Jeunesse- Le Coeur des ténèbres

Chapitre 1

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Le yacht la Nellie évita sur l’ancre,sans un battement dans ses voiles, et se trouva arrêté. La maréeétait étale, le vent presque tombé&|160;; comme nous avions àdescendre le fleuve, il ne nous restait plus qu’à mouiller enattendant le reflux.

L’estuaire de la Tamise s’ouvrait devant nous,pareil à l’entrée d’un interminable chenal. Au large, le ciel et lamer se confondaient, sans un joint, et dans l’espace lumineux, lesvoiles hâlées des barges qui dérivaient avec la marée semblaients’immobiliser en rouges essaims de toile haut tendue, où les esparspolis luisaient. Une brume reposait sur les berges basses dont leslignes fuyantes se perdaient dans la mer. L’air était sombreau-dessus de Gravesend, et plus en arrière semblait former ens’épaississant une sorte d’obscurité désolée qui pesait sansmouvement au-dessus de la plus grande ville du monde, la plusillustre aussi.

L’Administrateur de Sociétés était notrecapitaine et notre hôte. Tous les quatre nous considérionsaffectueusement son dos, tandis qu’il se tenait à l’avant, les yeuxtournés vers la mer. Rien sur tout le fleuve n’avait l’air plusnautique que lui. Il avait proprement l’aspect du pilote, ce quipour un marin est la sécurité personnifiée. Il était malaiséd’imaginer que son métier l’appelait, non point dans l’estuairelumineux, mais là-bas derrière, au sein de cette obscurité ensuspens.

Il y avait entre nous, comme je l’ai déjà ditquelque part, le lien de la mer. Outre qu’il maintenait le contactentre nos cœurs durant les longues périodes de séparation, il avaitpour effet de nous rendre réciproquement tolérants à l’égard de noshistoires, voire de nos convictions. L’Homme de Loi, – le meilleurd’entre tous les camarades, – détenait en raison de ses nombreusesannées et de ses maintes qualités le seul coussin qu’il y eût surle pont et était étendu sur notre unique couverture. Le Comptableavait déjà sorti une boîte de dominos et jouait à faire desconstructions avec ses morceaux d’os. Quant à Marlow, il étaitassis, les jambes croisées, à l’arrière, appuyé au mât d’artimon.Il avait les joues creuses, le teint jaune, le torse droit, unaspect ascétique, et avec ses bras pendants, la paume des mains endehors, il ressemblait à une idole. L’administrateur s’étant assuréque l’ancre avait mordu, regagna l’arrière et prit place au milieude nous. Nous échangeâmes quelques mots nonchalamment. Ensuite ilse fit un silence à bord du yacht. Pour je ne sais quelle raison,nous n’entamâmes point cette partie de dominos. Nous nous sentionspensifs et disposés à rien d’autre qu’à une placide contemplation.Le jour s’achevait dans une sérénité d’un éclat tranquille etexquis. L’eau brillait paisiblement&|160;; le ciel, sans une tache,n’était que bénigne immensité de lumière pure&|160;; le brouillardmême, sur les marais de l’Essex, était pareil à un tissutransparent et radieux qui, accroché aux collines boisées del’intérieur, drapait les rives basses dans ses plis diaphanes.Seule l’obscurité à l’Ouest, suspendue au-dessus des eaux d’amont,se faisait d’instant en instant plus épaisse, comme irritée parl’approche du soleil.

Et enfin, dans sa chute oblique etimperceptible, le soleil toucha l’horizon et du blanc incandescentpassa à un rouge obscur, sans rayons et sans chaleur, comme s’ilallait soudainement s’éteindre, touché à mort au contact de cettenuée qui couvait une multitude d’hommes.

L’aspect des eaux aussitôt s’altéra&|160;: lasérénité se fit moins brillante mais plus profonde. Le vieux fleuvedans sa large étendue reposait sans une ride au déclin du jour,après tant de siècles de loyaux services à la race qui peuplait sesbords, étendu dans la tranquille dignité d’un chenal menant auxconfins les plus reculés du monde. Nous contemplions le flotvénérable, non à la passagère clarté d’une de ces brèves journéesqui s’allument et disparaissent à jamais, mais à la lumière augustedes souvenirs qui durent. Et de fait, rien n’est plus aisé, pourl’homme qui selon l’expression consacrée a «&|160;couru lesmers&|160;» avec respect et ferveur, que d’évoquer la grande âme dupassé sur l’estuaire de la Tamise. Le courant de la marée qui va etvient dans son incessant labeur est peuplé du souvenir des hommeset des vaisseaux qu’il a portés vers le repos du foyer ou auxbatailles de l’Océan. Il a connu et servi ces hommes dont la nations’enorgueillit, de Sir Francis Drake à Sir John Franklin,chevaliers tous, titrés ou non, les grands chevaliers errants de lamer&|160;! Il les a tous portés, ces navires dont les noms sontpareils à des joyaux étincelant dans la nuit des temps, depuis leGolden Hind, rentrant au port, ses flancs ronds toutemplis de trésors, pour être visité par une Reine et disparaîtreaussitôt de la glorieuse légende, jusqu’à l’Erebus et auTerror, partis pour d’autres conquêtes – et qui nerevinrent jamais. Il a connu les navires et les hommes, ceux partisde Deptford, de Greenwich, d’Erith, les aventuriers et les colons,navires du Roi et navires des gens de la Bourse, capitaines etamiraux, sombres «&|160;interlopes&|160;» du trafic du Levant et«&|160;généraux&|160;» commissionnés aux flottes des IndesOrientales. Ceux qui chassaient l’or et ceux qui poursuivaient lagloire, tous avaient descendu ces eaux, portant l’épée et souventla torche, hérauts de la puissance de cette terre, dépositairesd’une étincelle du feu sacré. Quelle grandeur n’avait dérivé au filde ce fleuve vers la promesse d’un monde inconnu&|160;!… Rêvesd’hommes&|160;; semence de dominions&|160;; germesd’empires&|160;!…

Le soleil s’était couché&|160;: l’ombre tombasur les eaux, et des lumières commencèrent d’apparaître au long durivage. Le phare de Chapman, hissé comme sur trois pattes,au-dessus de son banc de vase, jetait un vif éclat. Des feux denavire glissaient dans le chenal, faisaient un grand remuement delueurs qui avançaient ou s’éloignaient. Et plus à l’Ouest,au-dessus des eaux d’amont, l’emplacement de la ville monstrueusedemeurait sinistrement marqué dans le ciel, nuée pesante durant lejour, reflet livide sous les étoiles.

–&|160;«&|160;Et ceci aussi, dit Marlow tout àcoup, a été un des endroits sauvages de la terre&|160;!…&|160;»

Il était le seul d’entre nous qui courûtencore les mers. Le pis qu’on eût pu dire de lui, c’est qu’il nereprésentait pas son espèce. C’était un marin, mais un vagabondaussi, alors que la plupart des marins mènent, si l’on peut ainsis’exprimer, une vie sédentaire. Leur âme est casanière&|160;; leurmaison, le navire, est toujours avec eux et pareillement leur pays,qui est la mer. Aucun navire qui ne ressemble à un autre navire, etla mer est toujours la même. Dans l’immuabilité de ce qui lesentoure, les rivages étrangers, les visages étrangers, lachangeante immensité de la vie, tout demeure distant à leurs yeux,voilé non pas par le sens du mystère, mais par leur ignorancedédaigneuse&|160;: car il n’est rien de mystérieux pour un marin endehors de la mer elle-même, qui est maîtresse de son existence etaussi impénétrable que la Destinée. Quant au reste, après lesheures de travail, une flânerie fortuite, ou une bordée à terre atôt fait de lui découvrir le secret de tout un continent et,généralement, il estime que le secret n’en valait pas la peine. Leshistoires de marins ont une simplicité directe, dont tout le senstient dans la coquille d’une noix craquée. Mais Marlow n’était pastypique (réserve faite pour son penchant à dévider des histoires)et pour lui la portée d’un épisode, ce n’était pas à l’intérieurqu’il fallait la chercher, comme un noyau, mais extérieurement,dans ce qui, enveloppant le récit, n’avait fait que la manifester,comme la chaleur suscite la brume, à la façon de ces halos debrouillard que parfois rend visibles l’illumination spectrale duclair de lune.

Sa remarque n’avait guère paru surprenante.C’était du Marlow tout pur. Elle fut accueillie en silence.Personne ne prit même la peine de murmurer, et après un instant, ildit, lentement&|160;:

–&|160;«&|160;Je songeais à ces temps trèsanciens où les Romains, pour la première fois, apparurent ici, il ya tantôt dix-neuf cents ans. – Hier, après tout… Il est sortiquelque lumière de ce fleuve, depuis lors… Les chevaliers de laTable Ronde, allez-vous dire… Sans doute, mais c’est la flamme quicourt dans la plaine, le feu de l’éclair parmi les nuages… Pournous – c’est dans un clignotement de clarté que nous vivons – etpuisse-t-il durer aussi longtemps que tournera ce vieuxglobe&|160;!… Hier pourtant, les ténèbres étaient encore ici…Imaginez l’état d’âme du capitaine d’une jolie… commentappelez-vous ça&|160;! – oui&|160;: d’une jolie trirème de laMéditerranée, recevant brusquement l’ordre de se rendre dans leNord, mené par terre, en hâte, à travers les Gaules, et venantprendre le commandement d’un de ces bâtiments que les légionnaires,– et ce devait être d’habiles gaillards&|160;! – construisaient parcentaines, en un mois ou deux s’il faut en croire ce que nouslisons… Imaginez-le ici, le bout du monde, – une mer couleur deplomb, un ciel couleur de fumée, une espèce de bateau à peu prèsaussi rigide qu’un accordéon et remontant ce fleuve avec dumatériel, des ordres, ou tout ce que vous voudrez… Des bancs desable, des marécages, des forêts, des sauvages, bien peu de chose àmanger pour un homme civilisé, et, pour boire, rien que de l’eau dela Tamise… Point de Falerne ici, ni de descente à terre. Çà et làun camp militaire perdu dans la sauvagerie, comme une aiguille dansune botte de foin&|160;; le froid, le brouillard, les tempêtes, lesmaladies, l’exil et la mort&|160;: la mort rôdant dans l’air, dansl’eau, dans les fourrés… Ils devaient mourir comme des mouchesici&|160;!… Et cependant il s’en tirait. Il s’en tirait même fortbien sans doute et sans trop y songer, sinon, plus tard, peut-êtrepour se vanter de tout ce qu’il lui avait fallu endurer en sontemps. Oui, ils étaient hommes à regarder les ténèbres en face. –Et peut-être se réconfortait-il à songer à ses chances de promotionà la flotte de Ravenne – pour peu qu’il eût de bons amis à Rome etqu’il résistât à l’affreux climat. – Ou bien encore, imaginez unjeune citoyen de bonne famille en toge, – trop de goût pour lesdés, peut-être, vous savez où cela mène – arrivant ici à la suitede quelque préfet, d’un percepteur d’impôt, voire d’un marchand,pour rétablir sa fortune. Débarquer dans une fondrière, marcher àtravers bois et enfin dans quelque poste à l’intérieur sentir quela sauvagerie, l’absolue sauvagerie s’est refermée autour de vous,toute cette vie mystérieuse de la sauvagerie, qui remue dans lefourré, dans la jungle, dans le cœur même des hommes sauvages. Etil n’y a pas d’initiation possible à ces mystères-là&|160;!… Il luifaut vivre au sein de l’incompréhensible, ce qui en soi déjà estdétestable… Et il y a là-dedans une sorte de fascination pourtantqui se met à le travailler. La fascination de l’abominable,voyez-vous… Imaginez les regrets grandissants, le désir de fuir, ledégoût impuissant, les larmes et la haine.&|160;»

Il s’arrêta&|160;:

«&|160;Notez, reprit-il, en levant unavant-bras, la paume de la main en dehors, si bien qu’avec sesjambes repliées devant lui, il avait la pose d’un Bouddha, prêchanten habits européens et sans fleur de lotus. Notez qu’aucun de nousne passerait exactement par là. Ce qui nous sauve, c’est le sens del’utilité, le culte du rendement. Mais ces hommes-là, au fait,n’avaient pas beaucoup de fond… Ils n’étaient pascolonisateurs&|160;: leur administration n’était que l’art depressurer et rien de plus, je le crains. C’était des conquérants,et pour cela, il ne vous faut que la force matérielle, rien dont ily ait lieu d’être fier lorsqu’on la détient, puisque votre forcen’est tout juste qu’un accident résultant de la faiblesse desautres. Ils mettaient la main sur tout ce qu’ils pouvaientattraper, pour le seul plaisir de tenir ce qu’il y avait àposséder. C’était là proprement pillage avec violence, meurtreprémédité sur une grande échelle, et les hommes y allant àl’aveugle, comme font tous ceux qui ont à se mesurer aux ténèbres.La conquête de la terre, qui consiste principalement à l’arracher àceux dont le teint est différent du nôtre ou le nez légèrement plusaplati, n’est pas une fort jolie chose, lorsqu’on y regarde de tropprès. Ce qui rachète cela, c’est l’Idée seulement. Une idéederrière cela, non pas un prétexte sentimental, mais une idée etune foi désintéressée en elle, quelque chose, en un mot, à exalter,à admirer, à quoi on puisse offrir un sacrifice…&|160;»

Il s’interrompit. Des lueurs passaient sur lefleuve, minces lueurs vertes, rouges ou blanches, qui sepoursuivaient, se rattrapaient, se joignaient, se traversaient pourse séparer ensuite, lentement ou en hâte. Le trafic de la grandeville continuait au milieu de la nuit qui s’approfondissait sur lefleuve sans sommeil. Nous regardions et attendions patiemment, – iln’y avait rien d’autre à faire jusqu’à la fin de la marée. Ce nefut qu’après un long silence quand il nous dit d’une voixhésitante&|160;: «&|160;Je suppose que vous vous souvenez, vousautres, qu’une fois je me suis fait marin d’eau douce, pour quelquetemps&|160;», que nous comprîmes que nous étions destinés, avantque le reflux ne se fît sentir, à entendre le récit d’une desinconcluantes expériences de Marlow.

