La Cerisaie

ACTE IV

Décor du premier acte. Plus de rideaux auxfenêtres, plus de tableaux. Il reste quelques meubles rassemblésdans un coin, comme destinés à être vendus. Impression de vide.Près de la porte, et au fond de la scène, sont empilés des malles,des valises, des paquets, etc. À gauche, la porte est ouverte et onentend les voix de Varia et d’Ania. Lopakhine attend, debout, Iachatient un plateau avec des verres à bordeaux emplis de champagne.Dans l’antichambre, Epikhodov corde une malle. Bourdonnement confusau fond de la scène. Ce sont des moujiks venus dire adieu à leursanciens maîtres. Voix de Gaïev : « Merci, mes amis, mercià vous. »

IACHA. – Le populo est venu vous faire sesadieux. Voici mon avis, Ermolaï Alekséïevitch, le peuple est bon,mais il ne comprend pas grand-chose.

Le bruit s’apaise. Mme Ranievskaïa et Gaïevtraversent l’antichambre. Mme Ranievskaïa ne pleurepas, mais elle est pâle ; son visage se convulse ; ellene peut parler.

GAÏEV. – Tu leur as donné ta bourse,Liouba ! On ne peut pas agir ainsi !

MME RANIEVSKAÏA. – Je n’ai pas pu faireautrement !…

Tous deux sortent.

LOPAKHINE, les rappelant. – Je vousen prie : venez prendre un verre de champagne avant de partir.Je n’ai pas songé à en apporter de la ville et, au buffet de lagare, il n’en restait qu’une bouteille. (Un silence.) Ehquoi, vous n’en voulez pas ? (Il s’éloigne de laporte.) Si j’avais su, je n’en aurais pas acheté. Alors, jen’en prendrai pas non plus. (Iacha dépose avec précaution leplateau sur une chaise.) Bois-en, au moins, toi.

IACHA, levant son verre. – Auxpartants ! Vous, soyez heureux ici ! (Il boit.)Ce champagne n’est pas authentique, je vous en donne monbillet.

LOPAKHINE. – Il coûte huit roubles !(Silence.) Il fait un froid de diable, ici !

IACHA. – Nous n’avons pas chaufféaujourd’hui, puisque nous partons.

Il rit.

LOPAKHINE. – Qu’as-tu à rire ?

IACHA. – C’est de plaisir.

LOPAKHINE. – Nous sommes en octobre et il y adu soleil comme en été. Un beau temps pour construire. (Ilregarde la pendule.) Eh ! messieurs, n’oubliez pas que letrain part dans quarante-sept minutes ! Il faut donc vousrendre à la gare dans vingt minutes. Pressez-vous un peu.

TROFIMOV entre, ayant déjà sonpardessus. – Je crois qu’il va être temps de partir. Leschevaux sont prêts. Le diable sait où sont mes caoutchoucs !(Depuis le seuil.) Ania, je n’ai pas trouvé mescaoutchoucs !

LOPAKHINE. – J’ai besoin d’aller à Kharkov, jevais prendre le même train que vous. Je passerai l’hiver à Kharkov.Ici, j’ai flâné avec vous, je me suis fatigué à ne rienfaire ; je ne sais déjà plus me servir de mes bras ; ilspendent comme s’ils n’étaient pas à moi.

TROFIMOV. – Nous partons à l’instant et vousvous remettrez vite à votre utile besogne.

LOPAKHINE. – Bois un petit verre dechampagne.

TROFIMOV. – Je n’en boirai pas.

LOPAKHINE. – Alors c’est à Moscou que tuvas ?

TROFIMOV. – Oui, je les accompagne jusqu’à laville, et demain je pars pour Moscou.

LOPAKHINE. – Je parie que les professeursavaient interrompu leurs cours ; ils t’attendaient.

TROFIMOV. – C’est ce qui ne te regardepas.

LOPAKHINE. – Depuis combien d’années es-tu àl’Université ?

TROFIMOV. – Si tu trouvais quelque chose deplus neuf ! c’est usé.

