LA CAGLIOSTRO SE VENGE (aventure d’Arsène Lupin)

– Alors, vous n’avez aucune donnée ?

– Aucune.

– Dommage !

En tout cas, Raoul put constater, les jours suivants, le résultat de cette entrevue nocturne : Félicien n’était plus le même. Instantanément, la figure avait pris une vie nouvelle. Il souriait. Il causait avec Faustine. Il voulait même faire son portrait, et il projetait de se remettre au travail.

Raoul n’hésita plus. Trois jours plus tard, dans le pavillon où le jeune homme se reposait, il s’assit près de lui et commença :

– Je suis content de vous voir rétabli, Félicien, et j’espère que nos relations vont reprendre ici comme auparavant. Mais pour que ces relations soient plus cordiales, il nous faut parler franchement. Voici : la décision de M. Rousselain vous a mis hors de cause relativement aux faits qui se rapportent à l’instruction ouverte par lui. Mais il en est d’autres qui se rapportent plus spécialement à vous et à moi.

Et il demanda, avec une douceur amicale :

– Pourquoi ne m’avez-vous pas dit, Félicien, que vous aviez été élevé dans une ferme, par une brave paysanne du Poitou ?

Le jeune homme rougit et murmura :

– On n’avoue pas facilement que l’on est un enfant trouvé…

– Mais… avant cette époque ?…

– Je n’ai aucun souvenir qui remonte au-delà. Ma mère adoptive, qui fut ma vraie mère, est morte sans rien me dire. Tout au plus, elle m’a remis une somme d’argent qui lui avait été confiée par une dame… laquelle n’était pas ma mère, paraît-il.

– Vous rappelez-vous que, dans les dernières années, un homme s’est installé à la ferme ?

– Oui… un ami… un parent, je crois…

– Comment s’appelait-il ?

– Je ne l’ai jamais su au juste, du moins, je ne m’en souviens pas.

– Il s’appelait Barthélemy, affirma Raoul.

Félicien eut un haut-le-corps.

– Barthélemy ?… le voleur ?… le meurtrier ?…

– Oui, le père de Simon Lorient. Depuis, cet homme ne vous a jamais perdu de vue. Il s’est tenu au courant de ce que vous faisiez à Paris et de toutes vos adresses. Et, en fin de compte, c’est lui qui vous a fait recommander à moi par un de mes amis.

Félicien avait l’air stupéfait. Raoul ne le quittait pas des yeux, attentif à tous ses gestes et à toutes ses réactions, épiant les moindres signes de sincérité ou de dissimulation.

– Pourquoi ? dit le jeune homme. Quel était son but ?

– Je l’ignore. Il est certain que Barthélemy vous a fait placer près de moi avec une certaine intention et que son fils Simon est venu ici pour que vous l’aidiez dans l’exécution de certain projet dirigé contre moi. Mais quelle intention ? Quel projet ? Je n’ai pu le découvrir. Simon Lorient n’y a pas fait allusion avec vous ?

– Non… Je ne comprends rien à tout cela.

– Par conséquent, pour ce qui est de vous, votre dessein ne fut jamais que de travailler dans cette maison ?

– Qu’y ferais-je autre chose ? demanda Félicien.

Raoul se réjouit. Félicien disait vrai. Il n’était pas complice du chantage et si, par impossible, il savait quelque chose, en tout cas il ne réclamait rien.

– Autre chose, Félicien ; Thomas Le Bouc s’accuse, n’est-ce pas ? d’être l’homme qui a été vu en barque le soir du crime et du vol. Cet aveu-là ne vous a pas étonné ?

– Pourquoi m’aurait-il étonné, dit Félicien, puisque ce n’était pas moi ? À cette heure-là je dormais.

Mais, cette fois, l’accent n’était pas le même. Le regard fuyait, sans loyauté. Du rouge montait aux pommettes.

– Il ment, pensa Raoul, et s’il ment à ce propos, il ment sur tout le reste.