«&|160;Je n’ai pas l’intention de vousinfliger le détail de ce qui m’est arrivé personnellement,commença-t-il, – non sans trahir par cette remarque l’erreurcommune à tant de conteurs qui semblent si souvent ne point sedouter de ce que leur auditoire préférerait entendre. – Pourtantpour apprécier l’effet produit sur moi, il faut bien que voussachiez comment je fus amené là-bas, ce que j’y vis et comment jeremontai ce fleuve jusqu’à l’endroit où pour la première fois je metrouvai en présence du pauvre diable. C’était le point extrêmeaccessible à la navigation&|160;: ce fut aussi le point culminantde mon aventure. Il me parut répandre une sorte de lumière surtoutes choses autour de moi et dans mes pensées. Il était sombre àsouhait, cependant – et lamentable – point extraordinaire en quoique ce fût – pas très clair non plus… Non, pas très clair… – Etnéanmoins, il semblait répandre une espèce de lumière…

«&|160;Je venais tout juste à ce moment, vousvous en souvenez, de rentrer à Londres, après force service dansl’Océan Indien, le Pacifique, les mers de Chine – une doserégulière d’Extrême-Orient, quoi&|160;!… Six ans ou peu s’en faut –et je flânais de-ci de-là, vous empêchant de travailler etenvahissant vos foyers, tout comme si j’avais reçu mission du Cielde vous civiliser. Ce fut charmant pour un temps, mais j’en eusbientôt assez de me reposer. Je commençai alors à chercher unnavire – la plus dure corvée, je crois bien, qui soit au monde.Mais les navires ne daignaient même pas s’apercevoir de monexistence. Et de ce jeu-là aussi, je finis par me lasser.

«&|160;Or quand j’étais gamin, j’avais lapassion des cartes. Je restais des heures à considérer l’Amériquedu Sud, ou l’Afrique ou l’Australie – perdu dans toutes les gloiresde l’exploration. À cette époque, il y avait pas mal d’espacesblancs sur la terre et quand j’en apercevais un sur la carte quiavait l’air particulièrement attrayant (mais ils ont tous cetair-là&|160;!) je posais le doigt dessus et disais&|160;:«&|160;Quand je serai grand, j’irai là&|160;». Le Pôle Nord futl’un de ces blancs, je me rappelle. Je n’y suis pas encore allé età présent je n’essaierai pas… Le prestige a disparu… D’autresblancs étaient dispersés autour de l’Équateur et par toutes sortesde latitudes sur les deux hémisphères… Je suis allé voir certainsd’entre eux, et…, – mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Il y enavait un cependant, le plus grand, le plus «&|160;blanc&|160;» sij’ose dire qui entre tous m’attirait.

«&|160;Il est vrai qu’au moment dont je vousparle, ce n’était plus un vrai blanc. Depuis mon enfance, ils’était garni de rivières, de lacs, de noms. Il avait cessé d’êtreun vide espace de mystérieuses délices, l’endroit vierge à faireglorieusement rêver un enfant. C’était devenu une région deténèbres. Il y avait là notamment un fleuve, un énorme fleuve qu’ondistinguait sur la carte, pareil à un immense serpent déroulé, latête dans la mer, son corps au repos s’étendant au loin au traversd’une vaste contrée, la queue perdue dans les profondeurs del’intérieur. Et tandis que j’en contemplais la carte à unedevanture, il me fascinait comme un serpent le ferait d’un oiseau,un pauvre petit oiseau sans cervelle. Ensuite je me souvins qu’ilexistait alors une grosse entreprise, une Compagnie pour lecommerce sur ce fleuve. Que diable, pensai-je, ils ne peuvent fairedu commerce sans utiliser une espèce quelconque de bâtiment surtout ce flot d’eau douce, – des vapeurs&|160;! Pourquoi ne pasessayer de m’en faire confier un&|160;? Je continuai à arpenterFleet Street, mais l’idée demeurait attachée à moi. Le serpentm’avait fasciné.

«&|160;Il s’agissait à vrai dire d’une affairecontinentale&|160;; mais j’ai quantité de relations sur lecontinent&|160;; la vie y est bon marché et point si déplaisantequ’elle en a l’air, assurent-elles.

«&|160;Je rougis d’avouer qu’incontinent je memis à les relancer. Cela, déjà, était pour moi une nouveauté&|160;!Je n’avais pas coutume d’arriver à mes fins de cette manière-là…D’ordinaire, j’allais droit mon chemin, sans emprunter les jambesd’autrui pour marcher. De fait, je ne m’en serais pas cru capable,mais à ce moment, voyez-vous, j’étais sous l’impression qu’il mefallait aller là-bas coûte que coûte. Je relançai donc mes gens.Les hommes me répondirent&|160;: «&|160;Comment donc, cherami&|160;!&|160;» et ne bougèrent pas. Alors – lecroirez-vous&|160;! – je me rabattis sur les femmes… Oui, moi –Charles Marlow, je mis les femmes en mouvement pour me décrocherune situation. Bon sang&|160;! – Mais l’idée fixe me tenait… –J’avais une tante, une tendre âme enthousiaste. Ellem’écrivit&|160;: «&|160;Que ce sera charmant&|160;! Je suis prête àfaire n’importe quoi pour vous. C’est une idée admirable. Jeconnais la femme d’un personnage très important dansl’Administration et aussi un homme qui a beaucoup d’influence parmieux, etc., etc.&|160;». Bref elle était résolue à remuer ciel etterre pour arriver à me faire nommer capitaine sur un vapeur d’eaudouce, si telle était ma fantaisie.

«&|160;J’obtins la place – comme de juste, etcela ne traîna même pas. Il paraît que la Société venaitd’apprendre qu’un de ses capitaines avait été tué au cours d’uneéchauffourée avec les indigènes. Ce fut l’occasion pour moi et jen’en fus que plus chaud pour partir. Ce n’est que, bien des moisplus tard, lorsque je tentai de recueillir ce qui restait du corps,que j’appris que toute la querelle était due à un malentendu àpropos de poules. Oui, à propos de deux poules noires&|160;!Fresleven, – ainsi s’appelait l’homme, un Danois – s’était cru léséde quelque manière dans le marché, c’est pour quoi il descendit àterre, et se mit à travailler le chef du village avec un gourdin.Je ne fus pas surpris le moins du monde d’apprendre tout cela et dem’entendre dire, en même temps, que Fresleven était l’être le plusdoux et le plus pacifique qui se soit jamais promené sur deuxpattes. Incontestablement il l’était, mais il y avait deux ans déjàqu’il était engagé là-bas au service de la noble cause et sansdoute avait-il éprouvé enfin le besoin de manifester sa dignitéd’une manière ou d’une autre. Il se mit donc à rosserimpitoyablement le vieux nègre sous les yeux des indigènesterrorisés, jusqu’au moment où quelqu’un – le fils du chef, medit-on, – poussé au désespoir par les hurlements du vieillard, fitle geste de pousser vers l’homme blanc la pointe d’une lance, qui,bien entendu, pénétra sans la moindre difficulté entre les deuxomoplates. Sur quoi la population tout entière se dispersa dans laforêt, persuadée que les pires calamités allaient se produire,cependant que d’un autre côté le vapeur que commandait Freslevenfuyait dans un coup de panique, sous les ordres, je crois, dumécanicien. Ensuite, nul ne parut se soucier beaucoup des restes deFresleven jusqu’au jour où j’arrivai là-bas pour chausser sespantoufles. Je ne pouvais laisser les choses en l’état, mais quandune occasion enfin se présenta pour moi de rencontrer monprédécesseur, l’herbe qui lui croissait entre les côtes était assezhaute pour dissimuler ses os. Ils y étaient tous. On n’avait pointtouché à l’être surnaturel, après sa chute. Et le village étaitabandonné, les cases béaient, noires, pourrissantes, toutesdisloquées entre les enclos renversés. Les calamités effectivements’étaient abattues sur lui. Quant aux gens ils s’étaient évanouis.Une terreur aveugle avait tout dispersé, hommes, femmes, enfants,dans la brousse&|160;: et ils n’étaient jamais revenus. J’ignore cequ’il advint des poules. J’incline à penser cependant qu’ellesdemeurèrent acquises à la cause du progrès. Quoiqu’il en soit, cefut à cette glorieuse affaire que je dus ma nomination avant mêmed’avoir commencé à l’espérer.

«&|160;Je courus comme un fou pour être prêt àtemps, et quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées que jetraversais la Manche pour me présenter à mes patrons et signer lecontrat d’engagement. En quelques heures je gagnai cette ville quime fait songer toujours à un sépulcre blanchi. – Parti-pris, sansdoute&|160;! Je n’eus guère de peine à trouver les bureaux de laSociété. C’était ce qu’il y avait de plus considérable dans toutela ville, et personne qu’on rencontrât qui n’en eut plein labouche. Pensez donc&|160;! Ils allaient exploiter un empired’outremer et en tirer un argent fou par le négoce&|160;!

«&|160;Une rue étroite et déserté, dans uneombre profonde de hautes maisons aux fenêtres innombrables, garniesde jalousies, un silence de mort, l’herbe poussant entre les pavés,d’imposantes entrées cochères à droite et à gauche, d’immensesportes à double battant mornement entrebâillées. Je m’insinuai dansl’une de ces fissures, gravis un escalier nu et soigneusementbalayé, aussi aride que le désert et poussais la première porte quej’avisai. Deux femmes, l’une grasse et l’autre maigre, étaientassises sur des chaises de paille et tricotaient de la laine noire.La femme maigre se leva et s’avança droit sur moi en continuant detricoter, les yeux baissés et déjà je songeais à m’écarter devantelle, comme on ferait pour une somnambule, quand elle s’arrêta etredressa la tête. Sa robe était aussi unie qu’un fourreau deparapluie. Elle fit demi-tour sans ouvrir la bouche et entra devantmoi dans une antichambre. Je donnai mon nom, et jetai les yeuxautour de moi. Il y avait une table de bois blanc au milieu, deschaises toutes simples au long des murailles, et au bout de lapièce, une grande carte brillante, bariolée de toutes les couleursde l’arc-en-ciel. Beaucoup de rouge, qui fait toujours plaisir àvoir, parce qu’on sait que là, du moins, on travailleeffectivement&|160;; une quantité de bleu, un peu de vert, quelquestaches orange et sur la côte Est, une bande pourpre pour indiquerl’endroit où les joyeux pionniers du progrès dégustent le joyeuxlager&|160;!… Mais il n’y avait là rien pour moi&|160;: j’étaisdestiné au jaune&|160;; tout juste au centre&|160;! Et le fleuveétait là aussi, fascinant, terriblement comme un serpent.Brr&|160;!… Une porte s’ouvrit&|160;; une tête de secrétaire àcheveux blancs, avec une expression pleine de compassion, apparut,et un index osseux en même temps me fit signe de pénétrer dans lesanctuaire. La lumière y était avare et une lourde table à écrires’étalait au milieu. Derrière ce monument se distinguait quelquechose de corpulent et de blême, dans une redingote. C’était legrand homme en personne&|160;! Il était haut de cinq pieds sixpouces, me parut-il, et tenait dans son poing les ficelles decombien de millions&|160;!… Il me serra la main, je crois, murmuraquelque chose vaguement, se déclara satisfait de mon français.Bon voyage.