(Il cherche ses caoutchoucs.)Sais-tu, Lopakhine, nous ne nous reverrons sans doute plus ;permets-moi de te donner un conseil en partant : gesticulemoins ; perds cette habitude. Et, écoute aussi :construire des villas, compter que ceux qui te les louerontdeviendront à leur tour propriétaires-cultivant, cela encore est ungrand geste… Malgré tout, je t’aime. Tu as les doigts fins,délicats, comme un artiste ; ton âme aussi est fine etdélicate…

LOPAKHINE, l’embrassant. – Adieu, moncher. Merci pour tout ce que tu me dis. Si tu as besoin d’argentpour le voyage, demandes-en.

TROFIMOV. – Qu’en ferais-je ? Je n’ai pasbesoin d’argent.

LOPAKHINE. – Mais vous n’en avezpas !

TROFIMOV. – Nous en avons. Je vous remercie.J’ai touché l’argent de ma traduction ; il est là dans mapoche. (Inquiet) Mais je n’ai pas mescaoutchoucs !

VARIA, de la chambre voisine. –Tenez, vos saletés !

Elle lance dans la pièce une paire de caoutchoucs.

TROFIMOV. – Pourquoi vous fâchez-vous,Varia ?… Mais ce ne sont pas là mes caoutchoucs !

LOPAKHINE. – Au printemps, j’ai semé millearpents en pavots et l’opération m’a rapporté quarante milleroubles, net… Et quand mes pavots étaient en fleur, queltableau !… Aussi, si je t’offre de te prêter quelque chose,c’est que je le puis. Pourquoi le faire à la fierté ? Je suisun moujik ; je t’offre ça de bon cœur.

TROFIMOV. – Ton père était moujik, le mienétait pharmacien, la question n’est pas là. (Lopakhine a tiréson portefeuille.) Non, non ; quand bien même tu medonnerais deux cent mille roubles, je ne les prendrais pas ;je suis un homme libre. Tout ce que vous prisez si fort et si haut,riches et pauvres, n’a pas le moindre pouvoir sur moi, non plusqu’un duvet qui vole dans l’air. Je puis me passer de vous ;je puis passer devant vous ; je suis fort et fier. L’humanitémarche vers la haute vérité, vers le plus haut bonheur qui soit, etje suis aux premiers rangs.

LOPAKHINE. – Atteindras-tu le but ?

TROFIMOV. – Je l’atteindrai. (Untemps.) Je l’atteindrai, ou, au moins, je montrerai la routeaux autres.

On entend au loin des coups de hache sur des arbres.

LOPAKHINE. – Allons, adieu, mon cher. Il esttemps de partir. Nous soutenons nos façons de voir en levant le nezl’un devant l’autre, et la vie passe. Quand je travaille dur, sansrelâche, mes idées sont plus gaies et il me semble comprendrepourquoi j’existe. Or, il y a tant de gens en Russie, mon ami, quiexistent on ne sait pourquoi ! Enfin, peu importe… On dit queLéonid Andréïevitch a accepté une place à la banque et touchera sixmille roubles par an… Oui, mais y restera-t-il ? Il est siparesseux…

ANIA, à la porte. – Maman vous faitdemander qu’on n’abatte aucun arbre tant qu’elle sera encoreici.

TROFIMOV. – Vraiment, est-ce que le tact nevous disait pas cela ?…

Il sort.

LOPAKHINE. – Tout de suite, tout de suite…Ah ! ces ouvriers !

Il sort derrière Trofimov.

ANIA. – Est-ce que Firs a été conduit àl’hospice ?

IACHA. – J’ai dit de le faire ce matin ;on a dû l’y conduire.

ANIA, à Epikhodov qui passe. – SemionPantéléïevitch, informez-vous, je vous prie, si on a emmené Firs àl’hospice ?

IACHA, fâché. – Je l’ai dit à Iégorce matin ; pourquoi le redemander dix fois !

EPIKHODOV. – Le vieux Firs, à mon idée dederrière la tête, n’est pas réparable ; il n’est bon qu’àaller ad patres. Et, en cela, je ne puis que l’envier.(Il pose une valise sur un carton à chapeau qui s’écrase.)Ah ! voilà, parbleu ! Je le savais !

Il sort.

IACHA, ironiquement. –Vingt-Deux-Malheurs !…

VARIA, derrière la porte. – A-t-onemmené Firs à l’hospice ?

ANIA. – C’est fait.

VARIA. – Pourquoi donc n’a-t-on pas pris lalettre pour le docteur ?

ANIA. – Il faut les rejoindre et leur remettrela lettre.

Elle sort.

