D’un geste, il lui fit sauter la cigarette des lèvres, et, brusquement :
– Allons, finis-en. Je suis pressé. Qu’est-ce que tu veux ?
– De l’argent.
– Combien ?
– Cent mille.
Raoul joua la surprise :
– Cent mille ! Tu as donc quelque chose d’énorme à me proposer ?
– Rien.
– Alors, c’est une menace ?
– Plutôt.
– Du chantage, quoi ?
– Justement.
– C’est-à-dire que, si je ne paye pas, tu accomplis tel acte contre moi ?
– Oui.
– Et cet acte ?
– Je te dénonce.
Raoul hocha la tête.
– Mauvais calcul. Je ne marche jamais dans ce cas-là.
– Tu marcheras.
– Non. Alors ?
– Alors, j’écris à la Préfecture. Je déclare que M. Raoul d’Averny, qui a été mêlé aux affaires et aux crimes du Vésinet, n’est autre qu’Arsène Lupin.
– Et après ?
– Après, on te coffre, Lupin.
– Et après ? tu toucheras les cent mille balles ?
Raoul haussa les épaules.
– Idiot ! Tu ne peux avoir d’action sur moi que si je suis libre et que j’aie peur du mal que tu pourrais me faire. Trouve autre chose.
– C’est tout trouvé.
– Quoi ?
– Félicien.
– Tu as des preuves contre lui ? Il est complice du cambriolage ? complice des meurtres ? Il risque le bagne ? l’échafaud ? Qu’est-ce que tu veux que ça me fiche ?
– Si tu t’en fiches, pourquoi as-tu donné cinq mille francs pour te renseigner sur lui ?
– Ça, c’est autre chose. Mais qu’il soit en prison ou ailleurs, je m’en moque comme de ma première chemise. Sais-tu qui l’a fait arrêter, Félicien ? Moi.
Dans le silence, Raoul perçut un petit rire qui chevrotait entre les lèvres de l’homme. Il éprouva une légère inquiétude.
– Pourquoi ris-tu ?
– Pour rien… un souvenir qui me remonte à la mémoire.
– Quel souvenir ?
L’inquiétude de Raoul se dissipait. Il avait l’impression que quelque chose enfin allait sourdre du passé et qu’il était sur le point d’apprendre les raisons pour lesquelles il se trouvait engagé dans cette ténébreuse histoire.
– Quel souvenir ? Parle.
L’autre articula :
– Tu connais le docteur Delattre ?
– Oui.
– C’est lui que tes complices ont enlevé jadis pour l’expédier en province, dans une auberge où tu agonisais, et où il t’a opéré et sauvé, n’est-ce pas{3} ?
– Ah ! tu es au courant de cette vieille machine, dit Raoul assez surpris.
– Et de bien d’autres. Donc, c’est bien le docteur Delattre qui t’a recommandé le jeune Félicien ?
– Oui.
– Et comme le docteur Delattre n’avait jamais entendu parler de son protégé, tu sauras que la recommandation fut inspirée et rédigée par le domestique du docteur, un nommé Barthélemy, qui, depuis, a été tué à l’Orangerie.
– Tu ne m’apprends rien jusqu’ici.
– Patience. Ce ne sera pas long. Mais il faut que tu comprennes exactement le mécanisme de l’affaire. Donc, c’est Barthélemy qui a fait entrer Félicien chez toi.
– D’accord avec Félicien ?
– Bien entendu.
– Et dans quelle intention, cette manigance ?
– Pour te faire casquer.
– Donc, entreprise ratée puisque Barthélemy est mort et Félicien en prison.
– Oui, mais je la reprends à mon compte. C’est là tout le secret de ma visite.
– Et c’est là où je ne vois plus clair du tout, moi. En réalité, de quoi s’agit-il ?