Il arpenta la chambre en frappant du pied. La duplicité du jeune homme redevenait évidente. C’était un fourbe, un imposteur. Un jour ou l’autre il invoquerait son droit de fils, et menacerait, comme ses complices. Incapable de contenir sa colère, Raoul marcha vers la porte. Mais Félicien s’interposa et d’une voix anxieuse :

– Vous ne me croyez pas, monsieur, dit-il. Non… non… je le sens bien… Je suis encore pour vous celui qui est revenu la nuit s’enquérir du sac de billets volés, et qui, peut-être, a blessé et tué, par conséquent, son complice Simon Lorient. Dans ces conditions, il vaut mieux que je m’en aille.

– Non, dit Raoul brutalement. Je vous demande au contraire de rester jusqu’à ce qu’une vérité irréfutable soit établie entre nous… Dans un sens ou dans l’autre.

– Cette vérité existe dans le sens indiqué par le juge d’instruction.

Raoul s’écria avec véhémence :

– La décision de M. Rousselain ne signifie rien. Elle a été provoquée par les fausses déclarations de Thomas Le Bouc que j’ai retrouvé et que j’ai payé pour les faire. Mais votre rôle personnel depuis le début demeure inexplicable. Pas un instant encore, continua Raoul, je n’ai senti en vous un de ces éclairs de franchise ou de révolte qui illuminent le fond d’une nature. Vos actes les plus graves, les plus violents, vous les cachez dans l’ombre. Tenez, votre suicide, par exemple. Vous revenez ici pour me dire adieu, n’est-ce pas ? et pour vous expliquer avec moi. Et je vous retrouve presque à l’agonie, le revolver en main. Pourquoi ?

Félicien ne répondit pas, ce qui exaspéra d’Averny.

– Le silence… le silence toujours… ou alors des biais, des échappatoires, comme avec le juge d’instruction. Mais répondez, sacrebleu ! Ce qui nous sépare, ce n’est pas autre chose que ce mur de silence et de réserve que vous élevez entre nous. Fichez-moi donc tout cela par terre, si vous voulez que j’aie confiance ! Sinon, quoi ? Je cherche, je me défie, je suppose, j’imagine, quitte à me tromper et à vous accuser à tort. Est-ce cela que vous voulez ?

Il le saisit par le bras.

– À votre âge, c’est par amour qu’on se tue. J’ai fait une enquête sur l’emploi de votre temps, le jour de votre tentative. De loin, vous avez suivi Rolande Gaverel et Jérôme Helmas qui sortaient et se dirigeaient vers le lac. Ils se sont assis sur un banc de l’île. Et vous avez vu… ce que j’ai vu, qu’il y avait entre eux une intimité que rien ne laissait prévoir. Vous avez interrogé mon jardinier sans en avoir l’air et vous avez su qu’ils se retrouvaient tous les jours. Une heure après, vous preniez votre revolver. Est-ce exact ?

La figure crispée, Félicien écoutait.

– Je continue, dit Raoul. Rolande Gaverel, je ne sais comment, a connu votre tentative. Affolée, elle est venue vous voir, la nuit, il y a trois jours, pour vous supplier de vivre et pour vous affirmer que vos soupçons étaient injustes. Ses explications vous ont convaincu au point que, depuis cette nuit-là, vous êtes heureux et guéri. Est-ce exact ?

Cette fois, il semblait que le jeune homme ne pût pas et ne voulût pas se dérober à des questions si pressantes. Il hésita cependant, tout au moins sur la façon dont il répondrait. Enfin, il dit :

– Monsieur, je n’ai jamais revu Rolande Gaverel depuis le jour du drame, et la personne qui est venue chez moi l’autre nuit n’est pas elle. Mes relations d’amitié avec Rolande ne lui auraient pas permis cette démarche. Et, moins encore, la décision qu’elle a prise et qu’elle m’annonce par une lettre que son domestique vient de m’apporter.

Cette lettre, Félicien la tendit à Raoul qui la lut avec une surprise croissante :

Félicien,

Le malheur nous a réunis, Jérôme Helmas et moi. À force de pleurer ensemble sur notre pauvre Élisabeth, nous avons senti qu’il n’y avait pas d’autre consolation pour nous que de rester fidèles, l’un près de l’autre, à son cher souvenir. J’ai l’impression profonde que c’est elle-même qui nous rapproche et qui nous demande de fonder un foyer à l’endroit même où elle était si heureuse et où elle rêvait de l’être plus encore.