«&|160;Au bout de quarante-cinq secondes, jeme retrouvai dans l’antichambre auprès du secrétaire compatissantqui, plein de désolation et de sympathie, me fit signer undocument. Je crois bien que je m’y engageais entre autres choses àne révéler aucun secret commercial. – Vrai, ce n’était pas monintention…

«&|160;Je commençais à me sentir mal à l’aise.Vous savez que je n’ai pas l’habitude de ces sortes de cérémonies,et il y avait quelque chose de sinistre dans l’atmosphère. C’étaittout juste comme si je venais d’être admis dans une espèce deconspiration, je ne sais quoi de pas tout à fait honnête et je fusenchanté de m’échapper. Dans l’autre pièce, les deux femmestricotaient leur laine noire fiévreusement. Des gens arrivaient etla plus jeune allait et venait en les introduisant. La vieilledemeurait assise sur sa chaise. Ses pantoufles plates en étoffeétaient appuyées sur une chaufferette, et un chat reposait dans songiron. Elle portait une chose blanche empesée sur la tête, elleavait une verrue sur la joue et des lunettes d’argent pendaient aubout de son nez. Elle me jeta un coup d’œil par-dessus ses verres.L’indifférente et fuyante placidité de ce regard me troubla. Deuxjeunes hommes, l’air joyeux et insouciant, étaient introduits à cemoment et elle leur lança le même preste coup d’œil de sagesseimpassible. Elle semblait ne rien ignorer de moi-même ni deceux-là. Une impression inquiétante m’envahit. Elle avait l’airfatal et au-dessus de toutes choses. Souvent, quand je fus là-bas,je revis ces deux créatures, gardiennes de la porte des Ténèbres,tricotant leur laine noire comme pour en faire un chaud linceul,l’une introduisant, introduisant sans trêve dans l’inconnu, l’autrescrutant les visages joyeux et insouciants de ses vieux yeuximpassibles. Ave&|160;! Vieille tricoteuse de laine noire.Morituri te salutant&|160;! De tous ceux qu’elle regardaainsi, il n’en est pas beaucoup qui la revirent, moins de lamoitié, il s’en faut&|160;!…

«&|160;Restait la visite au médecin.«&|160;Simple formalité&|160;», m’assura le secrétaire avec, l’airde prendre une part immense à mes malheurs. En conséquence, unjeune gaillard qui portait son chapeau incliné sur le sourcilgauche – un commis, je pense, car il devait bien y avoir des commisdans cette affaire, encore que la maison fût aussi silencieusequ’une maison de la cité des morts&|160;! – s’amena de l’étageau-dessus et se chargea de me conduire. Il était râpé et négligé,avec des taches d’encre sur les manches de son veston, et une amplecravate bouffante sous un menton en galoche. Comme il était un peutôt pour trouver le médecin, je proposai d’aller boire quelquechose, ce qui du coup le mit en verve. Tandis que nous étionsattablés devant des vermouths, il se mit à exalter les affaires dela Société, si bien que je finis par m’étonner qu’il ne partît paslui aussi. Il devint froid et réservé sur-le-champ&|160;: «&|160;Jene suis pas aussi bête que j’en ai l’air, disait Platon à sesdisciples&|160;», déclara-t-il sentencieusement en vidant son verreavec résolution, et nous nous levâmes.

«&|160;Le vieux docteur me tâta le pouls, touten pensant évidemment à autre chose. «&|160;Bon, bon, pourlà-bas&|160;», marmotta-t-il et ensuite, avec un certain intérêt,il me demanda si je l’autorisais à prendre la mesure de mon crâne.Un peu surpris, j’y consentis, sur quoi il sortit une espèced’instrument pareil à un calibre, et releva mes dimensions,par-devant, par derrière et de tous les côtés, en prenantsoigneusement des notes. C’était un petit homme mal rasé, en vestonélimé d’étoffe sèche comme de la gabardine, les pieds dans despantoufles et qui me fit l’effet d’un fou inoffensif. «&|160;Jedemande toujours la permission, dans l’intérêt de la science, demesurer le crâne de ceux qui s’en vont là-bas. – Le faites-vousaussi quand ils reviennent&|160;? demandai-je. – Oh, répondit-il,je ne les vois jamais et de plus, c’est à l’intérieur que lesmodifications se produisent.&|160;» Il sourit, comme à une douceplaisanterie. «&|160;Ainsi, vous allez là-bas&|160;!… Fameux…Intéressant aussi…&|160;» Il me jeta un coup d’œil pénétrant, pritencore une note&|160;: «&|160;Aucun cas de folie dans votrefamille&|160;?&|160;» demanda-t-il d’un ton tout naturel. Je mesentis plutôt froissé – «&|160;Cette question est-elle dansl’intérêt de la science également&|160;? – Il serait intéressantpour la science de suivre sur place les modifications mentales del’individu, mais…&|160;» Je lui coupai la parole&|160;:«&|160;Êtes-vous aliéniste&|160;?… – Tout médecin devrait l’êtretant soit peu&|160;», me répondit cet original imperturbablement.«&|160;J’ai une petite théorie qu’il vous appartient, à vousautres, Messieurs, qui allez là-bas, de justifier, Tel est mon lotparmi les avantages que mon pays est appelé à recueillir de lapossession d’une si magnifique dépendance. La vulgaire richesse, jela laisse aux autres… Pardonnez-moi ces questions, mais vous êtesle premier Anglais que j’aie l’occasion d’observer…&|160;» Je mehâtai de l’assurer que je ne devais en aucune façon être considérécomme représentant mon espèce. «&|160;Si je l’étais, ajoutai-je, jene bavarderais pas ainsi avec vous… – Ce que vous dites est plutôtprofond et probablement erroné, me dit-il en riant, Évitez touteirritation plus que l’exposition au soleil… Adieu. Commentdites-vous cela en Angleterre&|160;? Good Bye. Eh bien,Good Bye. Adieu. Avant tout, sous les tropiques il fautconserver son calme…&|160;» Il éleva un index significatif&|160;:Du calme du calme. Adieu…

Il ne restait plus qu’à prendre congé de monexcellente tante. Je la trouvai triomphante. Elle m’offrit unetasse de thé – la dernière tasse de thé convenable pour combien dejours&|160;! – et dans une pièce qui répondait de la manière laplus flatteuse à l’idée qu’on se fait du salon d’une dame, nouseûmes une longue causerie tranquille au coin du feu. Au cours deces confidences, il m’apparut clairement que j’avais été représentéà la femme du haut dignitaire – et Dieu sait à combien d’autresencore&|160;? comme un être exceptionnellement doué, – une chancepour la Compagnie&|160;! – un des hommes dont on ne s’attache pasle pareil tous les jours… N’empêche qu’avec tout cela, c’était d’unméchant rafiau de quatre sous que j’allais prendre charge, sansparler du sifflet d’un sou qui le complétait&|160;! Du moinsj’allais être désormais l’un des Pionniers avec un grand P, s’ilvous plaît&|160;!… Quelque chose comme un émissaire de lumière, uneespèce d’apôtre au petit pied… Un flot de sornettes de ce genreavait été lâché à cette époque, en paroles et en écrits, et labrave femme qui vivait au cœur même de cette plaisanterie en avaittout simplement perdu la tête. Elle ne parlait qued’«&|160;arracher ces millions de créatures ignorantes à leursaffreuses coutumes&|160;», si bien que je finis par me sentir gêné.Je me risquai à suggérer qu’après tout la Compagnie avait pour butde réaliser des bénéfices.

–&|160;«&|160;Vous oubliez, cher Charlie, quetoute peine mérite salaire&|160;», fit-elle, rayonnante.Extraordinaire, la façon dont les femmes vivent en dehors de laréalité. Elles vivent dans un monde qu’elles se font elles-mêmes, àquoi rien n’a jamais été ni ne sera pareil. Trop parfait d’un boutà l’autre et tel que si elles avaient à le réaliser, ils’écroulerait avant le premier coucher de soleil. Quelqu’un de cesmisérables faits, avec qui, nous autres hommes, n’avons cesséd’être en difficultés depuis le jour de la création, surgiraitbrusquement et jetterait tout l’édifice par terre…

«&|160;Après cela, ma tante m’embrassa, merecommanda de porter de la flanelle, de ne pas manquer d’écriresouvent, que sais-je encore&|160;! et je m’en fus… Dans la rue, jene sais pourquoi, je me fis l’effet singulier d’être un imposteur.Étrange que moi qui étais habitué, en vingt-quatre heures de temps,à partir pour n’importe quel endroit du monde, sans plus deréflexion que la plupart des hommes n’en mettent à traverser larue, – j’ai eu un instant, je ne dirai pas d’hésitation, mais toutau moins d’effarement devant cette banale entreprise. Je ne sauraismieux le faire entendre qu’en vous disant que, pendant une ou deuxsecondes, il me parut qu’au lieu de partir pour le cœur d’uncontinent, j’étais sur le point de m’enfoncer au centre de laterre.

«&|160;Je pris passage sur un bateau françaisqui fit escale à chacun de ces sacrés ports qu’ils ont là-bas, àseule fin, autant que je pus en juger, d’y débarquer des soldats etdes douaniers. Je considérais la côte. Considérer une côte tandisqu’elle défile au long du navire, c’est comme se pencher sur uneénigme. Elle est là devant vous, souriante ou hostile, tentante,splendide ou médiocre, insipide ou sauvage, et muette toujours, nonsans un air de murmurer&|160;: Approche et devine. Cette côte-ciétait presque sans traits, comme encore inachevée, avec un aspectde monotone sévérité. La lisière d’une jungle colossale d’un vertsi foncé qu’il en était presque noir, bordée d’une barre d’écumeblanche, courait toute droite, comme tracée au cordeau, au longd’une mer bleue dont l’éclat était voilé par une brume traînante.Le soleil était terrible&|160;; la terre semblait luire etruisseler dans la vapeur. De-ci de-là, quelques taches d’un grisblanchâtre apparaissaient, groupées derrière la barre, avec parfoisun drapeau hissé. C’était des établissements vieux de plusieurssiècles, pas plus importants cependant qu’une tête d’épingle auregard de l’étendue inviolée de l’intérieur. Nous nous traînionslentement, nous arrêtions, débarquions des soldats&|160;; nousrepartions ensuite, débarquions des commis de douane, appelés àpercevoir leurs taxes dans ce qui avait l’air d’une sauvagerieoubliée de Dieu, avec, perdus là-dedans, un hangar de zinc et unmât de pavillon&|160;; nous débarquions encore des soldats, pourveiller à la sécurité des commis de douane, apparemment.Quelques-uns à ce que j’appris, se noyaient en franchissant labarre, mais qu’il en fut ainsi ou non, personne ne paraissait yattacher la moindre importance. Les pauvres diables étaientsimplement jetés à terre et nous, repartions. La côte chaque jourétait pareille, à croire que nous n’avions pas bougé&|160;; maisnous touchâmes à divers ports de commerce&|160;! dont les noms,comme Grand-Bassam ou Petit-Popo semblaient appartenir à quelquefarce misérable jouée devant une sinistre toile de fond. Mondésœuvrement de passager, l’isolement parmi tous ces hommes avecqui je n’avais pas de point de contact, la mer huileuse etindolente, la sombre uniformité de cette côte, semblaient me tenirà l’écart de la réalité des choses, dans l’oppression d’une sortede lamentable et absurde fantasmagorie. Le bruit de la barre que jepercevais de temps en temps me causait un plaisir réel, comme laparole d’un frère. C’était quelque chose de naturel, qui avait saraison et sa signification. Parfois, un canot qui se détachait dela côte créait un contact momentané avec la réalité&|160;! Il étaitmonté par des pagayeurs noirs. On pouvait voir de loin le blanc deleurs yeux qui luisait. Ils criaient ou ils chantaient&|160;; leurscorps ruisselaient de sueur&|160;; ils avaient des visages pareilsà des masques grotesques, ces gaillards, mais ils avaient des os,des muscles, une vitalité sauvage, une intense énergie demouvements qui était aussi naturelle et authentique que la barre aulong de leur côte. Ils n’avaient pas besoin d’excuse pour justifierleur présence. C’était un grand soulagement de les considérer. Pourun temps, je sentais que j’appartenais toujours à un monde de faitspositifs, mais cette impression ne durait guère. Quelque chose netardait pas à survenir qui avait tôt fait de la dissiper. Un jour,je me souviens, nous rencontrâmes un navire de guerre, mouillé aularge du rivage. Il n’y avait même pas de hangar là, et cependantil canonnait la brousse. Il paraît que les Français avaient uneguerre en cours dans ces parages. Le pavillon pendait flasque commeune loque&|160;; la gueule des longs canons de huit pouceshérissait de toute part la coque basse, que la houle grasse etboueuse soulevait paresseusement pour la laisser ensuite retomber,en faisant osciller les mâts effilés. Dans la vide immensité duciel, de l’eau et de la terre, il restait là, incompréhensible, àcanonner un continent. Boum&|160;! faisait l’une des pièces de huitpouces&|160;; une courte flamme jaillissait, ets’évanouissait&|160;; un peu de fumée s’évaporait, un pauvre petitprojectile passait en sifflant, et rien ne se produisait. Qu’eût-ilpu se produire&|160;? Il y avait je ne sais quelle touche de foliedans toute cette affaire, une impression de drôlerie macabre dansce spectacle et elle ne fut pas pour la dissiper, l’assurance queme donna sérieusement quelqu’un à bord qu’il y avait un campd’indigènes – il disait d’ennemis&|160;! – caché hors de vue,quelque part.

