Une fois de plus, sur le point d’éclater, Rolande se domina, et elle poursuivit :
– Mais si tu jouais serré, par contre, tu ne pressentais rien de notre accord. Nous prenions tant de précautions ! Comme tu étais jaloux de Félicien, dont tu avais cru deviner, dès les premiers jours, l’empressement auprès de moi, Félicien et Faustine ne se quittent plus, tes inquiétudes s’endorment, et tu continues ta mauvaise besogne à l’encontre de Félicien, envoyant des lettres anonymes – car c’est toi qui les composes et qui les envoies. Et c’est toi qui jettes près de l’endroit où tu as frappé Simon Lorient, c’est toi qui jettes, dans un jardin, un mouchoir taché de sang, un mouchoir du même genre que ceux de Félicien. Mais tout cela, est-ce la preuve formelle dont j’ai besoin ? Enfin, l’événement se produit. Enfin, le hasard joue en ma faveur. Un jour Georges Dugrival vient me voir, et, ce jour-là, ma chance veut que tu ne sois pas aux Clématites.
Jérôme tressaillit, et n’essaya pas de cacher son trouble. De l’angoisse crispa son visage.
– Oui, affirma-t-elle, il est venu me voir. J’ai refusé cette entrevue d’abord, sachant qu’il y avait eu, jadis, querelle entre mon père et lui. Mais il insista, pour des motifs graves. Je l’ai reçu dans cette pièce, il me parla de la grande affection, si amicale et si respectueuse, qu’il a eue pour ma mère. Et soudain, voilà qu’il me révèle la véritable cause de sa visite :
« – Rolande, me dit-il, ces temps-ci, comme j’étais malade, l’armoire à glace de ma chambre a été forcée. Un testament, où je vous lègue une partie de ma fortune, a été ouvert, et on m’a volé, dans un écrin de cuir contenant de beaux bijoux de famille, pierres précieuses, bagues et boucles d’oreilles, on m’a volé une bague qui formait paire avec une autre. Quelques jours plus tard, je recevais du Vésinet, où j’ai gardé des amis qui me tiennent au courant, une lettre m’annonçant votre mariage et me donnant, sur votre fiancé, Jérôme Helmas, de très mauvais renseignements. Alors, Rolande, il m’a semblé que je devais vous avertir… »
« Ai-je besoin de t’en dire davantage sur notre conversation, Jérôme ? Je le suppliai de déchirer le testament, car je n’avais aucune raison d’être son héritière, mais j’acceptai l’offre qu’il me fit des bijoux. Il fut convenu que Félicien irait le voir à Caen. Prévoyant le cas où il serait plus malade, Georges Dugrival me remit les clefs nécessaires pour que Félicien pût, au besoin, entrer dans la maison sans être vu ni dérangé, et ouvrir le coffre-fort où se trouvait maintenant l’écrin de cuir. Les choses se sont passées ainsi, Félicien a ouvert le coffre-fort. Et l’écrin est ici, dans ce tiroir. Il contient la bague, semblable à celle qui a été volée, et, dès lors, je puis agir. Si la bague que tu prétendais tenir de ta mère et que tu dois me donner, le jour de notre mariage, est semblable à celle qui est dans cet écrin, c’est que tu l’as volée pour me faire ton cadeau de noces, et c’est que tu es l’assassin d’Élisabeth et de Simon Lorient. Seulement, pour avoir cette preuve, il me fallait définitivement t’épouser. Félicien s’y opposa, et même par la force. Bouleversé par l’idée que je porterais ton nom, ne fût-ce qu’un jour, il m’enleva. Obstacle inutile. Ce qui devait être, fut. Et ce matin, tu m’as offert la bague. Comprends-tu que, malgré toutes mes certitudes et malgré ma haine, je me sois trouvée mal en la voyant – car les deux bagues sont identiques, même monture et mêmes diamants – en voyant la preuve irrécusable de ton crime ? Comprends-tu maintenant, misérable, comprends-tu ?… »
La voix de Rolande se faisait de plus en plus âpre. Elle frémissait de mépris et de haine. De tout son être, la jeune fille menaçait et insultait.
Mais à quoi bon ces menaces et ces injures ? Elle se rendit compte tout à coup que Jérôme n’écoutait pas.
Il regardait à terre, les yeux vagues, et l’on sentait que, pris dans les mailles serrées de l’accusation, confondu de voir toute l’affaire exposée dans sa réalité, et lui-même démasqué, il renonçait à se défendre.
Relevant la tête, il murmura :
– Et après ?
– Après ?
– Oui, tes intentions ? Tu m’accuses, soit, mais comptes-tu me dénoncer ?
– Oui, la lettre est écrite.
– Envoyée ?
– Non.
– Quand le sera-t-elle ?
– Dans l’après-midi.
– Dans l’après-midi ? Oui, fit-il avec amertume, pour me donner le temps de déguerpir à l’étranger.
Au bout d’un instant, il objecta :
– Pourquoi me dénoncer ? Tu crois que tu n’es pas suffisamment vengée en me chassant de ta vie ? Était-ce la peine de te faire aimer de moi si tu ajoutes encore à mon désespoir ?