Je ne sais pas l’époque de notre mariage. Ai-je besoin de vous dire que bien des choses me retiennent, que j’ai peur de me tromper, et que, jusqu’au dernier moment, cette peur me fera hésiter ? Mais alors, comment vivre ? Je n’ai plus la force de me trouver seule en face de moi.

Vous qui l’avez connue, Félicien, je vous demande de venir demain aux Clématites et de me dire qu’elle m’eût approuvée.

Rolande.

Raoul relut la lettre à mi-voix et, lentement :

– Drôle d’aventure ! ricana-t-il. Cette jeune personne a une façon d’être fidèle au souvenir de sa sœur ! Allez donc la voir, Félicien, et lui donner votre appui. Les travaux, ici, ne pressent pas, et vous avez même besoin de quelques jours de repos.

Après un instant de réflexion, il se pencha vers le jeune homme.

– Il m’est impossible, cependant, de vous taire une idée qui m’a souvent traversé l’esprit : celle d’une entente entre les deux fiancés.

– Évidemment, dit Félicien étonné, évidemment, il y a entente entre eux puisqu’ils sont fiancés.

– Oui, mais cela ne remonte-t-il pas beaucoup plus haut ?

– Beaucoup plus haut ? À quelle époque ?

Syllabe par syllabe, Raoul détacha cette phrase terrible :

– À l’époque où Élisabeth Gaverel vivait encore.

– Ce qui veut dire ?

– Ce qui veut dire que l’embûche criminelle tendue à Élisabeth Gaverel, deux mois avant son mariage, est bien étrange.

Félicien eut un geste d’indignation et s’écria :

– Ah ! monsieur, votre supposition est impossible ! Je les connais tous les deux, je connais l’amour de Rolande pour sa sœur… Non, non, on n’a pas le droit de l’accuser d’une pareille infamie.

– Je n’accuse pas. Je pose une question que l’on ne peut pas ne pas se poser.

– Pourquoi ne peut-on pas ?

– À cause de cette lettre, Félicien. Il y a dans ces lignes une telle inconscience !…

– Rolande est une créature de loyauté, de noblesse.

– Rolande est une femme… une femme qui est en train d’oublier.

– Je suis sûr qu’elle n’oublie pas.

– Non, mais elle fonde son foyer dans des conditions… qui ne doivent pas lui être désagréables, plaisanta Raoul.

Félicien se leva et, gravement :

– N’en dites pas davantage, je vous en prie, Monsieur. Rolande est au-dessus de tout soupçon.

Raoul lui rendit la lettre et fit quelques pas sur la pelouse. Il avait l’impression qu’avec de la persévérance on pouvait s’insinuer dans cette nature ombrageuse et secrète, où il discernait de l’emportement et de la révolte, et il allait insister lorsqu’il entendit la barrière d’entrée qui s’ouvrait.

– Bigre ! murmura-t-il, c’est l’inspecteur principal Goussot. Qu’est-ce qu’il nous apporte, cet oiseau de mauvais augure ?

L’inspecteur avança vers le bosquet où se tenaient les deux hommes et serra la main de Raoul qui lui dit en riant :

– Comment ! nous n’en avons pas fini avec vous, monsieur l’inspecteur ?

– Mais si, mais si, riposta Goussot, d’un ton badin qui ne lui était pas habituel. Seulement, n’est-ce pas ? quand la justice a eu maille à partir avec quelqu’un, elle garde tout de même sur lui un droit…

– De surveillance.

– Non, un droit d’attention cordiale. C’est pourquoi, tout en poursuivant mon enquête, je suis venu prendre des nouvelles de notre malade.

– Félicien Charles va tout à fait bien, n’est-ce pas, Félicien ?

– Tant mieux ! tant mieux ! dit Goussot. Le bruit a couru dans la région qu’il y avait eu détonation, suicide, etc. Nous avons même reçu, à ce propos, une lettre anonyme dactylographiée. Bref, des tas de blagues auxquelles je n’ai pas cru une seconde. Un innocent dont l’innocence est proclamée ne se tue pas.

– Certes non.

– À moins qu’il ne le soit pas, innocent, insinua Goussot.

– C’est là une question que personne n’envisage, en l’occurrence.

– Si.

– Allons donc !

– Parfaitement. Ainsi j’ai su – excusez les procédés de la police – qu’au sortir de prison, votre jeune ami avait téléphoné…

– À moi, en effet.