«&|160;Nous remîmes ses lettres à ce naviresolitaire (dont j’appris que les hommes étaient emportés par lafièvre à raison de trois par jour) et nous repartîmes. Nous fîmesescale à quelques autres endroits aux noms bouffons, où la joyeusedanse du Commerce et de la Mort va son train dans une immobile etterreuse atmosphère de catacombe surchauffée, au long d’une côtesans forme bordée par une barre dangereuse, comme si la natureelle-même eût voulu en écarter les intrus&|160;; dans les eaux ouen vue de fleuves, vivants courants de mort, dont les bergespourrissaient parmi la vase, dont le flot, épaissi par la boue,inondait des palétuviers convulsés qui semblaient se tordre versnous, comme dans l’excès d’un désespoir impuissant. Nulle partl’arrêt ne fut assez long pour permettre une impressionparticulière, mais d’une manière générale, je sentais s’accentueren moi un sentiment d’étonnement, confus et déprimant. C’étaitcomme une sorte de morne pèlerinage parmi des éléments decauchemar.

«&|160;Il se passa plus de trente jours avantqu’on n’aperçût l’embouchure du grand fleuve. Nous jetâmes l’ancreen face du siège du Gouvernement. Mais mon rôle ne devait commencerqu’à quelque trois cents kilomètres plus loin. C’est pourquoi,aussitôt qu’il fut possible, je gagnai un endroit à trente millesen amont.

«&|160;Je fis le voyage sur un petit vapeur dehaute mer. Le capitaine, un Suédois, en apprenant que j’étaismarin, m’invita à monter sur la passerelle. C’était un jeune homme,maigre, blond, morose, avec des cheveux raides et une alluretraînarde. Comme nous quittions le misérable petit wharf il désignala rive d’un hochement méprisant… «&|160;Vous êtes descendulà&|160;?…&|160;» Je lui dis que oui «&|160;Fameux, ces types duGouvernement, pas vrai&|160;?&|160;» continua-t-il. Il parlaitanglais avec une grande précision et une remarquableamertume&|160;: «&|160;Étrange ce que certaines gens consentent àfaire pour quelques francs par mois… je me demande ce qu’il advientà ces gens-là lorsqu’ils s’avancent dans l’intérieur&|160;!…&|160;»Je répondis que je comptais bien être fixé là-dessus avantlongtemps&|160;: «&|160;Avant longtemps&|160;!&|160;» s’écria-t-il.Il traversa le pont en traînant la semelle, sans quitter la routedes yeux. «&|160;Ne soyez pas si sûr de votre affaire… L’autrejour, j’en ai chargé un qui s’est pendu en route. Et c’était unSuédois&|160;!… – Pendu&|160;! m’écriai-je. Et pourquoi, grandsdieux&|160;!&|160;» Il ne détourna pas son regard vigilant.«&|160;Que sais-je&|160;!…, Sans doute en avait-il assez du soleilou du pays peut-être…&|160;» «&|160;À la fin, le fleuve s’élargit.Une falaise rocheuse apparut, des monticules de terre retournée surla rive, des maisons sur une colline, d’autres, avec des toits defer, perdues dans un chaos d’excavations ou accrochées au versant.Un bruit incessant de rapides, en amont, planait au-dessus de cepaysage de dévastation habitée. Des hommes, en général noirs etnus, allaient et venaient comme des fourmis. Une jetée s’avançaitdans le fleuve. Et un soleil aveuglant noyait parfois l’ensembledans une recrudescence subite d’éclat. «&|160;Voilà le poste devotre Compagnie&|160;», fit le Suédois, en désignant du doigt troisédifices de bois, pareils à des baraquements, sur la penterocheuse. «&|160;Je vous fais monter vos affaires. Quatre caisses,dites-vous… Parfait. Au revoir…&|160;»

«&|160;Je donnai sur une chaudière vautréedans l’herbe, et trouvai un sentier qui gravissait la colline. Ilfaisait un coude de temps en temps pour éviter les blocs de rocher,voire un wagonnet échoué sur le dos, les roues en l’air. Uned’elles manquait. La chose avait l’air aussi morte qu’une carcassed’animal. Je tombai sur d’autres pièces de machine, un tas de railsrouillés. À ma gauche, un bouquet d’arbres faisait un îlot d’ombreoù des choses obscures semblaient remuer faiblement. Jebronchai&|160;: la côte était roide. Une trompe sonna sur ma droiteet je vis les noirs courir. Une détonation puissante et sourdesecoua le sol, une bouffée de fumée s’éleva de la falaise, et cefut tout. Aucun changement n’apparut sur l’aspect du roc. Ilsconstruisaient un chemin de fer. Sans doute la colline n’était-ellepas à l’alignement&|160;! À ces coups de mine sans objet sebornaient du reste les travaux.

«&|160;Un léger tintement derrière moi me fittourner la tête. Six nègres à la file gravissaient péniblement lesentier. Ils marchaient, raides et lents, balançant de petitescorbeilles de terre sur la tête, et le tintement marquait la mesurede leurs pas. Des haillons noirs étaient noués autour de leursreins et les bouts leur pendillaient derrière le dos comme desqueues. On distinguait chacune de leurs côtes, les articulations deleurs membres étaient pareilles à des nœuds dans un câble&|160;;chacun avait un collier de fer autour du cou et ils étaient tousattachés par une chaîne dont les maillons se balançaient avec untintement rythmé. Une nouvelle détonation qui s’éleva de la falaiseme fit ressouvenir de ce navire de guerre que j’avais aperçu,canonnant un continent. C’était la même voix sinistre, mais ceshommes-ci, par quel effort d’imagination, voir en eux desennemis&|160;? Aussi bien ils n’étaient appelés que criminels et laloi outragée, pareille aux obus explosifs, s’était abattue sur eux,insoluble mystère surgi de la mer… Les maigres poitrines haletaienttoutes ensemble&|160;: les narines, violemment dilatées,frémissaient, leurs regards étaient tendus en l’air fixement. Ilspassèrent à moins d’un pas de moi, sans un coup d’œil, avec cettetotale, cette mortelle indifférence du sauvage malheureux. Derrièrecette matière première, l’un des Régénérés, le produit des forcesnouvelles à l’œuvre, flânait d’un air déprimé, tenant un fusil parle milieu. Il avait une vareuse d’uniforme à laquelle un boutonmanquait et en apercevant un blanc sur le sentier, il portavivement l’arme à l’épaule. C’était là simple précaution&|160;; àdistance, les hommes blancs se ressemblent à ce point qu’il nepouvait deviner qui j’étais. Il fut bientôt rassuré et avec unelarge grimace de coquin, qui lui découvrait les dents, il cligna del’œil vers son convoi, comme pour m’associer à la haute missionqu’il remplissait. Après tout, moi aussi, je faisais partie de lagrande cause d’où procédaient ces nobles et justesmesures&|160;!…

«&|160;Au lieu de continuer à monter,j’obliquai et descendis vers la gauche. Je tenais à laisser àl’équipe enchaînée le temps de disparaître avant de reprendre monascension. Je ne suis pas particulièrement tendre, vous lesavez&|160;; j’ai eu dans la vie à cogner et à me défendre&|160;;j’ai eu à résister et parfois à attaquer (ce qui n’est qu’une façonde résister), sans trop penser à la casse et selon ce qu’exigeaitle genre d’existence où je m’étais fourvoyé. J’ai vu le démon de laviolence, et le démon de la cupidité et celui du désertbrûlant&|160;; bon sang&|160;! C’était là de vigoureux démons bienen chair, l’œil hardi – et c’était des hommes, des hommes,entendez-vous, que ces démons-là commandaient et possédaient. Mais,debout sur le flanc de la colline, j’eus le pressentiment que sousl’aveuglant soleil de ce pays, j’allais apprendre à connaître ledémon, flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’unefolie rapace et sans merci. Ce qu’il pouvait être insidieux aussi,je ne devais le découvrir que plusieurs mois plus tard et àquelques milliers de kilomètres de là&|160;! Un moment je demeuraiépouvanté, comme par un avertissement. Enfin je me mis à descendrela colline, obliquement, dans la direction des arbres que j’avaisaperçus.

«&|160;J’évitai un vaste trou artificiel quel’on avait creusé dans la pente et dont il me fut impossible dedeviner l’objet. Ce n’était assurément ni une carrière ni unesablière. C’était un trou sans plus. Peut-être avait-il quelquerapport avec le philanthropique désir de fournir quelque occupationaux criminels, qui sait&|160;? Ensuite je faillis dégringoler dansune tranchée très étroite, à peine plus marquée qu’une coupure dansle flanc de la colline. Je constatai qu’une quantité de tuyaux dedrainage importés y avait été jetée pêle-mêle. Pas un qui ne fûtbrisé. C’était un massacre sauvage. Enfin je me trouvai sous lesarbres, je me proposais simplement de flâner un instant à l’ombre,mais à peine fus-je entré, il me parut que je venais de pénétrerdans le cercle sinistre de je ne sais quel Enfer… Les rapidesétaient tout proches, et leur voix ininterrompue, uniforme,précipitée et jaillissante, remplissait la tranquillité désolée dece petit bois, – où pas un souffle, pas une feuille ne bougeait, –d’un bruit mystérieux, comme si le mouvement éperdu de la terredans l’espace y fût subitement devenu perceptible.

«&|160;Des formes noires, parmi les arbres,étaient accroupies, gisantes ou assises, appuyées contre lestroncs, collées à la terre, moins indiquées qu’effacées par lalumière trouble, dans toutes les postures de la douleur, del’accablement et du désespoir. Un nouveau coup de mine éclata surla falaise suivi par un léger frémissement du sol sous mes pieds.L’œuvre se poursuivait. L’œuvre&|160;!… Et ceci était l’endroit oùcertains de ses serviteurs s’étaient retirés pour mourir.

«&|160;Ils mouraient lentement&|160;; aucundoute là-dessus. Ce n’était pas des ennemis, ce n’était pas descriminels&|160;; ils n’étaient plus quoi que ce fût dans ce mondedésormais, rien que les ombres noires de la maladie et del’épuisement, répandues confusément dans la pénombre verdâtre.Amenés de tous les points de la côte, en vertu de ce qu’il y a deplus régulier dans les contrats d’engagement à terme, dépaysés dansun milieu contraire soumis à un régime inaccoutumé, ils netardaient pas à dépérir, cessaient d’être utiles et dès lorsétaient autorisés à se traîner jusqu’ici et à reposer. Ces formesmoribondes étaient libres comme l’air et presque aussi diaphanes.Je commençai à distinguer la lueur de leurs yeux sous les arbres.Ensuite en regardant à mes pieds, j’aperçus un visage tout près dema main. La noire ossature était étendue de toute sa longueur,l’épaule contre un arbre&|160;; avec lenteur, les paupières sesoulevèrent&|160;; les yeux creux me considérèrent, énormes etvides&|160;: il y eut une sorte de clignotement aveuglé dans laprofondeur des orbites, elle s’éteignit peu à peu. L’homme nesemblait pas âgé, presque un jeune homme, – mais avec ces gens-làsait-on jamais&|160;!… Je ne trouvai rien de mieux à faire que delui tendre un de ces excellents biscuits de mer suédois que j’avaisdans ma poche. Les doigts se fermèrent lentement sur lui et leretinrent. Il n’y eut ni un autre mouvement ni un autre regard. Ilavait un bout de laine noué autour du cou. – Pourquoi&|160;? – Etd’où le tenait-il&|160;?… Était-ce un insigne, un ornement, unfétiche, une façon d’acte propitiatoire&|160;? Y avait-il là uneintention quelconque&|160;? Il avait l’air saisissant sur ce counoir, ce bout de cordon blanc venu de par-delà les mers.