– Et Félicien, n’est-il pas soupçonné, traqué ? Comment le sauver, lui qui est innocent, si le coupable n’est pas dénoncé ? Et puis je veux une garantie… Je veux être sûre que tu ne reviendras pas… que tout est bien fini… Donc la lettre sera remise à la justice.
Elle hésita, et reprit :
– La lettre sera remise… à moins que…
– À moins que ?… dit Jérôme.
– Il y a de quoi écrire sur cette table, prononça Rolande. Assieds-toi, écris que tu es le seul coupable, coupable contre Élisabeth, coupable contre Simon Lorient, coupable contre Félicien Charles que tu as accusé faussement… et signe.
Il réfléchit longtemps. Sa figure n’exprimait plus que la douleur et un accablement infini. Il chuchota :
– À quoi bon lutter ? Je suis si las ! Tu as raison, Rolande. Comment ai-je pu jouer une pareille comédie ? J’avais presque réussi à me persuader qu’après tout, Élisabeth n’était pas morte par ma faute, et que j’avais frappé Simon Lorient pour me défendre. Comme on est lâche ! Mais, vois-tu, plus je t’aimais, et plus j’étais effrayé de ce que j’avais fait… Tu ne pouvais pas te rendre compte… Mais je me transformais peu à peu… et tu m’aurais sauvé de moi… N’en parlons plus… Tout cela, c’est le passé…
Il s’assit à la table, prit la plume, puis écrivit.
Rolande lisait par-dessus sa tête.
Il signa :
– C’est bien ce que tu voulais ?
– Oui.
Il se leva. Tout était fini, comme le voulait Rolande. Il les regarda, l’un après l’autre. Qu’attendait-il ? Un adieu ? Un mot de pardon ?
Rolande et Félicien ne bougèrent pas et gardèrent le silence.
Alors, au dernier moment, il eut un sursaut de colère et un geste d’exécration. Mais il se contint et sortit.
Ils l’entendirent qui allait dans sa chambre – dans la chambre nuptiale. Sans doute pour y prendre quelques affaires. Quelques minutes plus tard, il descendait l’escalier. La porte du vestibule fut ouverte, sans bruit, et refermée. Il s’éloignait…
Lorsque les deux jeunes gens furent seuls, leurs mains s’unirent, et leurs yeux se mouillèrent.
Félicien embrassa Rolande au front, comme on embrasse la fiancée la plus respectée.
Elle dit en souriant :
– Notre nuit de noces, n’est-ce pas, Félicien ? Nous la passerons en fiancés, vous chez vous, moi dans cette maison.
– À deux conditions, Rolande. D’abord, c’est que je resterai près de vous au moins une heure ou deux, pour être bien sûr qu’il ne reviendra pas.
– L’autre condition ?
– Deux fiancés ont le droit de s’embrasser, au moins une fois, ailleurs que sur le front…
Elle rougit, regarda du côté de sa chambre, puis, toute confuse, prononça :
– Soit, mais pas ici… en bas, dit-elle gaiement, dans ce studio où je vous ai fait mon premier aveu en musique.
Elle mit dans l’écrin aux bijoux le papier signé par Jérôme, et ils descendirent.
Presque aussitôt, Raoul d’Averny pénétra dans la pièce, et retira de l’écrin le papier, qu’il empocha.
Puis il retourna sur le balcon, atteignit la corniche de la façade latérale et gagna l’issue du potager.
À trois heures du matin, Félicien rentra dans le pavillon. Raoul, qui l’attendait, endormi au creux d’un fauteuil, lui tendit la main.
– Je vous demande pardon, Félicien.
– De quoi, monsieur ? répondit Félicien.
– De vous avoir attaqué et ligoté tout à l’heure. Je voulais vous empêcher de faire quelque bêtise.
– Quelle bêtise, monsieur ?
– Mais… à cause de cette nuit de noces…
Félicien se mit à rire.
– Je me doutais bien que c’était vous, monsieur, en tout cas, nous sommes quittes et, moi aussi, je vous demande pardon.
– De quoi ?
– De m’être détaché…
– Seul ?
– Non.
– Qui vous a secouru ?
– Faustine.
– Je m’en doutais, dit Raoul entre ses dents. Ainsi Faustine rôdait par là, cette nuit… Pourvu qu’elle ne se fasse pas prendre !…
Il conclut :
– Enfin, on verra… Félicien, je vous serais obligé de téléphoner à la première heure à Rolande Gaverel et de la rassurer au cas où elle chercherait le papier signé par Jérôme. Le juge d’instruction venant me voir ce matin, à neuf heures et demie, j’ai trouvé utile, pour vous éviter, à Rolande et à vous, tout ennui nouveau, de prendre ce papier dans l’écrin.
– Comment ! s’écria Félicien interloqué. Mais il n’est pas possible que vous ayez pu…
– Donc, qu’elle soit sans crainte, dit Raoul en se retirant, et veuillez la prévenir que j’irai la voir bientôt. On vous y trouvera, n’est-ce pas, Félicien ?