VARIA, de la chambre voisine. – Oùest Iacha ? Dites-lui que sa mère est ici et veut lui faireses adieux.

IACHA. – On vous ferait sortir de vosgonds.

Douniacha s’est tout le temps occupée des paquets ;maintenant que Iacha est resté seul, elle vient à lui.

DOUNIACHA. – Si vous me regardiez au moins unefois, Iacha ! Vous partez… vous m’abandonnez…

Elle pleure et se jette à son cou.

IACHA. – Qu’y a-t-il à pleurer ? (Ilboit du champagne.) Dans six jours, je serai à nouveau àParis. Demain, nous montons dans l’express et disparaissons commesi nous n’avions jamais été ici. C’est même à n’y pas croire.Viffe la Franss ! Ici je ne suis pas à l’aise, je nepuis y vivre… Que peut-on faire à cela ! J’ai assez vu debarbarie, ça me suffit. (Il boit du champagne.) Pourquoipleurer ? Vous n’avez qu’à vous bien conduire, vous n’aurezpas à pleurer.

DOUNIACHA, se poudrant et se regardantdans une petite glace. – Vous m’écrirez de Paris, Iacha ?Vous le savez, je vous ai aimé ; comme je vous ai aimé,Iacha ! Je suis une créature tendre, Iacha !

IACHA. – On vient.

Il s’occupe des bagages en fredonnant. EntrentMme Ranievskaïa, Gaïev, Ania et CharlottaIvanovna.

GAÏEV. – Il faudrait partir. Il n’y a plusbeaucoup de temps. (Regardant Iacha.) Qui est-ce qui sentle hareng, ici ?

MME RANIEVSKAÏA. – Dans dix minutes, il fautque nous montions en voiture. (Elle jette un regard sur lachambre.) Adieu, bonne maison, vieille aïeule… Il ne te resteplus qu’un hiver ; au printemps, on te démolira. Que de chosesont vues ces murs ! (Elle embrasse fiévreusement safille.) Mon trésor, tu rayonnes, tes yeux brillent comme desdiamants ; tu es contente, dis, très contente ?

ANIA. – Je suis très contente, maman. C’estune nouvelle vie qui commence !

GAÏEV, joyeusement. – C’estvrai ; tout va bien maintenant. Avant la vente, nous nousagitions tous, nous souffrions, et quand la question a étédéfinitivement résolue, nous nous sommes tous apaisés ; noussommes même devenus gais… Je suis employé de banque ; me voilàfinancier… La jaune au milieu… Et toi, ma sœur, il n’y a pas àdire : tu as meilleure mine ; c’est positif.

MME RANIEVSKAÏA. – Oui, c’est vrai, mes nerfsvont mieux. (On lui présente son chapeau et son manteau.)Je dors bien… Iacha, prends mon bagage. Il est temps de partir.(À Ania.) Ma petite, nous nous reverrons bientôt… Je vaisà Paris avec l’argent que ta grand-tante avait envoyé pour racheterle bien ; vive notre tante ! mais cet argent ne durerapas longtemps.

ANIA. – Oh ! maman, tu reviendras vite,vite, n’est-ce pas ? Je vais me préparer ; je passerai unexamen, et je pourrai travailler et t’aider. Nous ferons deslectures ensemble, n’est-ce pas, maman ? (Elle baise lesmains de sa mère.) Les soirées d’automne, nous lirons beaucoupde livres, et un monde nouveau, merveilleux, s’ouvrira devant nous…(Pensive) Maman, tu reviendras ?

MME RANIEVSKAÏA. – Oui, mon bijou, jereviendrai.

Elle l’embrasse. Entre Lopakhine ; Charlottafredonne.

GAÏEV. – Heureuse Charlotta, ellechante !

CHARLOTTA, elle prend un des paquets qui al’air d’un enfant emmailloté. – Dors, mon enfant, dors.(Elle imite les pleurs d’un enfant : Ouah, ouah…)Tais-toi, mon joli, mon petit. (Ouah, ouah.) Je te plains tant…(Elle lance le paquet sur les autres.) Alors, je vousprie, vous n’oublierez pas ; vous me trouverez uneplace ; je ne peux pas rester ainsi.

LOPAKHINE. – Nous vous trouverons une place,Charlotta Ivanovna ; ne vous inquiétez pas.

GAÏEV. – Tout le monde nous quitte ;Varia s’en va ; on ne veut plus de nous.

CHARLOTTA. – Je ne trouve pas à m’installer enville. Il faut bien que je parte. (Elle fredonne.) Peuimporte…

Entre Pichtchik.

LOPAKHINE. – Ah ! la merveille de lanature.

PICHTCHIK, haletant. – Ah !laissez-moi respirer… je suis exténué… Mes vénérables amis…donnez-moi de l’eau…

GAÏEV. – C’est encore d’argent que tu asbesoin ? Très humble serviteur ! je sors pour ne pas voirla scène.

Il sort.

PICHTCHIK. – Il y a longtemps que je ne suispas venu vous voir, ma très belle… (À Lopakhine.) Tu eslà ?… Content de te voir, homme d’une grandeintelligence ; tiens, prends : reçois (Il lui donnede l’argent.) Quatre cents roubles… Je t’en dois encore huitcent quarante…

LOPAKHINE, incrédule, lève lesépaules. – Je crois rêver… Où as-tu pris cetargent-là ?

PICHTCHIK. – Attends… J’ai chaud…Extraordinaire aventure ! Des Anglais sont venus sur ma terreet y ont trouvé je ne sais quelle argile blanche. (ÀMme Ranievskaïa.) Et vous, ma très belle, macharmante, vous voici quatre cents roubles… (Il lui donnel’argent.) Le reste plus tard. (Il boit de l’eau.) Àl’instant, dans le train, un jeune homme racontait que je ne saisquel grand philosophe conseille aux gens de sauter de leur toit.« Saute ! » dit-il. Tout est là.(Étonné.)Hein ! Croyez-vous !… Del’eau !…

LOPAKHINE. – Qu’est-ce que c’est que tesAnglais ?

PICHTCHIK. – Je leur ai affermé pourvingt-quatre années un coin de terre où il y a de l’argile… Etmaintenant, pardon, je n’ai pas le temps, il faut que je coure plusloin… Je vais chez Znoïkov… chez Kardamonov… Je dois à tout lemonde… (Il boit.) Portez-vous bien ; jereviendrai jeudi…

MME RANIEVSKAÏA. – Nous partons à l’instantpour la ville et, demain, je pars pour l’étranger…

PICHTCHIK, inquiet. – Pourquoi enville ? Aussi je voyais ces meubles, ces malles… Enfin, ça nefait rien… (Prêt à pleurer.)Ça ne fait rien… Gens du plushaut esprit, ces Anglais !… Soyez heureux… Dieu vous aidera…Ça ne fait rien… Toute chose a une fin en ce monde. (Il baiseles mains de Mme Ranievskaïa.) Quand le bruitde ma mort vous parviendra, vous vous souviendrez du vieux chevalque je suis et vous direz : il y a eu au monde un certainSimeonov-Pichtchik qui fut ceci et cela ; Dieu ait son âme…Quelle température extraordinaire nous avons ; oui. (Ilsort fort ému, mais il rentre sur-le-champ et dit 🙂 Mafille vous fait dire bien des choses.

Il sort.

MME RANIEVSKAÏA. – Maintenant, on peut partir.Deux choses m’inquiètent cependant : d’abord, Firs qui estmalade… (Elle consulte sa montre.) Il nous reste encorecinq minutes…

ANIA. – Maman, Firs a déjà été conduit àl’hospice ; Iacha l’y a fait emmener ce matin.

MME RANIEVSKAÏA. – Mon second souci, c’estVaria. Elle est habituée à se lever de bonne heure, à travailler,et, sans occupation, elle sera comme un poisson sans eau. Elle amaigri, pâli, et elle pleure, la malheureuse… (Un temps.)Vous savez parfaitement cela, Ermolaï Alekséïevitch ; j’avaisrêvé… de vous la voir épouser et il semblait que vous alliez lefaire. (Elle chuchote quelque chose à Ania, qui fait signe àCharlotta, et toutes deux sortent.) Elle vous aime ; elleest à votre convenance ; et je ne sais pas, je ne sais paspourquoi vous avez l’air de faire exprès de vous éloigner l’un del’autre…

LOPAKHINE. – Moi non plus, à vrai dire, je nele sais pas. Il y a là quelque chose d’étrange… S’il en est tempsencore, je suis tout disposé… Finissons-en ; que ce soit unechose faite. Sans vous, je sens que je ne la demanderai pas.

MME RANIEVSKAÏA. – À merveille. Il ne fautqu’une minute. Je l’appelle…

LOPAKHINE. – Il y a justement du champagne.(Il regarde les verres.) Les verres sontvides ; quelqu’un l’a déjà bu. (Iacha toussote.)C’est ce qui s’appelle laper.

MME RANIEVSKAÏA, animée. – Fort bien,nous sortons… Iacha, vous aussi… Je vais l’appeler… (Sur laporte.) Varia, laisse tout ; viens tout desuite !

Elle sort avec Iacha.

LOPAKHINE, regardant sa montre. – Oui…

Un silence. Derrière la porte, rires contenus,chuchotements ; enfin, entre Varia. Elle a l’air, longtemps,de chercher quelque chose parmi les bagages.

VARIA. – C’est étrange, je ne les trouvepas…

LOPAKHINE. – Que cherchez-vous ?

VARIA, comme se parlant à elle-même.– C’est moi-même qui les ai mis en place et je ne me souviens plusoù.

Un silence.

LOPAKHINE. – Où irez-vous maintenant, VarvaraMikhaïlovna ?

VARIA. – Moi ? Chez les Ragouline… Je mesuis entendue avec eux pour mener la maison… Gouvernante,quoi !

LOPAKHINE. – C’est à Iachniévo ?… À unesoixantaine de verstes d’ici. (Un silence.) Ainsi votrevie est finie dans cette maison ?…

VARIA, regardant les bagages. – Oùcela peut-il être ?… Il se peut que je les aie mis dans lamalle… Oui, ma vie ici est finie… Elle ne recommencera plus…

LOPAKHINE. – Et moi, je pars pour Kharkov… parce même train… J’ai beaucoup d’affaires. Je laisserai iciEpikhodov ; je l’ai pris à mon service.

VARIA. – Vous avez bien fait.

LOPAKHINE. – L’année dernière, à pareilleépoque, il neigeait déjà si vous vous souvenez, et à présent il y adu soleil, il n’y a pas de vent. Mais il fait un peu froid… Aumoins trois degrés au-dessous de zéro…

VARIA. – Je n’ai pas regardé… (Unsilence.) Et puis notre thermomètre est cassé…

Silence.

VOIX DANS LA COUR. – ErmolaïAlekséïevitch !

LOPAKHINE, comme s’il attendait cet appeldepuis longtemps. – J’y vais !

Il sort vite. Varia, assise sur le plancher, la tête appuyéesur un paquet, sanglote doucement. La porte s’ouvre etMme Ranievskaïa entre avec précaution.

MME RANIEVSKAÏA. – Eh bien ? (Unsilence.) Allons, il faut que nous partions.

VARIA, elle ne pleure déjà plus et essuieses yeux. – Oui, mère, il est temps que vous partiez. Moi,j’aurai le temps d’aller aujourd’hui même chez les Ragouline,pourvu que je ne manque pas le train…

MME RANIEVSKAÏA, sur le seuil, à safille. – Ania, prends ton manteau.

Entrent Ania, puis Gaïev et Charlotta Ivanovna. Gaïev a un grospardessus et un passe-montagne autour du cou. Entrent desdomestiques, des cochers ; Epikhodov s’occupe desbagages.

MME RANIEVSKAÏA. – Maintenant, enroute !

ANIA, joyeusement. – Enroute !

GAÏEV. – Mes amis, mes chers amis, en quittantcette maison pour toujours, puis-je taire, puis-je contenir lessentiments qui emplissent tout mon être ?…

ANIA, d’un ton suppliant, l’arrêtant.– Mon oncle !

VARIA. – Oncle, il ne faut pas !

GAÏEV, tristement. – Double bande surla jaune au milieu… Je me tais.

Entre Trofimov, puis Lopakhine.

TROFIMOV. – Allons, il serait temps departir !

LOPAKHINE. – Epikhodov, monpardessus !

MME RANIEVSKAÏA. – Oh ! encore uneminute. C’est comme si je n’avais jamais vu les murs de cettemaison, ces plafonds… Je les regarde avec convoitise, avec un sitendre amour…

GAÏEV. – Il me souvient, le jour de laTrinité, quand j’avais six ans, j’étais à cette fenêtre et jeregardais mon père aller à l’église…

MME RANIEVSKAÏA. – Tous les bagages sontenlevés ?

LOPAKHINE. – Il me semble que oui. (ÀEpikhodov, tandis qu’il met son pardessus.) Tu veilleras àce que tout soit en ordre, Epikhodov.

EPIKHODOV, d’une voix enrouée. –Soyez sans inquiétude, Ermolaï Alekséïevitch.

LOPAKHINE. – Pourquoi as-tu une voixpareille ?

EPIKHODOV. – Je viens de boire de l’eau etj’ai avalé quelque chose.

IACHA, d’un air méprisant. –Barbarie !…

MME RANIEVSKAÏA. – Quand nous serons partis,il ne restera pas une âme ici…

LOPAKHINE. – Jusqu’au printemps.

Varia tire d’un fourreau un parapluie qu’elle a l’air debrandir ; Lopakhine prend un air effrayé.

VARIA. – Qu’avez-vous ?… Je ne pensaismême pas…

TROFIMOV. – Allons, mesdames, en voiture. Ilen est grand temps. Le train va arriver tout de suite.

VARIA. – Pétia, voici vos caoutchoucs ;ils étaient à côté de la malle. (Attristée.) Et comme ilssont sales… vieux !…

TROFIMOV, mettant ses caoutchoucs. –Partons, mesdames, messieurs !

GAÏEV, profondément troublé, craignant depleurer. – Le train… la gare… Croisé au milieu, double bandesur la jaune dans l’angle !…

MME RANIEVSKAÏA. – Partons.

LOPAKHINE. – Tout le monde y est ? Il n’ya plus personne ? (il ferme la porte sur le côté àgauche.) Ici, tout est emballé ; il faut fermer.Partons.

ANIA. – Adieu, la maison ; adieu, la vieancienne !

TROFIMOV. – Bonjour, la vienouvelle !…

Il sort avec Ania. Varia parcourt la pièce d’un regard et sortsans se presser. Sortent Iacha et Charlotta avec sonchien.

LOPAKHINE. – Ainsi, jusqu’au printemps !…Sortez tous, je vous prie. Au revoir !

Il sort. Mme Ranievskaïa et Gaïev restentseuls. Comme s’ils attendaient cela, ils se jettent au cou l’un del’autre et pleurent sans bruit, craignant qu’on ne lesentende.

GAÏEV, au désespoir. – Ma sœur, masœur…

MME RANIEVSKAÏA. – Ah ! ma cerisaie, machère, ma belle cerisaie ! Ma vie, ma jeunesse, mon bonheur,adieu… adieu !…

VOIX D’ANIA, joyeuse, appelant. –Maman !

VOIX DE TROFIMOV, joyeuse, excitée. –Aou !

MME RANIEVSKAÏA. – Un dernier regard à cesmurs, à ces fenêtres ! Ma pauvre mère aimait à marcher danscette chambre-ci…

GAÏEV. – Ma sœur, ma sœur !…

VOIX D’ANIA. – Maman !

VOIX DE TROFIMOV. – Aou !…

MME RANIEVSKAÏA. – Nous venons.

Ils sortent. La scène est vide. On entend fermer à clé toutesles portes, puis les voitures partir. Le silence. Puis le bruitsourd, monotone, d’une hache sur un arbre. On entend des pas. Surla porte, à droite, apparaît Firs. Il est vêtu comme à l’ordinaire,veston et gilet blanc ; aux pieds, des pantoufles. Airmalade.

FIRS, il va à la porte, touche lapoignée. – Fermée ! Partis… (Il s’assied sur lecanapé.) On m’a oublié… Ça ne fait rien… Je vais m’asseoirici… Et Léonid Andréïevitch, j’en suis sûr, n’a pas pris sapelisse ; il n’a mis qu’un pardessus. (Il soupire,soucieux.) Aussi, je n’y ai pas fait attention !… C’estjeune, sans expérience. (Il marmonne quelque chosed’incompréhensible.) La vie a passé comme si je n’avais pasvécu. (Il s’étend.) Je vais m’étendre un peu. Tu n’as plusla moindre force, Firs, rien ne te reste, rien…

Ah ! empoté !

Il reste étendu sans mouvement. On entend le bruit lointain,comme tombant du ciel, mourant, lugubre, d’une corde qui se casse.Puis le silence s’établit. On n’entend plus au loin dans lacerisaie qu’une hache frappant un arbre.

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