– Patience. Je te raconte l’histoire à l’envers, c’est-à-dire en remontant. Donc, depuis une quinzaine d’années, Barthélemy suivait de loin la vie de Félicien, tandis que celui-ci travaillait pour obtenir un diplôme d’architecte. Auparavant, il était commis d’épicerie. Auparavant, employé dans une administration. Auparavant, garçon de garage en province. Et nous remontons ainsi à l’époque où Barthélemy l’avait rencontré dans une ferme du Poitou. Félicien y avait été élevé avec les enfants de la ferme.
Raoul s’intéressait de plus en plus à ce récit, cherchant, non sans une certaine appréhension, à savoir où l’autre voulait en venir. Il demanda :
– Bien entendu, Félicien n’ignore aucun de ces détails, quoi qu’il ait refusé de les communiquer à l’instruction ?
– Probablement.
– Mais comment Barthélemy savait-il ?
– Par la fermière, dont le mari venait de mourir et dont il devint l’ami. Et c’est elle qui lui raconta secrètement qu’un enfant lui avait été apporté jadis par une femme qui lui versa une somme d’argent importante pour les frais à venir.
Raoul d’Averny commençait à se troubler, il n’aurait pu dire pourquoi. Il murmura :
– En quelle année était-ce ?
– Je ne sais pas.
– Mais on le saurait par la femme ?
– Elle est morte.
– Barthélemy savait, lui !
– Il est mort.
– Mais il a parlé, puisque tu sais, toi.
– Oui, il m’en a parlé une fois.
– En ce cas, explique-toi. Cette femme ? la mère de l’enfant ?…
– Ce n’était pas sa mère.
– Ce n’était pas sa mère !
– Non, elle l’avait enlevé.
– Pourquoi ?
– Par vengeance, je crois.
– Et comment était-elle, cette femme ?
– Très belle.
– Riche ?
– Elle semblait riche. Elle voyageait en auto. Elle a dit qu’elle reviendrait. Elle n’est jamais revenue.
L’agitation de Raoul augmentait. Il s’écria :
– Voyons, quoi ! Elle a donné des indications ? Le nom de l’enfant ? Félicien ?
– Félicien, c’est la fermière qui l’appelait comme ça… Félicien Charles, deux prénoms qu’elle lui donnait… tantôt l’un… tantôt l’autre…
– Mais le véritable ?
– La fermière l’ignorait.
– Mais elle savait autre chose, la fermière ? s’écria Raoul.
– Peut-être… peut-être bien… mais elle n’a rien dit…
– Tu mens ! Je vois bien que tu mens. Elle savait autre chose, et elle a parlé.
– Elle ne savait rien. Mais Barthélemy, durant sa liaison avec elle, a cherché. L’auto avait eu une panne dix kilomètres après le village, dans une ville voisine où la dame avait du s’arrêter en attendant une pièce de rechange. Et, à l’atelier de réparations, le mécanicien avait trouvé, sous un des coussins, une lettre. La dame s’appelait la comtesse de Cagliostro.
D’Averny sursauta :
– La comtesse de Cagliostro !
– Oui.
– Et cette lettre, qu’est-elle devenue ?
– Barthélemy l’a chipée au mécanicien.
– Tu l’as vue, toi ?
– Barthélemy me l’a lue.
– Et tu te souviens ?…
– Du texte même, non.
– De quoi, alors ?
– D’un nom.
– Lequel ?
– Celui du père de l’enfant.
– Dis-le ! dis-le sans une seconde de retard.
– Raoul.
Raoul bondit sur l’homme et le saisit aux épaules.
– Tu mens.
– Je le jure.
– Tu mens ! Tu inventes cela. Raoul, cela ne signifie rien. Il y a cent mille Raoul en France. Raoul qui ?
– Raoul de Limésy… Presque comme toi, Raoul d’Averny. Un nom à la Lupin.
Raoul chancela. Il s’était appelé Raoul de Limésy autrefois ! Ah ! l’horreur ! Toute une période effroyable de sa vie surgissait de l’ombre. Mais était-il possible que Félicien ?…
Il se révolta contre une pareille hypothèse et dit à voix basse :
– Des blagues ! Tu imagines n’importe quoi.
