Raoul fut enchanté de son expédition. Plus il y réfléchissait, et plus il comprenait l’importance des résultats acquis. Tout un noyau de lumière se formait autour de ce conflit de famille, dans lequel il pressentait l’origine de tant d’actes ténébreux qui commençaient à prendre pour lui une certaine signification.
L’après-midi et le jour suivant, il passa aux Clématites, où il retrouva, malgré l’accueil cordial qu’on lui réservait, cette même impression d’isolement que la première fois, et cette même atmosphère pathétique. Chacun vivait en soi, avec ses pensées propres et son but particulier. À quoi songeaient tous ces gens-là ? De temps à autre, Rolande et Jérôme échangeaient un regard affectueux. Et de temps à autre, les yeux de Félicien quittaient Faustine et le portrait qu’il peignait pour regarder Rolande et Jérôme.
Dans le silence, Rolande dit à son fiancé :
– Vos papiers sont prêts, Jérôme ?
– Certes.
– Les miens aussi. Nous sommes le mardi 7. Fixons notre mariage au samedi 18, voulez-vous ?
Jérôme lui prit la main et la baisa avec une exaltation où se révéla toute l’ardeur de son amour. Elle sourit et ferma les yeux.
Félicien travaillait avec application.
Raoul se dit :
« – Le 18 septembre, c’est dans onze jours. Il faut que d’ici là tout se déclenche et que leurs passions fassent éclater la vérité, encore si lointaine et si complexe. »
Il n’avait plus été question de la visite mystérieuse reçue par Rolande. Quelle en avait été la cause ? Pourquoi Rolande, si hostile au début, semblait-elle si douce et si émue au départ ? Et Jérôme Helmas avait-il été mis au courant ?
Le samedi 11 septembre, Raoul fut mandé par Rolande aux Clématites, où l’inspecteur Goussot devait venir à trois heures pour communication importante. Rolande désirait que M. d’Averny et Félicien Charles en fussent témoins.
Raoul fut exact au rendez-vous, Félicien également. Faustine ne parut pas.
La communication que fit l’inspecteur Goussot fut brève. Affectant de ne pas remarquer la présence de Raoul et de Félicien, il ne s’adressa qu’à Rolande et à Jérôme.
– Voilà plusieurs lettres anonymes que nous recevons. Toutes sont dactylographiées, d’une façon d’ailleurs assez maladroite, et toutes sont mises à la poste, la nuit, au Vésinet. Mon enquête, qui a porté sur les personnes ayant une machine à écrire, a dû être connue, car ce matin on a trouvé une machine, de fabrication ancienne, sur un tas de détritus, à trois kilomètres d’ici. Mais, une dernière fois, on s’en était servi hier, et le soir, arrivait à la Préfecture cette lettre dont je vous prie d’écouter la lecture :
« Le long de l’avenue où Simon Lorient a été frappé, au cours de la fameuse nuit, s’étend une propriété inhabitée depuis des mois, et dont le mur bas est surmonté d’une grille. À travers les barreaux de cette grille, on aperçoit un mouchoir sous les feuilles des arbustes. Peut-être serait-il bon de vérifier la provenance de ce mouchoir. »
– J’ai suivi le conseil donné, continua l’inspecteur principal. Ce mouchoir, que voici, est évidemment sali et mouillé par la pluie et la rosée. Mais il est facile de distinguer la marque longue, anguleuse et rousse que laisse un couteau rougi de sang que l’on essuie avec un linge. Comme initiales, il n’y en a qu’une, ainsi que sur la plupart des mouchoirs achetés dans les magasins : la lettre F. Puisque vous êtes là, monsieur Félicien Charles, voulez-vous ?
Félicien obéit et tendit son mouchoir. Goussot fit la comparaison.
– Pas d’initiale sur celui-ci. Mais, on peut s’en rendre compte, même toile fine, et rigoureusement les mêmes dimensions. Je vous remercie. Ces pièces seront versées à l’instruction et le service du laboratoire examinera si les taches brunes sont des taches de sang. En ce cas, il y aurait là une charge des plus graves contre celui qui a frappé Simon Lorient et qui avait d’abord frappé M. Helmas.
L’inspecteur n’en dit pas davantage, salua les deux fiancés et sortit.
– Mon cher Félicien, observa Raoul en se levant, les événements se précipitent. La police n’a plus le moindre doute à votre égard. D’ici quelques jours, M. Rousselain sera obligé de vous rappeler dans son cabinet, et alors…
Félicien ne répondit pas. Il semblait penser à bien autre chose. Raoul le détestait.
Le soir, après son dîner, comme il passait dans l’ombre du jardin, il y eut, sur l’avenue, un léger coup de sifflet et il vit une silhouette de femme qui cheminait le long du grand lac, et s’en allait, vers la gauche, dans une direction opposée à la villa des Clématites.
Raoul pensa que le sifflement devait être un signal. Et, de fait, Félicien ne tarda pas à surgir du pavillon. Il ouvrit doucement la barrière et tourna, lui aussi, vers la gauche.
Raoul eut soin de prendre par l’intérieur du Clair-Logis et par l’issue du garage.
Il discerna sur le sentier qui borne le lac deux silhouettes qui s’éloignaient. La nuit n’était pas encore bien épaisse. Il reconnut Félicien et Faustine qui parlaient avec animation.
Il les suivit de très loin.
Ils franchirent le pont et s’assirent sur le même banc où il avait vu Rolande et Jérôme Helmas.
Comme ils lui tournaient le dos, il put, sans crainte, s’approcher d’eux à un intervalle de vingt-cinq ou trente mètres.
Très nettement, il se rendit compte que Félicien était dans les bras de Faustine et que sa tête reposait sur l’épaule de la jeune femme.
Chapitre III – L’enlèvement
La réaction brutale de ses instincts eut lancé Raoul à l’assaut des deux amoureux et lui eut imposé la satisfaction immédiate de jeter Félicien à l’eau et d’étrangler Faustine. S’il ne le fit point, si, même, il s’immobilisa tout de suite, après deux ou trois pas vers le pont, ce fut pour des motifs qu’il ne discerna qu’après coup.
Il se tint donc tranquille. L’heure n’était pas aux accès de rage ni aux attaques irréfléchies. Il n’avait jamais éprouvé pour Faustine qu’un désir où n’entrait pas le moindre amour, et, à l’instant où tout annonçait la tempête proche et la bourrasque du dénouement, il n’obéirait pas à une crise de folie orgueilleuse qui risquait de tout compromettre. Les faits, dont quelques-uns commençaient à se classer dans son esprit, malgré leur enchevêtrement, pourraient s’embrouiller de nouveau s’il intervenait à l’improviste.
Et puis, surtout, l’image de la Cagliostro se dressait devant lui. Le père et le fils dressés l’un contre l’autre, se battant pour la même créature, quelle victoire remporterait la morte ! Avec quelle rigueur exécrable s’accomplirait la vengeance qu’elle avait confiée au destin !
Raoul rentra chez lui. Il ferma la barrière et mit en place un dispositif dont il ne se servait jamais et qui actionnait un timbre électrique quand la barrière était ouverte.
Une demi-heure plus tard, le timbre retentit. Félicien était de retour. Raoul s’endormit.
Il passa toute la matinée à maugréer contre Félicien, qu’il détestait de plus en plus. À ce moment, au travers de toutes les contradictions et les invraisemblances, il inclinait à admettre comme certaine la complicité de Rolande et de Jérôme. Les projets des deux fiancés devaient s’étayer sur cette histoire, si mal définie, de l’héritage Dugrival. Il fit une courte promenade, déjeuna et résolut de filer jusqu’à Caen pour s’enquérir, prendre des informations sur Georges Dugrival, peut-être pour le rencontrer, en tout cas pour pratiquer chez lui, la nuit prochaine, une intéressante visite domiciliaire.
Mais, comme il se disposait à monter en auto, la sonnerie du téléphone le rappela au Clair-Logis. Jérôme Helmas le suppliait de venir, de toute urgence, sans perdre une minute. Le jeune homme semblait désespéré.
Deux minutes plus tard, Raoul arrivait. Jérôme attendait sur le seuil, avec le domestique, et aussitôt, balbutia, d’une voix qui suffoquait :
– Enlevée !…
– Qui ?
– Rolande. Enlevée par ce misérable.
– Ce misérable ?
– Félicien Charles.
– Allons donc ! protesta Raoul, qui voyait encore Félicien dans les bras de Faustine. Rolande aurait consenti ?
– Vous êtes fou ! s’écria Jérôme, indigné. Enlevée de force ! En auto ! Je vous expliquerai… J’ai pensé tout de suite qu’il n’y avait que vous qui pouviez…
Il sauta sur le siège.
– Mais, quelle route ? demanda Raoul.
– Du côté de Saint-Germain. N’est-ce pas, Édouard ? Vous les avez vus ?
– Oui. Saint-Germain, affirma le domestique.
Déjà l’auto de Raoul démarrait.
À trois cents mètres, ils virèrent sur la route nationale, à droite, et franchirent la Seine. La route n° 190, c’était la direction de Rouen, de la Normandie…
Jérôme mâchonnait, hors de lui :
– Elle ne se doutait de rien… Moi non plus… Il avait ramené de Paris une auto qu’il voulait acheter, soi-disant. Il profita de ce que j’étais dans le jardin pour lui proposer d’essayer la voiture… Elle s’y installa. Mais, comme il mettait le moteur en marche, elle voulut sans doute descendre et il dut l’en empêcher, car elle poussa des cris qu’Édouard entendit, ainsi que moi. Lorsque Édouard sortit, la voiture était déjà loin.
