d’une fois il lui arriva de passer à gué, tandis quevingt cannibales à l’entour barbotaient et poussaient. Nous enavions, chemin faisant, enrôlé quelques-uns en guise d’équipage.Des êtres superbes – anthropophages à leurs heures… C’était deshommes avec qui l’on pouvait travailler et je leur restereconnaissant. Après tout ils ne s’entre-dévorèrent pas sous mesyeux. Ils avaient apporté avec eux de la viande d’hippopotame quise mit à pourrir et nous faisait puer au nez le mystère même de lasauvagerie… Brr ! j’en sens encore l’odeur… J’avais ledirecteur à bord et trois ou quatre pèlerins avec leurs bâtons,tous au complet !… Parfois nous rencontrions une station, aubord du fleuve, accrochée à la lisière de l’inconnu, et les blancsqui se précipitaient vers nous du fond d’un hangar croulant avaientun air étrange, l’apparence de gens qu’une sorte de charme eûtretenu captifs. Le mot ivoire passait dans l’air pendant un moment,et puis nous repartions dans le silence, par les étendues vides, aulong des coudes paisibles, entre les hautes murailles de notreroute sinueuse dont les échos multipliaient le battement sourd denotre roue unique. Des arbres, des millions d’arbres, massifs,immenses, élancés d’un jet : et à leurs pieds, serrant la riveà contre-courant, rampait le petit vapeur barbouillé de suie, commeun misérable scarabée se traînant sur le sol d’un ample portique.On se sentait bien petit, bien perdu, et pourtant il n’y avait làrien de déprimant, car, somme toute, pour être petit, le misérablescarabée barbouillé n’en avançait pas moins, et c’était précisémentce qu’on attendait de lui. Où diable les pèlerins s’imaginaient-ilsqu’il se traînait ainsi, je n’en sais rien. Vers un endroit où ilscomptaient trouver quelque chose, je pense !… Pour moi, il setraînait vers Kurtz, tout bonnement, mais quand les tubes de vapeurse mettaient à fuir, nous ne nous traînions plus que bienlentement… Les longues avenues d’eau s’ouvraient devant nous et serefermaient sur notre passage, comme si la forêt eut enjambétranquillement le fleuve pour nous barrer la voie du retour. Nouspénétrions de plus en plus profondément au cœur des ténèbres. Il yrégnait un grand calme. Quelquefois, la nuit, un roulement detam-tams, derrière le rideau des arbres, parvenait jusqu’au fleuveet y persistait faiblement, comme s’il eût rôdé dans l’air,au-dessus de nos têtes, jusqu’à la pointe du jour. Impossible dedire s’il signifiait la guerre, la paix ou la prière. L’aubetoujours s’annonçait par la tombée d’une froide torpeur : lescoupeurs de bois dormaient, leurs feux brûlaient bas et lecraquement d’une branche vous faisait sursauter. Nous errions surun sol préhistorique, sur un sol qui avait l’aspect d’une planèteinconnue. Nous eussions pu nous croire les premiers des hommesprenant possession de l’héritage maudit qu’il leur faut s’assurerau prix d’une angoisse profonde et d’un labeur extrême. Mais,subitement, tandis que nous doublions péniblement un tournant dufleuve, une échappée s’ouvrait sur des murailles de roseaux, destoits de chaume coniques, et c’était une explosion de hurlements,un tourbillon de membres noirs, une multitude de mains quibattaient, de pieds qui frappaient le sol, de corps qui sebalançaient, d’yeux qui roulaient, sous la retombée du feuillagepesant et immobile. Le vapeur côtoyait lentement une noire etincompréhensible frénésie. L’homme préhistorique nousmaudissait-il, nous implorait-il, nous souhaitait-il la bienvenue,qui eût pu le dire ? Nous étions coupés de tout ce qui nousentourait : nous glissions pareils à des fantômes, étonnés etsecrètement épouvantés, comme le serait un homme sain au spectacled’une émeute enthousiaste dans un asile d’aliénés. Nous ne pouvionspas comprendre, parce que nous étions trop loin et nous ne pouvionspas nous rappeler, parce que nous voyagions dans la nuit despremiers âges, de ces âges qui ont passé en laissant à peine unetrace…, et pas de souvenir.

« La terre en cet endroit n’avait pasl’air terrestre. Nous sommes habitués à considérer la formeentravée d’un monstre asservi ; mais là on découvrait lemonstre en liberté. Il était surnaturel, et les hommes étaient…Non, ils n’étaient pas inhumains. Voyez-vous, c’était là le pire,ce soupçon qu’on avait qu’ils n’étaient pas inhumains. On yarrivait petit à petit : Sans doute, ils hurlaient,bondissaient, tournaient sur eux-mêmes, faisaient d’affreusesgrimaces, mais ce qui saisissait, c’est le sentiment qu’on avait deleur humanité pareille à la nôtre, la pensée de notre lointaineaffinité avec cette violence sauvage et passionnée… – Vilain…Certes, c’était assez vilain… Mais pour peu qu’on en eût lecourage, il fallait bien convenir qu’on avait en soi une sorted’indéfinissable velléité de répondre à la directe sincérité de cevacarme, l’impression confuse qu’il s’y cachait un sens que vousétiez, vous si loin de la nuit des âges, capable de comprendre… Etpourquoi pas ! L’esprit de l’homme contient tous lespossibles, parce que tout est en lui, tout le passé comme toutl’avenir… Qu’y avait-il là-dedans, après tout ?… Joie,frayeur, douleur, vénération, courage, colère, qui saurait ledire ?… De la vérité en tout cas, de la vérité dépouillée desoripeaux du temps. Que le sot demeure bouche bée et frissonne –l’homme comprend et peut regarder en face sans broncher. Encorefaut-il qu’il soit lui-même aussi humain que ceux de la rive… Ilfaut aborder cette vérité avec ce qu’on a de plus réel en soi, avecnotre propre force innée. – Des principes ?… Non, desprincipes ne suffiraient pas. Ce ne sont là qu’acquisition,déguisement, élégante friperie qui s’envoleraient à la premièresecousse un peu rude. Ce qu’il faut, c’est une foi délibérée… Ya-t-il pour moi un appel dans ce barbare tumulte ?… Soit,j’entends, j’admets, mais j’ai une voix aussi et qui n’est pas decelles à qui on impose silence… Bien sûr, le sot, – soit frayeur,soit nobles sentiments, – ne court aucun risque… Que marmottez-vouslà-bas ?… Vous vous demandez pourquoi je ne suis pas descenduà terre pour y aller à mon tour de mon hurlement et de ma danse… Jene l’ai pas fait, j’en conviens… Nobles sentiments,dites-vous ? Au diable les nobles sentiments ! J’avaisbien le temps d’y songer ! J’avais bien assez à faire, avec dela céruse et des bandes coupées dans des couvertures de laine, àenvelopper les tubes de vapeur qui fuyaient. J’avais à veiller à labarre, à éviter les troncs d’arbres noyés et, vaille que vaille, àfaire avancer mon rafiau de bateau. Ces choses-là contenaient unevérité de surface qui eût suffi à préserver plus sage que moi. Etentre-temps, j’avais à surveiller le sauvage qui me servait dechauffeur. C’était un spécimen amélioré. Il était capable dechauffer une chaudière verticale. Je l’apercevais d’en haut et, maparole ! le regarder était aussi édifiant que de voir un chienen culottes et chapeau à plumes qui danse sur ses pattes dederrière. Quelques mois d’apprentissage avaient suffi à ce gaillardréellement remarquable. Il louchait vers le manomètre ou le niveaud’eau avec un évident effort d’intrépidité et il n’en avait pasmoins les dents limées, le pauvre diable ! – et de bizarresdessins au rasoir sur la laine de son crâne, et trois encochesdécoratives sur chaque joue. Tandis qu’il aurait dû être sur larive à battre des pieds et des mains, il lui fallait demeurer là, àpeiner dur, asservi à une incompréhensible sorcellerie et pénétréd’un savoir croissant. Il était utile parce qu’il avait étédégrossi, et ce qu’il savait, c’est que, si l’eau venait àdisparaître dans cette chose transparente, le mauvais génie enferméà l’intérieur de la chaudière s’irriterait de l’intensité de sasoif et se vengerait de façon terrible. Aussi il suait et activaitses feux et épiait le verre d’un air effrayé (avec un féticheimprovisé, fait, de haillons liés à son bras et un morceau d’orpoli, aussi gros qu’une montre, fiché à plat dans sa lèvreinférieure), tandis que les rives boisées défilaient lentement, etque laissant derrière nous le bruit furtif de notre passage, etcombien d’interminables kilomètres de silence ! – nousavancions péniblement dans la direction de Kurtz. Mais les troncsnoyés étaient abondants, l’eau perfide et sans profondeur ; lachaudière effectivement semblait abriter un démon acariâtre, sibien que ni le chauffeur ni moi-même n’avions le loisird’approfondir nos insidieuses pensées.