«&|160;Près du même arbre, deux autres paquetsd’angles aigus étaient tapis, les jambes remontées L’un d’eux, lementon étayé sur les genoux, regardait dans le vide d’une manièreintolérable et effrayante&|160;: son frère fantôme se soutenait lefront comme accablé d’un intense ennui, et à l’entour, d’autresencore étaient dispersés, dans toutes les attitudes del’effondrement et de la contorsion, ainsi qu’on en voit danscertains tableaux de massacre ou de peste. Tandis que je demeuraissaisi d’horreur, l’un de ces êtres se dressa sur les mains et lesgenoux, et se dirigea vers le fleuve à quatre pattes, pour y boire.Il lapait l’eau dans le creux de sa paume. Ensuite, il s’assit ausoleil, les tibias croisés devant lui et au bout d’un instantlaissa tomber sa tête laineuse sur sa poitrine.

«&|160;J’avais perdu toute envie de flâner àl’ombre et je repris vivement le chemin de la station. Près desbâtiments, je rencontrai un homme blanc d’une élégance apprêtée siinattendue que tout d’abord je le pris pour une vision.J’apercevais un col droit empesé, des manchettes blanches, unveston d’alpaga léger, un pantalon immaculé, une cravate claire etdes chaussures cirées. Pas de chapeau, mais sous le parasol doubléde vert qu’élevait une forte main blanche, des cheveux bienbrossés, huilés, avec une raie au milieu. Il était déconcertant etil avait un porte-plume derrière l’oreille.

«&|160;J’échangeai une poignée de main avec cemiracle et j’appris qu’il était le chef comptable de Compagnie etque toute la comptabilité était tenue dans ce poste. Il était sortiun instant, me dit-il, «&|160;pour respirer une bouffée d’airfrais&|160;». L’expression me paraissait singulièrement surprenantepar ce qu’elle suggérait de vie sédentaire dans un bureau. Je nevous aurais du reste pas parlé du personnage si ce n’était par luique pour la première fois j’entendis prononcer le nom de l’hommequi reste indissolublement lié à tous mes souvenirs de cetteépoque. Et puis, je me sentis du respect pour ce gaillard. Oui,j’éprouvai du respect pour ses faux-cols, ses amples manchettes,ses cheveux bien brossés. Son aspect était certainement celui d’unmannequin de coiffeur, mais au milieu de la démoralisation de cepays, il gardait le souci des apparences. Et cela c’est de la forcede caractère. Ses cols amidonnés, ses devants de chemise apprêtésn’étaient ni plus ni moins que des preuves de caractère. Il y avaitprès de trois ans qu’il était là, et par la suite, je ne pusm’empêcher de lui demander comment il s’y prenait pour arriver àexhiber ce linge-là. Il eut une imperceptible rougeur et réponditmodestement&|160;: «&|160;J’ai dressé une des femmes indigènes duPoste. Cela n’a pas été sans peine. Elle n’avait aucun goût pour cetravail…&|160;» Ainsi cet homme avait réellement réalisé quelquechose. De plus il était appliqué à ses livres qui étaient dans unordre exemplaire.

«&|160;Tout le reste du Poste n’était queconfusion, – têtes, choses et bâtiments. Des files de nègrespoussiéreux, aux pieds plats, arrivaient et repartaient. Un flot deproduits manufacturés, cotons de pacotille, verroteries et fil delaiton, était dirigé vers les profondeurs des ténèbres d’oùdécoulait en revanche un mince filet d’ivoire précieux.

«&|160;Il me fallut attendre dix jours auPoste, – une éternité&|160;! J’étais logé dans une baraque aumilieu de la cour, mais pour échapper au chaos, j’allais meréfugier parfois chez le comptable. Son bureau était construit deplanches posées de champ et si mal jointes que lorsqu’il sepenchait sur sa haute table, il était zébré du cou aux talonsd’étroites raies de lumière. Il n’était pas besoin de pousser lelourd volet pour y voir clair. Et quelle chaleur là-dedans&|160;!De grosses mouches bourdonnaient férocement&|160;; elles nepiquaient pas, elles poignardaient. Je m’asseyais généralement surle plancher cependant que perché sur un tabouret, irréprochable etmême légèrement parfumé, il écrivait, écrivait… De temps en temps,il se tenait debout pour se dégourdir. Lorsqu’un malade – un agentde l’intérieur qu’on rapatriait – fut installé chez lui dans unlit-tiroir, il ne laissa pas de témoigner une certainecontrariété&|160;: «&|160;Les gémissements de ce malade, disait-il,distraient mon attention. Et à moins d’attention, il estextrêmement difficile d’éviter les erreurs matérielles sous ceclimat…&|160;»

«&|160;Un jour, il remarqua, sans lever latête&|160;: «&|160;Dans l’intérieur, vous rencontrerez certainementM.&|160;Kurtz.&|160;» Comme je lui demandais qui étaitM.&|160;Kurtz, il me dit que c’était un agent de premier ordre etconstatant mon désappointement à cette information sommaire, ildéposa son porte-plume et ajouta lentement «&|160;C’est un hommetrès remarquable…&|160;» Après force questions je finis parapprendre que M.&|160;Kurtz dirigeait un poste, de traite, trèsimportant&|160;; dans le vrai pays de l’ivoire, «&|160;au fin fondlà-bas.&|160;» «&|160;Il nous envoie autant d’ivoire que tous lesautres réunis.&|160;» Il se remit à écrire. L’homme malade étaittrop accablé pour gémir. Les mouches bourdonnaient dans une grandepaix.

«&|160;Soudain, il y eut un murmuregrossissant de voix et un grand bruit de piétinement. Une caravanevenait d’arriver. Un jacassement violent, aux sonorités barbares,éclata de l’autre côté des planches. Tous les porteurs parlaient àla fois, et au milieu du vacarme, on distinguait la voix lamentablede l’agent principal qui «&|160;y renonçait&|160;» pour lavingtième fois ce jour-là. – Il se leva avec lenteur&|160;:«&|160;Quel terrible vacarme&|160;!…&|160;» Il traversa la pièceavec précaution pour jeter un coup d’œil sur le malade et revenantvers moi&|160;: «&|160;Il n’entend plus, fit-il. – Quoi, est-ilmort&|160;! m’exclamai-je, saisi. – Non, pas encore,répondit-il&|160;» avec un grand calme. Ensuite faisant d’un signede tête allusion au tumulte de la cour&|160;: «&|160;Quand on a àpasser des écritures correctement, on en arrive à détester cessauvages, à les détester à mort…&|160;» Il demeura un instantpensif. «&|160;Lorsque vous verrez M.&|160;Kurtz, reprit-il,dites-lui de ma part que tout ici (et il jeta un coup d’œil sur sagrande table) va très bien. Je n’aime guère lui écrire&|160;: avecles courriers que nous avons, on ne sait jamais entre quelles mainsune lettre peut tomber au Poste Central.&|160;» Il me considéra uninstant de ses gros yeux placides&|160;; «&|160;Oh&|160;! il iraloin, très loin, reprit-il. Il sera quelqu’un dans l’Administrationavant peu… C’est leur intention arrêtée à ces Messieurs là-bas. –Je veux dire au Conseil en Europe…&|160;»

«&|160;Il se remit au travail. Le bruit audehors avait cessé. Près de franchir la porte pour sortir jem’arrêtai. Parmi l’incessant bourdonnement des mouches, l’agentqu’on rapatriait gisait inerte et congestionné&|160;; l’autre,penché sur ses livres, passait en écriture le plus correctementpossible des opérations parfaitement correctes, et à cinquantepieds en contrebas, j’apercevais les cimes immobiles du bosquet dela mort.

«&|160;Le jour suivant, je quittai le Posteenfin, avec une caravane de soixante hommes, pour une ballade àpied de trois cents kilomètres.

«&|160;Inutile de vous en dire long là-dessus.Des pistes, des pistes partout, un réseau de pistes foulées, étendusur un pays vide, au travers d’herbes hautes, d’herbes brûlées, debroussailles, descendant des ravines fraîches, remontant descollines embrasées de chaleur – et parmi quelle solitude&|160;!…personne, pas une hutte. Les populations s’étaient enfuies depuislongtemps. Ma foi, à supposer qu’une bande de nègres mystérieux,porteurs de toutes sortes d’armes terribles, prît fantaisie decirculer sur la route de Deal à Gravesend, en mettant la main aucollet de tous les ruraux à droite et à gauche pour leur faireporter des fardeaux, j’imagine volontiers qu’il ne faudrait paslongtemps pour vider proprement fermes et cottages dans cesparages. Seulement, ici, les habitations elles-mêmes avaientdisparu. Pourtant je traversai quelques villages abandonnés. Il y aje ne sais quoi de puérilement pathétique dans les ruines demurailles d’herbes&|160;!… – Les jours suivaient les jours parmi letraînement derrière moi de soixante paires de pieds nus supportantchacune une charge de trente livres. Camper, cuisiner, dormir,décamper et puis marcher. Parfois un porteur mort sous le harnais,gisait dans les hautes herbes près de la piste, avec une gourdevide et son long bâton à côté de lui. Un grand silence autour etau-dessus de nous. À peine par certaines nuits tranquilles lefrémissement d’un tam-tam lointain, tour à tour s’effaçant ets’enflant, tremblement indistinct et vaste, fumeur étrange,attirante, évocatrice et barbare, dont le sens peut-être étaitaussi profond que le son des cloches en terre chrétienne. Un jour,un blanc, en uniforme déboutonné, campé au travers de la piste,avec une escorte en armes de maigres Zanzibaristes, forthospitaliers et joviaux du reste, pour ne pas dire gris. Ils’occupait de l’entretien de la route, à ce qu’il disait. Jen’oserais affirmer qu’on s’aperçût de la présence d’une route nid’un entretien quelconque, à moins que le corps d’un nègre d’âgemûr, le front troué d’une balle, et sur lequel je buttailittéralement à une lieue de là, ne dût être considéré comme uneamélioration d’ordre permanent. J’avais pour compagnon un autreblanc, pas mauvais garçon, mais trop bien en chair et doué del’exaspérante habitude de tourner de l’œil chaque fois qu’ilfallait gravir une côte un peu chaude, à des kilomètres du pluspetit coin d’ombre, et de l’eau. Plutôt énervant, je vous prie decroire, d’avoir à déployer son veston comme un parasol au-dessus dela tête de quelqu’un en attendant qu’il veuille bien revenir à soi.Je ne pus m’empêcher de lui demander un jour ce que diable ilvenait faire dans ce pays. – «&|160;Drôle de question&|160;! Fairede l’argent, parbleu&|160;!&|160;» me répondit-il d’un air demépris. Ensuite il prit les fièvres et il fallut le porter dans unhamac suspendu à une perche. Comme il pesait plus de deux centslivres ce furent avec plusieurs porteurs des histoires sansfin&|160;!… Ils se rebiffaient, prenaient le large, désertaient lanuit furtivement avec leurs charges&|160;: une mutinerie,quoi&|160;! Aussi bien, un soir, je leur tins un discours enanglais, avec gestes dont pas un ne fut perdu pour les soixantepaires d’yeux qui me regardaient, et le matin qui suivit, le hamacprit les devants à souhait. Une heure plus tard, je découvrais toutle chargement chaviré dans la brousse. La lourde perche avaitécorché son pauvre nez et il tenait à toute force à me faire tuerquelqu’un&|160;; mais il n’y avait pas l’ombre d’un porteur àproximité. Je me souvins du vieux médecin&|160;: «&|160;Il seraitintéressant pour la science de suivre sur place les modificationsmentales de l’individu…&|160;» Je constatai que je commençais àdevenir scientifiquement intéressant. Du reste tout cela est horsde propos. Le quinzième jour, je me retrouvai en vue du grandfleuve et fis mon entrée, clopin-clopant, au Poste Central. Il setrouvait au fond d’une crique, entouré de broussailles et de forêt,bordé d’un côté par un fameux banc de vase puante et des troisautres, par une clôture de roseaux décrépits. Un trou béant danscelle-ci représentait la porte, et le premier coup d’œil jeté àl’intérieur suffisait à faire voir qu’un démon hypocrite régnait làen maître. Des hommes blancs, de longs bâtons à la main, surgirentlanguissamment d’entre les bâtiments, s’approchèrent en flânantpour me considérer, puis disparurent je ne sais où. L’un d’eux,trapu, l’air excitable, avec des moustaches noires, à peine luieussé-je appris qui j’étais, m’informa avec volubilité et forcedigressions que mon steamer était au fond du fleuve. Je demeuraiconfondu. Quoi, quoi&|160;!… – «&|160;Oh, tout va bien. Le«&|160;Directeur lui-même&|160;» était présent… Tout s’était passérégulièrement. Chacun s’était comporté d’une façon admirable,admirable&|160;!… Il faut, continua-t-il avec agitation, que vousalliez voir le Directeur général tout de suite. Ilattend.&|160;»