– Et ensuite à Mlle Rolande Gaverel pour solliciter la permission d’aller la voir au courant de la journée.

– Et alors ?

– Et alors, ladite demoiselle a refusé de le voir.

– Ce qui signifie ?

– Que ladite demoiselle ne le croit pas innocent… Sans quoi, n’est-ce pas ?…

Raoul se moqua.

– C’est tout ce que vous avez tiré de votre vilaine enquête, monsieur l’inspecteur ?

– Ma foi, oui.

– En ce cas…

Il lui montra le chemin de la barrière. Goussot pivota sur ses talons, mais faisant face de nouveau à l’adversaire :

– Ah ! j’oubliais. On a découvert à la consigne d’une des gares de Paris, une valise qui appartenait à Simon Lorient, et, dans la poche d’un vêtement, j’ai trouvé la carte de visite que voici. Vous y voyez, par derrière, le plan crayonné d’un étage de maison, avec une croix à l’encre rouge. Cet étage est celui où le père de Simon Lorient, ami de Félicien Charles, a volé les billets de banque de M. Philippe Gaverel.

– Et la carte est gravée au nom… ?

– De Félicien Charles.

L’inspecteur salua Raoul et Félicien et, désinvolte, goguenard, se retira en disant :

– Document de seconde main, et dont je ne fais état que pour mémoire. Mais, n’est-ce pas ? il y aura peut-être une suite…

Raoul s’élança et le rejoignit à la barrière.

– Dites donc, inspecteur !

– Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur d’Averny ?

– Rien. C’est pour le vôtre. Vous voyez les deux poteaux de cette barrière.

– Parbleu !

– Eh bien, je vous conseille de ne jamais plus franchir la ligne idéale qui les réunit.

– Mon mandat de policier…

– Votre mandat n’a de valeur que si vous vous conduisez en policier courtois et bien élevé, comme vos camarades, et non en argousin fielleux et rancunier. À bon entendeur, salut !

Raoul retourna vers Félicien, lequel, durant toute la scène, n’avait pas bronché ni prononcé une parole et lui dit :

– Vous m’aviez affirmé n’avoir pas revu Rolande.

– Elle a refusé de me voir.

– Et vous prétendez toujours que vous n’avez pas voulu vous tuer pour elle ?

Le jeune homme ne répondit pas.

– Autre chose, continua Raoul. Cette carte de visite ?

– Simon Lorient l’aura prise ici, un jour, avant votre arrivée.

– Et ce plan de l’Orangerie ?

– Il l’aura dessiné lui-même. Je n’y suis pour rien.

– Et tout cela, qui montre que vous êtes toujours suspect à la police, ne vous inquiète pas ?

– Non, monsieur. On a tout tenté contre moi, et rien trouvé. N’ayant rien fait de coupable, je ne m’inquiète pas.

Chapitre II – Visite mystérieuse

Raoul renonça. Aucune explication n’aboutirait avec Félicien. Aucune menace de danger n’entamerait une insouciance, peut-être apparente, mais qui avait la valeur d’une résistance inflexible. Les paroles ne lui arracheraient pas son secret.

Il fallait donc agir.

Les événements ne s’y prêtèrent pas, au début. Faustine était retournée à son service de la clinique. Félicien, qui déjeunait en même temps qu’elle au pavillon, déjeuna dorénavant à la villa des Clématites et y passa l’après-midi.

Au cinquième jour, Raoul, pour se rendre compte, y alla également.

La cuisinière ouvrit et lui dit :

– Je crois que mademoiselle est sur la pelouse. Si monsieur veut bien la rejoindre par la salle à manger.

Dans le hall, deux portes se présentaient. Raoul entra dans la salle. Mais, au lieu de descendre au jardin, il jeta un coup d’œil à travers les rideaux de tulle tendus sur les portes vitrées du studio. Un spectacle imprévu l’y attendait.

Sur la gauche de la pièce, en pleine lumière, face à Félicien qui était assis devant son chevalet de peinture, Faustine posait, les épaules largement découvertes, les bras nus.

Raoul fut mordu par un sentiment d’irritation auquel il mêlait – il ne s’en défendit pas vis-à-vis de lui-même – une mauvaise humeur jalouse.