– Quelle sorte de voiture ?
– Un cabriolet.
– Aucun genre spécial ?
– Une caisse jaune clair.
– Combien d’avance ?
– Dix minutes au plus.
– On les aura. Félicien conduit mal.
Raoul s’engageait dans la côte de Saint-Germain. Mais, subitement, il obliqua du côté de Versailles.
– Dix à douze kilomètres de ligne droite. On va gazer.
– Mais pourquoi changer ?
– Une idée !… Félicien a été élevé dans le Poitou. Puisque nous n’avons aucune indication précise, il faut diminuer les risques d’erreur et supposer qu’il se réfugie dans une région qu’il connaît. La route nationale n° 10 doit être la bonne.
– Si vous vous trompiez ?
– Tant pis.
Ils traversèrent en trombe la place d’Armes, à Versailles, et roulèrent jusqu’à Saint-Cyr et Trappes.
– Nous devrions déjà voir le cabriolet jaune. Il faut que Félicien marche à toute allure.
– Mais, vous êtes certain ?…
– Oh ! absolument certain. Nous faisons du cent dix à l’heure. À ce train-là, nous sommes sûrs de le rattraper avant Rambouillet…
Il était heureux de sa victoire immédiate. Quelle revanche contre ce damné Félicien que rien ne pouvait sauver de la défaite et du ridicule !
– Vous êtes sûr ? Vous êtes sûr ? objecta Jérôme. Et si vous aviez choisi la mauvaise route ?
– Impossible… Tenez, n’est-ce pas eux, là-bas… qui s’engagent dans la forêt ?
– Oui ! oui ! s’écria Jérôme.
Et, s’exaltant soudain, il lâcha des injures :
– Le misérable ! Je savais bien qu’il l’aimait… Je l’ai dit vingt fois à Rolande… Il l’a toujours aimée… Dès le début, il tournait autour d’elle. Du temps même de cette pauvre Élisabeth… C’est elle qui l’a remarqué. Il l’aime, je vous le dis, monsieur… Ah ! le cabotin… Il s’en cache, il affecte de s’occuper de Faustine, mais je sentais sa haine contre moi… sa jalousie féroce. Quand elle lui a annoncé son mariage, il avait beau crâner, il tremblait de colère. Il l’aime… Il l’aime et il l’emporte… Ah ! s’il échappait… Voyez-vous qu’il échappe et que Rolande ne puisse se sauver de lui. Ah ! l’horreur !… Mais marchez donc ! On n’avance pas…
Au fond de lui, Raoul éprouvait une satisfaction confuse dont il se rendait compte et qu’il savourait. Vraiment, ce Félicien avait parfois de l’allure. Au milieu des angoisses, traqué par la police, de quoi s’occupait-il ? De conquérir Faustine et d’enlever Rolande ! Au lieu de se défendre ou se garder contre le danger, il demeurait en pleine bataille et même prenait l’offensive, quoi qu’il pût advenir. Le gredin, quelle audace !
À Rambouillet, la longue rue pavée et tortueuse les força à ralentir, d’autant plus que deux voies s’offraient pour Chartres et Tours.
– Prenons au hasard, dit Raoul.
Jérôme s’effarait, ayant perdu tout contrôle sur lui.
– Le lâche ! J’avais bien dit à Rolande de se méfier ! Un sournois… un hypocrite… Sans compter tout le reste… Oui, tout le reste… Moi, j’ai mon idée sur toutes ces histoires de l’Orangerie… Ah ! si je pouvais le tenir !
Il tendait les poings en avant. Raoul pensa qu’il était haut, solide, bien bâti, très sportif et qu’il écraserait aisément Félicien, plus mince et moins solide d’aspect. Mais rien n’eût empêché Raoul de pousser à fond et d’atteindre le fugitif dont sa rancune exigeait la défaite.
Et, soudain, après un tournant, la voiture jaune apparut, trois ou quatre cents mètres plus loin. L’auto de Raoul sembla doubler de vitesse en une seconde, comme un cheval de course aux dernières foulées. Aucun obstacle, aucune distance ne pouvait faire désormais que le ravisseur ne fût capturé.
Il n’y eut même pas de progression dans le rapprochement. L’intervalle s’abolit en quelque sorte d’un coup. Et il arriva que, subitement, la voiture de Raoul se trouva placée devant l’autre, qu’elle la contraignit à ralentir au risque de tout casser, et qu’elle l’immobilisa, en l’espace de cinquante mètres, sur le bord de la route.
En avant, en arrière, personne.
– À nous deux ! cria Jérôme Helmas en sautant à terre.
Déjà, Félicien surgissait, par la portière également. Au milieu de la chaussée, Rolande était descendue, toute chancelante.
Jérôme, qui courait d’abord au combat, se mit à marcher pesamment, comme un boxeur qui prépare une attaque.
Félicien ne bougeait pas.
La jeune fille voulut se jeter entre eux. Raoul d’Averny s’interposa et la saisit aux épaules.
– Restez là.
Elle voulut se dégager.
– Mais non ! Ils vont se battre.
– Et après ?
– Je ne veux pas… Il va le tuer…
– Soyez tranquille… Je veux savoir…
– C’est abominable… Laissez-moi…
– Non, dit Raoul, je veux savoir s’il aura peur…
Rolande se tordait dans ses bras, mais il tenait bon, et il observait Félicien avec avidité.
Félicien n’avait pas peur. Chose étrange même, on eût dit qu’il souriait. Un sourire provocant, narquois, plein de mépris et de sécurité. Était-ce possible ?
À deux mètres de lui, Jérôme Helmas s’arrêta, et gronda, par deux fois :
– Décampe… Décampe… Sinon…
L’autre haussa les épaules. Son sourire s’accentua. Il ne se mit même pas sur la défensive.
Un pas encore, et un pas. De tout l’élan de son corps puissant, Jérôme se fendit, tout en jetant son poing vers le visage qui s’offrait.
Félicien fit un mouvement de tête et s’effaça pour éviter le choc.
Jérôme fut projeté, se retourna et proféra :
– Ne bougez pas, Rolande, l’affaire est réglée.
Et une séance de boxe commença, ardente et furieuse. Félicien s’était arc-bouté sur ses jambes et ne reculait pas d’une ligne. Après un premier engagement, Jérôme dut sentir qu’il n’obtiendrait pas de décision par cette façon et il se rua sur son adversaire, le saisit à bras-le-corps et l’étreignit de toutes ses forces, usant de son poids pour le renverser.
Félicien résista un moment, plié en arrière, les reins presque rompus. Puis il céda et se laissa tomber, entraînant sur lui Jérôme Helmas.
La jeune fille se débattait toujours et criait. Raoul lui ferma la bouche.
– Taisez-vous… il n’y a rien à craindre… Si l’un d’eux sortait une arme quelconque, je suis là. Je réponds de tout.
– C’est odieux, bégaya-t-elle.
– Non… il faut que la querelle soit vidée… Il le faut…
Elle ne tarda pas à l’être. Les deux lutteurs roulèrent sur le sol et sur l’herbe poussiéreuse. Félicien donnait des signes de faiblesse. Le dénouement était proche. Mais il fut tout le contraire de ce qu’on pouvait attendre. Félicien se releva et brossa ses vêtements de la paume de sa main, tandis que Jérôme gémissait et demeurait inerte.
– Bigre, ricana Raoul, c’est rudement bien joué.
Il se hâta vers le vaincu, se pencha, et constata qu’il n’avait rien qu’une douleur au bras.
– Dans deux minutes, vous êtes debout, lui dit-il, mais je vous conseille d’en rester là… avec un pareil bougre !
Félicien s’éloignait lentement. Son visage n’exprimait ni émotion, ni plaisir, et l’on n’aurait pas cru qu’il venait de terrasser l’homme qui semblait être son rival abhorré. Il passa près de Rolande sans qu’elle lui fît un reproche et sans qu’il lui adressât la parole…
Rolande, délivrée de l’étreinte de Raoul, paraissait anxieuse et indécise. Elle regarda les deux hommes. Elle regarda Raoul et observa les alentours.
Non loin, sur la route, une auto arrivait, lentement. C’était un taxi vide qui retournait à Rambouillet. Elle héla le chauffeur, s’entendit avec lui et monta.
Jérôme, qui s’était relevé, fit un signe et monta près d’elle. Le taxi démarra.
Félicien n’eut même pas l’air d’enregistrer l’incident. Comme il se disposait à reprendre place dans sa voiture, Raoul l’apostropha :
– Tous mes compliments. Un joli coup de jiu-jitsu… classique d’ailleurs… mais, si bien exécuté… la torsion du bras… Où diable avez-vous appris cela ? Et quelle maîtrise de boxeur ! Encore une fois, je vous félicite, étant donné surtout l’avantage de taille et de masse que possédait Jérôme.
Félicien eut un geste d’indifférence et ouvrit la portière. Mais Raoul le retint.
– Vous m’étonnez toujours, Félicien. Quel drôle de caractère ! Vous aimez assez Rolande pour perdre la tête et pour l’enlever, et puis voilà que vous l’abandonnez à votre adversaire sans plus vous soucier d’elle.