«&|160;Je ne saisis pas sur-le-champ lasignification de ce naufrage. Je crois bien que je l’aperçois àprésent, bien qu’au fond, je n’ose rien affirmer. Sûrement cettehistoire était trop stupide, à y bien réfléchir, pour être tout àfait naturelle&|160;!… Cependant…

Mais au premier abord, je la considérai commeun sacré embêtement. Le vapeur était bel et bien coulé. Deux joursauparavant, ils s’étaient mis en route, pris d’une hâte subite,pour le haut-fleuve, avec le Directeur à bord et sous la conduited’un patron de bonne volonté&|160;: trois heures ne s’étaient pasécoulées qu’ils crevaient sur des pierres la coque du bateau, quiétait allé au fond près de la rive Sud. Qu’allais-je fairedésormais si mon vapeur était perdu&|160;?… En fait, j’eussuffisamment à faire pour retirer du fleuve mon commandement. Et ilfallut m’y mettre dès le jour suivant. Cette opération et lesréparations, lorsque j’eus amené les pièces au Poste, me prirentquelques mois.

«&|160;Ma première entrevue avec le Directeurfut curieuse. Bien que j’eusse trente kilomètres dans les jambes cematin-là, il ne m’invita pas à m’asseoir. Il était vulgaire destructure, de physionomie, de manières&|160;; sa voix même étaitvulgaire. Il était de taille et de corpulence moyennes. Ses yeux,d’un bleu banal, étaient peut-être, il est vrai, remarquablementfroids et il savait, certes&|160;! faire tomber sur vous un regardtranchant et lourd comme une hache. Mais même à ces moments-làl’ensemble de sa personne semblait contredire son intention. Seslèvres avaient par ailleurs une indéfinissable expression, à peineindiquée, quelque chose de furtif, un sourire qui n’était pas unsourire. Je le revois sans être capable de le décrire… C’étaitinconscient chez lui&|160;: ce sourire était inconscient, bienqu’il s’accentuât passagèrement, après un mot. Ç’avait l’air, à lafin de ses phrases d’un sceau apposé sur ses paroles, afin derendre absolument indéchiffrable le sens de la phrase la plustriviale. Ce n’était du reste qu’un simple traitant, employé depuisson enfance dans ces régions – rien de plus. Il était obéi, maissans qu’il inspirât sympathie ni crainte, encore moins le respect.Il engendrait le malaise. Oui, c’était bien cela… Malaise&|160;:non pas méfiance définie&|160;: malaise, tout juste. Vousn’imaginez pas ce qu’une telle… une telle faculté peut êtreefficace… Il n’avait aucun don d’organisation, d’initiative, nimême d’ordre. On le voyait assez à l’état déplorable du Poste. Iln’avait ni instruction, ni intelligence. Sa situation lui étaitvenue, on se demande pourquoi&|160;?… Peut-être parce qu’il n’étaitjamais malade. Il avait passé trois termes de trois ans là-bas.Parce qu’une santé triomphante parmi la débâcle de toutes lesconstitutions est une espèce de force en soi. Quand il rentrait encongé, il faisait la fête en grand – pompeusement. Le matelot quitire sa bordée – à l’apparence près&|160;! On le devinait à cequ’il laissait tomber dans la conversation. Il n’avait riencréé&|160;; il entretenait la routine, et c’était tout. Il étaitgrand cependant. Il était grand à cause d’une bien petite chose, àsavoir qu’il était impossible de savoir ce qui pouvait en imposer àcet homme. Jamais il ne livra son secret. Peut-être après tout, n’yavait-il rien en lui… Mais un tel soupçon donnait à penser&|160;;car là-bas il n’y a rien d’extérieur qui puisse vous contraindre.Un jour que diverses affections tropicales avaient couché baspresque tous les agents de la Station, on l’entendit dire&|160;:«&|160;Les gens qui viennent ici ne devraient pas avoird’entrailles…&|160;» Et il scella cette exclamation de sonsingulier sourire, comme s’il eut, un instant, entr’ouvert la portesur les ténèbres dont il avait la garde. On pensait avoir distinguéquelque chose, mais le sceau déjà était posé. Agacé par lesconstantes discussions auxquelles donnaient lieu, entre les blancs,les questions de préséance à l’heure des repas, il avait faitconstruire une immense table ronde, pour laquelle une case spécialedut être bâtie. Ce fut dorénavant le mess du Poste. Où ils’asseyait était la place d’honneur, le reste ne comptait pas. Onse rendait compte que telle était sa conviction inébranlable. Iln’était ni civil ni incivil. Il était placide, et tolérait que sonboy, un jeune nègre de la côte, trop bien nourri, traitât lesblancs, sous ses yeux, avec la plus provocante insolence.

«&|160;Il se mit à parler aussitôt qu’il mevit. J’avais mis bien longtemps à venir. Il ne pouvait attendre. Ilavait dû partir sans moi. Les stations du haut-fleuve devaient êtrerelevées. Il y avait déjà eu de tels retard qu’il ne savait plusqui était mort et qui était vivant, ni ce qui se passait, etc.,etc. Il ne prêta aucune attention à mes explications, et tout enjouant avec un bâton de cire à cacheter, il répéta plusieurs foisque la situation était «&|160;très grave, très grave&|160;». Lebruit courait qu’une station très importante était en danger et queson chef, M.&|160;Kurtz, était malade. Il espérait qu’il n’en étaitrien, car M.&|160;Kurtz était… Je me sentais fatigué et irritable.Au diable Kurtz&|160;! pensai-je. Je l’interrompis pour lui direque j’avais entendu parler de M.&|160;Kurtz sur la côte.«&|160;Ah&|160;! Ils parlent de lui, là-bas…&|160;», murmura-t-ilcomme pour lui-même. Ensuite il se remit à causer, m’assurant queM.&|160;Kurtz était son meilleur agent, un homme exceptionnel, dela plus haute importance pour la Société&|160;: je pouvais parsuite m’expliquer l’anxiété qu’il éprouvait. Il était, merépéta-t-il, très, très… inquiet. De fait il ne cessait de remuerson siège et soudain tandis qu’il s’écriait&|160;: «&|160;Ah,M.&|160;Kurtz&|160;!…&|160;» le bâton de cire à cacheter se brisaentre ses mains et il demeura comme saisi de l’accident. Lapremière chose qu’il tenait à savoir, c’était combien de temps ilme faudrait pour… Je l’interrompis à nouveau. J’avais faim et il melaissait là, planté sur mes jambes&|160;: je devenais enragé&|160;!Comment pourrais-je le dire&|160;? Je n’avais pas encore vul’épave… «&|160;Quelques mois, sans doute.&|160;» Tout ce bavardageme semblait tellement superflu. «&|160;Quelques mois, dit-il. Ehbien, mettons trois mois avant qu’il soit possible de se mettre enroute. Oui, cela doit faire l’affaire…&|160;» Je sortis de la case(il habitait seul une case d’argile ornée d’une espèce de vérandah)en grommelant entre mes dents, l’opinion que je m’étais faite delui&|160;: Ce n’était qu’un loquace imbécile. Plus tard, je revinslà-dessus quand je fus frappé de l’extrême précision avec laquelleil avait évalué le temps nécessaire à «&|160;l’affaire&|160;»…

«&|160;Je me mis à l’ouvrage le jour suivant,le dos tourné pour ainsi dire à la Station. C’était là la seulefaçon, me semblait-il, d’arriver à garder le contact avec lesréalités salutaires de la vie. De temps en temps pourtant, il fautbien jeter les yeux autour de soi, et alors j’apercevais cetteStation et ces hommes flânant sans but dans le soleil de l’enclos.Une fois de plus je me demandais à quoi tout cela rimait. Ils sepromenaient de-ci de-là, leurs absurdes longs bâtons à la main,pareils à une bande de pèlerins infidèles qu’un sortilège eût tenucaptifs derrière une clôture pourrissante. Le mot«&|160;ivoire&|160;» passait dans l’air, tour à tour murmuré ousoupiré. On eût cru qu’ils lui adressaient des prières. Et uneodeur de rapacité stupide flottait là-dessus, comme un relent decadavre. Bon sang&|160;! de ma vie je n’ai jamais rien vu d’aussipeu réel… Et à l’entour, la silencieuse sauvagerie, enserrant cepetit morceau défriché de la terre, me frappait comme quelque chosede grand et d’invincible, tel le mal ou la vérité, attendantpatiemment la disparition de cette invasion fantastique.

«&|160;Ah&|160;! ces mois… Mais passons&|160;!Divers événements se produisirent. Un soir, une paillote, emplie decalicot, de cotons imprimés, de verroterie et de je ne sais quoid’autre, se mit à flamber si soudainement qu’on eût cru qu’un feuvengeur venait de jaillir de la terre entr’ouverte pour consumertoute cette pacotille. Je fumais ma pipe tranquillement auprès duvapeur démonté, et les regardais de loin gesticuler parmi leslueurs, les bras levés, quand l’homme trapu aux moustaches seprécipita vers le fleuve, un seau de fer-blanc à la main enm’assurant que «&|160;chacun se comportait d’une façon admirable,admirable&|160;» Il puisa ensuite environ un litre d’eau etrepartit en courant. Je remarquai qu’il y avait un trou dans lefond de son seau.

«&|160;Je me rapprochai sans hâte. Il n’yavait pas à se presser. La chose s’était mise à flamber comme uneboîte d’allumettes. Dès le premier instant il n’y avait rien eu àfaire. Les flammes avaient jailli très haut, repoussant tout lemonde, embrasant toute chose, puis étaient retombées. La paillotedéjà n’était plus qu’un amas de braises qui rougeoyaientviolemment. Non loin, un nègre était roué de coups. On disait quec’était lui qui, d’une façon ou d’une autre, avait provoquél’incendie&|160;: quoi qu’il en fût, il hurlait de la manière laplus horrible. Pendant plusieurs jours, je le vis, assis dans unrecoin d’ombre, l’air malade et essayant de se ressaisir&|160;;ensuite il se releva et disparut et la sauvagerie le reprit sansbruit dans son sein. Comme je continuais dans l’ombre à merapprocher du brasier, je me trouvai derrière deux hommes quicausaient. J’entendis prononcer le nom de Kurtz et ensuite les mots«&|160;profiter de ce déplorable accident&|160;». L’un desdeux hommes était le directeur. Je lui souhaitai le bonsoir. –«&|160;A-t-on jamais rien vu de pareil, dit-il. Hein&|160;! C’estincroyable…&|160;» et il s’éloigna. L’autre demeura, C’était unagent de première classe, jeune, l’allure distinguée, l’air un peuréservé, avec une barbiche en pointe et un nez crochu, Il tenait àdistance les autres agents, qui, de leur côté, disaient qu’il étaitl’espion du directeur. Quant à moi, je lui avais à peine adressé laparole jusqu’à ce jour. Nous nous mîmes à parler, et peu à peu,tout en marchant, nous nous écartâmes des décombres qui sifflaient.Il m’invita alors dans sa chambre qui était dans le bâtimentprincipal de la Station. Il fit craquer une allumette et jeconstatai que ce jeune aristocrate non seulement possédait unnécessaire de toilette en argent, mais aussi une bougie toutentière pour son usage personnel. À ce moment le directeur seulétait censé avoir droit à des bougies. Des nattes indigènesrecouvraient les murailles de glaise où était accrochée en guise detrophées une collection de lances, de sagaies, de boucliers, decouteaux. La fonction dévolue à notre homme était, d’après ce quel’on m’avait dit, de faire des briques, mais il était impossible dedécouvrir dans toute la Station le moindre morceau de brique, et ily avait un an déjà qu’il était là, à attendre. Il paraît qu’il nepouvait faire ses briques sans quelque chose, je ne sais quoi aujuste, de la paille peut-être. En tout cas, il était impossible detrouver ce quelque chose sur place, et comme il y avait peu dechance que ce fût expédié d’Europe, on ne voyait pas trop bien cequ’il continuait d’attendre. Un acte de création spontanée,peut-être&|160;!… Tous d’ailleurs, ils attendaient quelque chose,les seize ou vingt pèlerins réunis là, et ma parole, à la façondont ils l’acceptaient, l’occupation ne semblait pas trop leurdéplaire, bien qu’autant que je m’en rendisse compte, jamais il neleur arrivait rien que des maladies. Ils tuaient le temps ens’entre-déchirant ou en intriguant de la façon la plus mesquine.Une atmosphère de complot planait sur la Station, sans que du resteil en sortît jamais quoi que ce fût. C’était aussi irréel que lereste, le philanthropique prétexte de l’entreprise, lesdéclamations, leur administration, et leur travail de parade. Leseul sentiment réel était leur commun désir d’être mis à la têted’un poste de traite où l’on put avoir de l’ivoire et toucher destantièmes. C’est à cette fin seulement qu’ils intriguaient, sedébinaient, se détestaient les uns les autres, mais quant à levereffectivement un doigt, ah, non&|160;!… Ce n’est pas sans quelqueraison après tout que le monde tolère que certains volent uncheval, alors que d’autres n’ont même pas le droit de jeter lesyeux sur le licou. Voler un cheval, soit&|160;!… Le voleur du moinsy est allé carrément. Peut-être même sait-il s’en servir, de cecheval… Mais il y a certaines façons de loucher vers un licou quipousseraient aux violences l’âme la plus charitable…

«&|160;Je ne soupçonnais guère pour quelleraison mon homme se mettait ainsi en frais&|160;; pourtant, tandisque nous bavardions, je m’avisai tout à coup qu’il s’efforçait d’envenir à quelque chose, tout bonnement à me tirer les vers du nez.Il ne cessait de faire allusion à l’Europe, aux gens que j’étaiscensé y connaître, posant des questions insidieuses sur mesrelations dans la ville sépulcrale et ainsi de suite. Ses petitsyeux brillaient de curiosité comme des disques de mica, bien qu’ilessayât de garder quelque apparence de détachement. Je fus étonnétout d’abord&|160;: je me sentis bientôt curieux de démêler cequ’il attendait de moi. Je ne voyais vraiment pas ce qu’il pouvaity avoir en moi qui valût tant de peine. C’était ma foi assez drôleles illusions qu’il se faisait, car, en vérité, mon corps n’étaitplein que de frissons et ma tête que de l’histoire de ce satanévapeur. Il n’est pas douteux qu’il me prenait pour un impudentarriviste. À la fin, il perdit patience et pour dissimuler unmouvement de dépit violent, il se mit à bâiller. Je me levai. À cemoment je remarquai une petite esquisse à l’huile, représentant surun panneau de bois, une femme, drapée et les yeux bandés, portantune torche allumée. Le fond était sombre, presque noir. Lemouvement de la femme était imposant et l’effet de la torche, surle visage, sinistre.

«&|160;Cela m’intéressa et il resta deboutprès de moi, poliment, tenant la demi-bouteille à champagne (voirtoniques médicinaux&|160;!) dans laquelle la bougie était fichée. Àla question que je lui posai, il répondit que M.&|160;Kurtz avaitpeint cela, dans cette même Station, il y avait un peu plus d’unan, en attendant les moyens de regagner son poste. «&|160;Je vousen prie, fis-je, dites-moi qui est ceM.&|160;Kurtz&|160;!…&|160;»«&|160;Le chef de la Station del’intérieur&|160;», répondit-il d’un ton bref et en détournant lesyeux. «&|160;Bien obligé&|160;!&|160;» dis-je en riant. «&|160;Etvous vous êtes le briquetier de la Station Centrale, Chacun saitcela…&|160;» Il demeura un instant silencieux. «&|160;C’est unprodige, dit-il enfin. Il est l’émissaire de la pitié, de lascience, du progrès, du diable sait quoi encore…&|160;» Etbrusquement, il se mit à déclamer. «&|160;Pour mener à bien l’œuvrequi nous a été dévolue, pour ainsi dire, par l’Europe, il nous fautélever notre intelligence, étendre nos sympathies, subordonner toutà notre objet…&|160;» «&|160;Qui dit ça&|160;?…&|160;» demandai-je.«&|160;Des tas de gens, répliqua-t-il. Il y en a même quil’écrivent&|160;; et voilà pourquoi il est venu ici, unêtre exceptionnel, comme vous devriez le savoir…&|160;» Jel’arrêtai, sincèrement étonné&|160;: «&|160;Pourquoi devrais-jesavoir&|160;?…&|160;» Il ne prit pas garde à mon interruption –«&|160;Oui. Aujourd’hui, il est à la tête de la meilleurestation&|160;; l’an prochain, il sera directeur-adjoint&|160;: deuxans de plus et… – mais j’imagine que vous savez ce qu’il sera dansdeux ans. Ne faites-vous pas partie de la nouvelle clique… laclique de la Vertu&|160;!… Les gens qui l’ont spécialement envoyéici sont ceux mêmes qui vous ont recommandé… Oh&|160;! ne niezpas&|160;; j’ai des yeux pour voir&|160;!…&|160;» La lumière se fiten moi. Les influentes relations de mon excellente tanteproduisaient un effet inattendu sur ce jeune homme. Je failliséclater de rire. «&|160;Alors, vous lisez la correspondanceconfidentielle de la Société&|160;?&|160;» demandai-je. Il netrouva pas un mot à répondre. C’était vraiment comique&|160;:«&|160;Quand M.&|160;Kurtz sera directeur-général, continuai-je,d’un ton sévère&|160;: c’est là un privilège dont vous ne jouirezplus…&|160;»

«&|160;Il souffla la bougie brusquement etnous sortîmes. La lune s’était levée. Des silhouettes noiresrôdaient distraitement, tout en versant de l’eau sur les braisesd’où s’échappait un sifflement&|160;; la vapeur montait dans leclair de lune, le nègre battu gémissait quelque part. «&|160;Quelraffut fait cette brute&|160;!&|160;» s’écria l’infatigablemoustache apparaissant tout à coup. «&|160;C’est bien fait&|160;!Infraction&|160;: châtiment… Bang&|160;! – Impitoyable,impitoyable&|160;!… C’est la seule façon et cela empêchera toutincendie à l’avenir… Je disais justement au Directeur…&|160;» À cemoment il reconnut mon compagnon et changeant de tonaussitôt&|160;: «&|160;Pas encore couché&|160;!&|160;» fit-il avecune sorte de servile cordialité. «&|160;C’est bien natureld’ailleurs… Le danger, l’agitation&|160;». Il s’éclipsa. Je medirigeai vers la berge et l’autre me suivit&|160;; j’entendis unmurmure méprisant à mon oreille&|160;: «&|160;Tas d’idiots,va&|160;!&|160;»

«&|160;On apercevait les pèlerins par groupesgesticulant, discutant. Plusieurs avaient encore leur bâton à lamain. Je crois vraiment qu’ils emportaient leur bâton au lit&|160;!Passé la clôture, la forêt se dressait, spectrale, sous la lune, etpar-dessus les vagues rumeurs, les bruits mesquins de la misérableenceinte, le silence de ce pays vous allait droit au cœur, sonmystère, sa grandeur, la saisissante réalité de sa vie cachée. Lenègre meurtri se lamentait faiblement quelque part, tout près denous et ensuite il eut un soupir si profond que je pressai le pas.Une main à ce moment se glissa sous mon bras&|160;: «&|160;Mon cherMonsieur, je tiens à être bien compris, surtout par vous quirencontrerez M.&|160;Kurtz longtemps avant que je n’aie ce plaisir.Je ne tiens pas à ce qu’il se fasse une fausse idée de mesdispositions…&|160;»

«&|160;Je le laissai, ce Méphistophélès depapier mâché, et en l’écoutant, il me paraissait que si je l’avaisessayé, j’aurai pu le transpercer de mon index sans trouver àl’intérieur autre chose que, sans doute, un peu d’inconsistantesaleté. Comprenez, il avait médité d’être quelque jour adjoint audirecteur actuel, et je voyais bien que l’arrivée de ce Kurtzn’avait pas peu bouleversé leurs projets à tous deux. Il parlaitavec précipitation et je ne tentai pas de l’arrêter. J’avais lesépaules appuyées contre l’épave de mon vapeur, hissé sur la bergecomme la carcasse de quelque énorme animal fluvial. L’odeur de laboue, de la boue des premiers âges, remplissait mes narines&|160;;la noble tranquillité de la forêt primitive était devant mes yeux,et il y avait des taches luisantes sur l’eau noire de la crique, Lalune avait répandu sur toutes choses une mince couche d’argent, surl’herbe raide, sur la boue, sur la muraille de végétationentrelacée qui jaillissait plus haute que la muraille d’un temple,sur le grand fleuve lui-même, dont par une brèche obscure, jevoyais couler étincelant l’ample courant sans murmure… Tout étaitgrand, attentif, silencieux, cependant que cet homme se répandaiten paroles sur lui-même. Et ce calme sur le visage de l’immensitéqui nous regardait, je me demandais si c’était une supplication ouune menace. Qu’étions-nous pour nous être fourvoyés là&|160;?Allions-nous soumettre cette chose muette ou être soumis par elle.Je sentis combien énorme, démesurément énorme était cette chose quine pouvait parler et peut-être était sourde aussi. Qu’y avait-il enelle&|160;? J’en voyais bien sortir un peu d’ivoire et j’avaisentendu dire aussi qu’elle contenait M.&|160;Kurtz. Dieu sait qu’onme l’avait assez corné aux oreilles&|160;!… Malgré tout, aucuneimage ne se faisait en moi, pas plus que si l’on m’eût dit qu’unange ou un démon s’y abritait. J’y croyais comme certains croientque Mars est habité. J’ai connu autrefois un voilier écossais quicroyait dur comme fer qu’il y avait des hommes dans Mars. Si vouslui demandiez de quoi ils avaient l’air ou comment ils secomportaient, il devenait discret et marmottait quelque chose àpropos de «&|160;marcher à quatre pattes&|160;». Mais si vousfaisiez mine de sourire, il vous proposait tout de suite, bien quece fût un homme de soixante ans, de mettre bas la veste. Jen’aurais pas été jusqu’à me battre pour M.&|160;Kurtz, je faillisbien cependant aller en son honneur jusqu’au mensonge. Vous savezsi je hais, si j’exècre, si je ne puis supporter le mensonge&|160;;non que je sois plus droit qu’aucun autre, mais le mensongem’épouvante. Il y a en lui un goût funèbre, un relent de mort quime rappelle ce dont j’ai le plus horreur au monde, ce quepar-dessus tout je tiens à oublier. Le mensonge me rend malade etme donne la nausée comme ferait de mordre dans quelque chose depourri. Question de tempérament, je suppose&|160;! Et pourtant jefrisai bel et bien le mensonge en laissant ce jeune sot s’imaginerce qui lui plut au sujet de mon influence en Europe&|160;: Oui, uninstant, je ne fus plus qu’imposture moi-même, à l’égal despèlerins ensorcelés, simplement parce que j’avais le vaguesentiment de venir ainsi en aide à ce Kurtz qu’en ce moment je neme figurais pas, comprenez-vous&|160;!… Il n’était qu’un nom pourmoi. Je ne voyais pas plus l’homme derrière ce nom que vous ne lefaites vous-mêmes. Car le voyez-vous&|160;? Voyez-vousl’histoire&|160;?… Voyez-vous quoi que ce soit&|160;?… Je me faisl’effet d’essayer de vous raconter un rêve et de n’y pas réussir,parce qu’aucun récit de rêve ne peut rendre la sensation du rêve,ce mélange d’absurdité, de surprise, d’ahurissement dans l’angoissequi se révolte, cette sensation d’être en proie à l’incroyable, quiest l’essence même du rêve.&|160;»

Il garda un moment le silence.

«&|160;Non, c’est impossible. Il estimpossible de rendre la sensation de vie d’une époque donnée del’existence, ce qui en fait la réalité, la signification, l’essencesubtile et pénétrante. C’est impossible. Nous vivons comme nousrêvons, seuls…&|160;»

Il s’arrêta à nouveau comme s’ilréfléchissait, puis ajouta&|160;: «&|160;Naturellement, vousautres, dans cette histoire, vous y voyez plus de choses que je nefaisais alors… Vous me voyez moi-même, que vousconnaissez…&|160;»

L’obscurité était devenue si profonde que nouspouvions à peine nous distinguer les uns des autres. Depuislongtemps, déjà, assis à l’écart, il n’était plus pour nous qu’unevoix. Personne ne soufflait mot. Les autres s’étaient peut-êtreassoupis, mais je veillais, et écoutais, épiant la phrase, le motqui m’expliquerait l’indéfinissable malaise dégagé par ce récit quisemblait se façonner de soi-même, sans lèvres humaines pour luidonner forme, dans l’air épais de la nuit et du fleuve.

–&|160;«&|160;Oui, je le laissai aller,continuait Marlow, et penser ce qu’il voulut des Puissances quiétaient derrière moi. Voilà ce que je fis. Et il n’y avait rienderrière moi, sinon ce pauvre vieux vapeur estropié contre lequelje m’appuyais, tandis qu’il se répandait en paroles sur «&|160;lanécessité pour tout homme d’avancer.&|160;» – «&|160;Et quand onvient ici, voyez-vous – ce n’est pas pour bayer à la lune.M.&|160;Kurtz était un «&|160;génie universel&|160;»&|160;;entendu, mais même un génie peut mieux travailler avec des«&|160;outils adéquats – des hommes intelligents&|160;». Sansdoute, il ne fabriquait pas de briques, mais une impossibilitématérielle s’y opposait, comme je le savais bien, et s’il faisaitoffice de secrétaire pour le directeur, c’était bien parce que«&|160;aucun homme sensé ne rejette sans motifs la confiance quelui témoignent ses supérieurs.&|160;» M’en rendais-jecompte&|160;?… Oui, je m’en rendais compte. – Que voulais-je deplus alors&|160;? Bon sang, ce que je voulais, c’était des rivets.Des rivets. Pour avancer mon travail et boucher ce trou. Il y enavait des caisses là-bas, à la côte, empilées, éclatées,fendues&|160;! À chaque pas, dans la cour de cette station sur lacolline, vous butiez contre un rivet égaré. Des rivets avaient mêmeroulé dans le bosquet de la mort. Pour se bourrer les poches derivets, il n’y avait qu’à prendre la peine de se baisser, et ici,où ils étaient nécessaires, il n’y en avait pas un seul&|160;! Nousavions les tôles qu’il fallait, mais rien pour les assembler. Etchaque semaine, le courrier, un solitaire moricaud, son sac delettres sur l’épaule, son bâton à la main quittait notre stationpour la côte. Et plusieurs fois par semaine, une caravane s’amenaitde la côte avec des marchandises de traite, d’affreux calicotsglacés qui vous donnaient le frisson rien qu’à les regarder, desperles de verre à deux sous le quart, d’abominables mouchoirs decoton à pois. Mais de rivets point, alors que trois porteurseussent suffi à amener tout ce qu’il fallait pour remettre levapeur à flot.

«&|160;Il devenait maintenant familier, maisj’imagine que mon attitude réservée dut l’exaspérer à la longue caril jugea nécessaire de m’informer qu’il ne craignait ni Dieu nidiable, encore moins un simple mortel. Je lui dis que je n’endoutais pas, mais que ce que je désirais c’était une certainequantité de rivets, qui étaient pareillement ce que M.&|160;Kurtzlui-même eût souhaité, s’il eût pu savoir ce qui se passait.Puisque des lettres envoyées chaque semaine à la côte… «&|160;Moncher Monsieur, s’écria-t-il, je n’écris que ce qu’on medicte&|160;!…&|160;» J’insistai. Pour un homme intelligent, il y atoujours moyen… Ses façons changèrent&|160;: il devint très froidet mit sans transition la conversation sur un hippopotame, sedemandant si je n’étais pas dérangé par lui tandis que je dormais àbord, car je ne lâchais mon épave ni de jour ni de nuit. Il y avaitun vieil hippopotame dont c’était la fâcheuse habitude de gravirles berges et de rôder là nuit dans les terrains de la Station. Lespèlerins alors avaient coutume d’effectuer une sortie en masse endéchargeant tous les fusils qui leur tombaient sous la main.Certains même avaient passé des nuits entières à l’affût. Tantd’énergie néanmoins avait été perdue&|160;: «&|160;L’animal, medit-il, doit avoir un charme qui le protège, mais il n’y a que lesanimaux dans ce pays dont on puisse dire cela. Aucun homme, mecomprenez-vous, aucun homme ici n’a de charme pour leprotéger.&|160;» Il demeura un instant devant moi, dans le clair delune, son nez délicatement crochu un peu de travers, ses yeux demica luisant sans un battement de paupières&|160;; sur son secbonsoir ensuite, il s’éloigna. Je ne laissai pas de me rendrecompte qu’il était troublé et fortement intrigué&|160;; ce qui memit plus d’espoir au cœur que je n’en avais eu depuis longtemps. Cefut avec soulagement que je me détournai de cet individu pourretrouver mon influent ami, cette casserole de vapeur, toutdélabré, tordu, en morceaux… Je grimpai à bord. Il résonnait sousmes pas comme une de ces boîtes à biscuit d’Huntley Palmers qu’onpousse à coups de pied dans le ruisseau. Il était peut-être defabrication aussi robuste et d’une ligne plutôt moins gracieuse,mais je m’étais assez exténué dessus pour arriver à l’aimer. Aucuninfluent ami n’aurait pu mieux me servir. Il m’avait valul’occasion de voir du pays, d’éprouver ce dont j’étais capable.Non, je n’aime pas le travail. Je préfère flâner en rêvant à toutesles belles choses qu’on pourrait faire. Je n’aime pas letravail&|160;: nul ne l’aime, mais j’aime ce qui est dans letravail, l’occasion de se découvrir soi-même, j’entends notrepropre réalité, ce que nous sommes à nos yeux, et non pas enfaçade, ce que les autres ne peuvent connaître, car ils ne voientque le spectacle et jamais ne peuvent être bien sûr de ce qu’ilsignifie.

«&|160;Je n’éprouvai aucune surprise à trouverquelqu’un assis sur le pont à l’arrière, les jambes ballantau-dessus de la vase. J’avais fraternisé, voyez-vous, avec lesquelques mécaniciens qui se trouvaient à la Station et que lespèlerins naturellement dédaignaient, à cause je suppose de leurmanque de manières. Celui-ci était le contre-maître – chaudronnierde son métier, – excellent ouvrier. C’était un homme efflanqué,osseux, jaune de teint, avec de gros yeux expressifs. Son aspectétait soucieux et son crâne aussi chauve que la paume de ma main,mais ses cheveux, en tombant, semblaient s’être raccrochés à sonmenton et avaient prospéré sur ce terrain nouveau, car la barbe luipendait jusqu’à mi-corps. Il était veuf avec six jeunes enfantsqu’il avait, pour venir ici, confiés à une de ses sœurs&|160;; etles pigeons voyageurs faisaient la passion de sa vie. Il était à lafois un enthousiaste et un connaisseur. En parlant de pigeons, ildevenait lyrique. Sa journée terminée, parfois il quittait sa casepour venir me parler de ses enfants et de ses pigeons. Entravaillant, quand il avait à ramper dans la vase, sous la quilledu bateau, il nouait sa fameuse barbe dans une espèce de servietteblanche qu’il apportait à cet effet. Elle était munie de bouclespour y passer les oreilles. Le soir, on le voyait accroupi sur laberge, rinçant avec grand soin son fourreau à barbe et l’étalantensuite, solennellement, pour le faire sécher sur un buisson.

«&|160;Je lui allongeai une claque dans le dosen criant à tue-tête&|160;: «&|160;Nous aurons desrivets&|160;!&|160;» Il fut sur pied d’un bond. «&|160;Desrivets&|160;!… Pas possible&|160;!…&|160;» comme s’il n’eut pu encroire ses oreilles. Puis, à voix basse, il ajouta&|160;:«&|160;Vous… Ah bah&|160;!…&|160;» Je ne sais pourquoi nous nousconduisions comme des toqués. Je posai un doigt au long de mon nezet hochai la tête d’un air mystérieux. «&|160;Bravo&|160;!&|160;»s’écria-t-il en faisant claquer ses doigts, il leva la jambe. À montour j’esquissai une gigue, et nous nous mîmes à cabrioler sur lepont de fer. Un vacarme affreux s’éleva de la coque et la forêtvierge, de l’autre côté de la crique, en renvoya le roulement detonnerre jusqu’à la Station assoupie. Il dut faire se dresserquelques-uns des pèlerins dans leur tanière. Une forme noireobscurcit le seuil éclairé de la case du Directeur, puis disparutet au bout d’un instant le seuil lui-même s’éteignit. Nous nousétions arrêtés et le silence qu’avait dispersé le battement de nospieds à nouveau reflua vers nous. La haute muraille de verdure, unemasse exubérante et enchevêtrée de troncs, de branches, defeuillages, de rameaux, de guirlandes, immobile dans le clair delune, était pareille à une impétueuse avalanche de vie muette, unevague végétale, dressée, toute prête à déferler sur la crique et àbalayer de leur petite existence les pauvres petits hommes que nousétions. Mais elle ne bougeait pas. Un éclat sourd, fait dereniflements et d’éclaboussements, nous parvint de loin, comme siun ichtyosaure eut été en train de prendre un bain de clarté dansle fleuve. «&|160;Après tout, dit le chaudronnier, d’un ton posé,pourquoi n’aurions-nous pas de rivets&|160;?&|160;» Au fait,pourquoi pas&|160;? Je ne voyais aucune raison qui pût nousempêcher d’en avoir. «&|160;Ils arriveront dans troissemaines&|160;», ajoutai-je avec confiance.

«&|160;Mais ils n’arrivèrent pas. Au lieu desrivets, il nous vint une invasion, une calamité, une visitation.Elle s’amena par sections, durant les trois semaines qui suivirent,chacune précédée par un âne qui portait un homme blanc, en completneuf et souliers tannés, saluant de cette élévation à droite et àgauche, les pèlerins impressionnés. Une troupe querelleuse denègres maussades, aux pieds endoloris, suivait sur les talons del’âne. Force tentes, chaises de campement, cantines de zinc,caisses blanches, ballots bruns, furent jetés pêle-mêle dans uncoin de la cour et l’atmosphère de mystère se faisait plus épaisseau-dessus du désordre de la Station. Cinq arrivages se succédèrentainsi, avec la même apparence absurde de gens qui fuient endésordre, chargés des dépouilles d’innombrables magasinsd’équipement et d’approvisionnement qu’ils auraient emportés audésert pour procéder à l’équitable partage du butin. C’était uninextricable fouillis de choses honnêtes en soi, mais à quil’insanité de leurs propriétaires prêtait un aspect de produit derapine.

«&|160;Cette estimable compagnie s’intitulaitl’Expédition d’Exploration de l’Eldorado et je pense que sesmembres étaient tenus par serment au secret. Leur conversationcependant était celle de sordides boucaniers&|160;; elle étaitcynique sans audace, cupide sans hardiesse et cruelle sanscourage&|160;; dans toute la bande, il n’y avait pas un soupçon deprévoyance ou d’intention sérieuse&|160;: ils ne paraissaient mêmepoint se douter que de telles choses fussent nécessaires à laconduite des affaires de ce monde. Arracher des trésors auxentrailles de la terre était leur seul désir, sans plus depréoccupation morale qu’il n’y en a chez le cambrioleur quifracture un coffre-fort. Qui supportait les frais de cette nobleentreprise, je l’ignore, mais l’oncle de notre directeur était lechef de la bande.

«&|160;Extérieurement, il ressemblait à unboucher de quartier pauvre et ses yeux avaient une expression deruse somnolente. Il portait une panse grasse avec ostentation surdes jambes courtes et durant tout le temps que sa troupe infesta laStation, il n’adressa la parole à personne si ce n’est à son neveu.On les voyait se promener du matin au soir, leurs têtes rapprochéesdans une conversation qui ne finissait jamais.

«&|160;J’avais cessé de me tourmenter à causede ces rivets. La faculté de souci dont on est capable à l’égard dece genre de misère est plus restreinte qu’on ne l’imagine.J’envoyai le tout au diable et laissai aller les choses. J’avaisainsi du temps de reste pour méditer, et parfois, je donnais unepensée à Kurtz. Ce n’est pas qu’il m’intéressât vivement&|160;;j’étais curieux cependant, de voir si cet homme, qui était venu iciavec certaines idées morales, arriverait à s’imposer malgré tout etde quelle façon, alors, il organiserait son affaire.&|160;»

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