« – La gueuse ! pensa-t-il, qu’est-ce qu’elle fait là ? Et que lui veut ce galopin ? »

Il la voyait bien en face, mais les yeux de la jeune femme regardaient un peu de côté, vers la large baie ouverte sur la pelouse et l’étang. Les épaules inondées de clarté étaient pleines, harmonieuses, d’une blancheur un peu dorée. Une fois de plus, et c’était là un souvenir qui le hantait souvent, il évoqua la radieuse Phryné du sculpteur.

Sans bruit, il entrebâilla la porte, curieux de les entendre parler et il s’avisa que les deux fiancés, Rolande et Jérôme Helmas, étaient assis sur le rebord de la fenêtre, les jambes en dehors.

Ils causaient à voix basse. De temps à autre, Félicien Charles tournait la tête vers eux.

Et Raoul eut la conviction profonde que tout le drame des Clématites et de l’Orangerie, le premier des deux drames, était là, dans le studio, et se jouait entre les quatre personnages qui s’y trouvaient. Inutile de chercher en dehors de ces quatre acteurs. Tragédie d’amour, ou de haine, ou d’ambition, ou de jalousie, tout bouillonnait en ce cadre restreint. Tous quatre semblaient calmes et attentifs à leurs occupations actuelles. Mais le passé et l’avenir, le crime et la punition, la mort et la vie, s’affrontaient comme des adversaires effrénés.

Quelle était la part de chacun dans ce conflit ? Quel rôle Félicien, qui aimait, à n’en point douter, Rolande, jouait-il entre les deux fiancés ?

Comment Faustine, l’infirmière, s’était-elle introduite dans ce milieu ? Et pour quelles raisons, Rolande, d’une classe si différente, l’y avait-elle admise ? Autant de questions insolubles.

Cependant, les deux fiancés ayant disparu dans le jardin, Raoul entra doucement, et, lorsque Faustine ramena les yeux vers le chevalet, elle le vit, au-dessus du chevalet et de Félicien.

Tout de suite, confuse et rouge, elle se couvrit d’un châle.

– Ne vous dérangez pas, Félicien, dit-il. Mais, mon Dieu, que vous avez là un beau modèle !

– Admirable, et dont je suis tout à fait indigne, avoua le jeune homme.

– Vous n’avez donc pas de prétentions ?

– Aucune, devant tant de beauté.

Raoul ricana :

– Et vous, Faustine ? Ça vous amuse plus de poser dans cette tenue que de soigner vos malades de la clinique ?

– Il y a peu de malades en ce moment, dit-elle, et mes heures d’après-midi sont libres.

– Et vos soirées aussi, et vos nuits également. Profitez-en, Faustine. Profitez de votre jeunesse.

Il rejoignit les deux fiancés dans le jardin et les félicita de leur mariage, tout en observant Rolande. Il la trouva moins éblouissante, certes, que Faustine, d’une beauté moins théâtrale, mais elle était plus émouvante, et, comme Faustine, offrait ce charme sensuel du visage et des formes qui trouble plus que la beauté même. Jérôme Helmas la contemplait avec une admiration passionnée.

Jérôme devant finir la journée à Paris, Rolande et Raoul le conduisirent vers le potager de l’Orangerie, par où il sortirait. Ainsi passèrent-ils devant l’emplacement des marches sinistres dont la rupture avait causé la chute, puis la mort d’Élisabeth. Les deux jeunes gens n’y parurent point faire attention. Chaque jour, ils se promenaient de ce côté. Ils s’arrêtèrent même, insouciants et flâneurs, et regardèrent à l’autre bout de l’étang, près de l’impasse, la barque du riverain qui se balançait, montée par trois hommes, Goussot et deux de ses inspecteurs, dont l’un raclait le fond de l’eau.

– L’instruction continue, dit Jérôme. On cherche l’arme avec laquelle nous avons été frappés, Simon Lorient et moi.

Rolande eut un frisson et chuchota :

– Cela ne finira donc jamais, ce cauchemar ?

Jérôme prit congé d’elle. Rolande et Raoul s’en retournèrent lentement aux Clématites, et Raoul dit à sa compagne, d’un ton qui soulignait sa pensée secrète :

– Est-ce que vous continuerez d’habiter cette villa après votre mariage ?