– Je ne pouvais pas imaginer le nom de Limésy.
– Qui te l’a révélé ?
– Barthélemy.
– Barthélemy était un imposteur. Je ne le connaissais pas. Il ne me connaissait pas.
– Si.
– Allons donc !
– Il a été sous tes ordres.
– Qu’est-ce que tu me chantes ?
– Un de tes anciens complices.
– Barthélemy ?
– Il ne s’appelait pas ainsi.
– Comment s’appelait-il ?
– Auguste Daileron, que Lupin avait placé comme chef des huissiers à la Présidence du conseil, lorsque Lupin était chef de la Sûreté{4}.
Chapitre IX – Le chef
Raoul baissa la tête. Il se souvenait. Dans la première partie de sa vie aventureuse, cet Auguste Daileron avait été un de ses complices les plus actifs et qu’il mêlait sans défiance à beaucoup de ses entreprises les plus secrètes. Depuis l’affaire de la Présidence du conseil, il n’avait plus entendu parler de lui.
Et voilà qu’Auguste Daileron était devenu Barthélemy et qu’il avait monté toute cette machination à l’encontre de son ancien patron !
Devant l’attitude de Raoul, Thomas Le Bouc redoubla d’audace. Victorieux, il déclara :
– C’est deux cent mille, maintenant. Pas un sou de moins.
Et, plus familier, d’un ton condescendant, il expliqua :
– Tu comprends bien, n’est-ce pas ? Tu refusais de casquer quand il s’agissait de toi. Mais quand il s’agit de ton fils, bigre, c’est autrement délicat ! Or, si tu ne me verses pas trois cent mille… (je dis trois cent mille, ça vaut bien ça), je dévoile au juge d’instruction des détails irrécusables sur le passé de Félicien et je démontre par a+b qu’il est le fils de Raoul d’Averny, c’est-à-dire, n’est-ce pas, le fils d’Arsène Lupin. Un joli coup double, hein ? D’Averny c’est Lupin, et Félicien, c’est le fils de Lupin qui, sous le nom de baron de Limésy, avait épousé mademoiselle…
Raoul releva la tête et ordonna d’une voix impérieuse :
– Tais-toi. Je te défends de prononcer ce nom-là.
Mais ce nom-là, Raoul le prononçait au fond de lui. Et toute l’aventure tragique ressuscitait dans son esprit, l’amour frais et charmant qu’il avait eu pour Claire d’Étigues, puis sa passion effrénée pour Joséphine Balsamo, comtesse de Cagliostro, créature impitoyable et barbare… puis, après des luttes sauvages, son mariage avec Claire d’Étigues. Le dénouement ? Cinq ans plus tard, un enfant leur naissait, régulièrement inscrit sur les registres de l’état civil sous le nom de Jean de Limésy. Et, le surlendemain de sa naissance, la mère étant morte en couches, l’enfant disparaissait, enlevé par les émissaires de la comtesse de Cagliostro.
Était-ce ce Jean de Limésy que la terrible créature, génie de la haine et de la vengeance, avait confié un jour à la fermière du Poitou ? Ce Jean, qu’il avait tant cherché, en souvenir de la douce Claire d’Étigues, était-ce le Félicien équivoque et ténébreux venu chez lui pour comploter contre lui ? Était-ce son fils, son propre fils qu’il avait fait jeter en prison ?
Il insinua :
– Je croyais que la Cagliostro était morte.
– Et après ? L’enfant n’est pas mort, lui, puisque c’est Félicien.
– Tu as des preuves ?
– La justice en trouvera, ricana Le Bouc.
– Tu as des preuves ? répéta Raoul.
– Il y en a, et des plus formelles, que Barthélemy avait réunies patiemment. Tu vois cela d’ici, n’est-ce pas ? C’était le grand coup de sa vie, au bonhomme ! Ayant placé l’enfant chez toi, il te tenait entre ses griffes. Ce que je viens faire aujourd’hui pour mon compte, avec quelle âpre joie il se proposait de le faire lui-même et de venir te jeter à la face : « – Sauve-moi de la misère, ou je vous livre à la justice, toi et ton fils… toi et ton fils ! »
– Tu as des preuves ? redit Raoul pour la troisième fois.