Chapitre VIII – Phryné
M. Rousselain fut exact au rendez-vous. Dès neuf heures et demie du matin, comme Raoul finissait son petit déjeuner, il se présenta, non pas en juge d’instruction, mais en pêcheur à la ligne, qui s’en venait, comme il le dit, taquiner l’ablette, du côté de Croissy – une vieille cloche de paille sur la tête, un treillis jaune comme pantalon, ses espadrilles aux pieds…
– Mes compliments, monsieur le juge d’instruction ! s’écria Raoul… La journée sera superbe, et c’est une occasion d’oublier un peu notre insupportable affaire.
– Vous croyez ça, vous ?…
– Dame ! je le suppose.
– Cependant, vous m’avez convoqué pour le dénouement, lequel devait avoir lieu cette nuit.
– Il a eu lieu.
– Mais je ne vois pas certaine marchandise, à laquelle je tenais si fort que je vous ai laissé toute latitude de manœuvre.
– Demain… ça ne vous suffit pas ?
– Trop tard, demain.
Raoul l’observa.
– Il y a du nouveau, monsieur le juge ?
M. Rousselain se mit à rire.
– Oui, monsieur d’Averny, il y a du nouveau, et, contrairement à nos conventions, c’est moi qui vous en fais part. Et M. Rousselain ponctua :
– Il y a une heure et demie, le commissaire de police de Chatou téléphonait à la Préfecture que la femme de ménage de Jérôme Helmas venait de le trouver mort, dans le vestibule de sa maison du Vésinet. Il s’était tué d’un coup de revolver au cœur. Il venait de rentrer, la porte de sa maison était encore ouverte. L’inspecteur Goussot est sur les lieux. Moi, j’ai appris la chose en descendant du train.
Sans broncher, Raoul déclara :
– C’est la conclusion logique de l’affaire, monsieur le juge. Le coupable s’est fait justice.
– Malheureusement, d’après les premières recherches, Jérôme Helmas n’a laissé aucune lettre permettant de croire qu’il est coupable. Le suicide n’est pas un aveu. D’autre part, l’on peut s’étonner à bon droit que Jérôme Helmas, jeune marié, ait quitté le domicile conjugal pour aller se tuer à son ancienne demeure.
– Cet acte résulte précisément de l’aveu qu’il a fait en présence de Rolande Gaverel, de Félicien Charles et de moi-même.
– Aveu verbal, sans doute ?
– Aveu écrit.
– Vous l’avez ?
– Le voici.
Raoul tendait au juge le papier signé par Jérôme Helmas.
– Cette fois, s’écria M. Rousselain avec une satisfaction évidente, je crois que le problème est à peu près résolu. Pour qu’il le soit tout à fait, et que l’affaire ne présente plus aucune obscurité, il vous reste à me donner certains éclaircissements, monsieur d’Averny… et peut-être à me faire certains aveux.
– J’y consens volontiers, dit Raoul gaiement. Mais à qui ai-je l’honneur de parler ? À monsieur le juge d’instruction Rousselain, représentant de la justice, ou à M. Rousselain pêcheur à la ligne, brave homme, dont je connais la raison indulgente, toute de finesse psychologique, et toute d’humanité ? Avec l’un, je serai obligé de me tenir sur la réserve. Avec l’autre, je parlerai à cœur ouvert, et c’est ensemble, et bien d’accord, que nous choisirons ce qui peut être dit publiquement, et ce qui doit rester plus ou moins dans l’ombre.
– Un exemple, monsieur d’Averny ?
– En voici un. Félicien Charles et Rolande Gaverel s’aiment. Il y a deux mois, le soir du drame, si Félicien a pris la barque, ce fut pour aller retrouver Rolande. Et s’il s’est laissé accuser, c’est pour ne pas la compromettre. N’est-ce pas là un secret qui doit rester dans l’ombre ?
M. Rousselain, cœur sensible, eut tout de suite une larme au coin de l’œil, et s’exclama :
– C’est le pêcheur à la ligne qui est ici, monsieur d’Averny. Parlez sans réticence. Et vous pouvez parler d’autant plus librement que l’on a dû me mettre au courant, à la Préfecture, du rôle exact que vous jouez auprès de nous comme collaborateur occasionnel, et des très grands services que vous nous avez rendus. Vous êtes, là-bas, malgré un passé…
– Un passé un peu chargé, n’est-ce pas ?…
– C’est cela et malgré toutes les entorses que vous donnez encore aux règles strictement légales, vous êtes là-bas persona grata. Parlez, monsieur d’Averny !
M. Rousselain palpitait de curiosité. Et Raoul d’Averny fournit à cette curiosité de tels aliments que M. Rousselain ne pensa même plus à sa partie de pêche, qu’il accepta de déjeuner au Clair-Logis, et que, jusqu’à trois heures de l’après-midi, il ne fit qu’écouter les récits de Raoul d’Averny mêlés à quelques confidences d’Arsène Lupin.