Elle répliqua :

– Oui, je crois… nous ferons les aménagements nécessaires…

– Mais, sans doute, après un voyage ?… un long voyage ?

– Rien n’est encore fixé…

Il lui posa d’autres questions. Rolande, qui répondait par petites phrases vagues, coupa court à cet interrogatoire en disant :

– Quelqu’un a sonné à la porte d’entrée. Je n’attends cependant aucune visite.

Au moment où ils atteignaient le perron, le bruit d’une dispute leur parvint, qui, tout de suite, s’enfla en querelle bruyante. Ils perçurent la voix du domestique Édouard qui s’exclamait furieusement :

– Vous n’entrerez pas ! Moi vivant, vous ne mettrez pas les pieds dans cette maison.

Rolande traversa en courant la salle à manger. Félicien et Faustine étaient déjà dans le vestibule. Près de l’entrée, le vieux domestique essayait de barrer le passage à un monsieur âgé qui disait doucement :

– Je vous en prie, modérez-vous. Je désire parler à Mlle Rolande… Veuillez l’avertir de ma visite.

Rolande, arrêtée sur le seuil, examina le nouveau venu et prononça :

– Je ne crois pas avoir l’honneur, monsieur…

Sans mot dire, il lui tendit sa carte. Elle y jeta un coup d’œil et fut troublée.

Il insista comme s’il craignait une rebuffade.

– Je désire vous parler, Rolande… Cette entrevue est indispensable… Vous ne pouvez la refuser… dans votre intérêt même…

Il était voûté, tout blanc de cheveux, avec des traits fins et distingués, et d’une pâleur excessive qui indiquait la maladie et l’épuisement.

Après une hésitation, elle ordonna au domestique :

– Laissez-nous, Édouard… Si, laissez-nous, je le veux.

Édouard sortit, furieux. Alors, s’adressant au monsieur, elle lui dit :

– Je regrette que mon fiancé ne soit pas là. Je vous l’aurais présenté.

– Je sais en effet que vous êtes fiancée, Rolande…

– Oui, à Jérôme Helmas.

– Je sais… Il devait épouser votre sœur, n’est-ce pas ?

– Il devait l’épouser.

Il reprit :

– J’ai bien connu sa mère autrefois. Il était tout enfant.

Mais Rolande parut se refuser à poursuivre la conversation devant témoins, et elle lui dit :

– Montons dans mon boudoir, monsieur, nous serons mieux pour causer. Je vous conduis.

Elle le conduisit. Il montait lentement, avec effort.

Raoul n’eut besoin que d’un coup d’œil pour être persuadé que Félicien et Faustine étaient aussi intrigués que lui, et que rien, pour eux, n’expliquait cette visite.

Ils attendirent tous les trois, chacun d’eux s’occupant à sa manière, et silencieusement.

Ce n’est qu’au bout de deux heures que le monsieur redescendit, soutenu par Rolande. Elle avait les yeux rouges et la figure bouleversée.

– Alors, Rolande, votre mariage… à quelle date ?

Elle riposta nettement, comme si elle prenait une décision soudaine :

– Douze jours. Le temps de publier les bans.

– Soyez heureuse, Rolande.

Il l’embrassa sur le front, tandis qu’elle pleurait, puis elle se dégagea doucement et le mena jusqu’à la porte.

– J’aurais pu vous accompagner ? dit-elle.

– Non, la gare n’est pas loin. Je préfère y aller seul. À bientôt, Rolande. Je serais si heureux de vous voir chez moi ! Vous me l’avez promis. Mais ne tardez pas trop, Rolande.

Il ne se retourna point. Rolande le suivit du regard, referma la porte et rentra pensivement au studio. Sans attendre, Raoul était sorti par la salle à manger et quittait la villa des Clématites avec l’intention de suivre l’inconnu et de recueillir quelque renseignement. Mais il l’aperçut aussitôt dans l’avenue, qui s’appuyait au bras d’un domestique en tenue de chauffeur. Près de la route nationale, une auto de maître stationnait. Le chauffeur l’y fit monter et ils partirent. Raoul ne put que constater que l’auto était fort poussiéreuse, comme si elle avait déjà fait, pour venir, un long trajet.