– Barthélemy m’a montré un jour la pochette où il les avait réunies, après l’enquête qu’il a poursuivie durant des années.
– Où est-elle, cette pochette ?
– Je suppose qu’il l’a remise à une maîtresse qu’avait Simon, une Corse, avec qui il s’entendait bien.
– On peut la voir, cette femme ?
– Difficilement. Je ne l’ai pas revue depuis sa mort, à lui. Et j’ai idée que la police la cherche.
Raoul se tut assez longtemps. Puis il sonna son domestique.
– Le déjeuner est prêt ?
– Oui, monsieur.
– Mettez un couvert de plus.
Il poussa Le Bouc devant lui, dans la salle à manger.
– Assieds-toi.
L’autre, décontenancé, se laissa faire. Il était persuadé que le marché était conclu, et il n’hésitait plus que sur le chiffre qu’il avait bien envie de fixer à quatre cent mille francs. Raoul d’Averny, effondré sous l’attaque imprévue, ne lésinerait pas.
Raoul mangea peu. S’il n’était pas effondré, comme le supposait son adversaire, il était fort soucieux. Le problème lui paraissait affreusement complexe, et il le retournait en tous sens avant de s’arrêter à telle solution. Double problème, d’ailleurs, et par conséquent double solution. Il y avait une solution à trouver en ce qui concernait Félicien. Et une solution, plus proche, à trouver pour faire face à la très grave menace de Thomas Le Bouc. Ils passèrent dans le bureau.
Une demi-heure, encore, de silence. Le Bouc, étendu sur un fauteuil, fumait voluptueusement un gros cigare qu’il avait choisi dans une boîte de havanes. Raoul allait et venait, les mains au dos, pensif.
À la fin, Le Bouc formula :
– Tout bien pesé, je ne céderai pas à moins de cinq cent mille francs. C’est le prix raisonnable. Remarque du reste que mes précautions sont prises. Au cas où tu me jouerais un mauvais tour, la lettre de dénonciation serait jetée à la poste par un copain. Donc, rien à faire. Tu es coincé dans l’engrenage. Ne marchande pas. Cinq cent mille. Pas un sou de moins.
Raoul ne répondit pas. Il semblait calme et beaucoup moins absorbé, comme un homme qui a pris sa décision et que rien n’en fera dévier.
Au bout de dix minutes, il consulta la pendulette de sa table. Puis il s’assit devant le téléphone, décrocha, et fit manœuvrer le disque d’appel. Quand il eut obtenu la communication, il interrogea :
– La Préfecture de police ? Veuillez me donner le cabinet de M. Rousselain.
Et, presque aussitôt :
– Ici, Raoul d’Averny. C’est vous, monsieur le juge d’instruction ? Très bien, je vous remercie… Oui, il y a du nouveau. J’ai chez moi, sous la main, un individu qui a participé, de façon active, aux drames du Vésinet… Non, il n’a pas encore fait d’aveux, mais sa situation est telle qu’il sera contraint d’en faire… Allô !… C’est cela même… le mieux est que vous l’envoyiez cueillir… Par l’inspecteur principal Goussot ? Très bonne idée. Oh ! ne craignez rien. Il ne m’échappera pas. Il est couché par terre, ligoté… Merci, monsieur le juge d’instruction.
Raoul raccrocha.
Thomas Le Bouc avait écouté avec une stupeur croissante. Il était livide, méconnaissable, et il bégaya :
– Mais tu es fou ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Me livrer… moi ! Mais c’est te livrer en même temps, et livrer Félicien.
Raoul ne paraissait pas entendre. Il avait agi et il continuait d’agir comme si Thomas Le Bouc n’était pas là, et comme s’il obéissait à un plan de conduite à propos duquel Thomas Le Bouc n’avait aucun rapport. Tout cela concernait Raoul d’Averny et non pas Thomas Le Bouc.
Celui-ci, hors de lui, exhiba son revolver, l’arma et visa.
– Les fous, il n’y a qu’à les abattre, dit-il.
Mais il ne tira pas. Ce n’était point en abattant d’Averny qu’il atteindrait son but et palperait de l’argent. Et, d’ailleurs, était-il admissible que Raoul d’Averny se jetât lui-même au feu pour avoir le plaisir d’y jeter en même temps Le Bouc ? Non. Il y avait bluff, ou malentendu, ou erreur. Et, en tout état de cause, on disposait d’une bonne demi-heure pour s’expliquer.
Il alluma un second cigare, et plaisanta :
– Bien joué, Lupin. Décidément, tu n’es pas au-dessous de ta réputation et de ce que m’a raconté Barthélemy. Cré bon sang, la jolie riposte ! Mais ça ne prend pas avec moi. Voyons, réfléchis, Lupin, en admettant même que tu me livres, tu ne livres qu’un type qui a voulu faire chanter un de ses semblables, en l’occurrence Arsène Lupin. Le dindon de la farce, ce serait toi. Car enfin, tu ne me connais même pas ! Pourquoi supposes-tu que j’aie quelque chose à redouter de la police ? Moi ? Mais, je suis blanc comme neige. Pas une peccadille à me reprocher.
– Alors, lui dit Raoul, pourquoi es-tu vert ? Pourquoi louches-tu vers la pendulette ?
– Pas plus que toi, mon vieux. Je te répète que je suis un honnête homme.
– Retourne-toi, honnête homme. Prends cette clef et ouvre ce secrétaire. Bien. Tu vois un fichier sur ce rayon ? Passe-le moi. Merci. J’ai comme ça un certain nombre de fichiers qui sont toujours au point, ou à peu près. Ta fiche est dans celui-ci.
Raoul chercha tout en énumérant les initiales successives P. Q. R. S. T… Nous y sommes. Tu dépends de la case T.
– La case T. ?
– Évidemment… je t’ai classé comme Thomas.
Il saisit son fichier et lut à haute voix :
« – Thomas Le Bouc, c’est-à-dire Thomas le Bookmaker. Taille : 1 m 75. Tour de poitrine : 95. Moustache en brosse. Front dégarni. Expression vulgaire, parfois bestiale. Domicile : rue Hardevoux, 24, à Grenelle, au-dessus d’une charcutière dont il est l’amant. Odeur préférée : lilas blanc. Dans sa commode, deux caleçons en soie bleu ciel, quatre paires de chaussettes idem. » Nous sommes d’accord, Thomas le Bouc.
Thomas le considérait d’un œil ahuri.
– Je continue, dit Raoul. « – Le dénommé Thomas Le Bouc était le frère du rapin Simon Lorient, et tous deux étaient les fils du vieux Barthélemy, le cambrioleur de l’Orangerie. »
Thomas Le Bouc se dressa.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? En voilà des ragots !
– Des vérités, que la police confirmera dans la perquisition qu’elle ne tardera pas à faire, soit à ton domicile, soit chez ta charcutière, soit au Zanzi-Bar dont tu es un assidu.
– Et après ? s’écria Le Bouc qui tâchait de crâner encore, malgré son désarroi. Après ? Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? T’imagines-tu qu’il y ait là de quoi me condamner ?
– Il y a de quoi te coffrer, tout au moins.
– En même temps que toi, alors !
– Non, car tout ça, ce n’est que la partie superficielle et insignifiante du casier judiciaire que je t’ai préparé pour la justice, et que nous laisserons sur cette table jusqu’à l’arrivée de l’inspecteur principal Goussot. Mais il y a mieux.
– Quoi ? demanda Le Bouc, d’une voix mal assurée.
– Il y a ta vie secrète… Il y a certains détails… certains actes que tu as commis… et vers lesquels il me sera facile d’aiguiller la police. J’ai tous les éléments.
Thomas Le Bouc manipulait son revolver d’une main crispée. Il reculait peu à peu vers la porte-fenêtre qui donnait sur le jardin, près du garage. Et il bredouillait :
– Des bobards !… Des trucs à la Lupin… Pas un mot de vrai. Pas une preuve.
Raoul s’approcha de lui, et, cordialement :
– Laisse donc ton browning… Et ne cherche pas à t’enfuir… On ne se querelle pas ! On cause. Et nous avons encore quinze bonnes minutes. Écoute. C’est vrai, je n’ai pas encore eu le temps de réunir de véritables preuves. Mais ce sera un jeu pour Goussot et ses collègues d’en découvrir. Et puis, il y a quelque chose de nouveau. Hein ? Tu devines à quoi je fais allusion ? Trois jours seulement… Et ce n’est fichtre pas une peccadille !
Thomas Le Bouc blêmit. Le crime était trop récent pour qu’il n’en gardât pas le souvenir épouvanté. Et Raoul précisa :
– Tu ne l’as pas oublié, ce brave garçon qu’on nommait le Gentleman et que l’agence qui l’employait avait chargé d’une enquête pour moi ? Or, comment se fait-il que tu aies pris sa place pour venir ici ?
– C’est sur sa demande…
– Ce n’est pas vrai. J’ai téléphoné à l’agence. On ne l’a pas vu depuis plusieurs jours… Tiens, depuis dimanche soir… Alors, je me suis mis en chasse, et j’ai abouti au Zanzi-Bar, ton quartier général. Le dimanche, dans la nuit, vous êtes sortis ensemble, fort éméchés. Depuis, pas de nouvelles.
– Ça ne prouve pas…
– Si. Deux témoins t’ont rencontré sur le quai, en sa compagnie.
– Et après ?
– Après ? on vous a entendus, le long de la Seine… Vous vous battiez… Le type a crié au secours… Ces témoins, j’ai leurs noms…
Le Bouc ne protesta pas. Il aurait pu demander pourquoi ces invisibles témoins n’étaient pas intervenus, et n’avaient même pas signalé leur présence. Mais il ne pensait plus à rien. Il était haletant de peur.
– Alors, n’est-ce pas, reprit Raoul, qui ne le laissait pas respirer, il faudra expliquer à ces messieurs ce que tu as fait de ton compagnon, et comment il s’est noyé. Car il s’est bien noyé. On a retrouvé son cadavre hier soir… un peu plus loin… le long de l’île aux Cygnes.
Le Bouc s’épongeait le front avec le revers de sa manche. Sans aucun doute, il évoquait la minute effrayante du crime, la vision de l’ivrogne qui dégringolait, se débattait et disparaissait dans l’eau noire. Pourtant, il essaya d’objecter :
– On ne sait rien… on n’a rien vu…
– Peut-être, mais on saura. Le Gentleman avait prévenu son patron et ses camarades de l’agence. Il leur avait dit le matin même : « – S’il m’arrive malheur, qu’on interroge un nommé Thomas Le Bouc. Je me méfie de lui. On le retrouvera au Zanzi-Bar de Grenelle. » Et c’est en effet là que j’ai retrouvé tes traces…
Raoul sentit l’écrasement de son adversaire. Toute résistance était finie. Thomas Le Bouc subissait son emprise totale et définitive, et, réduit à l’impuissance, incapable de réfléchir et de comprendre où Raoul le menait par la force impérieuse de sa volonté, il était mûr pour l’acceptation irraisonnée de tout ce qu’on lui commanderait. Il n’y avait pas là seulement l’angoisse du criminel, mais surtout la déroute d’un être devant un autre être qui ordonne, devant un chef. Raoul lui mit la main sur l’épaule et le contraignit à s’asseoir. Il lui dit, avec une mansuétude cordiale :
– Tu ne te sauveras pas, n’est-ce pas ? Mes domestiques sont là, qui te guettent. Crois-moi, avec Lupin, rien à faire. Tandis que, si tu m’écoutes, tu peux t’en tirer, et dans d’excellentes conditions. Seulement, il faut m’obéir, et sans rechigner. Du courage et de la franchise. Répond. Pas de casier judiciaire ?
– Non.
– Pas de sales histoires de vols ou d’escroqueries ?
– Aucune qui ait été connue.
– Personne ne t’a soupçonné et personne ne pourra jamais t’accuser ?
– Non.
– Pas de fiche anthropométrique au service de l’Identité ?
– Non.
– Tu le jures ?
– Je te le jure.
– En ce cas, tu es mon homme. Dans quelques minutes, Goussot et ses acolytes vont arriver. Tu te laisseras prendre.
Le Bouc se rebiffa, terrifié, les yeux hagards :
– Tu es fou !
– Qu’est-ce que ça peut te faire d’être pris par la police, puisque tu es déjà pris par moi, ce qui est beaucoup plus grave ! Tu changes de mains, voilà tout. Et tu me rends service.
– Je te rends service ! fit Thomas Le Bouc, dont l’œil s’alluma.
– Évidemment, et un service de ce calibre-là, ça se paye, et cher ! Comment ! Mais il n’y a qu’un moyen pour moi de savoir si Félicien est mon fils, c’est de l’interroger ! Il faut que je le voie à tout prix. Et puis, quoi, s’il est mon fils, tu t’imagines que je vais le laisser en prison !
– Pas de remède à ça…
– Si. Ils n’ont que des présomptions. Rien de solide. Ton arrestation et tes aveux vont démolir tout leur système d’accusation.
– Quels aveux ?
– Que faisais-tu, durant la journée où le vieux Barthélemy cambriolait, et durant la nuit où ton frère Simon a été blessé ?
– D’accord avec eux, j’avais loué une camionnette, et j’attendais près de Chatou au cas où ils auraient eu besoin de moi. Vers minuit et demi, pensant qu’ils étaient rentrés chez eux par d’autres routes, je suis parti.
– Bien. L’heure de ton retour, tu peux la prouver ?
– Oui, puisque j’ai remis la camionnette à son garage et que j’ai causé avec le gardien de nuit. Il était un peu plus d’une heure du matin.
– Parfait. Eh bien, tu diras tout cela exactement à l’instruction. Tu diras que tu as attendu près de Chatou. Mais que, avant minuit, tu entends, avant minuit, inquiet, tu es venu rôder dans le Vésinet, du côté de l’Orangerie, qu’ensuite tu as suivi l’impasse qui aboutit à l’étang, que tu as pu attirer la barque, et que tu as été voir ce qui se passait devant l’Orangerie. N’apercevant ni le vieux Barthélemy, ni Simon, ne les ayant pas rencontrés non plus dans les avenues, tu as rejoint ta camionnette. Un point, c’est tout.
Thomas Le Bouc avait écouté attentivement. Il hocha la tête.
– Très dangereux ! On m’accusera d’avoir été complice. Réfléchis. Parler de l’Orangerie et de cette balade en barque, c’est dire que j’étais au courant de l’affaire.
– Complicité passive. Six mois de prison. L’essentiel pour toi, c’est que tu puisses démontrer qu’au moment où ton frère et Jérôme Helmas ont été attaqués, tu étais, toi, de retour à Paris.
– Oui, mais je ne m’en tirerai pas à moins de deux ou trois ans. Et Félicien, lui, sera élargi.
– Justement. Dès l’instant où l’instruction ne sera plus certaine que c’était Félicien qui a été vu dans la barque, et qu’elle pourra croire que c’est toi qui rôdais autour de l’Orangerie pour chercher les billets de banque, les présomptions, déjà fragiles, que l’on a réunies contre Félicien s’effondreront.
Après une hésitation dernière, Le Bouc déclara :
– Soit. Seulement…
– Seulement ?…
– Tout dépend du prix. Je risque beaucoup plus que tu ne crois.
– Aussi seras-tu payé beaucoup plus que tu ne vaux.
– Combien ?
– Cent mille le jour où Félicien sera élargi. Cent mille le jour de ta libération. Tu toucheras les deux sommes d’un coup.
Les yeux de Le Bouc clignotèrent. Il balbutia :
– Deux cents… c’est un chiffre.
– C’est de quoi être honnête. Avec ça tu pourras t’acheter une charcuterie en province ou à l’étranger. Et puis, tu sais, un engagement de Lupin, ça vaut la signature de la Banque de France.
– J’ai confiance. Seulement, tout de même, il peut y avoir des complications.
– Lesquelles ?
– Admettons qu’on réussisse à découvrir certaines choses de mon passé et qu’on m’envoie au bagne ?
– Je te ferai évader.
– Impossible !
– Idiot ! Et ton père, quand il était huissier à la Présidence et que je l’ai eu dénoncé, ne l’ai-je pas fait évader en plein Paris, et au jour même annoncé par moi, publiquement ?
– C’est vrai. Mais tu auras assez d’argent ?
– Enfant !
– Ça coûte cher une évasion.
– T’en fais pas.
– Des mille et des cent ! Le prix de l’évasion et l’indemnité que tu m’as promise… c’est beaucoup. Es-tu sûr ?…
– Retourne-toi de nouveau… Glisse la main au fond de mon secrétaire, sur la même tablette que le fichier… Ça y est ?
Thomas Le Bouc obéit et attira un petit sac de toile grise.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le sac de toile grise, balbutia-t-il.
– Regarde… j’ai fait une entaille dans la toile… Tu vois les liasses de billets ? Ce sont les billets de l’oncle Gaverel, que le vieux Barthélemy avait dénichés dans l’Orangerie.
Le Bouc vacilla et tomba assis sur une chaise.
– N… de D… ! n… de D… ! Quel bougre que ce type-là !
– Faut bien vivre, ricana Raoul, et aider les camarades dans l’embarras.
– Mais comment as-tu pu ?…
– Facile ! en arrivant le lendemain matin, j’ai pensé aussitôt que Simon Lorient avait dû retrouver le sac dans le jardin ou ailleurs, et qu’on avait peut-être essayé vainement de le lui reprendre. J’ai tout de suite couru là où il avait été blessé. Je ne me trompais pas. Le sac avait roulé dans l’herbe assez loin, et personne ne l’avait remarqué… Je n’ai pas voulu qu’il fût perdu.
Thomas Le Bouc fut abasourdi, et il prononça, renonçant au tutoiement irrespectueux :
– Ah ! vous êtes bien le chef.
En un geste spontané, il tendit ses deux poings.
– L’auto de la police ne va pas tarder. Ligotez-moi, chef. Vous avez raison, je suis votre homme. Où l’père a passé, le fils passera également. Mais faut-il que nous soyons bêtes pour nous être attaqués à vous !
– Il est de fait… Ton père était pourtant un brave homme, jadis… Et j’ai su d’autre part qu’il avait tenté l’impossible pour redevenir honnête.
– Oui, mais il y avait cette affaire de Félicien qui le tracassait. Simon l’a obligé à la reprendre, de même que Simon l’a obligé à tenter par surcroît, le coup de l’Orangerie. « – Un vol, soit, j’accepte, a-t-il dit. Un chantage, soit, ça m’amuse, nous serons riches après. Mais pas de crime, hein ? »
– Et, cependant, il a tué. Il a étranglé Élisabeth Gaverel.
– Voulez-vous que je vous dise mon opinion, chef ? Eh bien, le vieux a tué sans le vouloir. Mieux que ça, il n’a couru après la fille que pour la sauver, alors qu’elle était tombée à l’eau. Oui, pour la sauver… Le vieux était capable de ces emballements-là. Mais, en la sortant de l’eau, il a vu le collier de perles et il a perdu la tête.