« À quelque vingt kilomètres de laStation Intérieure, nous tombâmes sur une case de roseaux, unmélancolique mât penché, arborant encore les méconnaissableslambeaux de ce qui avait été un drapeau – et sur la rive un tas debois proprement empilé. Ceci était inattendu. Nous accostâmes etsur le tas de bois nous trouvâmes une planchette portant uneinscription au crayon, toute pâlie. Nous y pûmes déchiffrer lesmots suivants : « Du bois pour vous. Dépêchez-vous.Approchez – avec précaution. » Il y avait une signature, maiselle était illisible ; ce n’était pas celle de Kurtz, le nométait plus long. – Dépêchez-vous ! De quoi faire ?… Demonter le fleuve ?… – Approchez avec précaution. – Nous n’enavions rien fait, mais la recommandation ne pouvait viser l’endroitoù il n’était possible de la trouver qu’après avoir déjà approché.Quelque chose de grave plus haut, sans doute !… Maisquoi ! – et jusqu’à quel point ?… Telle était laquestion. Nous accueillîmes avec des commentaires désapprobateursce style télégraphique. La brousse, à l’entour, ne disait rien etdu reste ne permettait guère d’aller voir bien loin. Un rideaudéchiré de cotonnade rouge pendait au seuil de la case et nousbattait tristement au visage. L’habitation était en ruines, mais onvoyait qu’un blanc y avait vécu naguère. Il restait une tablegrossière – une planche sur deux montants ; un tas de détrituss’amoncelait dans un coin sombre, et près de la porte, je ramassaiun livre, il n’avait plus de couverture et à force d’avoir étéfeuilletées, les pages avaient pris une espèce de mollesseextrêmement crasseuse, mais le dos avait été recousu avec amour àl’aide de coton blanc qui avait encore l’air propre. C’était unetrouvaille extraordinaire. Elle avait pour titre :Recherches sur quelques Problèmes de Navigation, par unnommé Tower, Towson, un nom de ce genre, capitaine de la MarineBritannique. Le sujet paraissait austère à souhait, avec sesdiagrammes explicatifs et de déprimants tableaux de chiffres etl’ouvrage datait de soixante ans. Je maniai cette déconcertanteantiquité avec la plus délicate précaution, de peur qu’elle netombât en poussière entre mes mains. Dans le volume Towson ouTowser dissertait avec gravité sur le point de rupture des chaîneset palans et autres questions analogues. Pas très captivant, lebouquin, mais du premier coup d’œil, on y reconnaissait une tellehonnêteté d’intention, un si loyal souci d’exercer proprement sonmétier, qu’ils faisaient resplendir ces humbles pages, méditées ily a si longtemps, d’une lumière qui n’était pas simplementprofessionnelle. Le candide vieux marin, avec ses histoires dechaînes et d’apparaux, me fit soudain oublier la brousse et lespèlerins, dans l’émotion que j’éprouvais à me trouver enfin en facede quelque chose d’indiscutablement réel. Qu’un tel livre setrouvât là, c’était déjà merveilleux, mais plus surprenantes encoreétaient les notes crayonnées en marge et se rapportant notoirementau texte. Je n’en pouvais croire mes yeux. Et elles étaient enlangage chiffré. Oui, elles m’avaient tout l’air d’être rédigées enchiffres… Imaginez l’individu trimballant dans ce pays perdu unlivre de cet ordre et l’étudiant et prenant des notes – enchiffres ! Le mystère était extravagant.

« Je m’étais vaguement rendu comptedepuis quelque temps d’une agitation déplaisante : quand jerelevai la tête, je m’aperçus que le tas de bois avait disparu etque le Directeur, assisté de tous les pèlerins, m’appelait à grandscris du bord du fleuve. Je glissai le livre dans ma poche. Je vousassure qu’en interrompant ma lecture, ce fut comme si jem’arrachais à l’asile d’une vieille et solide amitié.

« Je remis ma boiteuse machine en marche.« Ce doit être ce misérable traitant, cetintrus !… », s’écria le Directeur, en se retournant d’unair malveillant vers l’endroit que nous venions de quitter. –« Ce doit être un Anglais… », fis-je. – « Cela nel’empêchera pas d’avoir des ennuis, s’il n’est pas prudent… »,grommela le Directeur d’un air sombre ; à quoi je répliquai duton le plus innocent que nul n’était exempt d’ennuis en cemonde.

« Le courant était devenu plus rapide etle vapeur semblait à bout de souffle ; la roue d’arrièretournait languissamment et de temps en temps, je me prenais àécouter sur la pointe des pieds les battements des palettes, car,en toute sincérité, je m’attendais à ce que d’un moment à l’autre,la misérable patraque s’arrêtât. C’était proprement épier lesdernières palpitations d’une vie qui s’éteint. Pourtant, nouscontinuions de nous traîner. Parfois, je marquais du regard unarbre devant moi, pour mesurer grâce à lui de quelle distance nousnous rapprochions de Kurtz, mais je le perdais de vueinvariablement avant de l’avoir atteint. C’en était trop pour lapatience humaine que de garder les yeux si longtemps fixés sur unmême point. Le Directeur faisait preuve d’une magnifiquerésignation. Pour moi, je m’énervais et m’agitais tout en discutanten mon for intérieur s’il convenait ou non de parler ouvertement àKurtz. Mais avant d’en être arrivé à une conclusion, l’idée me vintque parler, me taire ou faire quoi que ce fût, tout était égalementvain. Qu’importait que quelqu’un sût ou ignorât ! Qu’importaitque ce fût celui-ci ou celui-là qui fût Directeur ! On aparfois de ces illuminations… Les ressorts de cette affaire étaientprofondément cachés sous la surface, à l’abri de mon atteinte et dema possible intervention.

« Vers le soir du second jour, j’estimaique nous nous trouvions à environ treize kilomètres de la stationde Kurtz. J’avais grand’envie de continuer, mais le Directeur pritune mine grave et me déclara que la navigation dans ces paragesétait si dangereuse qu’il paraissait prudent, le soleil étant déjàtrès bas, de demeurer où nous étions jusqu’au lendemain matin. Deplus, il me fit observer que s’il y avait à tenir compte de l’avisqui nous avait été donné d’approcher avec précaution, nous avions àapprocher en plein jour, non à la brume ou pendant la nuit. Toutcela était fort raisonnable. Treize kilomètres ne faisaient guèreque trois heures de route pour nous : d’autre part, jedistinguais des rides suspectes sur le fleuve devant nous. Ceretard, néanmoins, me contraria au delà de toute expression et defaçon fort absurde aussi, étant donné qu’une nuit de plus ou demoins n’avait guère d’importance après tant de mois. Comme nousavions du bois en abondance, et que la consigne était d’êtreprudents, je gagnai le milieu du fleuve. Il était à cet endroitdroit et resserré entre des berges hautes comme les talus d’unchemin de fer. L’ombre s’y glissa bien avant que le soleil ne fûtcouché. Le courant fuyait égal et rapide, mais une immobilitémuette pesait sur les rives. Les arbres vivants, attachés les unsaux autres par les lianes grimpantes, les vivantes broussailles quicroissaient en dessous, on aurait pu croire que tout était changéen pierre, jusqu’au plus mince rameau, à la feuille la plus légère.Ce n’était pas du sommeil : c’était surnaturel et comme unétat de transe. Pas le moindre bruit ne se faisait entendre. Onregardait avec étonnement, avec le sentiment d’être devenu sourd etpuis la nuit tombait et vous rendait aveugle par surcroît. Verstrois heures du matin, un gros poisson sauta hors de l’eau et lebruit me fit sursauter comme si l’on venait de tirer un coup defusil. Quand le soleil se leva, il régnait un épais brouillardblanc, très chaud, consistant et plus impénétrable que la nuitelle-même. Il ne dérivait ni ne bougeait : il demeuraitsimplement autour de nous comme quelque chose de solide. Vers huitou neuf heures, pourtant, il se leva comme se lève un volet. Nouseûmes une échappée sur les arbres innombrables qui nous dominaient,sur l’immense brousse enchevêtrée avec la petite bouleincandescente du soleil suspendue au-dessus – le tout parfaitementimmobile, – et ensuite le volet redescendit sans bruit, comme s’ileût glissé dans des rainures bien graissées. Je donnai l’ordre delaisser aller la chaîne que nous avions commencé de hâler. Avantque son raclement ne se fut arrêté, un cri, un très grand cri,comme d’une désolation infinie, s’éleva lentement dans l’airopaque. Il s’arrêta. Une clameur plaintive, modulée sur de sauvagesdissonances, remplit nos oreilles. Elle était à ce point inattendueque mes cheveux se hérissèrent sous ma casquette. Je ne saisl’effet qu’elle fit sur les autres ; pour moi il me parut quele brouillard lui-même venait de gémir, tant cette voix lamentableet tumultueuse avait subitement jailli de tous les côtés à la fois.Elle se termina sur les éclats précipités d’un hurlement aigu, dontl’intensité était presque intolérable et qui cessa tout à coup,nous laissant figés en diverses attitudes assez ridicules etcontinuant d’écouter le silence presque aussi effrayant etexcessif. – « Grand Dieu ! qu’est-ce que cela veutdire ?… » balbutia derrière moi l’un des pèlerins, unpetit homme gras, aux cheveux filasse et favoris rouges, quiportait des chaussures à élastiques et un pyjama rose dont le boutdu pantalon était enfoncé dans ses chaussettes. Deux autresdemeurèrent bouche bée une minute, puis se précipitèrent dans lapetite cabine, pour réapparaître aussitôt, jetant partout desregards effarés et avec des Winchester tout armés entre les mains.Nous pouvions tout juste voir le vapeur sur lequel nous étions, seslignes brouillées comme sur le point de se dissoudre et autour denous une brumeuse bande d’eau, large de deux pieds peut-être, etc’était tout. Le reste du monde avait cessé d’exister, pour nosyeux du moins et nos oreilles. Dissipé, évanoui, balayé sanslaisser ni un soupir, ni une ombre, derrière lui.

« Je me dirigeai vers l’avant et donnail’ordre de raccourcir la chaîne de manière à être prêt à hisserl’ancre et à mettre en marche incontinent, s’il était nécessaire.« Croyez-vous qu’ils attaquent ? » murmura une voixangoissée. Un autre fit : « Dans ce brouillard, nousserons tous massacrés ! » Les visages étaient tendus, lesmains tremblaient légèrement, les paupières oubliaient de battre.Rien n’était plus curieux que d’observer le contraste entrel’expression des blancs et celle des noirs de l’équipage, aussiétrangers à cette partie du fleuve que nous l’étions nous-mêmes,bien que leur pays natal ne fût guère distant que de quelque treizecents kilomètres. Les blancs non seulement étaient décomposés, maisavaient l’air d’être péniblement choqués par un tumulte aussiincongru. Les autres laissaient voir une expression alerte etnaturellement intéressée, bien que leurs visages demeurassentcalmes, même chez ceux qui découvraient leurs babines en hissant lachaîne. Plusieurs échangèrent de courtes phrases gutturales quiparurent pour eux trancher la question d’une manière satisfaisante.Leur chef, un jeune noir à l’ample carrure, étroitement drapé dansdes étoffes à bordure bleu foncé, les narines farouches et lachevelure ingénieusement relevée en petites boucles huileuses, sedressa à mon côté. – « Et bien ?… » fis-je, pourdire quelque chose. – « Attrape-le, fit-il férocement, enouvrant des yeux enflammés, cependant que ses dents aiguësbrillaient. Attrape-le et donne-le nous. – Vous le donner,demandai-je, et pourquoi faire ?… – Le manger… », fit-illaconiquement et s’accoudant sur le bordage, il se mit à considérerle brouillard, dans une attitude digne et profondément pensive.J’aurais sans doute été horrifié, si l’idée ne m’était venue queses pareils et lui devaient avoir extrêmement faim et que leur faimdepuis un mois au moins n’avait dû cesser de croître. Ils avaientété engagés pour six mois (aucun d’eux, j’imagine, n’avait sur letemps de notions pareilles à celles qu’après des âges sans nombrenous avons acquises. Ils appartenaient encore au commencement destemps et n’avaient pas d’expérience héréditaire pour les instruiresur ce point) : du moment qu’il y avait un bout de papiernoirci, en conformité d’une loi burlesque confectionnée à l’autrebout du fleuve, il n’était jamais entré dans la tête de personne des’inquiéter de leurs moyens d’existence. Sans doute, ils avaientapporté avec eux un stock de viande d’hippopotame pourrie, maiselle ne les aurait pas menés bien loin, même si les pèlerins, avecforce manifestations de mauvais goût, n’en avaient jeté la plusgrande partie par-dessus bord. Le procédé peut paraître un peuarbitraire, mais ce n’était qu’un cas de légitime défense.Impossible de respirer l’odeur de l’hippopotame crevé durant lesrepas, durant le sommeil, en s’éveillant et toute la journée et dene pas sentir se relâcher en même temps la prise précaire qu’on asur l’existence. Par ailleurs, on leur avait alloué à chacun unefois par semaine trois bouts de fil de laiton, longs d’environ neufpouces, qui en principe devaient leur servir de monnaie d’échangepour acheter des provisions dans les villages riverains. Vous voyezd’ici comment ça fonctionnait ! Ou bien il n’y avait pas devillage, ou bien les populations étaient hostiles, ou bien leDirecteur – qui comme nous se nourrissait de conserves, corsées detemps en temps d’un vieux bouc, – ne tenait pas à arrêter le vapeurpour quelque raison plus ou moins obscure. De sorte qu’à moinsqu’ils ne se nourrissent du laiton lui-même ou n’en fissent desnœuds coulants pour attraper le poisson, je ne vois pas trop quelbénéfice ils pouvaient bien tirer de cet extravagant salaire. Jedois reconnaître qu’il était réglé avec une régularité digne d’uneimportante et honorable entreprise commerciale. Pour le reste, laseule espèce de nourriture que je leur eusse vue entre les mains –et elle ne paraissait guère comestible ! – consistait enquelques morceaux d’une matière pareille à de la pâte mal cuite,d’une couleur malpropre tirant sur la lavande, qu’ils conservaientdans un enveloppement de feuilles et dont ils avalaient une bouchéede temps en temps, mais si mince qu’ils semblaient y toucher moinsavec l’intention réelle de se sustenter que pour se donnerl’illusion de manger. De par tous les démons rongeurs de la faim,pourquoi ne nous tombèrent-ils pas dessus – ils étaient trentecontre cinq ! – et ne se donnèrent-ils pas pour une fois leurcontent, j’en suis encore ahuri quand j’y songe. C’était de grandshommes robustes, incapables de mesurer les conséquences de leursactes, doués de courage et même de force, bien que leur peau eûtcessé d’être luisante et leurs muscles d’être durs. Force m’étaitde constater qu’une obscure influence, l’un de ces mystères humainsqui jettent un défi au plausible, avait dû entrer en jeu. Je lesconsidérai avec un vif regain d’intérêt. L’idée qu’avant peu jepouvais fort bien être mangé par eux ne m’entra pas dans la tête.Et pourtant, il faut avouer qu’à ce moment, je m’aperçus – à lafaveur de ce jour nouveau – de l’aspect malsain des pèlerins, etj’espérai, oui, positivement, j’espérai que ma personne n’avait pasun air aussi – comment dirai-je, – aussi peu appétissant, – touchede vanité fantastique qui s’accordait à merveille avec la sensationde rêve qui pénétrait mon existence à cette époque. Peut-êtreavais-je aussi un peu de fièvre. On ne peut passer tout son temps àse tâter le pouls. J’avais souvent des pointes de fièvre, desatteintes de diverses choses, coups de griffe enjoués de lasauvagerie – la bagatelle précédant l’accès plus sérieux qui suiviten temps voulu. – Oui, ma foi, je les considérai, – comme onregarderait n’importe quel être humain – avec la curiosité de leursimpulsions, de leurs mobiles, des ressources ou des faiblessesqu’ils pourraient accuser à l’épreuve d’une inexorable nécessitéphysique. Retenue !… Quelle retenue imaginer !…Superstition, dégoût, patience, peur – ou quelque façon d’honneurprimitif ?… Aucune peur ne tient devant la faim ; aucunepatience qui l’apaise et pour la faim le dégoût n’existe pas ;quant aux superstitions, croyances, et ce que vous pouvez appelerprincipes, ils pèsent moins qu’un flocon dans la brise…Soupçonnez-vous tout ce qu’il y a d’infernal dans l’inanition quise prolonge, sa torture exaspérée, ses sinistres pensées, la sombreférocité qui couve en elle ? Moi, je sais ce que c’est. Ilfaut à un homme toute sa force innée pour résister convenablement àla faim. En fait il est plus aisé d’affronter le dénuement, ledéshonneur et la perte de son âme, que cette espèce de faim quidure. Triste, mais vrai !… Et ces gaillards-là n’avaientaucune raison au monde de se faire scrupule. Retenue !… Autanten attendre de l’hyène qui rôde parmi les cadavres d’un champ debataille !… Mais tel était, cependant, le fait devant, moi,éclatant, pareil à l’écume sur les profondeurs de la mer, aufrémissement derrière l’énigme insondable : et son mystère, ày bien réfléchir, m’apparaissait plus alarmant que l’inexplicable,l’étrange accent de douleur désespérée qui traversait cette sauvageclameur, jaillie vers nous de la rive, derrière la blancheuraveugle du brouillard.

« Mais de quelle rive ? Deux despèlerins disputaient sur ce point d’une voix basse et précipitée.« La gauche ! – Mais non, voyons ! De la droite,cela va sans dire… » – « C’est très grave, fit leDirecteur derrière moi. Je serais désolé qu’il arrivât quelquechose à M. Kurtz avant que nous ayons pu le rejoindre ».Je le regardai et ne doutai pas un instant qu’il ne fût sincère. Ilétait de ces hommes qui jusqu’au bout tiennent à sauver lesapparences. C’était là sa retenue ! Mais quand il bredouillaje ne sais quoi sur la nécessité d’aller de l’avant, je ne prismême pas la peine de répondre. Je savais, et lui aussi, que c’étaitimpossible. Pour peu que nous eussions lâché notre ancrage nousnous serions trouvés littéralement en l’air, dans l’espace. Nousn’aurions pu dire où nous allions – si nous remontions le courant,le descendions ou le traversions, tant que nous ne nous serions pasjetés sur une rive, et même alors comment savoir si c’était ladroite ou la gauche ! Bien entendu je ne bougeai pas. Je netenais nullement à nous mettre en pièces… Pas moyen de trouver unendroit plus mal choisi pour un naufrage… Noyés sur-le-champ ounon, nous étions bien assurés d’y rester d’une manière ou d’uneautre et sans délai !… – « Je vous autorise à toutrisquer !… » me dit-il après un court silence. –« Je me refuse à prendre aucun risque », répondis-jesèchement, ce qui était exactement la réponse qu’il attendait, bienque mon ton eût de quoi le surprendre. – « Soit, je dois m’enremettre à votre jugement. C’est vous le capitaine… », fit-ild’un ton de politesse marquée. Je lui tournai le dos pour toutcompliment et scrutai le brouillard. Combien de temps allait-ildurer ? Mais d’écarquiller les yeux ne nous avançait guère.Les approches de ce Kurtz, qui ramassait son ivoire dans la broussela plus détestable, étaient décidément entourées d’autant dedangers que s’il se fût agi d’une princesse enchantée endormie dansun château fabuleux… « Pensez-vous qu’ils nousattaquent ? » me demanda le Directeur, d’un ton deconfidence.

« J’étais d’avis qu’ils n’attaqueraientpas, pour diverses raisons manifestes. Le brouillard épais en étaitune. Pour peu qu’ils s’écartassent de la rive dans leurs pirogues,ils se seraient trouvés perdus, comme nous l’eussions éténous-mêmes, si nous avions tenté de bouger. De plus il m’avait paruque la brousse de chaque côté était tout à fait impénétrable, etpourtant il y avait des yeux là-dedans, des yeux qui nous avaientvus ! Le taillis au long des berges sans doute était trèsépais, mais derrière celui-ci, le sous-bois était évidemment plusaccessible. Quoi qu’il en fût, durant la brève éclaircie, jen’avais nulle part aperçu de pirogues sur le fleuve, il n’y enavait assurément pas à la hauteur du navire. Mais ce qui rendaitl’éventualité d’une attaque inadmissible à mes yeux, c’était lanature même du bruit, des cris que nous avions entendus. Ilsn’avaient pas le caractère farouche qui présage une immédiateintention hostile. Si inattendus, sauvages et violents qu’ilseussent été, ils m’avaient donné une impression irrésistible dedouleur. L’apparition du vapeur avait pour je ne sais quelle raisonrempli ces sauvages d’une peine infinie. Le danger, s’il y en avaitun, expliquai-je, résultait plutôt de la proximité où nous étionsd’une grande passion déchaînée. L’extrême douleur elle-même peutfinir par se résoudre en violence : mais plus généralementelle se traduit par de l’apathie.

« Il eût fallu voir les pèlerins ouvrirdes yeux ronds. Ils n’avaient pas le courage de ricaner ou de metourner en dérision, mais ils durent me croire fou – de frayeursans doute ! Je leur fis un discours en trois points :Mes enfants, pas besoin de se frapper ! Avoir l’œil auguet ?… Vous pensez bien que j’épiais la moindre velléitéqu’aurait le brouillard de se lever, à la façon dont le chat épiela souris, mais pour tout autre usage nos yeux étaient aussiinutiles que si nous avions été enfouis à quelques kilomètres deprofondeur, sous une montagne de coton. J’éprouvais du restel’impression accablante, chaude, étouffante d’un ensevelissement…,– Tout ce que je déclarai aux pèlerins, si extravagant qu’il parût,était d’ailleurs la stricte vérité. Ce que nous considérâmesultérieurement comme une attaque, ne fut somme toute tenté que pournous tenir à distance. Loin d’être agressive, l’action n’était mêmepas défensive au sens usuel du mot : elle fut risquée sur lecoup du désespoir et n’était essentiellement qu’une mesure deprotection contre nous.

« Elle se développa, si je puis dire,deux heures après que le brouillard se fût levé et son commencementprit place à un endroit distant d’environ deux kilomètres de lastation de Kurtz. Nous venions tout juste de doubler péniblement uncoude, lorsque j’aperçus un îlot, une simple langue de terreherbue, d’un vert éclatant, au milieu du courant. Elle était seulede son espèce, mais en approchant je constatai qu’elle constituaitla pointe avancée d’un long banc de sable ou plutôt d’une suite dehauts fonds qui s’étendaient au milieu du fleuve. Ils étaientdécolorés, tout juste immergés et se laissaient deviner sous l’eaucomme au long d’un dos les vertèbres apparaissent sous la peau.Autant que je m’en rendais compte, on pouvait passer soit à droite,soit à gauche. Bien entendu, j’ignorais tout du chenal. Les deuxrives paraissaient identiques et la profondeur pareille :pourtant, sachant que la station se trouvait du côté ouest, je prisinstinctivement le passage à droite.

« À peine y étions-nous engagés, jem’aperçus qu’il était beaucoup plus étroit que je ne l’avaissupposé. À notre gauche s’étendait le haut banc ininterrompu :de l’autre côté, la berge se dressait à pic, couverte d’un épaistaillis ; au-dessus de ce taillis, les arbres s’élevaient enrangs serrés. Les feuillages pendaient au-dessus du courant et detemps en temps une grosse branche se projetait toute droite entravers du fleuve. L’après-midi était avancé : l’aspect de laforêt était sombre et déjà une large bande d’ombre était tombée surl’eau. C’est dans cette ombre que nous avancions, fort lentement,vous pouvez m’en croire. Je gouvernais au plus près de la rive,l’eau étant plus profonde au long des berges, ainsi quel’indiquaient les sondages à la perche.

« L’un de mes affamés et patients amissondait à l’avant juste en dessous de moi. Ce vapeur était faitexactement comme un chaland ponté. Sur le pont s’élevaient deuxpetits réduits en bois de teck, avec porte et fenêtres. Lachaudière était à l’avant, la machine à l’arrière. Par-dessus letout courait un appontement léger, soutenu par des étançons. Lacheminée passait à travers ce toit et en face de la cheminée, uneétroite cabine, construite en planches légères, servait d’abri depilote. Elle contenait une couchette, deux chaises de camp, unMartini-Henry tout chargé dans un coin, une table minuscule etenfin la barre. Il y avait une large porte sur le devant et unvolet épais de chaque côté. Porte et volets, il va de soi, étaienttoujours ouverts. Je passais mes journées là-haut, perché àl’extrême avant du pont, en face de la porte. La nuit je dormais ouessayais de dormir sur la couchette. Un nègre athlétique quiappartenait à une tribu de la côte et qu’avait éduqué monmalheureux prédécesseur, servait de timonier. Il portait avecfierté des boucles d’oreilles en laiton, arborait une sorte defourreau de coton bleu qui l’enveloppait de la poitrine auxchevilles et il avait de lui-même la plus haute opinion. C’étaitbien l’animal le plus mal équilibré que j’eusse jamais rencontré.Quand vous étiez près de lui, il gouvernait de l’air le plusimportant du monde, mais sitôt seul, il devenait la proie de laplus abjecte frousse, et en moins d’une minute tout contrôle surcet éclopé de vapeur lui échappait.

« J’observais la sonde et j’étais fortennuyé de constater qu’à chaque coup, un bout de plus en plus longdépassait de l’eau, quand je vis mon sondeur laisser tout en planbrusquement et se coucher à plat sur le pont sans même prendre lapeine de retirer sa perche. Il ne l’avait pas lâchée cependant etelle continuait de traîner dans l’eau. En même temps, le chauffeur,que je découvrais en contre-bas, se mit précipitamment sur sonséant devant la chaudière en enfonçant la tête entre les épaules.J’étais stupéfait, mais il me fallut reporter les yeux sur lefleuve sans retard parce qu’il y avait un tronc d’arbre sur notreroute. Des bâtons, des petits bâtons volaient autour de nous, ennuées ; ils sifflaient à ma barbe, tombaient au-dessous demoi, heurtaient l’abri du pilote derrière mon dos. Et durant cetemps, le fleuve, le rivage, la forêt étaient calmes, parfaitementcalmes. Je n’entendais que le lourd barbotement de notre roue àl’arrière et le bruit d’averse de ces choses qui volaient. – Tantbien que mal, nous évitâmes le tronc d’arbre. – Des flèches, bonsang ! On nous tirait dessus… Je rentrai vivement fermer levolet du côté de la terre. Cet idiot de timonier, ses mains sur lesrayons, levait les genoux, frappait du pied, rongeait son frein,quoi ! comme un cheval qu’on retient. Le diablel’emporte ! Et nous nous traînions à dix pieds de la rive. Ilme fallut me pencher au dehors pour faire basculer le pesant voletet j’aperçus une face entre les feuilles, au niveau de la mienne,qui me dévisageait avec une fixe férocité, et soudain comme si unbandeau fut tombé de mes yeux, je distinguai dans la confusepénombre des poitrines nues, des bras, des jambes, des yeuxbrillants : la brousse grouillait de formes humaines enmouvement, luisantes, couleur de bronze. Les branches bougeaient,se balançaient, bruissaient : les flèches s’en échappaient… –mais le volet enfin s’abattit. – « Droit devanttoi !… » dis-je au pilote. Il tenait la tête raide, faceen avant, mais ses prunelles roulaient et il continuait de lever etd’abaisser ses pieds doucement tandis que sa bouche écumait un peu.– « Tiens-toi tranquille !… » lui criai-jefurieusement. Autant ordonner à un arbre de ne pas bouger dans levent ! Je me précipitai hors de la cabine. En dessous de moi,il y avait un grand bruit de pas sur le pont de fer, desexclamations confuses. Une voix se fit entendre :« Pouvez-vous virer ? » En même temps, je découvrisune ride en forme de V sur la surface de l’eau, devant nous. Quoi,encore un tronc d’arbre !

Une fusillade éclata sous mes pieds. Lespèlerins avaient ouvert le feu avec leurs Winchester et faisaientgicler le plomb dans cette brousse. Un gros nuage de fumée monta etse répandit lentement sur le fleuve. Il m’arracha un juron.Impossible de distinguer désormais ni la ride ni l’épave. Je metenais sur le pas de la porte, et les flèches s’abattaient paressaims. Elles étaient peut-être empoisonnées, mais à les voir, onne les eut pas cru capables de faire du mal à un chat… La forêt àce moment commença à hurler. Nos bûcherons à leur tour poussèrentune clameur de guerre, et la détonation d’un fusil tout justederrière mon dos m’assourdit. Je jetai un coup d’œil par-dessus monépaule et l’abri de pilote était encore plein de bruit et de fuméeau moment où je m’élançai d’un bond sur la barre. Mon animal denègre avait tout lâché pour ouvrir le volet et décharger leMartini-Henry. Il se tenait debout devant la large baie :l’air féroce, je lui criai de reculer tout en parant d’un coup debarre au crochet subit que le vapeur venait de faire. Il n’y avaitpas assez de place pour tourner même s’il l’avait fallu :l’épave était quelque part devant nous, tout près, cachée par cettesacrée fumée ; il n’y avait guère de temps à perdre, aussibien je piquai droit sur la rive où je savais que l’eau étaitprofonde.

« Nous passâmes, lentement, au traversdes broussailles retombantes, dans un tourbillon de ramures briséeset de feuilles qui volaient. La fusillade au-dessous de moi s’étaitarrêtée net, comme j’avais prévu qu’elle ferait aussitôt que lesmagasins seraient vides. À ce moment, je rejetai la tête en arrièrepour éviter un trait sifflant qui traversa l’abri de pilote,passant par l’une des ouvertures, pour ressortir par l’autre.Par-dessus le barreur dément qui brandissait le fusil déchargé enhurlant vers la rive, j’aperçus de vagues formes humaines, quicouraient pliées en deux, bondissaient, glissaient, distinctes,incomplètes, fugitives. Puis quelque chose d’énorme apparut dansl’air, devant le volet ; le fusil fila par-dessus bord etl’homme, reculant vivement, jeta vers moi un regard de côté,extraordinaire, profond et familier, puis tomba à mes pieds. Ducrâne, il heurta la roue deux fois et l’extrémité de ce qui avaitair d’un long bâton s’abattit avec lui en culbutant une des chaisesde camp. On eut dit qu’en arrachant cette chose des mains dequelqu’un sur la rive il avait perdu l’équilibre. La mince fumées’était dissipée ; nous avions évité le tronc d’arbre et unregard jeté en avant me permit de constater qu’à une centaine demètres plus loin, nous serions en mesure de nous écarter de larive, mais l’impression de chaud et de mouillé que je sentais surmes pieds me fit baisser la tête. L’homme avait roulé sur le dos etme regardait fixement : ses deux mains étaient crispées sur lebâton. C’était le bois d’une lance qui lancée ou poussée par labaie l’avait atteint au flanc, juste en dessous des côtes ; lefer avait pénétré tout entier, après avoir fait une affreusedéchirure ; mes souliers étaient pleins de sang ; unemare s’étendait, tranquille, d’un sombre rouge luisant, sous laroue, et les yeux de l’homme brillaient d’un éclat surprenant. Lafusillade reprit à nouveau. Il me considérait anxieusement, serrantla lance comme quelque chose de précieux, avec l’air de craindreque je n’essayasse de la lui enlever. Il me fallut faire un effortpour dégager mes yeux de son regard et m’occuper, à nouveau de labarre. D’une main je cherchai à tâtons au-dessus de moi le cordondu sifflet à vapeur et lâchai coup sur coup précipitamment. Lesvociférations furieuses et guerrières s’arrêtèrent à l’instant etdes profondeurs de la forêt, s’éleva tremblant et prolongé, ungémissement d’épouvante et de consternation, pareil on s’imagine, àcelui qui retentira sur cette terre quand le dernier espoir se seraévanoui. Il y eut une sorte de commotion sous bois, la pluie deflèches cessa, quelques traits trop courts vibrèrent encore,ensuite ce fut le silence, parmi lequel le battement languissant denotre roue d’arrière parvint à mon oreille. Je mettais la barre àbâbord toute quand le pèlerin en pyjama rose, très agité et suant,apparut au seuil de la porte. – « Le Directeurm’envoie… » commença-t-il d’un ton officiel, mais soudain ils’interrompit : « Ah, mon Dieu !… » fit-il, lesyeux fixés sur l’homme blessé.

« Nous demeurâmes penchés au-dessus delui et son regard interrogateur et brillant nous enveloppait. Envérité, j’eus l’impression qu’il allait nous poser une questiondans une langue que nous ne comprendrions pas, mais il mourut sansproférer un son, sans remuer un membre, sans qu’en lui bougeât unmuscle. Au dernier moment pourtant, comme répondant à un signe quenous ne pouvions voir, à un murmure que nous ne pouvions entendre,il fronça les sourcils âprement, et ce froncement prêta à son noirmasque de mort une expression indiciblement sombre, pensive etmenaçante. L’éclat du regard interrogateur bientôt ne fut plus quevide vitreux.

– « Savez-vousgouverner ? » demandai-je brusquement à l’agent. Il eutl’air d’en douter, mais je l’empoignai par le bras et il compritsur-le-champ que j’entendais qu’il gouvernât bon gré, mal gré. Pourdire la vérité, j’éprouvais une hâte maladive de changer desouliers et de chaussettes. – « Il est mort ! »murmura mon homme, fortement impressionné. – « Cela ne faitpas le moindre doute », répondis-je, en tirant furieusementsur les cordons de mes souliers. « Et, soit dit en passant, jepense bien que M. Kurtz est également mort à cetteheure… »

« Pour le moment, c’était ma penséedominante. Je ressentais un extrême désappointement, comme s’ilm’était subitement apparu que je m’étais efforcé d’atteindre unechose dépourvue de toute réalité. Je n’aurais pas été plus écœurési le voyage n’avait été entrepris que pour me permettre de causeravec M. Kurtz… Causer !… Je lançais l’un de mes soulierspar-dessus bord et me rendis compte que c’était là tout justementce que je m’étais promis : – une conversation avecM. Kurtz. Je fis l’étrange découverte que je ne me l’étaisjamais représenté agissant, mais discourant. Je ne me dispas : « Je ne le verrai pas » ou : « Je nelui serrerai jamais la main », mais : « Je nel’entendrai jamais ! » L’homme s’offrait à moi comme unevoix. Ce n’est pas que je l’associasse à aucune espèce d’action. Nem’avait-on pas répété, sur tous les tons de l’envie et del’admiration qu’il avait à lui seul recueilli, troqué, extorqué ouvolé plus d’ivoire que tous les autres agents réunis. Là n’étaitpas la question, mais qu’il s’agissait d’un homme doué, et qu’entretous ses dons, celui qui passait les autres et imposait en quelquesorte l’impression d’une présence réelle, c’était son talent deparole, sa parole ! – ce don troublant et inspirateur del’expression, le plus méprisable et le plus noble des dons, courantde lumière frémissant ou flux illusoire jailli du cœurd’impénétrables ténèbres.

« La seconde chaussure s’envola à sontour vers le démon du fleuve. Je songeais : Bon sang !C’est fini ! Nous arrivons trop tard, il a disparu : ledon a disparu par l’opération de quelque lance, flèche ou massue.Je ne l’entendrai jamais parler, après tout : et il y avaitdans mon chagrin une étrange extravagance d’émotion comme celle quej’avais constatée dans le chagrin bruyant de ces sauvages dans laforêt. Ma désolation, ma solitude n’auraient pas été plus vives sil’on m’avait subitement enlevé une croyance ou si j’avais manqué madestinée dans cette vie. Pourquoi soupirez-vous comme çalà-bas ?… Absurde ?… Va pour absurde !… Grand Dieu,un homme ne peut-il jamais… Suffit : passez-moi dutabac… »

Il y eut un moment de profondetranquillité ; puis une allumette flamba, et la face maigre deMarlow apparut, fatiguée, creusée, avec ses plis tombants, lespaupières baissées, un air d’attention concentrée et tandis qu’iltirait vigoureusement sur sa pipe, il semblait émerger de la nuitou s’y enfoncer selon le clignotement régulier de la courte flamme.L’allumette s’éteignit.

– « Absurde ! s’écria-t-il.C’est bien ce qui vous attend de pire quand on essaie de raconter…Tous, tous tant que vous êtes, vous êtes solidement accrochés dansl’existence à deux bonnes adresses, comme une vieille coque entreses deux ancres, le boucher à un coin, le policeman à l’autre, unexcellent appétit et la température normale : normale, vousm’entendez, d’un bout de l’année à l’autre… Et vous prononcez lemot absurde… Absurde ! Au diable votre Absurde !…Absurde ? Mes petits, qu’attendre de quelqu’un qui par purenervosité vient de lancer par-dessus bord une paire de chaussuresneuves ? Maintenant que j’y songe, il me paraît surprenant queje ne me sois pas mis à pleurer, et cependant, en règle générale,je me fais gloire de ma force de caractère… J’étais piqué au vif àl’idée d’avoir manqué l’inestimable privilège d’écouter l’habileM. Kurtz. Du reste, je faisais erreur. Le privilègem’attendait. Et j’en entendis plus que je ne voulais. Et j’avaisraison aussi. Une voix ! Il n’était guère plus qu’une voix. Etje l’ai entendu, lui, elle, cette voix, d’autres voix, – toutsemblait n’être que des voix, – et le souvenir même de cette époquepersiste autour de moi comme la vibration frémissante d’un immensebavardage, stupide, atroce, misérable, féroce ou simplementmesquin, sans aucune espèce de sens… Des voix, des voix !… lajeune fille elle-même… maintenant… »

Il demeura longtemps silencieux.

– « J’ai étendu le fantôme de sesdons sous un mensonge, » reprit-il soudain. « La jeunefille ?… Ai-je parlé de cette fille ?… Oh, elle est endehors de tout cela, complètement. Elles sont toujours – j’entendsles femmes – en dehors de cela – ou du moins devraient l’être. Nousdevons les aider à demeurer dans ce monde admirable qui leur estpropre – de peur que le nôtre ne devienne pire… Elle ne pouvaitqu’être en dehors de cela… Vous auriez dû entendre la carcassedéterrée de M. Kurtz parler de « Ma Fiancée ». Vousauriez compris à l’instant jusqu’à quel point elle était étrangèreà tout cela… Et cet immense os frontal de M. Kurtz !… Ondit que le poil parfois continue de pousser ; mais la calvitiede ce… de ce spécimen était impressionnante. La sauvagerie l’avaitcaressé sur la tête, et celle-ci était devenue pareille à uneboule, à une boule d’ivoire… Elle l’avait caressé, et il s’étaitflétri ; elle l’avait saisi, aimé, étreint, elle s’étaitglissée dans ses veines, elle avait consumé sa chair et avaitscellé son âme à la sienne par les indicibles sacrements de je nesais quelle initiation diabolique. Il était son favori, choyé etchéri… De l’ivoire ! Ah, je pense bien… Des tas, des montagnesd’ivoire… La vieille baraque de glaise en éclatait !… On eûtjuré qu’il ne restait plus une seule défense dans le pays, ni surle sol ni en dessous… – Pour la plus grande partie fossile, – avaitdéclaré le Directeur d’un ton de dénigrement. Il n’était pas plusfossile que moi, mais on l’appelle fossile quand il a été déterré.Il paraît que ces nègres enfouissent parfois leurs défenses ;mais apparemment ils ne les avaient pas enterrées assezprofondément pour épargner à l’habile M. Kurtz sa destinée.Nous en remplîmes le vapeur et il fallut en outre en empiler un tassur le pont. Tant qu’il lui fut donné de voir, il put ainsicontempler et se congratuler, car le sentiment de sa fortunepersista en lui jusqu’à la fin. Il vous eût fallu l’entendredire : « Mon Ivoire ». Oh oui ! je l’aientendu. Ma Fiancée, mon ivoire, ma station, mon fleuve, mon… –tout en fait était à lui. J’en retenais ma respiration, comme si jem’étais attendu à ce que la sauvagerie éclatât d’un rire prodigieuxqui eût secoué sur leur axe les étoiles immobiles. Tout luiappartenait, – mais ce n’était là qu’un détail. L’important,c’était de démêler à qui il appartenait, lui ; combien depuissances ténébreuses étaient en droit de le réclamer. Ce genre deréflexions vous faisait froid dans le dos. Quant à deviner, c’étaitimpossible et du reste malsain. Il avait occupé une place si élevéeparmi les démons de ce pays, – et je l’entends au sens littéral.Vous ne pouvez pas comprendre… Et comment comprendriez-vous, vousqui sentez le pavé solide sous vos pieds, entourés que vous êtes devoisins obligeants prêts à vous applaudir ou à vous tomber dessus,vous qui cheminez délicatement entre le boucher et le policeman,dans la sainte terreur du scandale, des galères et de l’asiled’aliénés ; comment imagineriez-vous cette région des premiersâges où ses pas désentravés peuvent entraîner un homme, à la faveurde la solitude absolue, de la solitude, sans policeman !…, àforce de silence, de ce silence total où le murmure d’aucun voisinbien intentionné ne se fait l’écho de ce que les autres pensent devous… C’est de ces petites choses-là qu’est faite la grandedifférence… Qu’elles disparaissent et vous aurez à faire fond survotre propre vertu, sur votre propre aptitude à la fidélité. Bienentendu, vous pouvez être trop sot pour risquer d’être dévoyé, tropborné même pour soupçonner que vous êtes assailli par lespuissances des ténèbres. Je tiens que jamais imbécile n’a vendu sonâme au diable ; l’imbécile est trop imbécile ou le diable tropdiable, je ne sais lequel. Ou encore, vous pouvez être une créatureéblouie d’exaltation au point d’en demeurer aveugle et sourd à toutce qui n’est pas visions ou harmonies célestes. La terre dès lorsn’est plus pour vous qu’un endroit de passage, et qu’à ce compte,il y ait perte ou gain, je n’ai pas la prétention d’en décider… Laplupart d’entre nous cependant ne sont ni de ceux-ci ni de ceux-là…Pour nous, la terre est un endroit où il nous faut vivre, nousaccommoder de visions, d’harmonies et d’odeurs aussi,parbleu !… – respirer de l’hippopotame crevé et n’en pas êtreempoisonné !… Et c’est là que la force personnelle entre enjeu. La confiance où vous êtes d’arriver à creuser des fosses pastrop voyantes où enfouir des choses…, – votre faculté dedévouement, non pas à vous-même, mais à quelque obscure etexténuante besogne… Et c’est assez malaisé. Notez que je n’essaieni d’excuser, ni d’expliquer ; je tente seulement de me rendrecompte pour… pour M. Kurtz, pour l’ombre de M. Kurtz. Cefantôme initié, surgi du fond du Néant, m’honora d’une confiancesurprenante avant de se dissiper définitivement. Tout simplementparce qu’il pouvait parler anglais avec moi. Le Kurtz en chair eten os avait reçu une partie de son éducation en Angleterre, et –comme il eut la bonté de me le dire. – ses sympathies restaientfixées au bon endroit. Sa mère était à demi-Anglaise, son père, àdemi-Français… Toute l’Europe avait collaboré à la confection deKurtz, et je ne tardai pas à apprendre qu’avec beaucoup d’à-propos,la Société Internationale pour la Suppression des Coutumes Barbaresl’avait chargé de faire un rapport destiné à l’édification de cetteCompagnie. Et il l’avait écrit, ce rapport ! Je l’ai vu. Jel’ai lu. C’était éloquent, vibrant d’éloquence, mais je le crains,un peu trop sublime. Il avait trouvé le temps d’y aller de dix-septpages d’écriture serrée. Mais sans doute était-ce avant que sa… –mettons avant que ses nerfs se fussent détraqués et l’eussent amenéà présider certaines danses nocturnes, se terminant sur je ne saisquels rites innommables dont ce que j’appris çà et là me fitconclure bien malgré moi que c’était lui – lui, M. Kurtz –entendez-vous, qui en était l’objet. Ah ! c’était un fameuxmorceau, ce rapport. Le paragraphe de début, pourtant, à la lumièred’informations ultérieures, m’apparaît à présent terriblementsignificatif. Il commençait par déclarer que, nous autres blancs,au point de développement où nous sommes parvenus, « nousdevons nécessairement leur apparaître (aux sauvages) sous la figured’êtres surnaturels, – nous les approchons avec l’appareil d’uneforce quasi divine, » et ainsi de suite. « Par le seulexercice de notre volonté, nous pouvons mettre au service du bienune puissance presque illimitée, etc., etc. ». C’est de làque, prenant son essor, il m’entraîna à sa suite. La péroraisonétait magnifique, bien qu’assez malaisée à retenir. Elle me donnal’impression d’une exotique Immensité régie par une augusteBienveillance. Elle me transporta d’enthousiasme. J’y retrouvais leprestige sans limite de l’éloquence, des mots, de nobles motsenflammés. Aucune suggestion pratique qui rompît le magique courantdes phrases, à moins qu’une sorte de note, au bas de la dernièrepage, griffonnée évidemment bien plus tard et d’une main malassurée, ne dût être considérée comme l’énoncé d’une méthode. Elleétait fort simple et terminant cet émouvant appel à tous lessentiments altruistes, elle éclatait, lumineuse et terrifiante,comme le trait d’un éclair dans un ciel serein :« Exterminer toutes ces brutes ». Le plus curieux, c’estqu’il avait apparemment perdu de vue ce remarquable post-scriptum,attendu que plus tard, lorsqu’il revint en quelque sorte à lui, ilme pria à plusieurs reprises de prendre soin de son« opuscule » (c’est ainsi qu’il l’appelait) tant il étaitassuré qu’il aurait une heureuse influence sur sa carrière. J’eusdes renseignements complets sur toutes ces choses ; en outreil advint que c’est moi qui eus à prendre soin de sa mémoire. Ceque j’ai fait pour elle me donnerait le droit indiscutable de lavouer, si tel était mon bon plaisir, à l’éternel repos du seau àordures du progrès, parmi toutes les balayures et – je parle aufiguré – tous les chiens crevés de la civilisation. Mais,voyez-vous, je n’ai pas le choix. Il ne veut pas se laisseroublier. Quoi qu’il eût été, il n’était pas banal. Il avait le donde charmer ou d’épouvanter à ce point des âmes rudimentaires,qu’elles se lançaient en son honneur dans je ne sais quelles dansesensorcelées : il avait le don aussi de remplir les petitesâmes des pèlerins d’amères méfiances ; il avait un ami dumoins et il avait fait la conquête d’une âme qui n’était nicorrompue ni entachée d’égoïsme. Non, je ne puis l’oublier, bienque je n’aille pas jusqu’à affirmer qu’il valût la vie de l’hommeque nous perdîmes en allant le chercher. Mon timonier me manquaterriblement. Il commença à me manquer alors que son corps étaitencore étendu dans l’abri de pilote. Peut-être trouverez-vouspassablement inattendu ce regret pour un sauvage qui ne comptaitguère plus qu’un grain de sable dans un noir Sahara. Mais,voyez-vous, il avait servi à quelque chose ; il avaitgouverné : pendant des mois je l’avais eu derrière moi, commeune aide, un instrument. Cela avait créé une sorte d’association.Il gouvernait pour moi : il me fallait le surveiller. Jem’irritais de son insuffisance et ainsi un pacte subtil s’étaitformé dont je ne m’aperçus qu’au moment où il fut brusquementrompu. Et l’intime profondeur de ce regard qu’il me jeta, enrecevant sa blessure, est demeurée jusqu’à ce jour dans ma mémoire,comme si, à l’instant suprême, il eût voulu attester notre distanteparenté.

« Pauvre diable ! Que n’avait-illaissé ce volet en paix ! Mais il n’avait aucune retenue,aucun contrôle de soi-même – pas plus que Kurtz ! Il étaitl’arbre balancé par le vent… Aussitôt que j’eus enfilé une paire depantoufles sèches, je le tirai hors de la cabine, après avoirarraché la lance de son côté : opération que, – je l’avoue, –j’accomplis les yeux fermés. Ses talons sautèrent sur le pas de laporte ; ses épaules pesaient sur ma poitrine, je le tirais àreculons avec une énergie désespérée. Ce qu’il était lourd !lourd ! Il me paraissait plus lourd qu’aucun homme ne l’avaitjamais été !… Ensuite, sans autre cérémonie, je le fisbasculer par-dessus bord. Le courant le saisit comme s’il n’eut étéqu’une simple touffe d’herbes, et je vis le corps rouler deux foissur lui-même avant de disparaître pour toujours. Tous les pèlerinsà ce moment et le Directeur étaient rassemblés sur l’avant-pont,autour de l’abri du pilote, jacassant entre eux comme une bande depies excitées, et ma diligence impitoyable souleva un murmurescandalisé. J’avoue que je ne vois pas pourquoi ils tenaient àconserver ce cadavre. Pour l’embaumer peut-être ! Surl’entrepont, cependant, un autre murmure avait couru, fortsignificatif. Mes amis, les coupeurs de bois, étaient tout aussiscandalisés et avec plus d’apparence de raison, bien que jen’hésite pas à reconnaître que leur raison n’était guèreadmissible. Aucun doute là-dessus ! Mais j’avais décidé que simon timonier devait être mangé, ce seraient les poissons seuls quil’auraient. Durant sa vie il n’avait été qu’un pilote médiocre,maintenant qu’il était mort, il risquait de devenir une tentationsérieuse et, qui sait, de déchaîner peut-être quelque saisissantincident. Au surplus, j’avais hâte de reprendre la barre, carl’homme en pyjama rose se révélait lamentablement en dessous de satâche.

« C’est ce que je m’empressai de fairedès que ces funérailles furent terminées. Nous marchions à vitesseréduite en tenant le milieu du courant, et je prêtais l’oreille aubavardage autour de moi. Ils tenaient Kurtz pour perdu et lastation aussi : Kurtz était mort, la station probablementbrûlée et ainsi de suite. Le pèlerin à cheveux rouges s’exaltait àla pensée que ce pauvre Kurtz du moins avait été dignement vengé. –« Hein ! nous avons dû en faire un fameux massacre dansle bois. » Il en dansait littéralement, le sanguinaire petitmisérable !… Et il s’était presque évanoui à l’aspect del’homme blessé !… Je ne pus m’empêcher de dire :« Vous avez certainement fait pas mal de fumée !… »Je m’étais aperçu, à la façon dont la cime des taillis remuait etvolait que presque tous les coups avaient porté trop haut. Le moyend’atteindre quoi que ce soit si vous ne visez ni épaulez, et cesgaillards-là tiraient l’arme à la hanche et les yeux fermés. Ladébandade, déclarai-je, et j’avais raison, était due uniquement aubruit strident du sifflet à vapeur. Sur quoi ils oublièrent Kurtzpour m’accabler de protestations indignées.

« Comme, debout près de la barre, leDirecteur murmurait je ne sais quoi, à voix basse, touchant lanécessité de redescendre un bon bout du fleuve avant le coucher dusoleil, par précaution, j’aperçus de loin un endroit défriché surla rive et la silhouette d’une espèce de bâtiment. –« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demandai-je. Desurprise, il se frappa les mains l’une contre l’autre. – Lastation ! cria-t-il. Je piquai dessus, tout aussitôt, sansaugmenter la vitesse.

« Au travers de mes jumelles, jedécouvrais le penchant d’une colline, garnie d’arbres espacés etdégagée de toute broussaille. Un long bâtiment délabré apparaissaitau sommet, à demi enfoui sous les hautes herbes ; de grandstrous, dans la toiture conique, béaient tout noirs ; labrousse et la forêt formaient l’arrière-plan. Il n’y avait niclôture ni palissade d’aucune sorte, mais sans doute en avait-ilexisté une autrefois, car près de la maison, une demi-douzaine deminces poteaux demeuraient alignés, grossièrement équarris et ornésà l’extrémité de boules sculptées. Les barreaux ou ce qui avait dûles réunir, avaient disparu. Bien entendu, la forêt entourait letout, mais la berge était dégagée et au bord de l’eau j’aperçus unblanc, sous un chapeau pareil à une roue de voiture, qui nousfaisait signe avec persistance de toute la longueur de ses bras. Enexaminant la lisière de la forêt, j’eus la quasi-certitude d’ydiscerner des mouvements ; des formes humaines glissant çà etlà, Prudemment je dépassai l’endroit, ensuite je stoppai lesmachines et me laissai dériver. L’homme blanc sur la rive se mit ànous héler et à nous presser de descendre. – « Nous avons étéattaqués, » cria le Directeur. – « Je sais, je sais, toutva bien ! » hurla l’autre du ton le plus jovial.« Débarquez ! Tout va bien !… Je suisheureux !… »

« Son aspect me rappelait quelque chose,quelque chose d’étrange que j’avais déjà vu quelque part. Tout enmanœuvrant pour accoster, je me demandais : à quoi doncressemble-t-il ? Et tout à coup je compris. Il avait l’aird’un arlequin… Ses vêtements étaient faits de ce qui sans douteavait été autrefois de la toile brune, mais ils étaient entièrementcouverts de pièces éclatantes, bleues, rouges, jaunes, – piècesdans le dos, sur le devant, sur les coudes, aux genoux ; gansede couleur au veston, ourlet écarlate au fond de sonpantalon ; et le soleil le faisait paraître extraordinairementgai et propre en même temps, parce qu’on pouvait voir avec quelsoin ce rapiéçage avait été fait. La face imberbe et enfantine,très blond, pas de traits pour ainsi dire, un nez qui pelait, depetits yeux bleus, force sourires et froncements qui se succédaientsur cette physionomie ouverte, comme l’ombre et la lumière sur uneplaine balayée par le vent. « Attention,capitaine ! » cria-t-il. « Il y a un tronc d’arbrequi s’est logé ici la nuit dernière… » – « Quoi, encoreun !… » J’avoue que je lâchai un scandaleux juron. Peus’en fallut que je n’éventrasse mon rafiau pour finir cettecharmante excursion. L’arlequin sur la rive leva vers moi son petitnez camus : « Anglais, fit-il, tout illuminé d’unsourire. – Et vous ? » hurlai-je de la barre. Le sourires’éteignit et il hocha la tête, comme pour s’excuser d’avoir à medésappointer. Mais il s’éclaira à nouveau ; « Peuimporte ! continua-t-il d’un ton d’encouragement. Jedemandai : « Arrivons-nous à temps ?… » –« Il est là-haut, » répondit-il avec un geste de la têtevers le sommet de la colline, et il s’assombrit subitement. Sonvisage était pareil au ciel d’automne, tantôt couvert et tantôtéclatant.

« Quand le Directeur, escorté despèlerins, tous armés jusqu’aux dents, eut pénétré dansl’habitation, le gaillard monta à bord. « Dites donc, ça ne meplaît guère. Les indigènes sont dans la brousse, » fis-je… Ilm’assura sérieusement que tout allait bien. – « Ce sont desâmes simples, ajouta-t-il. Je suis content tout de même que voussoyez arrivés… Il me fallait passer mon temps à les tenir àdistance… – Mais vous venez de me dire que tout allaitbien !… » m’écriai-je. – « Oh ! ils n’avaientpas de mauvaises intentions, » et sous mon regard, il sereprit : « Pas de mauvaises intentions à proprementparler… » Ensuite avec vivacité : « Ma foi, votreabri de pilote a besoin d’un nettoyage !… » Et sans,reprendre haleine, il me conseilla de garder assez de vapeur pourfaire marcher le sifflet en cas d’alerte : « Un bon coupde sifflet fera plus d’effet que tous vos fusils !… Ce sontdes âmes simples !… » répéta-t-il. Il s’exprimait avectant de volubilité que j’en étais étourdi. Il semblait vouloirrattraper tout un arriéré de longs silences et, effectivement, ilconvint en riant que tel était bien son cas. « Ne parlez-vousdonc pas avec M. Kurtz ? demandai-je. – Oh, on ne parlepas avec un homme comme lui, on l’écoute… », s’écria-t-il avecune sévère exaltation. – « Mais maintenant… » – Il agitale bras et en un instant se trouva enfoncé dans l’abîme dudécouragement. D’un bond toutefois il en émergea, prit possessionde mes deux mains et les serra sans arrêter, tout enbredouillant : « Collègue, marin… Honneur… plaisir…délice… me présente moi-même… Russe… fils d’un archiprêtre…Gouvernement de Tarn-boy… Quoi ! du tabac ?… Du tabacanglais ; cet excellent tabac anglais !… Ah, cela, c’estd’un frère… si je fume ?… Quel est le marin qui ne fumepas… »

« La pipe lui rendit quelque calme, etpeu à peu je démêlai que s’étant échappé du collège, il s’étaitembarqué sur un navire russe, s’était enfui à nouveau et avaitservi pendant quelque temps sur des navires anglais : qu’ilétait maintenant réconcilié avec l’archiprêtre… Il insistait sur cepoint. – « Mais quand on est jeune, on doit voir du pays,acquérir de l’expérience, des idées, élargir sonintelligence… » « Même ici !…, » fis-je enl’interrompant. – « Sait-on jamais !… C’est ici que j’airencontré M. Kurtz… » me répondit-il d’un ton de reprocheet d’enfantine solennité. Je tins ma langue désormais. Il paraîtqu’il avait amené une maison de commerce hollandaise de la côte àlui confier des provisions, des marchandises et qu’il s’étaitenfoncé dans l’intérieur d’un cœur léger, sans plus se soucierqu’un enfant de ce qui pouvait lui arriver. Il avait erré sur lefleuve pendant près de deux ans, seul, séparé de tout le monde etde toutes choses. – « Je ne suis pas aussi jeune que j’en ail’air. J’ai vingt-cinq ans, m’expliqua-t-il. D’abord, le vieux VanShuyten essaya de m’envoyer au diable, contait-il avec un sensibleamusement, mais je m’obstinai et parlai, parlai tant et si bienqu’à la fin il eut peur que son chien favori n’en fît une maladie,de sorte qu’il me donna une pacotille et quelques fusils en medisant qu’il espérait bien ne plus me revoir. Brave vieuxHollandais, ce Van Shuyten !… Je lui ai expédié un petit lotd’ivoire il y a un an, ainsi il ne pourra me traiter de filoulorsque je rentrerai. J’espère qu’il l’a reçu… Pour le reste, jem’en fiche… J’avais préparé un tas de bois pour vous… C’était monancienne maison. L’avez-vous vu ?… »

Je lui tendis le livre de Towson. Il faillitse jeter à mon cou, mais se retint. – « Le seul livre qui merestât et je pensais l’avoir perdu, fit-il en le considérant avecextase. Il y a tant d’accidents qui vous guettent quand on circuleici seul… Les canots parfois chavirent, et parfois aussi, il fautdécamper si vite, quand les gens se fâchent… » Il feuilletaitles pages. – « Vous y avez fait des annotations enrusse », dis-je. Il fit oui de la tête. « J’avais cruqu’elles étaient rédigées en chiffre… » – Il se mit à rirepuis, avec sérieux : « J’ai eu beaucoup de peine à tenirces gens-là à distance… » – « Est-ce qu’ils voulaientvous tuer ?… » demandai-je. – « Oh,non ! » fit-il et il s’interrompit aussitôt. –« Pourquoi vous ont-ils attaqués ?… » continuai-je.Il hésita ; puis avec une sorte de pudeur : « Ils neveulent pas qu’il s’en aille !… » fit-il. – « Paspossible », m’écriai-je étonné. Il eut un nouveau hochement detête plein de mystère et de sagesse. – « Je vous le dis,reprit-il, cet homme a élargi mon esprit. » Et il ouvrit lesbras, tout grand, en me regardant de ses petits yeux bleus, quiétaient parfaitement ronds.

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