Vers sept heures, il accostait Faustine, alors qu’elle quittait la clinique.

– On ne sait rien sur ce bonhomme ? Rolande n’a rien dit ?

– Non.

– Parbleu ! fit-il, on vous en aurait parlé que vous n’en souffleriez pas mot ! Soit, je me débrouillerai tout seul. Ce n’est pas bien difficile, en l’occurrence, et c’est encore un peu de vérité qui va s’ajouter à tout ce que j’ai découvert. Nous avançons, Faustine.

Il lui dit, d’une voix plus âpre, agressive :

– Autre chose. Quel jeu jouez-vous aux Clématites ? Vous voici l’amie de la maison. À quel titre ? Qu’y a-t-il de commun entre vous quatre ? Est-ce pour tourner la tête à Félicien que vous déployez vos grâces ? Halte-là, ma petite. Sans quoi, j’escamote le jeune homme et vous en seriez pour vos frais.

Elle ne se fâcha pas et sourit :

– Ai-je fait des frais pour vous plaire ?

– Ma foi non !

– Et cependant, je vous plais.

– Et rudement, même ! dit-il radouci et riant à son tour. Et c’est peut-être pourquoi je perds un peu la tête…

Le soir et le lendemain matin, Raoul effectua une enquête qui le conduisit en vingt minutes d’auto devant un asile de vieillards situé près de Garches. Sur sa demande, on fit venir dans le parloir le père Stanislas, brave homme tout branlant et cassé en deux, auquel il exposa le but de sa visite.

– Vous êtes originaire de la commune du Vésinet, et vous y avez séjourné comme domestique plus de quarante ans, dont trente années chez le même patron, qui était le père de M. Philippe Gaverel, propriétaire actuel de la villa l’Orangerie. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ? Or, la municipalité du Vésinet vous a compris dans une distribution de secours, et je suis chargé par elle de vous remettre un billet de cent francs.

Après cinq minutes d’effusions et une heure de bavardage sur le Vésinet, sur les habitants du Vésinet, sur les personnes qui fréquentaient l’Orangerie, sur les personnes qui occupaient les villas voisines de ces personnes, Raoul savait exactement ce qu’il voulait.

En particulier, il savait que le père d’Élisabeth et de Rolande, M. Alexandre Gaverel, frère de l’oncle Philippe, s’entendait mal avec sa femme. C’était un coureur, qui la rendait malheureuse. C’était aussi un jaloux qui, à la fin, avait eu sans doute quelque motif d’être jaloux, vu l’assiduité que montrait auprès du ménage un parent éloigné de Mme Alexandre Gaverel.

– Bref, raconta Stanislas, il y eut des discussions, qu’on entendait du jardin de l’Orangerie, et, un jour – tenez, Mlle Élisabeth venait de prendre ses trois ans – un jour, M. Alexandre mit à la porte le cousin de madame, même qu’ils se battaient dans le vestibule, et que le domestique Édouard, un copain à moi, dut donner un coup de main à son patron. Ce qu’ils criaient ! Chez nous, à la cuisine, on disait que le vrai père de Mlle Élisabeth, c’était le cousin Georges Dugrival.

– Mais le ménage Gaverel se raccommoda ? dit Raoul.

– Tant bien que mal. Même qu’ils eurent une fille trois ou quatre ans plus tard, Mlle Rolande. Seulement, lui se remit à faire la noce, même qu’il finit par mourir d’un coup de sang, après une bombe à Paris avec des camarades.

– Et on ne revit pas le cousin ?

– Jamais. Seulement, tous les ans, jusqu’à sa mort, Mme Alexandre passait l’été avec ses filles au bord de la mer, à Cabourg. Et Cabourg, c’est à vingt kilomètres de Caen, où habite maintenant M. Georges Dugrival, le cousin de Mme Alexandre. Même que chez nous, à la cuisine, on disait qu’on l’avait rencontré plusieurs fois sur la plage de Cabourg avec Mme Alexandre, en dehors des deux petites, bien entendu. Et la cuisinière, à l’Orangerie, a dit une fois : « – Vous verrez qu’il laissera toute sa fortune à Mlle Élisabeth. C’est couru d’avance. La chose est convenue entre lui et Mme Alexandre. Ah ! elle aura une grosse dot, Mlle Élisabeth !… »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer