La Duchesse de Langeais

Chapitre 2L’Amour dans la paroisse de Saint-Thomas d’Aquin

Ce que l’on nomme en France le faubourg Saint-Germain n’est niun quartier, ni une secte, ni une institution, ni rien qui sepuisse nettement exprimer. La place Royale, le faubourgSaint-Honoré, la Chaussée-d’Antin possèdent également des hôtels oùse respire l’air du faubourg Saint-Germain. Ainsi, déjà tout lefaubourg n’est pas dans le faubourg. Des personnes nées fort loinde son influence peuvent la ressentir et s’agréger à ce monde,tandis que certaines autres qui y sont nées peuvent en être àjamais bannies. Les manières, le parler, en un mot la traditionfaubourg Saint-Germain est à Paris, depuis environ quarante ans, ceque la Cour y était jadis, ce qu’était l’hôtel Saint-Paul dans lequatorzième siècle, le Louvre au quinzième, le Palais, l’hôtelRambouillet, la place Royale au seizième, puis Versailles audix-septième et au dix-huitième siècle. A toutes les phases del’histoire, le Paris de la haute classe et de la noblesse a eu soncentre, comme le Paris vulgaire aura toujours le sien. Cettesingularité périodique offre une ample matière aux réflexions deceux qui veulent observer ou peindre les différentes zonessociales&|160;; et peut-être ne doit-on pas en rechercher lescauses seulement pour justifier le caractère de cette aventure,mais aussi pour servir à de graves intérêts, plus vivaces dansl’avenir que dans le présent, si toutefois l’expérience n’est pasun non-sens pour les partis comme pour la jeunesse. Les grandsseigneurs et les gens riches, qui singeront toujours les grandsseigneurs, ont, à toutes les époques, éloigné leurs maisons desendroits très habités. Si le duc d’Uzès se bâtit, sous le règne deLouis XIV, le bel hôtel à la porte duquel il mit la fontaine de larue Montmartre, acte de bienfaisance qui le rendit, outre sesvertus, l’objet d’une vénérations si populaire que le quartiersuivit en masse son convoi, ce coin de Paris était alors désert.Mais aussitôt que les fortifications s’abattirent, que les maraissitués au delà des boulevards s’emplirent de maisons, la familled’Uzès quitta ce bel hôtel, habité de nos jours par un banquier.Puis la noblesse, compromise au milieu des boutiques, abandonna laplace Royale, les alentours du centre parisien, et passa la rivièreafin de pouvoir respirer à son aise dans le faubourg Saint-Germain,où déjà des palais s’étaient élevés autour de l’hôtel bâti parLouis XIV au duc du Maine, le Benjamin de ses légitimés. Pour lesgens accoutumés aux splendeurs de la vie, est-il en effet rien deplus ignoble que le tumulte, la boue, les cris, la mauvaise odeur,l’étroitesse des rues populeuses&|160;? Les habitudes d’un quartiermarchand ou manufacturier ne sont-elles pas constamment endésaccord avec les habitudes des Grands&|160;? Le commerce et leTravail se couchent au moment où l’aristocratie songe à dîner, lesuns s’agitent bruyamment quand l’autre se repose&|160;; leurscalculs ne se rencontrent jamais, les uns sont la recette, etl’autre est la dépense. De là des mœurs diamétralement opposées.Cette observation n’a rien de dédaigneux. Une aristocratie est enquelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et lesprolétaires en sont l’organisme et l’action. De là des siégesdifférents pour ces forces&|160;; et, de leur antagonisme, vientune antipathie apparente que produit la diversité de mouvementsfaits néanmoins dans un but commun. Ces discordances socialesrésultent si logiquement de toute charte constitutionnelle, que lelibéral le plus disposé à s’en plaindre, comme d’un attentat enversles sublimes idées sous lesquelles les ambitieux des classesinférieures cachent leurs desseins, trouverait prodigieusementridicule à monsieur le prince de Montmorency de demeurer rueSaint-Martin, au coin de la rue qui porte son nom, ou à monsieur leduc de Fitz-James, le descendant de la race royale écossaise,d’avoir son hôtel rue Marie-Stuart, au coin de la rue Montorgueil.Sint ut sunt, aut non sint , ces belles paroles pontificalespeuvent servir de devise aux Grands de tous les pays. Ce fait,patent à chaque époque, et toujours accepté par le peuple, porte enlui des raisons d’état : il est à la fois un effet et une cause, unprincipe et une loi. La masses ont un bon sens qu’elles nedésertent qu’au moment où les gens de mauvaise foi les passionnent.Ce bon sens repose sur des vérités d’un ordre général, vraies àMoscou comme à Londres, vraies à Genève comme à Calcutta. Partout,lorsque vous rassemblerez des familles d’inégale fortune sur unespace donné, vous verrez se former des cercles supérieurs, despatriciens, des première, seconde et troisième sociétés. L’égalitésera peut-être un droit , mais aucune puissance humaine ne saura leconvertir en fait . Il serait bien utile pour le bonheur de laFrance d’y populariser cette pensée. Aux masses les moinsintelligentes se révèlent encore les bienfaits de l’harmoniepolitique. L’harmonie la poésie de l’ordre, et les peuples ont unvif besoin d’ordre. La concordance des choses entre elles, l’unité,pour tout dire en un mot, n’est-elle pas la plus simple expressionde l’ordre&|160;? L’Architecture, la musique, la poésie, tout dansla France s’appuie, plus qu’en aucun autre pays, sur ce principe,qui d’ailleurs est écrit au fond de son clair et pur langage, et lalangue sera toujours la plus infaillible formule d’une nation.Aussi, voyez-vous le peuple y adoptant les airs les plus poétiques,les mieux modulés&|160;; s’attachant aux idées les plussimples&|160;; aimant les motifs incisifs qui contiennent le plusde pensées. La France est le seul pays où quelque petite phrasepuisse faire une grande révolution. Les masses ne s’y sont jamaisrévoltées que pour essayer de mettre d’accord les hommes, leschoses et les principes. Or, nulle autre nation ne sent mieux lapensée d’unité qui doit exister dans la vie aristocratique,peut-être parce que nulle autre n’a mieux compris les nécessitéspolitiques : l’histoire ne la trouvera jamais en arrière. La Franceest souvent trompée, mais comme une femme l’est, par des idéesgénéreuses, par des sentiments chaleureux dont la portée échapped’abord au calcul.

Ainsi déjà, pour premier trait caractéristique, le faubourgSaint-Germain a la splendeur de ses hôtels, ses grands jardins,leur silence, jadis en harmonie avec la magnificence de sesfortunes territoriales. Cet espace mis entre une classe et touteune capitale n’est-il pas une consécration matérielle des distancesmorales qui doivent les séparer&|160;? Dans toutes les créations,la tête a sa place marquée. Si par hasard une nation fait tomberson chef à ses pieds, elle s’aperçoit tôt ou tard qu’elle s’estsuicidée. Comme les nations ne veulent pas mourir, ellestravaillent alors à se refaire une tête. Quand la nation n’en aplus la force, elle périt, comme ont péri Rome, Venise et tantd’autres. La distinction introduite par la différence des mœursentre les autres sphères d’activité sociale et la sphère supérieureimplique nécessairement une valeur réelle, capitale, chez lessommités aristocratiques. Dès qu’en tout l’Etat, sous quelque formequ’affecte le Gouvernement , les patriciens manquent à leursconditions de supériorité complète, ils deviennent sans force, etle peuple les renverse aussitôt. Le peuple veut toujours leur voiraux mains, au cœur et à la tête, la fortune, le pouvoir etl’action&|160;; la parole, l’intelligence et la gloire. Sans cettetriple puissance, tout privilége s’évanouit. Les peuples, comme lesfemmes, aiment la force en quiconque les gouverne, et leur amour neva pas sans le respect&|160;; ils n’accordent point leur obéissanceà qui ne l’impose pas. Une aristocratie mésestimée est comme un roifainéant, un mari en jupon&|160;; elle est nulle avant de n’êtrerien. Ainsi, la séparation des Grands, leurs mœurs tranchées&|160;;en un mot, le costume général des castes patriciennes est tout à lafois le symbole d’une puissance réelle, et les raisons de leur mortquand elles ont perdu la puissance. Le faubourg Saint-Germain s’estlaissé momentanément abattre pour n’avoir pas voulu reconnaître lesobligations de son existence qu’il lui était encore facile deperpétuer. Il devait avoir la bonne foi de voir à temps, comme levit l’aristocratie anglaise, que les institutions ont leurs annéesclimatériques où les mêmes mots n’ont plus les mêmessignifications, où les idées prennent d’autres vêtements, et où lesconditions de la vie politique changent totalement de forme, sansque le fond soit essentiellement altéré. Ces idées veulent desdéveloppements qui appartiennent essentiellement à cette aventure,dans laquelle ils entrent, et comme définition des causes, et commeexplication des faits.

Le grandiose des châteaux et des palais aristocratiques, le luxede leurs détails, la somptuosité constante des ameublements, l’aire dans laquelle s’y meut sans gêne, et sans éprouver defroissement, l’heureux propriétaire, riche avant de naître&|160;;puis l’habitude de ne jamais descendre au calcul des intérêtsjournaliers et mesquins de l’existence, le temps dont il dispose,l’instruction supérieure peut prématurément acquérir&|160;; enfinles traditions patriciennes qui lui donnent des forces sociales queses adversaires compensent à peine par des études, par une volonté,par une vocation tenaces&|160;; tout devrait élever l’âme del’homme qui, dès le jeune âge, possède de tels priviléges, luiimprimer ce haut respect de lui-même dont la moindre conséquenceest une noblesse de cœur en harmonie avec la noblesse du nom. Celaest vrai pour quelques familles. Cà et là, dans le faubourgSaint-Germain, se rencontrent de beaux caractères, exceptions quiprouvent contre l’égoïsme général qui a causé la perte de ce mondeà part. Ces avantages sont acquis à l’aristocratie française, commeà toutes les efflorescences patriciennes qui se produiront à lasurface des nations aussi long-temps qu’elles assiéront leurexistence sur le domaine , le domaine-sol comme le domaine-argent,seule base solide d’une société régulière&|160;; mais ces avantagesne demeurent aux patriciens de toute sorte qu’autant qu’ilsmaintiennent les conditions auxquelles le peuple les leur laisse.C’est des espèces de fiefs moraux dont la tenure oblige envers lesouverain, et ici le souverain est certes aujourd’hui le peuple.Les temps sont changés, et aussi les armes. Le Banneret à quisuffisait jadis de porter la cotte de maille, le haubert, de bienmanier la lance et de montrer son pennon, doit aujourd’hui fairepreuve d’intelligence&|160;; et là où il n’était besoin que d’ungrand cœur, il faut, de nos jours, un large crâne. L’art, lascience et l’argent forment le triangle social où s’inscrit l’écudu pouvoir, et d’où doit procéder la moderne aristocratie. Un beauthéorème vaut un grand nom. Les Fugger modernes sont princes defait. Un grand artiste est réellement un oligarque, il représentetout un siècle, et devient presque toujours une loi. Ainsi, letalent de la parole, les machines à haute pression de l’écrivain,le génie du poète, la constance du commerçant, la volonté del’homme d’état qui concentre en lui mille qualités éblouissantes,le glaive du général, ces conquêtes personnelles faites par un seulsur toute la société pour lui imposer, la classe aristocratiquedoit s’efforcer d’en avoir aujourd’hui le monopole, comme jadiselle avait celui de la force matérielle. Pour rester à la tête d’unpays, ne faut-il pas être toujours digne de le conduire&|160;; enêtre l’âme et l’esprit, pour en faire agir les mains&|160;? Commentmener un peuple sans avoir les puissances qui font lecommandement&|160;? Que serait le bâton des maréchaux sans la forceintrinsèque du capitaine qui le tient à la main&|160;? Le faubourgSaint-Germain a joué avec des bâtons, en croyant qu’ils étaienttout le pouvoir. Il avait renversé les termes de la proposition quicommande son existence. Au lieu de jeter les insignes quichoquaient le peuple et de garder secrètement la force, il a laissésaisir la force à la bourgeoisie, s’est cramponné fatalement auxinsignes, et a constamment oublié les lois que lui imposait safaiblesse numérique. Une aristocratie, qui personnellement fait àpeine le millième d’une société, doit aujourd’hui, comme jadis, ymultiplier ses moyens d’action pour y opposer, dans les grandescrises, un poids égal à celui des masses populaires. De nos jours,les moyens d’action doivent être des forces réelles, et non dessouvenirs historiques. Malheureusement, en France, la noblesse,encore grosse de son ancienne puissance évanouie, avait contre elleune sorte de présomption dont il était difficile qu’elle sedéfendît. Peut-être est-ce un défaut national. Le Français, plusque tout autre homme, ne conclut jamais en dessous de lui, il va dudegré sur lequel il se trouve au degré supérieur : il plaintrarement les malheureux au-dessus desquels il s’élève, il gémittoujours de voir tant d’heureux au-dessus de lui. Quoiqu’il aitbeaucoup de cœur, il préfère trop souvent écouter son esprit. Cetinstinct national qui fait toujours aller les Français en avant,cette vanité qui ronge leurs fortunes et les régit aussi absolumentque le principe d’économie régit les Hollandais, a dominé depuistrois siècles la noblesse, qui, sous ce rapport, fut éminemmentfrançaise. L’homme du faubourg Saint-Germain a toujours conclu desa supériorité matérielle en faveur de sa supérioritéintellectuelle. Tout, en France, l’en a convaincu, parce que depuisl’établissement du faubourg Saint-Germain, révolutionaristocratique commencée le jour où la monarchie quitta Versailles,le faubourg Saint-Germain s’est, sauf quelques lacunes, toujoursappuyé sur le pouvoir, qui sera toujours en France plus ou moinsfaubourg Saint-Germain : de là sa défaite en 1830. A cette époque,il était comme une armée opérant sans avoir de base. Il n’avaitpoint profité de la paix pour s’implanter dans le cœur de lanation. Il péchait par un défaut d’instruction et par un manquetotal de vue sur l’ensemble de ses intérêts. Il tuait un avenircertain, au profit d’un présent douteux. Voici peut-être la raisonde cette fausse politique. La distance physique et morale que cessupériorités s’efforçaient de maintenir elles et le reste de lanation, a fatalement eu pour tout résultat, depuis quarante ans,d’entretenir dans la haute classe le sentiment personnel en tuantle patriotisme de caste. Jadis, alors que la noblesse françaiseétait grande, riche et puissante, les gentilshommes savaient, dansle danger, se choisir des chefs et leur obéir. Devenus moindres,ils se sont montrés indisciplinables&|160;; et, comme dans leBas-Empire, chacun d’eux voulait être empereur&|160;; en se voyanttous égaux par leur faiblesse, ils se crurent tous supérieurs.Chaque famille ruinée par la révolution, ruinée par le partage égaldes biens, ne pensa qu’à elle, au lieu de penser à la grandefamille aristocratique, et il leur semblait que si toutess’enrichissaient, le parti serait fort. Erreur. L’argent aussin’est qu’un signe de la puissance. Composées de personnes quiconservaient les hautes traditions de bonne politesse, d’élégancevraie, de beau langage, de pruderie et d’orgueil nobiliaires, enharmonie avec leurs existences, occupations mesquines quand ellessont devenues le principal d’une vie de laquelle elles ne doiventêtre que l’accessoire, toutes ces familles avaient une certainevaleur intrinsèque, qui, mise en superficie, ne leur laisse qu’unevaleur nominale. Aucune de ces familles n’a eu le courage de sedire : Sommes-nous assez fortes pour porter le pouvoir&|160;? Ellese sont jetées dessus comme firent les avocats en 1830. Au lieu dese montrer protecteur comme un Grand, le faubourg Saint-Germain futavide comme un parvenu. Du jour où il fut prouvé à la nation laplus intelligente du monde, que la noblesse restaurée organisait lepouvoir et le budget à son profit, ce jour, elle fut mortellementmalade. Elle voulait être une aristocratie quand elle ne pouvaitplus être qu’une oligarchie, deux systèmes bien différents, et quecomprendra tout homme assez habile pour lire attentivement les nomspatronymiques des lords de la chambre haute. Certes, legouvernement royal eut de bonnes intentions&|160;; mais il oubliaitconstamment qu’il faut tout faire vouloir au peuple, même sonbonheur, et que la France, femme capricieuse, veut être heureuse oubattue à son gré. S’il y avait eu beaucoup de ducs de Laval, que samodestie a fait digne de son nom, le trône de la branche aînéeserait devenu solide autant que l’est celui de la maison deHanovre. En 1814, mais surtout en 1820, la noblesse française avaità dominer l’époque la plus instruite, la bourgeoisie la plusaristocratique, le pays le plus femelle du monde. Le faubourgSaint-Germain pouvait bien facilement conduire et amuser une classemoyenne, ivre de distinctions, amoureuse d’art et de science. Maisles mesquins meneurs de cette grande époque intelligentiellehaïssaient tous l’art et la science. Ils ne surent même pasprésenter la religion, dont ils avaient besoin, sous les poétiquescouleurs qui l’eussent fait aimer. Quand Lamartine, La Mennais,Montalembert et quelques autres écrivains de talent doraient depoésie, rénovaient ou agrandissaient les idées religieuses, tousceux qui gâchaient le gouvernement faisaient sentir l’amertume dela religion. Jamais nation ne fut plus complaisante, elle étaitalors comme une femme fatiguée qui devient facile&|160;; jamaispouvoir ne fit alors plus de maladresses : la France et la femmeaiment mieux les fautes. Pour se réintégrer, pour fonder un grandgouvernement oligarchique, la noblesse du faubourg devait sefouiller avec bonne foi afin de trouver en elle-même la monnaie deNapoléon, s’éventrer pour demander aux creux de ses entrailles unRichelieu constitutionnel&|160;; si ce génie n’était pas en elle,aller le chercher jusque dans le froid grenier où il pouvait êtreen train de mourir, et se l’assimiler, comme la chambre des lordsanglais s’assimile constamment les aristocrates de hasard. Puis,ordonner à cet homme d’être implacable, de retrancher les branchespourries, de recéper l’arbre aristocratique. Mais d’abord, le grandsystème du torysme anglais était trop immense pour de petitestêtes&|160;; et son importation demandait trop de temps auxFrançais, pour lesquels une réussite lente vaut un fiasco.D’ailleurs, loin d’avoir cette politique rédemptrice qui vachercher la force là où Dieu l’a mise, ces grandes petites genshaïssaient toute force qui ne venait pas d’eux&|160;; enfin, loinde se rajeunir, le faubourg Saint-Germain s’est avieilli.L’étiquette, institution de seconde nécessité, pouvait êtremaintenue si elle n’eût paru que dans les grandes occasions&|160;;mais l’étiquette devint une lutte quotidienne, et au lieu d’êtreune question d’art ou de magnificence, elle devint une question depouvoir. S’il manqua d’abord au trône un de ces conseillers aussigrands que les circonstances étaient grandes, l’aristocratie manquasurtout de la connaissance de ses intérêts généraux, qui aurait pusuppléer à tout. Elle s’arrêta devant le mariage de monsieur deTalleyrand, le seul homme qui eût une de ces têtes métalliques oùse forgent à neuf les systèmes politiques par lesquels reviventglorieusement les nations. Le faubourg se moqua des ministres quin’étaient pas gentilshommes, et ne donnait pas de gentilshommesassez supérieurs pour être ministres&|160;; il pouvait rendre desservices véritables au pays en ennoblissant les justices de paix,en fertilisant le sol, en construisant des routes et des canaux, ense faisant puissance territoriale agissante&|160;; mais il vendaitses terres pour jouer à la Bourse. Il pouvait priver la bourgeoisiede ses hommes d’action et de talent dont l’ambition minait lepouvoir, en leur ouvrant ses rangs&|160;; il a préféré lescombattre, et sans armes&|160;; car il n’avait plus qu’en traditionce qu’il possédait jadis en réalité. Pour le malheur de cettenoblesse, il lui restait précisément assez de ses diverses fortunespour soutenir sa morgue. Contente de ses souvenirs, aucune de cesfamilles ne songea sérieusement à faire prendre des armes à sesaînés, parmi le faisceau que le dix-neuvième siècle jetait sur laplace publique. La jeunesse, exclue des affaires, dansait chezMadame, au lieu de continuer à Paris, par l’influence de talentsjeunes, consciencieux, innocents de l’Empire et de la République,l’œuvre que les clefs de chaque famille auraient commencées dansles départements en y conquérant la reconnaissance de leurs titrespar de continuels plaidoyers en faveur des intérêts locaux, en s’yconformant à l’esprit du siècle, en refondant la caste au goût dutemps. Concentrée dans son faubourg Saint-Germain, où vivaitl’esprit des anciennes oppositions féodales mêlé à celui del’ancienne cour, l’aristocratie, mal unie au château des Tuileries,fut plus facile à vaincre, n’existant que sur un point et surtoutaussi mal constituée qu’elle l’était dans la Chambre des Pairs.Tissue dans le pays, elle devenait indestructible&|160;; acculéedans son faubourg, adossée au château, étendue dans le budget, ilsuffisait d’un coup de hache pour trancher le fil de sa vieagonisante, et la plate figure d’un petit avocat s’avança pourdonner ce coup de hache. Malgré l’admirable discours de monsieurRoyer-Collard, l’hérédité de la pairie et ses majorats tombèrentsous les pasquinades d’un homme qui se vantait d’avoir adroitementdisputé quelques têtes au bourreau, mais qui tuait maladroitementde grandes institutions. Il se trouve là des exemples et desenseignements pour l’avenir. Si l’oligarchie française n’avait pasune vie future, il y aurait je ne sais quelle cruauté triste à lagehenner après son décès, et alors il ne faudrait plus que penser àson sarcophage&|160;; mais si le scalpel des chirurgiens est dur àsentir, il rend parfois la vie aux mourants. Le faubourgSaint-Germain peut se trouver plus puissant persécuté qu’il nel’était triomphant, s’il veut avoir un chef et un système.

Maintenant il est facile de résumer cet aperçu semi-politique.Ce défaut de vues larges et ce vaste ensemble de petitesfautes&|160;; l’envie de rétablir de hautes fortunes dont chacun sepréoccupait&|160;; un besoin réel de religion pour soutenir lapolitique&|160;; une soif de plaisir, qui nuisait à l’espritreligieux, et nécessita des hypocrisies&|160;; les résistancespartielles de quelques esprits élevés qui voyaient juste et quecontrarièrent les rivalités de cour&|160;; la noblesse de province,souvent plus pure de race que ne l’est la noblesse de cour, maisqui, trop souvent froissée, se désaffectionna&|160;; toutes cescauses se réunirent pour donner au faubourg Saint-Germain les mœursles plus discordantes. Il ne fut ni compacte dans son système, niconséquent dans ses actes, ni complétement moral, ni franchementlicencieux, ni corrompu ni corrupteur&|160;; il n’abandonna pasentièrement les questions qui lui nuisaient et n’adopta pas lesidées qui l’eussent sauvé. Enfin, quelque débiles que fussent lespersonnes, le parti s’était néanmoins armé de tous les grandsprincipes qui font la vie des nations. Or, pour périr dans saforce, que faut-il être&|160;? Il fut difficile dans le choix despersonnes présentées&|160;; il eut du bon goût, du méprisélégant&|160;; mais sa chute n’eut certes rien d’éclatant ni dechevaleresque. L’émigration de 89 accusait encore dessentiments&|160;; en 1830, l’émigration à l’intérieur n’accuse plusque des intérêts. Quelques hommes illustres dans les lettres, lestriomphes de la tribune, monsieur de Talleyrand dans les congrès,la conquête d’Alger, et plusieurs noms redevenus historiques surles champs de bataille, montrent à l’aristocratie française lesmoyens qui lui restent de se nationaliser et de faire encorereconnaître ses titres, si toutefois elle daigne. Chez les êtresorganisés il se fait un travail d’harmonie intime. Un homme est-ilparesseux, la paresse se trahit en chacun de ses mouvements. Demême, la physionomie d’une classe d’hommes se conforme à l’espritgénéral, à l’âme qui en anime le corps. Sous la Restauration, lafemme du faubourg Saint-Germain ne déploya ni la fière hardiesseque les dames de la cour portaient jadis dans leurs écarts, ni lamodeste grandeur des tardives vertus par lesquelles elles expiaientleurs fautes, et qui répandaient autour d’elles un si vif éclat.Elle n’eut rien de bien léger, rien de bien grave. Ses passions,sauf quelques exceptions, furent hypocrites&|160;; elle transigeapour ainsi dire avec leurs jouissances. Quelques-unes de cesfamilles menèrent la vie bourgeoise de la duchesse d’Orléans, dontle lit conjugal se montrait si ridiculement aux visiteurs duPalais-Royal&|160;; deux ou trois à peine continuèrent les mœurs dela Régence, et inspirèrent une sorte de dégoût à des femmes plushabiles. Cette nouvelle grande dame n’eut aucune influence sur lesmœurs : elle pouvait néanmoins beaucoup, elle pouvait, en désespoirde cause, offrir le spectacle imposant des femmes de l’aristocratieanglaise&|160;; mais elle hésita niaisement entre d’anciennestraditions, fut dévote de force, et cacha tout, même ses bellesqualités. Aucune de ces Françaises ne put créer de salon où lessommités sociales vinssent prendre des leçons de goût etd’élégance. Leur voix, jadis si imposante en littérature, cettevivante expression des sociétés, y fut tout à fait nulle. Or, quandune littérature n’a pas de système général, elle ne fait pas corpset se dissout avec son siècle. Lorsque, dans un temps quelconque,il se trouve au milieu d’une nation un peuple à part ainsiconstitué, l’historien y rencontre presque toujours une figureprincipale qui résume les vertus et les défauts de la masse àlaquelle elle appartient : Coligny chez les huguenots, leCoadjuteur au sein de la Fronde, le maréchal de Richelieu sousLouis XV, Danton dans la Terreur. Cette identité de physionomieentre un homme et son cortége historique est dans la nature deschoses. Pour mener un parti ne faut-il pas concorder à ses idées,pour briller dans une époque ne faut-il pas la représenter&|160;?De cette obligation constante où se trouve la tête sage et prudentedes partis d’obéir aux préjugés et aux folies des masses qui enfont la queue dérivent les actions que reprochent certainshistoriens aux chefs de parti, quand, à distance des terriblesébullitions populaires, ils jugent à froid les passions les plusnécessaires à la conduite des grandes luttes séculaires. Ce qui estvrai dans la comédie historique des siècles est également vrai dansla sphère plus étroite des scènes partielles du drame nationalappelé les Mœurs.

Au commencement de la vie éphémère que mena le faubourgSaint-Germain pendant la Restauration, et à laquelle, si lesconsidérations précédentes sont vraies, il ne sut pas donner deconsistance, une jeune femme fut passagèrement le type le pluscomplet de la nature à la fois supérieure et faible, grande etpetite, de sa caste. C’était une femme artificiellement instruite,réellement ignorante&|160;; pleine de sentiments élevés, maismanquant d’une pensée qui les coordonnât&|160;; dépensant les plusriches trésors de l’âme à obéir aux convenances&|160;; prête àbraver la société, mais hésitant et arrivant à l’artifice par suitede ses scrupules&|160;; ayant plus d’entêtement que de caractère,plus d’engouement que d’enthousiasme, plus de tête que decœur&|160;; souverainement femme et souverainement coquette,Parisienne surtout&|160;; aimant l’éclat, les fêtes neréfléchissant pas, ou réfléchissant trop tard&|160;; d’uneimprudence qui arrivait presque à de la poésie&|160;; insolente àravir, mais humble au fond du cœur&|160;; affichant la force commeun roseau bien droit, mais, comme ce roseau, prête à fléchir sousune main puissante&|160;; parlant beaucoup de la religion, mais nel’aimant pas, et cependant prête à l’accepter comme un dénoûment.Comment expliquer une créature véritablement multiple, susceptibled’héroïsme, et oubliant d’être héroïque pour dire uneméchanceté&|160;; jeune et suave, moins vieille de cœur quevieillie par les maximes de ceux qui l’entouraient, et comprenantleur philosophie égoïste sans l’avoir appliquée&|160;; ayant tousles vices du courtisan et toutes les noblesses de la femmeadolescente&|160;; se défiant de tout, et néanmoins se laissantparfois aller à tout croire&|160;? Ne serait-ce pas toujours unportrait inachevé que celui de cette femme en qui les teintes lesplus chatoyantes se heurtaient, mais en produisant une confusionpoétique, parce qu’il y avait une lumière divine, un éclat dejeunesse qui donnait à ces traits confus une sorted’ensemble&|160;? La grâce lui servait d’unité. Rien n’était joué.Ces passions, ces demi-passions, cette velléité de grandeur, cetteréalité de petitesse, ces sentiments froids et ces élans chaleureuxétaient naturels et ressortaient de sa situation autant que decelle de l’aristocratie à laquelle elle appartenait. Elle secomprenait toute seule et se menait orgueilleusement au-dessus dumonde, à l’abri de son nom. Il y avait du moi de Médée dans sa vie,comme dans celle de l’aristocratie, qui se mourait sans vouloir nise mettre sur son séant, ni tendre la main à quelque médecinpolitique, ni toucher, ni être touchée, tant elle se sentait faibleou déjà poussière. La duchesse de Langeais, ainsi se nommait-elle,était mariée depuis environ quatre ans quand la Restauration futconsommée, c’est-à-dire en 1816, époque à laquelle Louis XVIII,éclairé par la révolution des Cent Jours, comprit sa situation etson siècle, malgré son entourage, qui, néanmoins, triompha plustard de ce Louis XI moins la hache, lorsqu’il fut abattu par lamaladie. La duchesse de Langeais était une Navarreins, familleducale, qui, depuis Louis XIV, avait pour principe de ne pointabdiquer son titre dans ses alliances. Les filles de cette maisondevaient avoir tôt ou tard, de même que leur mère, un tabouret à lacour. A l’âge de dix-huit ans, Antoinette de Navarreins sortit dela profonde retraite où elle avait vécu pour épouser le fils aînédu duc de Langeais. Les deux familles étaient alors éloignées dumonde&|160;; mais l’invasion de la France faisait présumer auxroyalistes le retour des Bourbons comme la seule conclusionpossible aux malheurs de la guerre. Les ducs de Navarreins et deLangeais, restés fidèles aux Bourbons, avaient noblement résisté àtoutes les séductions de la gloire impériale, et, dans lescirconstances où ils se trouvaient lors de cette union, ils durentnaturellement obéir à la vieille politique de leurs familles.Mademoiselle Antoinette de Navarreins épousa donc, belle et pauvre,monsieur le marquis de Langeais, dont le père mourut quelques moisaprès ce mariage. Au retour des Bourbons, les deux famillesreprirent leur rang, leurs charges, leurs dignités à la cour, etrentrèrent dans le mouvement social, en dehors duquel elless’étaient tenues jusqu’alors. Elles devinrent les plus éclatantessommités de ce nouveau monde politique. Dans ce temps de lâchetéset de fausses conversions, la conscience publique se plut àreconnaître en ces deux familles la fidélité sans tache, l’accordentre la vie privée et le caractère politique, auxquels tous lespartis rendent involontairement hommage. Mais, par un malheur assezcommun dans les temps de transaction, les personnes les plus pureset qui, par l’élévation de leurs vues, la sagesse de leursprincipes, auraient fait croire en France à la générosité d’unepolitique neuve et hardie, furent écartées des affaires, quitombèrent entre les mains de gens intéressés à porter les principesà l’extrême, pour faire preuve de dévouement. Les familles deLangeais et de Navarreins restèrent dans la haute sphère de lacour, condamnées aux devoirs de l’étiquette ainsi qu’aux reprocheset aux moqueries du libéralisme, accusées de se gorger d’honneurset de richesses, tandis que leur patrimoine ne s’augmenta point, etque les libéralités de la Liste Civile se consumèrent en frais dereprésentation, nécessaires à toute monarchie européenne, fût-ellemême républicaine. En 1818, monsieur le duc de Langeais commandaitune division militaire, et la duchesse avait, près d’une princesse,une place qui l’autorisait à demeurer à Paris, loin de son mari,sans scandale. D’ailleurs, le duc avait, outre son commandement,une charge à la cour, où il venait, en laissant, pendant sonquartier, le commandement à un maréchal-de-camp. Le duc et laduchesse vivaient donc entièrement séparés, de fait et de cœur, àl’insu du monde. Ce mariage de convention avait eu le sort assezhabituel de ces pactes de famille. Les deux caractères les plusantipathiques du monde s’étaient trouvés en présence, s’étaientfroissés secrètement, secrètement blessés, désunis à jamais. Puis,chacun d’eux avait obéi à sa nature et aux convenances. Le duc deLangeais, esprit aussi méthodique que pouvait l’être le chevalierde Folard, se livra méthodiquement à ses goûts, à ses plaisirs, etlaissa sa femme libre de suivre les siens, après avoir reconnu chezelle un esprit éminemment orgueilleux, un cœur froid, une grandesoumission aux usages du monde, une loyauté jeune, et qui devaitrester pure sous les yeux des grands parents, à la lumière d’unecour prude et religieuse. Il fit donc à froid le grand seigneur dusiècle précédent, abandonnant à elle-même une femme de vingt-deuxans, offensée gravement, et qui avait dans le caractère uneépouvantable qualité, celle de ne jamais pardonner une offensequand toutes ses vanités de femme, quand son amour-propre, sesvertus peut-être, avaient été méconnus, blessés occultement. Quandun outrage est public, une femme aime à l’oublier, elle a deschances pour se grandir, elle est femme dans sa clémence&|160;;mais les femmes n’absolvent jamais de secrètes offenses, parcequ’elles n’aiment ni les lâchetés, ni les vertus, ni les amourssecrètes.

Telle était la position, inconnue du monde, dans laquelle setrouvait madame la duchesse de Langeais, et à laquelle neréfléchissait pas cette femme, lorsque vinrent des fêtes données àl’occasion du mariage du duc de Berri. En ce moment, la cour et lefaubourg Saint-Germain sortirent de leur atonie et de leur réserve.Là, commença réellement cette splendeur inouïe qui abusa legouvernement de la Restauration. En ce moment, la duchesse deLangeais, soit calcul, soit vanité, ne paraissait jamais dans lemonde sans être entourée ou accompagnée de trois ou quatre femmesaussi distinguées par leur nom que par leur fortune. Reine de lamode, elle avait ses dames d’atours, qui reproduisaient ailleursses manières et son esprit. Elle les avait habilement choisiesparmi quelques personnes qui n’étaient encore ni dans l’intimité dela cour, ni dans le cœur du faubourg Saint-Germain, et qui avaientnéanmoins la prétention d’y arriver&|160;; simples Dominations quivoulaient s’élever jusqu’aux environs du trône et se mêler auxséraphiques puissances de la haute sphère nommée le petit château .Ainsi posée, la duchesse de Langeais était plus forte, elledominait mieux, elle était plus en sûreté. Ses dames la défendaientcontre la calomnie, et l’aidaient à jouer le détestable rôle defemme à la mode. Elle pouvait à son aise se moquer des hommes, despassions, les exciter, recueillir les hommages dont se nourrittoute nature féminine, et rester maîtresse d’elle-même. A Paris etdans la plus haute compagnie, la femme est toujours femme&|160;;elle vit d’encens, de flatteries, d’honneurs. La plus réellebeauté, la figure la plus admirable n’est rien si elle n’estadmirée : un amant, des flagorneries sont les attestations de sapuissance. Qu’est un pouvoir inconnu&|160;? Rien. Supposez la plusjolie femme seule dans le coin d’un salon, elle y est triste. Quandune de ces créatures se trouve au sein des magnificences sociales,elle veut donc régner sur tous les cœurs, souvent faute de pouvoirêtre souveraine heureuse dans un seul. Ces toilettes, ces apprêts,ces coquetteries étaient faites pour les plus pauvres êtres qui sesoient rencontrés, des fats sans esprit, des hommes dont le mériteconsistait dans une jolie figure, et pour lesquels toutes lesfemmes se compromettaient sans profit, de véritables idoles de boisdoré qui, malgré quelques exceptions, n’avaient ni les antécédentsdes petits-maîtres du temps de la Fronde, ni la bonne grosse valeurdes héros de l’empire, ni l’esprit et les manières de leursgrands-pères, mais qui voulaient être gratis quelque chosed’approchant&|160;; qui étaient braves comme l’est la jeunessefrançaise, habiles sans doute s’ils eussent été mis à l’épreuve, etqui ne pouvaient rien être par le règne des vieillards usés qui lestenaient en lisière. Ce fut une époque froide, mesquine et sanspoésie. Peut-être faut-il beaucoup de temps à une restauration pourdevenir une monarchie.

Depuis dix-huit mois, la duchesse de Langeais menait cette viecreuse, exclusivement remplie par le bal, par les visites faitespour le bal, par des triomphes sans objet, par des passionséphémères, nées et mortes pendant une soirée. Quand elle arrivaitdans un salon, les regards se concentraient sur elle, ellemoissonnait des mots flatteurs, quelques expressions passionnéesqu’elle encourageait du geste, du regard, et qui ne pouvaientjamais aller plus loin que l’épiderme. Son ton, ses manières, touten elle faisait autorité. Elle vivait dans une sorte de fièvre devanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. Elle allaitassez loin en conversation, elle écoutait tout, et se dépravait,pour ainsi dire, à la surface du cœur. Revenue chez elle, ellerougissait souvent de ce dont elle avait ri, de telle histoirescandaleuse dont les détails l’aidaient à discuter les théories del’amour qu’elle ne connaissait pas, et les subtiles distinctions dela passion moderne, que de complaisantes hypocrites luicommentaient&|160;; car les femmes, sachant se tout dire entreelles, en perdent plus que n’en corrompent les hommes. Il y eut unmoment où elle comprit que la créature aimée était la seule dont labeauté, dont l’esprit pût être universellement reconnu. Que prouveun mari&|160;? Que, jeune fille, une femme était ou richementdotée, ou bien élevée, avait une mère adroite, ou satisfaisait auxambitions de l’homme&|160;; mais un amant est le constant programmede ses perfections personnelles. Madame de Langeais apprit, jeuneencore, qu’une femme pouvait se laisser aimer ostensiblement sansêtre complice de l’amour, sans l’approuver, sans le contenterautrement que par les plus maigres redevances de l’amour, et plusd’une Sainte-n’y-touche lui révéla les moyens de jouer cesdangereuses comédies. La duchesse eut donc sa cour, et le nombre deceux qui l’adoraient ou la courtisaient fut une garantie de savertu. Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin dela fête, du bal, de la soirée&|160;; puis, le rideau tombé, elle seretrouvait seule, froide, insouciante, et néanmoins revivait lelendemain pour d’autres émotions également superficielles. Il yavait deux ou trois jeunes gens complétement abusés qui l’aimaientvéritablement, et dont elle se moquait avec une parfaiteinsensibilité. Elle se disait : – Je suis aimée, il m’aime&|160;!Cette certitude lui suffisait. Semblable à l’avare satisfait desavoir que ses caprices peuvent être exaucés&|160;; elle n’allaitpeut-être même plus jusqu’au désir.

Un soir elle se trouva chez une de ses amies intimes, madame lavicomtesse de Fontaine, une de ses humbles rivales, qui lahaïssaient cordialement et l’accompagnaient toujours : espèced’amitié armée dont chacun se défie, et où les confidences sonthabilement discrètes, quelquefois perfides. Après avoir distribuéde petits saluts protecteurs, affectueux ou dédaigneux de l’airnaturel à la femme qui connaît toute la valeur de ses sourires, sesyeux tombèrent sur un homme qui lui était conplétement inconnu,mais dont la physionomie large et grave la surprit. Elle sentit enle voyant une émotion assez semblable à celle de la peur.

– Ma chère, demanda-t-elle à madame de Maufrigneuse, quel est cenouveau venu&|160;?

– Un homme dont vous avez sans doute entendu parler, le marquisde Montriveau.

– Ah&|160;! c’est lui.

Elle prit son lorgnon et l’examina fort impertinemment, commeelle eût fait d’un portrait qui reçoit des regards et n’en rendpas.

– Présentez-le-moi donc, il doit être amusant.

– Personne n’est plus ennuyeux ni plus sombre, ma chère, mais ilest à la mode.

Monsieur Armand de Montriveau se trouvait en ce moment, sans lesavoir, l’objet d’une curiosité générale, et le méritait plusqu’aucune de ces idoles passagères dont Paris a besoin et dont ils’amourache pour quelques jours, afin de satisfaire cette passiond’engouement et d’enthousiasme factice dont il est périodiquementtravaillé. Armand de Montriveau était le fils unique du général deMontriveau, un de ces ci-devant qui servirent noblement laRépublique, et qui périt, tué près de Joubert, à Novi. L’orphelinavait été placé par les soins de Bonaparte à l’école de Châlons, etmis, ainsi que plusieurs autres fils de généraux morts sur le champde bataille, sous la protection de la République française. Aprèsêtre sorti de cette école sans aucune espèce de fortune, il entradans l’artillerie, et n’était encore que chef de bataillon lors dudésastre de Fontainebleau. L’arme à laquelle appartenait Armand deMontriveau lui avait offert peu de chances d’avancement. D’abord lenombre des officiers y est plus limité que dans les autres corps del’armé&|160;; puis, les opinions libérales et presque républicainesque professait l’artillerie, les craintes inspirées à l’Empereurpar une réunion d’hommes savants accoutumés à réfléchir,s’opposaient à la fortune militaire de la plupart d’entre eux.Aussi, contrairement aux lois ordinaires, les officiers parvenus augénéralat ne furent-ils pas toujours les sujets les plusremarquables de l’arme, parce que, médiocres, ils donnaient peu decraintes. L’artillerie faisait un corps à part dans l’armée, etn’appartenait à Napoléon que sur les champs de bataille. A cescauses générales, qui peuvent expliquer les retards éprouvés danssa carrière par Armand de Montriveau, il s’en joignait d’autresinhérentes à sa personne et à son caractère. Seul dans le monde,jeté dès l’âge de vingt ans à travers cette tempête d’hommes ausein de laquelle vécut Napoléon, et n’ayant aucun intérêt en dehorsde lui-même, prêt à périr chaque jour, il s’était habitué àn’exister que par une estime intérieure et par le sentiment dudevoir accompli. Il était habituellement silencieux comme le sonttous les hommes timides&|160;; mais sa timidité ne venait pointd’un défaut de courage, c’était une sorte de pudeur qui luiinterdisait toute démonstration vaniteuse. Son intrépidité sur leschamps de bataille n’était point fanfaronne&|160;; il y voyaittout, pouvait donner tranquillement un bon avis à ses camarades, etallait au-devant des boulets tout en se baissant à propos pour leséviter. Il était bon, mais sa contenance le faisait passer pourhautain et sévère. D’une rigueur mathématique en toute chose, iln’admettait aucune composition hypocrite ni avec les devoirs d’uneposition, ni avec les conséquences d’un fait. Il ne se prêtait àrien de honteux, ne demandait jamais rien pour lui&|160;; enfin,c’était un de ces grands hommes inconnus, assez philosophes pourmépriser la gloire, et qui vivent sans s’attacher à la vie, parcequ’ils ne trouvent pas à y développer leur force ou leurssentiments dans toute leur étendue. Il était craint, estimé, peuaimé. Les hommes nous permettent bien de nous élever au-dessusd’eux, mais ils ne nous pardonnent jamais de ne pas descendre aussibas qu’eux. Aussi le sentiment qu’ils accordent aux grandscaractères ne va-t-il pas sans un peu de haine et de crainte. Tropd’honneur est pour eux une censure tacite qu’ils ne pardonnent niaux vivants ni aux morts. Après les adieux de Fontainebleau,Montriveau, quoique noble et titré, fut mis en demi-solde. Saprobité antique effraya le Ministère de la Guerre, où sonattachement aux serments faits à l’aigle impériale était connu.Lors des Cent-Jours il fut nommé colonel de la garde et resta surle champ de bataille de Waterloo. Ses blessures l’ayant retenu enBelgique, il ne se trouva pas à l’armée de la Loire&|160;; mais legouvernement royal ne voulut pas reconnaître les grades donnéspendant les Cent-Jours, et Armand de Montriveau quitta la France.Entraîné par son génie entreprenant, par cette hauteur de penséeque, jusqu’alors, les hasards de la guerre avaient satisfaite, etpassionné par sa rectitude instinctive pour les projets d’unegrande utilité, le général Montriveau s’embarqua dans le desseind’explorer la Haute-Egypte et les parties inconnues de l’Afrique,les contrées du centre surtout, qui excitent aujourd’hui tantd’intérêt parmi les savants. Son expédition scientifique fut longueet malheureuse. Il avait recueilli des notes précieuses destinées àrésoudre les problèmes géographiques ou industriels si ardemmentcherchés, et il était parvenu, non sans avoir surmonté bien desobstacles, jusqu’au cœur de l’Afrique, lorsqu’il tomba par trahisonau pouvoir d’une tribu sauvage. Il fut dépouillé de tout, mis enesclavage et promené pendant deux années à travers les déserts,menacé de mort à tout moment et plus maltraité que ne l’est unanimal dont s’amusent d’impitoyables enfants. Sa force de corps etsa constance d’âme lui firent supporter toutes les horreurs de sacaptivité&|160;; mais il épuisa presque toute son énergie dans sonévasion, qui fut miraculeuse. Il atteignit la colonie française duSénégal, demi-mort, en haillons, et n’ayant plus que d’informessouvenirs. Les immenses sacrifices de son voyage, l’étude desdialectes de l’Afrique, ses découvertes et ses observations, toutfut perdu. Un seul fait fera comprendre ses souffrances. Pendantquelques jours les enfants du scheik de la tribu dont il étaitl’esclave s’amusaient à prendre sa tête pour but dans un jeu quiconsistait à jeter loin des osselets de cheval, et à les y fairetenir. Montriveau revint à Paris vers le milieu de l’année 1818, ils’y trouva ruiné, sans protecteurs, et n’en voulant pas. Il seraitmort vingt fois avant de solliciter quoi que ce fût, même lareconnaissance de ses droits acquis. L’adversité, ses douleursavaient développé son énergie jusque dans les petites choses, etl’habitude de conserver sa dignité d’homme en face de cet êtremoral que nous nommons la conscience, donnait pour lui du prix auxactes en apparence les plus indifférents. Cependant ses rapportsavec les principaux savants de Paris et quelques militairesinstruits firent connaître et son mérite et ses aventures. Lesparticularités de son évasion et de sa captivité, celles de sonvoyage attestaient tant de sang-froid, d’esprit et de courage,qu’il acquit, sans le savoir, cette célébrité passagère dont lessalons de Paris sont si prodigues, mais qui demande des effortsinouïs aux artistes quand ils veulent la perpétuer. Vers la fin decette année, sa position changea subitement. De pauvre, il devintriche, ou du moins il eut extérieurement tous les avantages de larichesse. Le gouvernement royal, qui cherchait à s’attacher leshommes de mérite afin de donner de la force à l’armée, fit alorsquelques concessions aux anciens officiers dont la loyauté et lecaractère connu offraient des garanties de fidélité. Monsieur deMontriveau fut rétabli sur les cadres, dans son grade, reçut sasolde arriérée et fut admis dans la Garde royale. Ces faveursarrivèrent successivement au marquis de Montriveau sans qu’il eûtfait la moindre demande. Des amis lui épargnèrent les démarchespersonnelles auxquelles il se serait refusé. Puis, contrairement àses habitudes, qui se modifièrent tout à coup, il alla dans lemonde, où il fut accueilli favorablement, et où il rencontrapartout les témoignages d’une haute estime. Il semblait avoirtrouvé quelque dénoûment pour sa vie&|160;; mais chez lui tout sepassait en l’homme, il n’y avait rien d’extérieur. Il portait dansla société une figure grave et recueillie, silencieuse et froide.Il y eut beaucoup de succès, précisément parce qu’il tranchaitfortement sur la masse des physionomies convenues qui meublent lessalons de Paris, où il fut effectivement tout neuf. Sa parole avaitla concision du langage des gens solitaires ou des sauvages. Satimidité fut prise pour de la hauteur et plut beaucoup. Il étaitquelque chose d’étrange et de grand, et les femmes furent d’autantplus généralement éprises de ce caractère original, qu’il échappaità leurs adroites flatteries, à ce manège par lequel ellescirconviennent les hommes les plus puissants, et corrodent lesesprits les plus inflexibles. Monsieur de Montriveau ne comprenaitrien à ces petites singeries parisiennes, et son âme ne pouvaitrépondre qu’aux sonores vibrations des beaux sentiments. Il eûtpromptement été laissé là, sans la poésie qui résultait de sesaventures et de sa vie, sans les prôneurs qui le vantaient à soninsu, sans le triomphe d’amour propre qui attendait la femme dontil s’occuperait. Aussi la curiosité de la duchesse de Langeaisétait-elle vive autant que naturelle. Par un effet du hasard, cethomme l’avait intéressée la veille, car elle avait entendu raconterla veille une des scènes qui, dans le voyage de monsieur deMontriveau, produisaient le plus d’impression sur les mobilesimaginations de femme. Dans une excursion vers les sources du Nil,monsieur de Montriveau eut avec un de ses guides le débat le plusextraordinaire qui se connaisse dans les annales des voyages. Ilavait un désert à traverser, et ne pouvait aller qu’à pied au lieuqu’il voulait explorer. Un seul guide était capable de l’y mener.Jusqu’alors aucun voyageur n’avait pu pénétrer dans cette partie dela contrée, où l’intrépide officier présumait devoir trouver lasolution de plusieurs problèmes scientifiques. Malgré lesreprésentations que lui firent et les vieillards du pays et songuide, il entreprit ce terrible voyage. S’armant de tout soncourage aiguisé déjà par l’annonce d’horribles difficultés àvaincre, il partit au matin. Après avoir marché pendant une journéeentière, il se coucha le soir sur le sable, éprouvant une fatigueinconnue, causée par la mobilité du sol, qui semblait à chaque pasfuir sous lui. Cependant il savait que le lendemain il luifaudrait, dès l’aurore, se remettre en route&|160;; mais son guidelui avait promis de lui faire atteindre, vers le milieu du jour, lebut de son voyage. Cette promesse lui donna du courage, lui fitretrouver des forces, et, malgré ses souffrances, il continua saroute, en maudissant un peu la science&|160;; mais honteux de seplaindre devant son guide, il garda le secret de ses peines. Ilavait déjà marché pendant le tiers du jour lorsque, sentant sesforces épuisées et ses pieds ensanglantés par la marche, il demandas’il arriverait bientôt. – Dans une heure, lui dit le guide. Armandtrouva dans son âme pour une heure de force et continua. L’heures’écoula sans qu’il aperçût, même à l’horizon, horizon de sablesaussi vaste que l’est celui de la pleine mer, les palmiers et lesmontagnes dont les cimes devaient annoncer le terme de son voyage.Il s’arrêta, menaça le guide, refusa d’aller plus loin, luireprocha d’être son meurtrier, de l’avoir trompé&|160;; puis deslarmes de rage et de fatigue roulèrent sur ses jouesenflammées&|160;; il était courbé par la douleur renaissante de lamarche, et son gosier lui semblait coagulé par la soif du désert.Le guide, immobile, écoutait ses plaintes d’un air ironique, touten étudiant, avec l’apparente indifférence des Orientaux, lesimperceptibles accidents de ce sable presque noirâtre comme estl’or bruni. – Je me suis trompé, reprit-il froidement. Il y a troplong-temps que j’ai fait ce chemin pour que je puisse reconnaîtreles traces&|160;; nous y sommes bien, mais il faut encore marcherpendant deux heures. – Cet homme a raison, pensa monsieur deMontriveau. Puis il se remit en route, suivant avec peinel’Africain impitoyable, auquel il semblait lié par un fil, comme uncondamné l’est invisiblement au bourreau. Mais les deux heures sepassent, le Français a dépensé ses dernières gouttes d’énergie, etl’horizon est pur, et il n’y voit ni palmiers ni montagnes. Il netrouve plus ni cris ni gémissements, il se couche alors sur lesable pour mourir&|160;; mais ses regards eussent épouvanté l’hommele plus intrépide, il semblait annoncer qu’il ne voulait pas mourirseul. Son guide, comme un vrai démon, lui répondait par un coupd’oeil calme, empreint de puissance, et le laissait étendu, enayant soin de se tenir à une distance qui lui permît d’échapper audésespoir de sa victime. Enfin monsieur de Montriveau trouvaquelques forces pour une dernière imprécation. Le guide serapprocha de lui, le regarda fixement, lui imposa silence et luidit : – N’as-tu pas voulu, malgré nous, aller là ou je temène&|160;? Tu me reproches de te tromper : si je ne l’avais pasfait, tu ne serais pas venu jusqu’ici. Veux-tu la vérité, la voici.Nous avons encore cinq heures de marche, et nous ne pouvons plusretourner sur nos pas. Sonde ton cœur, si tu n’as pas assez decourage, voici mon poignard. Surpris par cette effroyable ententede la douleur et de la force humaine, monsieur de Montriveau nevoulut pas se trouver au-dessous d’un barbare&|160;; et puisantdans son orgueil d’Européen une nouvelle dose de courage, il sereleva pour suivre son guide. Les cinq heures étaient expirées,monsieur de Montriveau n’apercevait rien encore, il tourna vers leguide un oeil mourant&|160;; mais alors le Nubien le prit sur sesépaules, l’éleva de quelques pieds, et lui fit voir à une centainede pas un lac entouré de verdure et d’une admirable forêt,qu’illuminaient les feux du soleil couchant. Ils étaient arrivés àquelque distance d’une espèce de banc de granit immense, souslequel ce paysage sublime se trouvait comme enseveli. Armand crutrenaître, et son guide, ce géant d’intelligence et de courage,acheva son œuvre de dévouement en le portant à travers les sentierschauds et polis à peine tracés sur le granit. Il voyait d’un côtél’enfer des sables, et de l’autre le paradis terrestre de la plusbelle oasis qui fût en ces déserts.

La duchesse, déjà frappée par l’aspect de ce poétiquepersonnage, le fut encore bien plus en apprenant qu’elle voyait enlui le marquis de Montriveau, de qui elle avait rêvé pendant lanuit. S’être trouvée dans les sables brûlants du désert avec lui,l’avoir eu pour compagnon de cauchemar, n’était-ce pas chez unefemme de cette nature un délicieux présage d’amusement&|160;?Jamais homme n’eut mieux qu’Armand la physionomie de son caractère,et ne pouvait plus justement intriguer les regards. Sa tête, grosseet carrée, avait pour principal trait caractéristique une énorme etabondante chevelure noire qui lui enveloppait la figure de manièreà rappeler parfaitement le général Kléber auquel il ressemblait parla vigueur de son front, par la coupe de son visage, par l’audacetranquille des yeux, et par l’espèce de fougue qu’exprimaient sestraits saillants. Il était petit, large de buste, musculeux commeun lion.Quand il marchait, sa pose, sa démarche, le moindre gestetrahissait et je ne sais quelle sécurité de force qui imposait, etquelque chose de despotique. Il paraissait savoir que rien nepouvait s’opposer à sa volonté, peut-être parce qu’il ne voulaitrien que de juste. Néanmoins, semblable à tous les gens réellementforts, il était doux dans son parler, simple dans ses manières, etnaturellement bon. Seulement toutes ces belles qualités semblaientdevoir disparaître dans les circonstances graves où l’homme devientimplacable dans ses sentiments, fixe dans ses résolutions, terribledans ses actions. Un observateur aurait pu voir dans la commissurede ses lèvres un retroussement habituel qui annonçait des penchantsvers l’ironie.

La duchesse de Langeais, sachant de quel prix passager était laconquête de cet homme, résolut, pendant le peu de temps que mit laduchesse de Maufrigneuse à l’aller prendre pour le lui présenter,d’en faire un de ses amants, de lui donner le pas sur tous lesautres, de l’attacher à sa personne, et de déployer pour lui toutesses coquetteries. Ce fut une fantaisie, pur caprice de duchesseavec lequel Lope de Véga ou Calderon a fait le Chien du jardinier .Elle voulut que cet homme ne fût à aucune femme, et n’imagina pasd’être à lui. La duchesse de Langeais avait reçu de la nature lesqualités nécessaires pour jouer les rôles de coquette, et sonéducation les avait encore perfectionnées. Les femmes avaientraison de l’envier, et les hommes de l’aimer. Il ne lui manquaitrien de ce qui peut inspirer l’amour, de ce qui le justifie et dece qui le perpétue. Son genre de beauté, ses manières, son parler,sa pose s’accordaient pour la douer d’une coquetterie naturelle,qui, chez une femme, semble être la conscience de son pouvoir. Elleétait bien faite, et décomposait peut-être ses mouvements avec tropde complaisance, seule affectation qu’on lui pût reprocher. Tout enelle s’harmoniait, depuis le plus petit geste jusqu’à la tournureparticulière de ses phrases, jusqu’à la manière hypocrite dont ellejetait son regard. Le caractère prédominant de sa physionomie étaitune noblesse élégante, que ne détruisait pas la mobilité toutefrançaise de sa personne. Cette attitude incessamment changeanteavait un prodigieux attrait pour les hommes. Elle paraissait devoirêtre la plus délicieuse des maîtresses en déposant son corset etl’attirail de sa représentation. En effet, toutes les joies del’amour existaient en germe dans la liberté de ses regardsexpressifs, dans les câlineries de sa voix, dans la grâce de sesparoles. Elle faisait voir qu’il y avait en elle une noblecourtisane, que démentaient vainement les religions de la duchesse.Qui s’asseyait près d’elle pendant une soirée, la trouvait tour àtour gaie, mélancolique, sans qu’elle eût l’air de jouer ni lamélancolie ni la gaieté. Elle savait être à son gré affable,méprisante, ou impertinente, ou confiante. Elle semblait bonne etl’était. Dans sa situation, rien ne l’obligeait à descendre à laméchanceté. Par moments, elle se montrait tour à tour sans défianceet rusée, tendre à émouvoir, puis dure et sèche à briser le cœur.Mais pour la bien peindre ne faudrait-il pas accumuler toutes lesantithèses féminines&|160;; en un mot, elle était ce qu’ellevoulait être ou paraître. Sa figure un peu trop longue avait de lagrâce, quelque chose de fin, de menu qui rappelait les figures dumoyen âge. Son teint était pâle, légèrement rosé. Tout en ellepéchait pour ainsi dire par un excès de délicatesse.

Monsieur de Montriveau se laissa complaisamment présenter à laduchesse de Langeais, qui, suivant l’habitude des personnesauxquelles un goût exquis fait éviter les banalités, l’accueillitsans l’accabler ni de questions ni de compliments, mais avec unesorte de grâce respectueuse qui devait flatter un homme supérieur,car la supériorité suppose chez un homme un peu de ce tact qui faitdeviner aux femmes tout ce qui est sentiment. Si elle manifestaquelque curiosité, ce fut par ses regards&|160;; si ellecomplimenta, ce fut par ses manières&|160;; et elle déploya cettechatterie de paroles, cette fine envie de plaire qu’elle savaitmontrer mieux que personne. Mais toute sa conversation ne fut enquelque sorte que le corps de la lettre, il devait y avoir unpost-scriptum où la pensée principale allait être dite. Quand,après une demi-heure de causeries insignifiantes, et danslesquelles l’accent, les sourires, donnaient seuls de la valeur auxmots, monsieur de Montriveau parut vouloir discrètement se retirer,la duchesse le retint par un geste expressif.

– Monsieur, lui dit-elle, je ne sais si le peu d’instantspendant lesquels j’ai eu le plaisir de causer avec vous vous aoffert assez d’attrait pour qu’il me soit permis de vous inviter àvenir chez moi&|160;; j’ai peur qu’il n’y ait beaucoup d’égoïsme àvouloir vous y posséder. Si j’étais assez heureuse pour que vousvous y plussiez, vous me trouveriez toujours le soir jusqu’à dixheures.

Ces phrases furent dites d’un ton si coquet, que monsieur deMontriveau ne pouvait se défendre d’accepter l’invitation. Quand ilse rejeta dans les groupes d’hommes qui se tenaient à quelquedistance des femmes, plusieurs de ses amis le félicitèrent, moitiésérieusement, moitié plaisamment, sur l’accueil extraordinaire quelui avait fait la duchesse de Langeais. Cette difficile, cetteillustre conquête, était décidément faite, et la gloire en avaitété réservée à l’artillerie de la Garde. Il est facile d’imaginerles bonnes et mauvaises plaisanteries que ce thème, une fois admis,suggéra dans un de ces salons parisiens où l’on aime tant às’amuser, et où les railleries ont si peu de durée que chacuns’empresse d’en tirer toute la fleur.

Ces niaiseries flattèrent à son insu le général. De la place oùil s’était mis, ses regards furent attirés par mille réflexionsindécises vers la duchesse&|160;; et il ne put s’empêcher des’avouer à lui-même que, de toutes les femmes dont la beauté avaitséduit ses yeux, nulle ne lui avait offert une plus délicieuseexpression des vertus, des défauts, des harmonies que l’imaginationla plus juvénile puisse vouloir en France à une maîtresse. Quelhomme, en quelque rang que le sort l’ait placé, n’a pas senti dansson âme une jouissance indéfinissable en rencontrant, chez unefemme qu’il choisit, même rêveusement, pour sienne, les triplesperfections morales, physiques et sociales qui lui permettent detoujours voir en elle tous ses souhaits accomplis&|160;? Si cen’est pas une cause d’amour, cette flatteuse réunion est certes undes plus grands véhicules du sentiment. Sans la vanité, disait unprofond moralise du siècle dernier, l’amour est un convalescent. Ily a certes, pour l’homme comme pour la femme, un trésor de plaisirsdans la supériorité de la personne aimée. N’est-ce pas beaucoup,pour ne pas dire tout, de savoir que notre amour-propre nesouffrira jamais en elle&|160;; qu’elle est assez noble pour nejamais recevoir les blessures d’un coup d’oeil méprisant, assezriche pour être entourée d’un éclat égal à celui dont s’environnentmême les rois éphémères de la finance, assez spirituelle pour nejamais être humiliée par une fine plaisanterie, et assez belle pourêtre la rivale de tout son sexe&|160;? Ces réflexions, un homme lesfait en un clin d’oeil. Mais si la femme qui les lui inspire luiprésente en même temps, dans l’avenir de sa précoce passion, leschangeantes délices de la grâce, l’ingénuité d’une âme vierge, lesmille plis du vêtement des coquettes, les dangers de l’amour,n’est-ce pas à remuer le cœur de l’homme le plus froid&|160;? Voicidans quelle situation se trouvait en ce moment monsieur deMontriveau, relativement à la femme, et le passé de sa vie garantiten quelque sorte la bizarrerie du fait. Jeté jeune dans l’ouragandes guerres françaises, ayant toujours vécu sur les champs debataille, il ne connaissait de la femme que ce qu’un voyageurpressé, qui va d’auberge en auberge, peut connaître d’un pays.Peut-être aurait-il pu dire de sa vie ce que Voltaire disait àquatre-vingts ans de la sienne, et n’avait-il pas trente-septsottises à se reprocher&|160;? Il était, à son âge, aussi neuf enamour que l’est un jeune homme qui vient de lire Faublas encachette. De la femme, il savait tout&|160;; mais de l’amour, il nesavait rien&|160;; et sa virginité de sentiment lui faisait ainsides désirs tout nouveaux. Quelques hommes, emportés par les travauxauxquels les ont condamnés la misère ou l’ambition, l’art ou lascience, comme monsieur de Montriveau avait été emporté par lecours de la guerre et les événements de sa vie, connaissent cettesingulière situation, et l’avouent rarement. A Paris, tous leshommes doivent avoir aimé. Aucune femme n’y veut de ce dont aucunen’a voulu. De la crainte d’être pris pour un sot, procèdent lesmensonges de la fatuité générale en France, où passer pour un sot,c’est ne pas être du pays. En ce moment, monsieur de Montriveau futà la fois saisi par un violent désir, un désir grandi dans lachaleur des déserts, et par un mouvement de cœur dont il n’avaitpas encore connu la bouillante étreinte. Aussi fort qu’il étaitviolent, cet homme sut réprimer ses émotions&|160;; mais, tout encausant de choses indifférentes, il se retirait en lui-même, et sejurait d’avoir cette femme, seule pensée par laquelle il pouvaitentrer dans l’amour. Son désir devint un serment fait à la manièredes Arabes avec lesquels il avait vécu, et pour lesquels un sermentest un contrat passé entre eux et toute leur destinée, qu’ilssubordonnent à la réussite de l’entreprise consacrée par leserment, et dans laquelle ils ne comptent même plus leur mort quecomme un moyen de plus pour le succès. Un jeune homme se serait dit: – Je voudrais bien avoir la duchesse de Langeais pourmaîtresse&|160;! un autre : – Celui qui sera aimé de la duchesse deLangeais sera un bien heureux coquin&|160;! Mais le général se dit: – J’aurai pour maîtresse madame de Langeais. Quand un hommevierge de cœur, et pour qui l’amour devient une religion, conçoitune semblable pensée, il ne sait pas dans quel enfer il vient demettre le pied.

Monsieur de Montriveau s’échappa brusquement du salon, et revintchez lui dévoré par les premiers accès de sa première fièvreamoureuse. Si, vers milieu de l’âge, un homme garde encore lescroyances, les illusions, les franchises, l’impétuosité del’enfance, son premier geste est pour ainsi dire d’avancer la mainpour s’emparer de ce qu’il désire&|160;; puis, quand il a sondé lesdistances presque impossibles à franchir qui l’en séparent, il estsaisi, comme les enfants, d’une sorte d’étonnement ou d’impatiencequi communique de la valeur à l’objet souhaité, il tremble ou ilpleure. Aussi le lendemain, après les plus orageuses réflexions quilui eussent bouleversé l’âme, Armand de Montriveau se trouva-t-ilsous le joug de ses sens, que concentra la pression d’un amourvrai. Cette femme si cavalièrement traitée la veille était devenuele lendemain le plus saint, le plus redouté des pouvoirs. Elle futdès lors pour lui le monde et la vie. Le seul souvenir des pluslégères émotions qu’elle lui avait données faisait pâlir ses plusgrandes joies, ses plus vives douleurs jadis ressenties. Lesrévolutions les plus rapides ne trompent que les intérêts del’homme, tandis qu’une passion en renverse les sentiments. Or, pourceux qui vivent plus par le sentiment que par l’intérêt, pour ceuxqui ont plus d’âme et de sang que d’esprit et de lymphe, un amourréel produit un changement complet d’existence. D’un seul trait,par une seule réflexion, Armand de Montriveau effaça donc toute savie passée. Après s’être vingt fois demandé, comme un enfant : -Irai-je&|160;? N’irai-je pas&|160;? il s’habilla, vint à l’hôtel deLangeais vers huit heures du soir, et fut admis auprès de la femme,non pas de la femme, mais de l’idole qu’il avait vue la veille, auxlumières, comme une fraîche et pure jeune fille vêtue de gaze, deblondes et de voiles. Il arrivait impétueusement pour lui déclarerson amour, comme s’il s’agissait du premier coup de canon sur unchamp de bataille. Pauvre écolier&|160;! Il trouva sa vaporeusesylphide enveloppée d’un peignoir de cachemire brun habilementbouillonné, languissamment couchée sur le divan d’un obscurboudoir. Madame de Langeais ne se leva même pas, elle ne montra quesa tête, dont les cheveux étaient en désordre, quoique retenus dansun voile. Puis d’une main qui, dans le clair obscur produit par latremblante lueur d’une seule bougie placée loin d’elle, parut auxyeux de Montriveau blanche comme une main de marbre, elle lui fitsigne de s’asseoir, et lui dit d’une voix aussi douce que l’étaitla lueur : si ce n’eût pas été vous, monsieur le marquis, si c’eûtété un ami avec lequel j’eusse pu agir sans façon, ou unindifférent qui m’eût légèrement intéressée, je vous auraisrenvoyé. Vous me voyez affreusement souffrante.

Armand se dit en lui-même : – Je vais m’en aller.

– Mais, reprit-elle en lui lançant un regard dont l’ingénumilitaire attribua le feu à la fièvre, je ne sais si c’est unpressentiment de votre bonne visite à l’empressement de laquelle jesuis on ne peut pas plus sensible, depuis un instant je sentais matête se dégager de ses vapeurs.

– Je puis donc rester, lui dit Montriveau.

– Ah&|160;! je serais bien fâchée de vous voir partir. Je medisais déjà ce matin que je ne devais pas avoir fait sur vous lamoindre impression&|160;; que vous aviez sans doute pris moninvitation pour une de ces phrases banales prodiguées au hasard parles Parisiennes, et je pardonnais d’avance à votre ingratitude. Unhomme qui arrive des déserts n’est pas tenu de savoir combien notrefaubourg est exclusif dans ses amitiés.

Ces gracieuses paroles, à demi murmurées, tombèrent une à une,et furent comme chargées du sentiment joyeux qui paraissait lesdicter. La duchesse voulait avoir tous les bénéfices de samigraine, et sa spéculation eut un plein succès. Le pauvremilitaire souffrait réellement de la fausse souffrance de cettefemme. Comme Crillon entendant le récit de la passion deJésus-Christ, il était prêt à tirer son épée contre les vapeurs.Hé&|160;! comment alors oser parler à cette malade de l’amourqu’elle inspirait&|160;? Armand comprenait déjà qu’il étaitridicule de tirer son amour à brûle-pourpoint sur une femme sisupérieure. Il entendit par une seule pensée toutes lesdélicatesses du sentiment et les exigences de l’âme. Aimer,n’est-ce pas savoir bien plaider, mendier, attendre&|160;? Cetamour ressenti, ne fallait-il pas le prouver&|160;? Il se trouva lalangue immobile, glacée par les convenances du noble faubourg, parla majesté de la migraine, et par les timidités de l’amour vrai.Mais nul pouvoir au monde ne put voiler les regards de ses yeuxdans lesquels éclataient la chaleur, l’infini du désert, des yeuxcalmes comme ceux des panthères, et sur lesquels ses paupières nes’abaissaient que rarement. Elle aima beaucoup ce regard fixe quila baignait de lumière et d’amour.

– Madame la duchesse, répondit-il, je craindrais de vous maldire la reconnaissance que m’inspirent vos bontés. En ce moment jene souhaite qu’une seule chose, le pouvoir de dissiper vossouffrances.

– Permettez que je me débarrasse de ceci, j’ai maintenant tropchaud, dit-elle en faisant sauter par un mouvement plein de grâcele coussin qui lui couvrait les pieds, qu’elle laissa voir danstoute leur clarté.

– Madame, en Asie, vos pieds vaudraient presque dix millesequins.

– Compliment de voyageur, dit-elle en souriant.

Cette spirituelle personne prit plaisir à jeter le rudeMontriveau dans une conversation pleine de bêtises, de lieuxcommuns et de non-sens, où il manœuvra, militairement parlant,comme eût fait le prince Charles aux prises avec Napoléon. Elles’amusa malicieusement à reconnaître l’étendue de cette passioncommencée, d’après le nombre de sottises arrachées à ce débutant,qu’elle amenait à petits pas dans un labyrinthe inextricable oùelle voulait le laisser honteux de lui-même. Elle débuta donc parse moquer de cet homme, à qui elle se plaisait néanmoins à faireoublier le temps. La longueur d’une première visite est souvent uneflatterie, mais Armand n’en fut pas complice. Le célèbre voyageurétait dans ce boudoir depuis une heure, causant de tout, n’ayantrien dit, sentant qu’il n’était qu’un instrument dont jouait cettefemme, quand elle se dérangea, s’assit, se mit sur le cou le voilequ’elle avait sur la tête, s’accouda, lui fit les honneurs d’unecomplète guérison, et sonna pour faire allumer les bougies duboudoir. A l’inaction absolue dans laquelle elle était restée,succédèrent les mouvements les plus gracieux. Elle se tourna versmonsieur de Montriveau, et lui dit, en réponse à une confidencequ’elle venait de lui arracher et qui parut la vivement intéresser: – Vous voulez vous moquer de moi en tâchant de me donner à penserque vous n’avez jamais aimé. Voilà la grande prétention des hommesauprès de nous. Nous les croyons. Pure politesse&|160;! Nesavons-nous pas à quoi nous en tenir là-dessus parnous-mêmes&|160;? Où est l’homme qui n’a pas rencontré dans sa vieune seule occasion d’être amoureux&|160;! Mais vous aimez noustromper, et nous vous laissons faire, pauvres sottes que noussommes, parce que vos tromperies sont encore des hommages rendus àla supériorité de nos sentiments, qui sont tout pureté.

Cette dernière phrase fut prononcée avec un accent plein dehauteur et de fierté qui fit de cet amant novice une balle jetée aufond d’un abîme, et de la duchesse un ange revolant vers son cielparticulier.

– Diantre&|160;! s’écriait en lui-même Armand de Montriveau,comment s’y prendre pour dire à cette créature sauvage que jel’aime&|160;?

Il l’avait déjà dit vingt fois, ou plutôt la duchesse l’avaitvingt fois lu dans ses regards, et voyait, dans la passion de cethomme vraiment grand, un amusement pour elle, un intérêt à mettredans sa vie sans intérêt. Elle se préparait donc déjà forthabilement à élever autour d’elle une certaine quantité de redoutesqu’elle lui donnerait à emporter avant de lui permettre l’entrée deson cœur. Jouet de ses caprices, Montriveau devait resterstationnaire tout en sautant de difficultés en difficultés comme unde ces insectes tourmenté par un enfant saute d’un doigt sur unautre en croyant avancer, tandis que son malicieux bourreau lelaisse au même point. Néanmoins, la duchesse reconnut avec unbonheur inexprimable que cet homme de caractère ne mentait pas à saparole. Armand n’avait, en effet, jamais aimé. Il allait se retirermécontent de lui, plus mécontent d’elle encore&|160;; mais elle vitavec joie une bouderie qu’elle savait pouvoir dissiper par un mot,d’un regard, d’un geste.

– Viendrez-vous demain soir&|160;? lui dit-elle. Je vais au bal,je vous attendrai jusqu’à dix heures.

Le lendemain Montriveau passa la plus grande partie de lajournée assis à la fenêtre de son cabinet, et occupé à fumer unequantité indéterminée de cigares. Il put atteindre ainsi l’heure des’habiller et d’aller à l’hôtel de Langeais. C’eût été grande pitiépour l’un de ceux qui connaissaient la magnifique valeur de cethomme, de le voir devenu si petit, si tremblant, de savoir cettepensée dont les rayons pouvaient embrasser des mondes, se rétréciraux proportions du boudoir d’une petite-maîtresse. Mais il sesentait lui-même déjà si déchu dans son bonheur, que, pour sauversa vie, il n’aurait pas confié son amour à l’un de ses amisintimes. Dans la pudeur qui s’empare d’un homme quand il aime, n’ya-t-il pas toujours un peu de honte, et ne serait-ce pas sapetitesse qui fait l’orgueil de la femme&|160;? Enfin ne serait-cepas une foule de motifs de ce genre, mais que les femmes nes’expliquent pas, qui les porte presque toutes à trahir lespremières le mystère de leur amour, mystère dont elles se fatiguentpeut-être&|160;?

– Monsieur, dit le valet de chambre, madame la duchesse n’estpas visible, elle s’habille, et vous prie de l’attendre ici.

Armand se promena dans le salon en étudiant le goût répandu dansles moindres détails. Il admira madame de Langeais, en admirant leschoses qui venaient d’elle et en trahissaient les habitudes, avantqu’il pût en saisir la personne et les idées. Après une heureenviron, la duchesse sortit de sa chambre sans faire de bruit.Montriveau se retourna, la vit marchant avec la légèreté d’uneombre, et tressaillit. Elle vint à lui, sans lui direbourgeoisement : – Comment me trouvez-vous&|160;? Elle était sûred’elle, et son regard fixe disait : – Je me suis ainsi parée pourvous plaire. Une vieille fée, marraine de quelque princesseméconnue, avait seule pu tourner autour du cou de cette coquettepersonne le nuage d’une gaze dont les plis avaient des tons vifsque soutenait encore l’éclat d’une peau satinée. La duchesse étaitéblouissante. Le bleu clair de sa robe, dont les ornements serépétaient dans les fleurs de sa coiffure, semblait donner, par larichesse de la couleur, un corps à ses formes frêles devenues toutaériennes&|160;; car, en glissant avec rapidité vers Armand, ellefit voler les deux bouts de l’écharpe qui pendait à ses côtés, etle brave soldat ne put alors s’empêcher de la comparer aux jolisinsectes bleus qui voltigent au-dessus des eaux, parmi les fleurs,avec lesquelles ils paraissent se confondre.

– Je vous ai fait attendre, dit-elle de la voix que saventprendre les femmes pour l’homme auquel elles veulent plaire.

– J’attendrais patiemment une éternité, si je savais trouver laDivinité belle comme vous l’êtes&|160;; mais ce n’est pas uncompliment que de vous parler de votre beauté, vous ne pouvez plusêtre sensible qu’à l’adoration. Laissez-moi donc seulement baiservotre écharpe.

– Ah, fi&|160;! dit-elle en faisant un geste d’orgueil, je vousestime assez pour vous offrir ma main.

Et elle lui tendit à baiser sa main encore humide. Une main defemme, au moment où elle sort de son bain de senteur, conserve jene sais quelle fraîcheur douillette, une mollesse veloutée dont lachatouilleuse impression va des lèvres à l’âme. Aussi, chez unhomme épris qui a dans les sens autant de volupté qu’il a d’amourau cœur, ce baiser, chaste en apparence, peut-il exciter deredoutables orages.

– Me la tendrez-vous toujours ainsi&|160;? dit humblement legénéral en baisant avec respect cette main dangereuse.

– Oui&|160;; mais nous en resterons là, dit-elle ensouriant.

Elle s’assit et parut fort maladroite à mettre ses gants, envoulant en faire glisser la peau d’abord trop étroite le long deses doigts, et regarder en même temps monsieur de Montriveau, quiadmirait alternativement la duchesse et la grâce de ses gestesréitérés.

– Ah&|160;! c’est bien, dit-elle, vous avez été exact, j’aimel’exactitude. Sa Majesté dit qu’elle est la politesse desrois&|160;; mais, selon moi, de vous à nous, je la crois la plusrespectueuse des flatteries. Hé&|160;! n’est-ce pas&|160;? Ditesdonc.

Puis elle le guigna de nouveau pour lui exprimer une amitiédécevante, en le trouvant muet de bonheur, et tout heureux de cesriens. Ah&|160;! la duchesse entendait à merveille son métier defemme, elle savait admirablement rehausser un homme à mesure qu’ilse rapetissait, et le récompenser par de creuses flatteries àchaque pas qu’il faisait pour descendre aux niaiseries de lasentimentalité.

– Vous n’oublierez jamais de venir à neuf heures.

– Oui, mais irez-vous donc au bal tous les soirs&|160;?

– Le sais-je&|160;? répondit-elle en haussant les épaules par unpetit geste enfantin comme pour avouer qu’elle était toute capriceet qu’un amant devait la prendre ainsi. – D’ailleurs, reprit-elle,que vous importe&|160;? vous m’y conduirez.

– Pour ce soir, dit-il, ce serait difficile, je ne suis pas misconvenablement.

– Il me semble, répondit-elle en le regardant avec fierté, quesi quelqu’un doit souffrir de votre mise, c’est moi. Mais sachez,monsieur le voyageur, que l’homme dont j’accepte le bras esttoujours au-dessus de la mode, personne n’oserait le critiquer. Jevois que vous ne connaissez pas le monde, je vous en aimedavantage.

Et elle le jetait déjà dans les petitesses du monde, en tâchantde l’initier aux vanités d’une femme à la mode.

– Si elle veut faire une sottise pour moi, se dit en lui-mêmeArmand, je serais bien niais de l’en empêcher. Elle m’aime sansdoute, et, certes, elle ne méprise pas le monde plus que je ne leméprise moi-même&|160;! ainsi va pour le bal&|160;!

La duchesse pensait sans doute qu’en voyant le général la suivreau bal en bottes et en cravate noire, personne n’hésiterait à lecroire passionnément amoureux d’elle. Heureux de voir la reine dumonde élégant vouloir se compromettre pour lui, le général eut del’esprit en ayant de l’espérance. Sûr de plaire, il déploya sesidées et ses sentiments, sans ressentir la contrainte qui, laveille, lui avait gêné le cœur. Cette conversation substantielle,animée, remplie par ces premières confidences aussi douces à direqu’à entendre, séduisit-elle madame de Langeais, ou avait-elleimaginé cette ravissante coquetterie&|160;; mais elle regardamalicieusement la pendule quand minuit sonna.

– Ah&|160;! vous me faites manquer le bal&|160;! dit-elle enexprimant de la surprise et du dépit de s’être oubliée. Puis, ellese justifia le changement de ses jouissances par un sourire qui fitbondir le cœur d’Armand.

– J’avais bien promis à madame de Beauséant, ajouta-t-elle. Ilsm’attendent tous.

– Hé&|160;! bien, allez.

– Non, continuez, dit-elle. Je reste. Vos aventures en Orient mecharment. Racontez-moi bien toute votre vie. J’aime à participeraux souffrances ressenties par un homme de courage, car je lesressens, vrai&|160;! Elle jouait avec son écharpe, la tordait, ladéchirait par des mouvements d’impatience qui semblaient accuser unmécontentement intérieur et de profondes réflexions. – Nous nevalons rien, nous autres, reprit-elle. Ah&|160;! nous sommesd’indignes personnes, égoïstes, frivoles. Nous ne savons que nousennuyer à force d’amusements. Aucune de nous ne comprend le rôle desa vie. Autrefois, en France, les femmes étaient des lumièresbienfaisantes, elles vivaient pour soulager ceux qui pleurent,encourager les grandes vertus, récompenser les artistes et enanimer la vie par de nobles pensées. Si le monde est devenu sipetit, à nous la faute. Vous me faites haïr ce monde et le bal.Non, je ne vous sacrifie pas grand’chose. Elle acheva de détruireson écharpe, comme un enfant qui, jouant avec une fleur, finit paren arracher tous les pétales&|160;; elle la roula, la jeta loind’elle, et put ainsi montrer son cou de cygne. Elle sonna. – Je nesortirai pas, dit-elle à son valet de chambre. Puis elle reportatimidement ses longs yeux bleus sur Armand, de manière à lui faireaccepter, par la crainte qu’ils exprimaient, cet ordre pour unaveu, pour une première, pour une grande faveur. – Vous avez eubien des peines, dit-elle après une pause pleine de pensées et aveccet attendrissement qui souvent est dans la voix des femmes sansêtre dans le cœur.

– Non, répondit Armand. Jusqu’aujourd’hui, je ne savais pas cequ’était le bonheur.

– Vous le savez donc, dit-elle en le regardant en dessous d’unair hypocrite et rusé.

– Mais, pour moi désormais, le bonheur, n’est-ce pas de vousvoir, de vous entendre… Jusqu’à présent je n’avais que souffert, etmaintenant je comprends que je puis être malheureux…

– Assez, assez, dit-elle, allez-vous-en, il est minuit,respectons les convenances. Je ne suis pas allée au bal, vous étiezlà. Ne faisons pas causer. Adieu. Je ne sais ce que je dirai, maisla migraine est bonne personne et ne nous donne jamais dedémentis.

– Y a-t-il bal demain&|160;? demanda-t-il.

– Vous vous y accoutumeriez, je crois. Hé&|160;! bien, oui,demain nous irons encore au bal.

Armand s’en alla l’homme le plus heureux du monde, et vint tousles soirs chez madame de Langeais à l’heure qui, par une sorte deconvention tacite, lui fut réservée. Il serait fastidieux et ceserait pour une multitude de jeunes gens qui ont de ces beauxsouvenirs une redondance que de faire marcher ce récit pas à pas,comme marchait le poème de ces conversations secrètes dont le coursavance ou retarde au gré d’une femme par une querelle de mots quandle sentiment va trop vite, par une plainte sur les sentiments quandles mots ne répondent plus à sa pensée. Aussi, pour marquer leprogrès de cet ouvrage à la Pénélope, peut-être faudrait-il s’entenir aux expressions matérielles du sentiment. Ainsi, quelquesjours après la première rencontre de la duchesse et d’Armand deMontriveau, l’assidu général avait conquis en toute propriété ledroit de baiser les insatiables mains de sa maîtresse. Partout oùallait madame de Langeais, se voyait inévitablement monsieur deMontriveau, que certaines personnes nommèrent, en plaisantant, leplanton de la duchesse . Déjà la position d’Armand lui avait faitdes envieux, des jaloux, des ennemis. Madame de Langeais avaitatteint à son but. Le marquis se confondait parmi ses nombreuxadmirateurs, et lui servait à humilier ceux qui se vantaient d’êtredans ses bonnes grâces, en lui donnant publiquement le pas sur tousles autres.

– Décidément, disait madame de Sérizy, monsieur de Montriveauest l’homme que la duchesse distingue le plus.

Qui ne sait pas ce que veut dire, à Paris, être distingué parune femme&|160;? Les choses étaient ainsi parfaitement en règle. Cequ’on se plaisait à raconter du général le rendit si redoutable,que les jeunes gens habiles abdiquèrent tacitement leursprétentions sur la duchesse, et ne restèrent dans sa sphère quepour exploiter l’importance qu’ils y prenaient, pour se servir deson nom, de sa personne, pour s’arranger au mieux avec certainespuissances du second ordre, enchantées d’enlever un amant à madamede Langeais. La duchesse avait l’oeil assez perspicace pourapercevoir ces désertions et ces traités dont son orgueil ne luipermettait pas d’être la dupe. Alors elle savait, disait monsieurle prince de Talleyrand, qui l’aimait beaucoup, tirer un regain devengeance par un mot à deux tranchants dont elle frappait cesépousailles morganatiques . Sa dédaigneuse raillerie ne contribuaitpas médiocrement à la faire craindre et passer pour une personneexcessivement spirituelle. Elle consolidait ainsi sa réputation devertu, tout en s’amusant des secrets d’autrui, sans laisserpénétrer les siens. Néanmoins, après deux mois d’assiduités, elleeut, au fond. de l’âme, une sorte de peur vague en voyant quemonsieur de Montriveau ne comprenait rien aux finesses de lacoquetterie Faubourg-Saint-Germanesque, et prenait au sérieux lesminauderies parisiennes. – Celui-là, ma chère duchesse, lui avaitdit le vieux vidame de Pamiers, est cousin germain des aigles, vousne l’apprivoiserez pas, et il vous emportera dans son aire, si vousn’y prenez garde. Le lendemain du soir où le rusé vieillard luiavait dit ce mot, dans lequel madame de Langeais craignit detrouver une prophétie, elle essaya de se faire haïr, et se montradure, exigeante, nerveuse, détestable pour Armand, qui la désarmapar une douceur angélique. Cette femme connaissait si peu la bontélarge des grands caractères, qu’elle fut pénétrée des gracieusesplaisanteries par lesquelles ses plaintes furent d’abordaccueillies. Elle cherchait une querelle et trouva des preuvesd’affection. Alors elle persista.

– En quoi, lui dit Armand, un homme qui vous idolâtre a-t-il puvous déplaire&|160;?

– Vous ne me déplaisez pas, répondit-elle en devenant tout àcoup douce et soumise&|160;; mais pourquoi voulez-vous mecompromettre&|160;? Vous ne devez être qu’un ami pour moi. Ne lesavez-vous pas&|160;? Je voudrais vous voir l’instinct, lesdélicatesses de l’amitié vraie, afin de ne perdre ni votre estime,ni les plaisirs que je ressens près de vous.

– N’être que votre ami s’écria monsieur de Montriveau à la têtede qui ce terrible mot donna des secousses électriques. Sur la foides heures douces que vous m’accordez, je m’endors et me réveilledans votre cœur&|160;; et aujourd’hui, sans motif, vous vousplaisez gratuitement à tuer les espérances secrètes qui me fontvivre. Voulez-vous, après m’avoir fait promettre tant de constance,et avoir montré tant d’horreur pour les femmes qui n’ont que descaprices, me faire entendre que, semblable à toutes les femmes deParis, vous avez des passions, et point d’amour&|160;? Pourquoidonc m’avez-vous demandé ma vie, et pourquoi l’avez-vousacceptée&|160;?

– J’ai eu tort, mon ami. Oui, une femme a tort de se laisseraller à de tels enivrements quand elle ne peut ni ne doit lesrécompenser.

– Je comprends, vous n’avez été que légèrement coquette, et…

– Coquette&|160;?… je hais la coquetterie. Etre coquette,Armand, mais c’est se promettre à plusieurs hommes et ne pas sedonner. Se donner à tous est du libertinage. Voilà ce que j’ai crucomprendre de nos mœurs. Mais se faire mélancolique avec leshumoristes, gaie avec les insouciants, politique avec lesambitieux&|160;; écouter avec une apparente admiration les bavards,s’occuper de guerre avec les militaires, être passionnée pour lebien du pays avec les philanthropes, accorder à chacun sa petitedose de flatterie, cela me paraît aussi nécessaire que de mettredes fleurs dans nos cheveux, des diamants, des gants et desvêtements. Le discours est la partie morale de la toilette, il seprend et se quitte avec la toque à plumes. Nommez-vous cecicoquetterie&|160;? Mais je ne vous ai jamais traité comme je traitetout le monde. Avec vous, mon ami, je suis vraie. Je n’ai pastoujours partagé vos idées, et quand vous m’avez convaincue, aprèsune discussion, ne m’en avez-vous pas vue tout heureuse&|160;?Enfin, je vous aime, mais seulement comme il est permis à une femmereligieuse et pure d’aimer. J’ai fait des réflexions. Je suismariée, Armand. Si la manière dont je vis avec monsieur de Langeaisme laisse la disposition de mon cœur, les lois, les convenancesm’ont ôté le droit de disposer de ma personne. En quelque rangqu’elle soit placée, une femme déshonorée se voit chassée du monde,et je ne connais encore aucun exemple d’un homme qui ait su ce àquoi l’engageaient alors nos sacrifices. Bien mieux, la rupture quechacun prévoit entre madame de Beauséant et monsieur d’Ajuda, qui,dit-on, épouse mademoiselle de Rochefide, m’a prouvé que ces mêmessacrifices sont presque toujours les causes de votre abandon. Sivous m’aimiez sincèrement, vous cesseriez de me voir pendantquelque temps&|160;! Moi, je dépouillerai pour vous toutevanité&|160;; n’est-ce pas quelque chose&|160;? Que ne dit-on pasd’une femme à laquelle aucun homme ne s’attache&|160;? Ah&|160;!elle est sans cœur, sans esprit, sans âme, sans charme surtout.Oh&|160;! les coquettes ne me feront grâce de rien, elles meraviront les qualités qu’elles sont blessées de trouver en moi. Sima réputation me reste, que m’importe de voir contester mesavantages par des rivales&|160;? elles n’en hériteront certes pas.Allons, mon ami, donnez quelque chose à qui vous sacrifietant&|160;! Venez moins souvent, je ne vous en aimerai pasmoins.

– Ah&|160;! répondit Armand avec la profonde ironie d’un cœurblessé, l’amour, selon les écrivassiers, ne se repaît qued’illusions&|160;! Rien n’est plus vrai, je le vois, il faut que jem’imagine être aimé. Mais tenez, il est des pensées comme desblessures dont on ne revient pas : vous étiez une de mes dernièrescroyances, et je m’aperçois en ce moment que tout est faux icibas.

Elle se prit à sourire.

– Oui, reprit Montriveau d’une voix altérée, votre foicatholique à laquelle vous voulez me convertir est un mensonge queles hommes se font, l’espérance est un mensonge appuyé surl’avenir, l’orgueil est un mensonge de nous à nous, la pitié, lasagesse, la terreur sont des calculs mensongers. Mon bonheur seradonc aussi quelque mensonge, il faut que je m’attrape moi-même etconsente à toujours donner un louis contre un écu. Si vous pouvezsi facilement vous dispenser de me voir, si vous ne m’avouez nipour ami, ni pour amant, vous ne m’aimez pas&|160;! Et moi, pauvrefou, je me dis cela, je le sais, et j’aime.

– Mais, mon Dieu, mon pauvre Armand, vous vous emportez.

– Je m’emporte&|160;?

– Oui, vous croyez que tout est en question, parce que je vousparle de prudence.

Au fond, elle était enchantée de la colère qui débordait dansles yeux de son amant. En ce moment, elle le tourmentait&|160;;mais elle le jugeait, et remarquait les moindres altérations de saphysionomie. Si le général avait eu le malheur de se montrergénéreux sans discussion, comme il arrive quelquefois à certainesâmes candides, il eût été forbanni pour toujours, atteint etconvaincu de ne pas savoir aimer. La plupart des femmes veulent sesentir le moral violé. N’est-ce pas une de leurs flatteries de nejamais céder qu’à la force&|160;? Mais Armand n’était pas assezinstruit pour apercevoir le piége habilement préparé par laduchesse. Les hommes forts qui aiment ont tant d’enfance dansl’âme&|160;!

– Si vous ne voulez que conserver les apparences, dit-il avecnaïveté, je suis prêt à… .

– Ne conserver que les apparences, s’écria-t-elle enl’interrompant, mais quelles idées vous faites-vous donc demoi&|160;? Vous ai-je donné le moindre droit de penser que jepuisse être à vous&|160;?

– Ah çà, de quoi parlons-nous donc&|160;? demandaMontriveau.

– Mais, monsieur, vous m’effrayez. Non, pardon, merci,reprit-elle d’un ton froid, merci, Armand : vous m’avertissez àtemps d’une imprudence bien involontaire, croyez-le, mon ami. Voussavez souffrir, dites-vous&|160;? Moi aussi, je saurai souffrir.Nous cesserons de nous voir&|160;; puis, quand l’un et l’autre nousaurons su recouvrer un peu de calme, eh&|160;! bien, nous aviseronsà nous arranger un bonheur approuvé par le monde. Je suis jeune,Armand, un homme sans délicatesse ferait faire bien des sottises etdes étourderies à une femme de vingt-quatre ans. Mais, vous&|160;!vous serez mon ami, promettez-le moi.

– La femme de vingt-quatre ans, répondit-il, sait calculer. Ils’assit sur le divan du boudoir, et resta la tête appuyée dans sesmains. – M’aimez-vous, madame&|160;? demanda-t-il en relevant latête et lui montrant un visage plein de résolution. Dites hardiment: oui ou non.

La duchesse fut plus épouvantée de cette interrogation qu’ellene l’aurait été d’une menace de mort, ruse vulgaire donts’effraient peu de femmes au dix-neuvième siècle, en ne voyant plusles hommes porter l’épée au coté&|160;; mais n’y a-t-il pas deseffets de cils, de sourcils, des contractions dans le regard, destremblements de lèvres qui communiquent la terreur qu’ils exprimentsi vivement, si magnétiquement&|160;?

– Ah&|160;! dit-elle, si j’étais libre, si… .

– Eh&|160;! n’est-ce que votre mari qui nous gêne&|160;? s’écriajoyeusement le général en se promenant à grands pas dans leboudoir. Ma chère Antoinette, je possède un pouvoir plus absolu quene l’est celui de l’autocrate de toutes les Russies. Je m’entendsavec la Fatalité&|160;; je puis, socialement parlant, l’avancer oula retarder à ma fantaisie, comme on fait d’une montre. Diriger laFatalité, dans notre machine politique, n’est-ce pas toutsimplement en connaître les rouages&|160;? Dans peu, vous serezlibre, souvenez-vous alors de votre promesse.

– Armand, s’écria-t-elle, que voulez-vous dire&|160;? GrandDieu&|160;! croyez-vous que je puisse être le gain d’uncrime&|160;? voulez-vous ma mort&|160;? Mais vous n’avez donc pasdu tout de religion&|160;? Moi, je crains Dieu. Quoique monsieur deLangeais m’ait donné le droit de le haïr, je ne lui souhaite aucunmal.

Monsieur de Montriveau, qui battait machinalement la retraiteavec ses doigts sur le marbre de la cheminée, se contenta deregarder la duchesse d’un air calme.

– Mon ami, dit-elle en continuant, respectez-le. Il ne m’aimepas, il n’est pas bien pour moi, mais j’ai des devoirs à remplirenvers lui. Pour éviter les malheurs dont vous le menacez, que neferais-je pas&|160;?

– Ecoutez, reprit-elle après une pause, je ne vous parlerai plusde séparation, vous viendrez ici comme par le passé, je vousdonnerai toujours mon front à baiser&|160;; si je vous le refusaisquelquefois, c’était pure coquetterie, en vérité. Mais,entendons-nous, dit-elle en le voyant s’approcher. Vous mepermettrez d’augmenter le nombre de mes poursuivants, d’en recevoirdans la matinée encore plus que par le passé : je veux redoubler delégèreté, je veux vous traiter fort mal en apparence, feindre unerupture&|160;; vous viendrez un peu moins souvent&|160;; et puis,après…

En disant ces mots, elle se laissa prendre par la taille, parutsentir, ainsi pressée par Montriveau, le plaisir excessif quetrouvent la plupart des femmes à cette pression, dans laquelle tousles plaisirs de l’amour semblent promis&|160;; puis, elle désiraitsans doute se faire faire quelque confidence, car elle se haussasur la pointe des pieds pour apporter son front sous les lèvresbûlantes d’Armand.

– Après, reprit Montriveau, vous ne me parlerez plus de votremari : vous n’y devez plus penser.

Madame de Langeais garda le silence.

– Au moins, dit-elle après une pause expressive, vous ferez toutce que je voudrai, sans gronder, sans être mauvais, dites, monami&|160;? N’avez-vous pas voulu m’effrayer&|160;? Allons,avouez-le&|160;?… vous êtes trop bon pour jamais concevoir decriminelles pensées. Mais auriez-vous donc des secrets que je neconnusse point&|160;? Comment pouvez-vous donc maîtriser lesort&|160;?

– Au moment où vous confirmez le don que vous m’avez déjà faitde votre cœur, je suis trop heureux pour bien savoir ce que je vousrépondrais. J’ai confiance en vous, Antoinette, je n’aurai nisoupçons, ni fausses jalousies. Mais, si le hasard vous rendaitlibre, nous sommes unis…

– Le hasard, Armand, dit-elle en faisant un de ces jolis gestesde tête qui semblent pleins de choses et que ces sortes de femmesjettent à la légère, comme une cantatrice joue avec sa voix. Le purhasard, reprit-elle. Sachez-le bien : s’il arrivait, par votrefaute, quelque malheur à monsieur de Langeais, je ne serais jamaisà vous.

Ils se séparèrent contents l’un et l’autre. La duchesse avaitfait un pacte qui lui permettait de prouver au monde, par sesparoles et ses actions, que monsieur de Montriveau n’était pointson amant. Quant à lui, la rusée se promettait bien de le lasser enne lui accordant d’autres faveurs que celles surprises dans cespetites luttes dont elle arrêtait le cours à son gré. Elle savaitsi joliment le lendemain révoquer les concessions consenties laveille, elle était si sérieusement déterminée à rester physiquementvertueuse, qu’elle ne voyait aucun danger pour elle à despréliminaires redoutables seulement aux femmes bien éprises. Enfin,une duchesse séparée de son mari offrait peu de chose à l’amour, enlui sacrifiant un mariage annulé depuis long-temps. De son côté,Montriveau, tout heureux d’obtenir la plus vague des promesses, etd’écarter à jamais les objections qu’une épouse puise dans la foiconjugale pour se refuser à l’amour, s’applaudissait d’avoirconquis encore un peu plus de terrain. Aussi, pendant quelquetemps, abusa-t-il des droits d’usufruit qui lui avaient été sidifficilement octroyés. Plus enfant qu’il ne l’avait jamais été,cet homme se laissait aller à tous les enfantillages qui font dupremier amour la fleur de la vie. Il redevenait petit en répandantet son âme et toutes les forces trompées que lui communiquait sapassion sur les mains de cette femme, sur ses cheveux blonds dontil baisait les boucles floconneuses, sur ce front éclatant qu’ilvoyait pur. Inondée d’amour, vaincue par les effluves magnétiquesd’un sentiment si chaud, la duchesse hésitait à faire naître laquerelle qui devait les séparer à jamais. Elle était plus femmequ’elle ne le croyait, cette chétive créature, en essayant deconcilier les exigences de la religion avec les vivaces émotions devanité, avec les semblants de plaisir dont s’affolent lesParisiennes. Chaque dimanche elle entendait la messe, ne manquaitpas un office&|160;; puis, le soir, elle se plongeait dans lesenivrantes voluptés que procurent des désirs sans cesse réprimés.Armand et madame de Langeais ressemblaient à ces faquirs de l’Indequi sont récompensés de leur chasteté par les tentations qu’elleleur donne. Peut-être aussi, la duchesse avait-elle fini parrésoudre l’amour dans ces caresses fraternelles, qui eussent parusans doute innocentes à tout le monde, mais auxquelles leshardiesses de sa pensée prêtaient d’excessives dépravations.Comment expliquer autrement le mystére incompréhensible de sesperpétuelles fluctuations&|160;? Tous les matins elle se proposaitde fermer sa porte au marquis de Montriveau&|160;; puis, tous lessoirs, à l’heure dite, elle se laissait charmer par lui. Après unemolle défense, elle se faisait moins méchante&|160;; saconversation devenait douce, onctueuse&|160;; deux amants pouvaientseuls être ainsi. La duchesse déployait son esprit le plusscintillant, ses coquetteries les plus entraînantes&|160;; puisquand elle avait irrité l’âme et les sens de son amant, s’il lasaisissait, elle voulait bien se laisser briser et tordre par lui,mais elle avait son nec plus ultra de passion&|160;; et, quand ilen arrivait là, elle se fâchait toujours si, maîtrisé par safougue, il faisait mine d’en franchir les barrières. Aucune femmen’ose se refuser sans motif à l’amour, rien n’est plus naturel qued’y céder&|160;; aussi madame de Langeais s’entoura-t-elle bientôtd’une seconde ligne de fortifications plus difficile à emporter quene l’avait été la première. Elle évoqua les terreurs de lareligion. Jamais le Père de l’Eglise le plus éloquent ne plaidamieux la cause de Dieu&|160;; jamais les vengeances du Très-Haut nefurent mieux justifiées que par la voix de la duchesse. Ellen’employait ni phrases de sermon, ni amplifications de rhétorique.Non, elle avait son pathos à elle. A la plus ardente suppliqued’Armand elle répondait par un regard mouillé de larmes, par ungeste qui peignait une affreuse plénitude de sentiments&|160;; ellele faisait taire en lui demandant grâce&|160;; un mot de plus, ellene voulait pas l’entendre, elle succomberait, et la mort luisemblait préférable à un bonheur criminel.

– N’est-ce donc rien que de désobéir à Dieu&|160;! luidisait-elle en retrouvant une voix affaiblie par des combatsintérieurs sur lesquels cette jolie comédienne paraissait prendredifficilement un empire passager. Les hommes, la terre entière, jevous les sacrifierais volontiers&|160;; mais vous êtes bien égoïstede me demander tout mon avenir pour un moment de plaisir.Allons&|160;! voyons, n’êtes-vous pas heureux&|160;? ajoutait-elleen lui tendant la main et se montrant à lui dans un négligé quicertes offrait à son amant des consolations dont il se payaittoujours.

Si, pour retenir un homme dont l’ardente passion lui donnait desémotions inaccoutumées, ou si, par faiblesse, elle se laissaitravir quelque baiser rapide, aussitôt elle feignait la peur, ellerougissait et bannissait Armand de son canapé au moment où lecanapé devenait dangereux pour elle.

– Vos plaisirs sont des péchés que j’expie, Armand&|160;; ils mecoûtent des pénitences, des remords, s’écriait-elle.

Quand Montriveau se voyait à deux chaises de cette jupearistocratique, il se prenait à blasphémer, il maugréait Dieu. Laduchesse se fâchait alors.

– Mais, mon ami, disait-elle sèchement, je ne comprends paspourquoi vous refusez de croire en Dieu, car il est impossible decroire aux hommes. Taisez-vous, ne parlez pas ainsi&|160;; vousavez l’âme trop grande pour épouser les sottises du libéralisme,qui a la prétention de tuer Dieu.

Les discussions théologiques et politiques lui servaient dedouches pour calmer Montriveau, qui ne savait plus revenir àl’amour quand elle excitait sa colère, en le jetant à mille lieuesde ce boudoir dans les théories de l’absolutisme qu’elle défendaità merveille. Peu de femmes osent être démocrates, elles sont alorstrop en contradiction avec leur despotisme en fait de sentiments.Mais souvent aussi le général secouait sa crinière, laissait lapolitique, grondait comme un lion, se battait les flancs,s’élançait sur sa proie, revenait terrible d’amour à sa maîtresse,incapable de porter long-temps son cœur et sa pensée en flagrance.Si cette femme se sentait piquée par une fantaisie assez incitantepour la compromettre, elle savait alors sortir de son boudoir :elle quittait l’air chargé de désirs qu’elle y respirait, venaitdans son salon, s’y mettait au piano, chantait les airs les plusdélicieux de la musique moderne, et trompait ainsi l’amour dessens, qui parfois ne lui faisait pas grâce, mais qu’elle avait laforce de vaincre. En ces moments elle était sublime aux yeuxd’Armand : elle ne feignait pas, elle était vraie, et le pauvreamant se croyait aimé. Cette résistance égoïste la lui faisaitprendre pour une sainte et vertueuse créature, et il se résignait,et il parlait d’amour platonique, le général d’artillerie&|160;!Quand elle eut assez joué de la religion dans son intérêtpersonnel, madame de Langeais en joua dans celui d’Armand : ellevoulut le ramener à des sentiments chrétiens, elle lui refit leGénie du Christianisme à l’usage des militaires. Montriveaus’impatienta, trouva son joug pesant. Oh&|160;! alors, par espritde contradiction, elle lui cassa la tête de Dieu pour voir si Dieula débarrasserait d’un homme qui allait à son but avec uneconstance dont elle commençait à s’effrayer. D’ailleurs, elle seplaisait à prolonger toute querelle qui paraissait éterniser lalutte morale, après laquelle venait une lutte matérielle bienautrement dangereuse.

Mais si l’opposition faite au nom des lois du mariage représentel’ époque civile de cette guerre sentimentale, celle-ci enconstituerait l’ époque religieuse , et elle eut, comme laprécédente, une crise après laquelle sa rigueur devait décroître.Un soir, Armand, venu fortuitement de très bonne heure, trouvamonsieur l’abbé Gondrand, directeur de conscience de madame deLangeais, établi dans un fauteuil au coin de la cheminée, comme unhomme en train de digérer son dîner et les jolis péchés de sapénitente. La vue de cet homme au teint frais et reposé, dont lefront était calme, la bouche ascétique, le regard malicieusementinquisiteur, qui avait dans son maintien une véritable noblesseecclésiastique, et déjà dans son vêtement violet épiscopal,rembrunit singulièrement le visage de Montriveau qui ne saluapersonne et resta silencieux. Sorti de son amour, le général nemanquait pas de tact&|160;; il devina donc, en échangeant quelquesregards avec le futur évêque, que cet homme était le promoteur desdifficultés dont s’armait pour lui l’amour de la duchesse. Qu’unambitieux abbé bricolât et retint le bonheur d’un homme trempécomme l’était Montriveau&|160;? cette pensée bouillonna sur saface, lui crispa les doigts, le fit lever, marcher, piétiner&|160;;puis, quand il revenait à sa place, avec l’intention de faire unéclat, un seul regard de la duchesse suffisait à le calmer. Madamede Langeais, nullement embarrassée du noir silence de son amant,par lequel toute autre femme eût été gênée, continuait à converserfort spirituellement avec monsieur Gondrand sur la nécessité derétablir la religion dans son ancienne splendeur. Elle exprimaitmieux que ne le faisait l’abbé pourquoi l’Eglise devait être unpouvoir à la fois temporel et spirituel, et regrettait que lachambre des Pairs n’eût pas encore son banc des évêques , comme lachambre des Lords avait le sien. Néanmoins l’abbé, sachant que lecarême lui permettait de prendre sa revanche, céda la place augénéral et sortit. A peine la duchesse se leva-t-elle pour rendre àson directeur l’humble révérence qu’elle en reçut, tant elle étaitintriguée par l’attitude de Montriveau.

– Qu’avez-vous, mon ami&|160;?

– Mais j’ai votre abbé sur l’estomac.

– Pourquoi ne preniez-vous pas un livre&|160;? lui dit-elle sousse soucier d’être ou non entendue par l’abbé qui fermait laporte.

Montriveau resta muet pendant un moment, car la duchesseaccompagna ce mot d’un geste qui en relevait encore la profondeimpertinence.

– Ma chère Antoinette, je vous remercie de donner à l’Amour lepas sur l’Eglise&|160;; mais, de grâce, souffrez que je vousadresse une question.

– Ah&|160;! vous m’interrogez. Je le veux bien, reprit-elle.N’êtes-vous pas mon ami&|160;? je puis, certes, vous montrer lefond de mon cœur, vous n’y verrez qu’une image.

– Parlez-vous à cet homme de notre amour&|160;?

– Il est mon confesseur.

– Sait-il que je vous aime&|160;?

– Monsieur de Montriveau, vous ne prétendez pas, je pense,pénétrer les secrets de ma confession&|160;?

– Ainsi cet homme connaît toutes nos querelles et mon amour pourvous…

– Un homme, monsieur&|160;! dites Dieu.

– Dieu&|160;! Dieu&|160;! je dois être seul dans votre cœur.Mais laissez Dieu tranquille là où il est, pour l’amour de lui etde moi. Madame, vous n’irez plus à confesse, ou…

– Ou&|160;? dit-elle en souriant.

– Ou je ne reviendrai plus ici.

– Partez, Armand. Adieu, adieu pour jamais.

Elle se leva et s’en alla dans son boudoir, sans jeter un seulregard à Montriveau, qui resta debout, la main appuyée sur unechaise. Combien de temps resta-t-il ainsi, jamais il ne le sutlui-même. L’âme a le pouvoir inconnu d’étendre comme de resserrerl’espace. Il ouvrit la porte du boudoir, il y faisait nuit. Unevoix faible devint forte pour dire aigrement : – Je n’ai pas sonné.D’ailleurs pourquoi donc entrer sans ordre&|160;? Suzette,laissez-moi.

– Tu souffres donc&|160;? s’écria Montriveau.

– Levez-vous, monsieur, reprit-elle en sonnant, et sortez d’ici,au moins pour un moment.

– Madame la duchesse demande de la lumière, dit-il au valet dechambre, qui vint dans le boudoir y allumer les bougies.

Quand les deux amants furent seuls, madame de Langeais demeuracouchée sur son divan, muette, immobile, absolument comme siMontriveau n’eût pas été là.

– Chère, dit-il avec un accent de douleur et de bonté sublime,j’ai tort. Je ne te voudrais certes pas sans religion…

– Il est heureux, répliqua-t-elle sans le regarder et d’une voixdure, que vous reconnaissiez la nécessité de la conscience. Je vousremercie pour Dieu.

Ici le général, abattu par l’inclémence de cette femme, quisavait devenir à volonté une étrangère ou une sœur pour lui, fit,vers la porte, un pas de désespoir, et allait l’abandonner à jamaissans lui dire un seul mot. Il souffrait, et la duchesse riait enelle-même des souffrances causées par une torture morale bien pluscruelle que ne l’était jadis la torture judiciaire. Mais cet hommen’était pas maître de s’en aller. En toute espèce de crise, unefemme est en quelque sorte grosse d’une certaine quantité deparoles&|160;; et quand elle ne les a pas dites, elle éprouve lasensation que donne la vue d’une chose incomplète. Madame deLangeais, qui n’avait pas tout dit, reprit la parole.

– Nous n’avons pas les mêmes convictions, général, j’en suispeinée. Il serait affreux pour la femme de ne pas croire à unereligion qui permet d’aimer au delà du tombeau. Je mets à part lessentiments chrétiens, vous ne les comprenez pas. Laissez-moi vousparler seulement des convenances. Voulez-vous interdire à une femmede la cour la sainte table quand il est reçu de s’en approcher àPâques&|160;? mais il faut pourtant bien savoir faire quelque chosepour son parti. Les Libéraux ne tueront pas, malgré leur désir, lesentiment religieux. La religion sera toujours une nécessitépolitique Vous chargeriez-vous de gouverner un peuple deraisonneurs&|160;! Napoléon ne l’osait pas, il persécutait lesidéologues. Pour empêcher les peuples de raisonner, il faut leurimposer des sentiments. Acceptons donc la religion catholique avectoutes ses conséquences. Si nous voulons que la France aille à lamesse, ne devons nous pas commencer par y aller nous-mêmes&|160;?La religion, Armand, est, vous le voyez, le lien des principesconservateurs qui permettent aux riches de vivre tranquilles. Lareligion est intimement liée à la propriété. Il est certes plusbeau de conduire les peuples par des idées morales que par deséchafauds, comme au temps de la Terreur, seul moyen que votredétestable révolution ait inventé pour se faire obéir. Le prêtre etle roi, mais c’est vous, c’est moi, c’est la princesse mavoisine&|160;; c’est en un mot tous les intérêts des honnêtes genspersonnifiés. Allons, mon ami, veuillez donc être de votre parti,vous qui pourriez en devenir le Sylla, si vous aviez la moindreambition. J’ignore la politique, moi, j’en raisonne parsentiment&|160;; mais j’en sais néanmoins assez pour deviner que lasociété serait renversée si l’on en faisait mettre à tout momentles bases en question… .

– Si votre cour, si votre gouvernement pensent ainsi, vous mefaites pitié, dit Montriveau. La Restauration, madame, doit se direcomme Catherine de Médicis, quand elle crut la bataille de Dreuxperdue : – Eh&|160;! bien, nous irons au prêche&|160;! Or, 1815 estvotre bataille de Dreux. Comme le trône de ce temps-là, vous l’avezgagnée en fait, mais perdue en droit. Le protestantisme politiqueest victorieux dans les esprits. Si vous ne voulez pas faire unEdit de Nantes&|160;; ou si, le faisant, vous le révoquez&|160;; sivous êtes un jour atteints et convaincus de ne plus vouloir de laCharte, qui n’est qu’un gage donné au maintien des intérêtsrévolutionnaires, la Révolution se relèvera terrible, et ne vousdonnera qu’un seul coup&|160;; ce n’est pas elle qui sortira deFrance&|160;; elle y est le sol même. Les hommes se laissent tuer,mais non les intérêts… . Eh&|160;! mon Dieu, que nous font laFrance, le trône, la légitimité, le monde entier&|160;? Ce sont desbillevesées auprès de mon bonheur. Régnez, soyez renversés, peum’importe. Où suis-je donc&|160;?

– Mon ami, vous êtes dans le boudoir de madame la duchesse deLangeais.

– Non, non, plus de duchesse, plus de Langeais, je suis près dema chère Antoinette&|160;!

– Voulez-vous me faire le plaisir de rester où vous êtes,dit-elle en riant et en le repoussant, mais sans violence.

– Vous ne m’avez donc jamais aimé, dit-il avec une rage quijaillit de ses yeux par des éclairs.

– Non, mon ami.

– Ce non valait un oui.

– Je suis un grand sot, reprit-il en baisant la main de cetteterrible reine redevenue femme.

– Antoinette, reprit-il s’appuyant la tête sur ses pieds, tu estrop chastement tendre pour dire nos bonheurs à qui que ce soit aumonde.

– Ah&|160;! vous êtes un grand fou, dit-elle en se levant par unmouvement gracieux quoique vif. Et sans ajouter une parole, ellecourut dans le salon.

– Qu’a-t-elle donc&|160;? demanda le général, qui ne savait pasdeviner la puissance des commotions que sa tête brûlante avaitélectriquement communiquées des pieds à la tête de samaîtresse.

Au moment où il arrivait furieux dans le salon, il y entendit decélestes accords. La duchesse était à son piano. Les hommes descience ou de poésie qui peuvent à la fois comprendre et jouir sansque la réflexion nuise à leurs plaisirs, sentent que l’alphabet etla phraséologie musicale sont les instruments intimes du musicien,comme le bois ou le cuivre sont ceux de l’exécutant. Pour eux, ilexiste une musique à part au fond de la double expression de cesensuel langage des âmes. Andiamo mio ben peut arracher des larmesde joie ou faire rire de pitié, selon la cantatrice. Souvent, çà etlà, dans le monde, une jeune fille expirant sous le poids d’unepeine inconnue, un homme dont l’âme vibre sous les pincements d’unepassion, prennent un thème musical et s’entendent avec le ciel, ouse parlent à eux-mêmes dans quelque sublime mélodie, espèce depoème perdu. Or, le général écoutait en ce moment une de cespoésies inconnues autant que peut l’être la plainte solitaire d’unoiseau mort sans compagne dans une forêt vierge.

– Mon Dieu, que jouez-vous donc là&|160;? dit-il d’une voixémue.

– Le prélude d’une romance appelée, je crois, Fleuve du Tage.

– Je ne savais pas ce que pouvait être une musique de piano,reprit-il.

– Hé, mon ami, dit-elle en lui jetant pour la première fois unregard de femme amoureuse, vous ne savez pas non plus que je vousaime, que vous me faites horriblement souffrir, et qu’il faut bienque je me plaigne sans trop me faire comprendre, autrement jeserais à vous… Mais vous ne voyez rien.

– Et vous ne voulez pas me rendre heureux&|160;!

– Armand, je mourrais de douleur le lendemain.

Le général sortit brusquement&|160;; mais quand il se trouvadans la rue, il essuya deux larmes qu’il avait eu la force decontenir dans ses yeux.

La religion dura trois mois. Ce terme expiré, la duchesse,ennuyée de ses redites, livra Dieu pieds et poings liés à sonamant. Peut-être craignait-elle, à force de parler éternité, deperpétuer l’amour du général en ce monde et dans l’autre. Pourl’honneur de cette femme, il est nécessaire de la croire vierge,même de cœur&|160;; autrement elle serait trop horrible. Encorebien loin de cet âge où mutuellement l’homme et la femme setrouvent trop près de l’avenir pour perdre du temps et se chicanerleurs jouissances, elle en était, sans doute, non pas à son premieramour, mais à ses premiers plaisirs. Faute de pouvoir comparer lebien au mal, faute de souffrances qui lui eussent appris la valeurdes trésors jetés à ses pieds, elle s’en jouait. Ne connaissant pasles éclatantes délices de la lumière, elle se complaisait à resterdans les ténèbres. Armand, qui commençait à entrevoir cette bizarresituation, espérait dans la première parole de la nature. Ilpensait, tous les soirs, en sortant de chez madame de Langeais,qu’une femme n’acceptait pas pendant sept mois les soins d’un hommeet les preuves d’amour les plus tendres, les plus délicates, nes’abandonnait pas aux exigences superficielles d’une passion pourla tromper en un moment, et il attendait patiemment la saison dusoleil, ne doutant pas qu’il n’en recueillît les fruits dans leurprimeur. Il avait parfaitement conçu les scrupules de la femmemariée et les scrupules religieux. Il était même joyeux de cescombats. Il trouvait la duchesse pudique là où elle n’étaitqu’horriblement coquette&|160;; et il ne l’aurait pas voulueautrement. Il aimait donc à lui voir inventer des obstacles&|160;;n’en triomphait-il pas graduellement&|160;? Et chaque triomphen’augmentait-il pas la faible somme des privautés amoureuseslong-temps défendues, puis concédées par elle avec tous lessemblants de l’amour&|160;? Mais il avait si bien dégusté lesmenues et processives conquêtes dont se repaissent les amantstimides, qu’elles étaient devenues des habitudes pour lui. En faitd’obstacles, il n’avait donc plus que ses propres terreurs àvaincre&|160;; car il ne voyait plus à son bonheur d’autreempêchement que les caprices de celle qui se laissait appelerAntoinette . Il résolut alors de vouloir plus, de vouloir tout.Embarrassé comme un amant jeune encore qui n’ose pas croire àl’abaissement de son idole, il hésita long-temps, et connut cesterribles réactions de cœur, ces volontés bien arrêtées qu’un motanéantit, ces décisions prises qui expirent au seuil d’une porte.Il se méprisait de ne pas avoir la force de dire un mot, et ne ledisait pas. Néanmoins un soir il procéda par une sombre mélancolieà la demande farouche de ses droits illégalement légitimes. Laduchesse n’attendit pas la requête de son esclave pour en devinerle désir. Un désir d’homme est-il jamais secret&|160;? les femmesn’ont-elles pas toutes la science infuse de certainsbouleversements de physionomie&|160;?

– Hé quoi&|160;! voulez-vous cesser d’être mon ami&|160;?dit-elle en l’interrompant au premier mot et lui jetant des regardsembellis par une divine rougeur qui coula comme un sang nouveau surson teint diaphane. Pour me récompenser de mes générosités, vousvoulez me déshonorer. Réfléchissez donc un peu. Moi, j’ai beaucoupréfléchi&|160;; je pense toujours à nous . Il existe une probité defemme à laquelle nous ne devons pas plus manquer que vous ne devezfaillir à l’honneur. Moi, je ne sais pas tromper. Si je suis àvous, je ne pourrai plus être en aucune manière la femme demonsieur de Langeais. Vous exigez donc le sacrifice de ma position,de mon rang, de ma vie, pour un douteux amour qui n’a pas eu septmois de patience. Comment&|160;! déjà vous voudriez me ravir lalibre disposition de moi-même. Non, non, ne me parlez plus ainsi.Non, ne me dites rien. Je ne veux pas, je ne peux pas vousentendre. Là, madame de Langeais prit sa coiffure à deux mains pourreporter en arrière les touffes de boucles qui lui échauffaient lefront, et parut très animée. – Vous venez chez une faible créatureavec des calculs bien arrêtés, en vous disant : Elle me parlera deson mari pendant un certain temps, puis de Dieu, puis des suitesinévitables de l’amour&|160;; mais j’userai, j’abuserai del’influence que j’aurai conquise&|160;; je me rendrainécessaire&|160;; j’aurai pour moi les liens de l’habitude, lesarrangements tout faits par le public&|160;; enfin, quand le mondeaura fini par accepter notre liaison, je serai le maître de cettefemme. Soyez franc, ce sont là vos pensées… . Ah&|160;! vouscalculez, et vous dites aimer, fi&|160;! Vous êtes amoureux,ha&|160;! je le crois bien&|160;! Vous me désirez, et voulezm’avoir pour maîtresse, voilà tout. Hé&|160;! bien, non, laduchesse de Langeais ne descendra pas jusque-là. Que de naïvesbourgeoises soient les dupes de vos faussetés&|160;; moi, je ne leserai jamais. Rien ne m’assure de votre amour. Vous me parlez de mabeauté, je puis devenir laide en six mois, comme la chère princessema voisine. Vous êtes ravi de mon esprit, de ma grâce&|160;; monDieu, vous vous y accoutumerez comme vous vous accoutumeriez auplaisir. Ne vous êtes-vous pas habitué depuis quelques mois auxfaveurs que j’ai eu la faiblesse de vous accorder&|160;? Quand jeserai perdue, un jour, vous ne me donnerez d’autre raison de votrechangement que le mot décisif : Je n’aime plus. Rang, fortune,honneur, toute la duchesse de Langeais se sera engloutie dans uneespérance trompée. J’aurai des enfants qui attesteront ma honte,et… mais, reprit-elle en laissant échapper un geste d’impatience,je suis trop bonne de vous expliquer ce que vous savez mieux quemoi. Allons&|160;! restons-en là. Je suis trop heureuse de pouvoirencore briser les liens que vous croyez si forts. Y a-t-il doncquelque chose de si héroïque à être venu à l’hôtel de Langeaispasser tous les soirs quelques instants auprès d’une femme dont lebabil vous plaisait, de laquelle vous vous amusiez comme d’unjoujou&|160;? Mais quelques jeunes fats arrivent chez moi, de troisheures à cinq heures, aussi régulièrement que vous venez le soir.Ceux-là sont donc bien généreux. Je me moque d’eux, ils supportentassez tranquillement mes boutades, mes impertinences, et me fontrire&|160;; tandis que vous, à qui j’accorde les plus précieuxtrésors de mon âme, vous voulez me perdre, et me causez milleennuis. Taisez-vous, assez, assez, dit-elle en le voyant prêt àparler, vous n’avez ni cœur, ni âme, ni délicatesse. Je sais ce quevous voulez me dire. Eh&|160;! bien, oui. J’aime mieux passer à vosyeux pour une femme froide, insensible, sans dévouement, sans cœurmême, que de passer aux yeux du monde pour une femme ordinaire, qued’être condamnée à des peines éternelles après avoir été condamnéeà vos prétendus plaisirs, qui vous lasseront certainement. Votreégoïste amour ne vaut pas tant de sacrifices…

Ces paroles représentent imparfaitement celles que fredonna laduchesse avec la vive prolixité d’une serinette. Certes, elle putparler long-temps, le pauvre Armand n’opposait pour toute réponse àce torrent de notes flûtées qu’un silence plein de sentimentshorribles. Pour la première fois, il entrevoyait la coquetterie decette femme, et devinait instinctivement que l’amour dévoué,l’amour partagé ne calculait pas, ne raisonnait pas ainsi chez unefemme vraie. Puis il éprouvait une sorte de honte en se souvenantd’avoir involontairement fait les calculs dont les odieuses penséeslui étaient reprochées. Puis, en s’examinant avec une bonne foitout angélique, il ne trouvait que de l’égoïsme dans ses paroles,dans ses idées, dans ses réponses conçues et non exprimées. Il sedonna tort, et, dans son désespoir, il eut l’envie de se précipiterpar la fenêtre. Le moi le tuait. Que dire, en effet, à une femmequi ne croit pas à l’amour&|160;? -. Laissez-moi vous prouvercombien je vous aime.  » Toujours moi . Montriveau ne savait pas,comme en ces sortes de circonstances le savent les héros deboudoir, imiter le rude logicien marchant devant les Pyrrhoniens,qui niaient le mouvement. Cet homme audacieux manquait précisémentde l’audace habituelle aux amants qui connaissent les formules del’algèbre féminine. Si tant de femmes, et même les plus vertueuses,sont la proie des gens habiles en amour auxquels le vulgaire donneun méchant nom, peut-être est-ce parce qu’ils sont de grandsprouveurs, et que l’amour veut, malgré sa délicieuse poésie desentiment, un peu plus de géométrie qu’on ne le pense. Or, laduchesse et Montriveau se ressemblaient en ce point qu’ils étaientégalement inexperts en amour. Elle en connaissait très-peu lathéorie, elle en ignorait la pratique, ne sentait rien etréfléchissait à tout. Montriveau connaissait peu de pratique,ignorait la théorie, et sentait trop pour réfléchir. Tous deuxsubissaient donc le malheur de cette situation bizarre. En cemoment suprême, ses myriades de pensées pouvaient se réduire àcelle-ci :  » Laissez-vous posséder.  » Phrase horriblement égoïstepour une femme chez qui ces mots n’apportaient aucun souvenir et neréveillaient aucune image. Néanmoins, il fallait répondre.Quoiqu’il eût le sang fouetté par ces petites phrases en forme deflèches, bien aiguës, bien froides, bien acérées, décochées coupsur coup, Montriveau devait aussi cacher sa rage, pour ne pas toutperdre par une extravagance.

– Madame la duchesse, je suis au désespoir que Dieu n’ait pasinventé pour la femme une autre façon de confirmer le don de soncœur que d’y ajouter celui de sa personne. Le haut prix que vousattachez à vous-même me montre que je ne dois pas en attacher unmoindre. Si vous me donnez votre âme et tous vos sentiments, commevous me le dites, qu’importe donc le reste&|160;? D’ailleurs, simon bonheur vous est un si pénible sacrifice, n’en parlons plus.Seulement, vous pardonnerez à un homme de cœur de se trouverhumilié en se voyant pris pour un épagneul.

Le ton de cette dernière phrase eût peut-être effrayé d’autresfemmes&|160;; mais quand une de ces porte-jupes s’est miseau-dessus de tout en se laissant diviniser, aucun pouvoir ici-basn’est orgueilleux comme elle sait être orgueilleuse.

– Monsieur le marquis, je suis au désespoir que Dieu n’ait pasinventé pour l’homme une plus noble façon de confirmer le don deson cœur que la manifestation de désirs prodigieusement vulgaires.Si, en donnant notre personne, nous devenons esclaves, un homme nes’engage à rien en nous acceptant. Qui m’assurera que je seraitoujours aimée&|160;? L’amour que je déploierais à tout moment pourvous mieux attacher à moi serait peut-être une raison d’êtreabandonnée. Je ne veux pas faire une seconde édition de madame deBeauséant. Sait-on jamais ce qui vous retient près de nous&|160;?Notre constante froideur est le secret de la constante passion dequelques-uns d’entre vous&|160;; à d’autres, il faut un dévouementperpétuel, une adoration de tous les moments&|160;; à ceux-ci, ladouceur&|160;; à ceux-là, le despotisme. Aucune femme n’a encore pubien déchiffrer vos cœurs. Il y eut une pause, après laquelle ellechangea de ton. – Enfin, mon ami, vous ne pouvez pas empêcher unefemme de trembler à cette question : Serai-je aimée toujours&|160;?Quelque dures qu’elles soient, mes paroles me sont dictées par lacrainte de vous perdre. Mon Dieu&|160;! ce n’est pas moi, cher, quiparle, mais la raison&|160;; et comment s’en trouve-t-il chez unepersonne aussi folle que je le suis&|160;? En vérité, je n’en saisrien.

Entendre cette réponse commencée par la plus déchirante ironie,et terminée par les accents les plus mélodieux dont une femme sesoit servie pour peindre l’amour dans son ingénuité, n’était-ce pasaller en un moment du martyre au ciel&|160;? Montriveau pâlit, ettomba pour la première fois de sa vie aux genoux d’une femme. Ilbaisa le bas de la robe de la duchesse, les pieds, lesgenoux&|160;; mais, pour l’honneur du faubourg Saint-Germain, ilest nécessaire de ne pas révéler les mystères de ses boudoirs, oùl’on voulait tout de l’amour, moins ce qui pouvait attesterl’amour.

– Chère Antoinette, s’écria Montriveau dans le délire où leplongea l’entier abandon de la duchesse qui se crut généreuse en selaissant adorer&|160;; oui, tu as raison, je ne veux pas que tuconserves de doutes. En ce moment, je tremble aussi d’être quittépar l’ange de ma vie, et je voudrais inventer pour nous des liensindissolubles.

– Ah&|160;! dit-elle tout bas, tu vois, j’ai donc raison.

– Laisse-moi finir, reprit Armand, je vais d’un seul motdissiper toutes tes craintes. Ecoute, si je t’abandonnais, jemériterais mille morts. Sois toute à moi, je te donnerai le droitde me tuer si je te trahissais. J’écrirai moi-même une lettre parlaquelle je déclarerai certains motifs qui me contraindraient à metuer&|160;; enfin, j’y mettrai mes dernières dispositions. Tuposséderas ce testament qui légitimerait ma mort, et pourras ainsite venger sans avoir rien à craindre de Dieu ni des hommes.

– Ai-je besoin de cette lettre&|160;? Si j’avais perdu tonamour, que me ferait la vie&|160;? Si je voulais te tuer, nesaurais-je pas te suivre&|160;? Non, je te remercie de l’idée, maisje ne veux pas de la lettre. Ne pourrais-je pas croire que tu m’esfidèle par crainte, ou le danger d’une infidélité ne pourrait-ilpas être un attrait pour celui qui livre ainsi sa vie&|160;?Armand, ce que je demande est seul difficile à faire.

– Et que veux-tu donc&|160;?

– Ton obéissance et ma liberté.

– Mon Dieu, s’écria-t-il, je suis comme un enfant.

– Un enfant volontaire et bien gâté, dit-elle en caressantl’épaisse chevelure de cette tête qu’elle garda sur ses genoux.Oh&|160;! oui, bien plus aimé qu’il ne le croit, et cependant biendésobéissant. Pourquoi ne pas rester ainsi&|160;? pourquoi ne pasme sacrifier des désirs qui m’offensent&|160;? pourquoi ne pasaccepter ce que j’accorde, si c’est tout ce que je puis honnêtementoctroyer&|160;? N’êtes-vous donc pas heureux&|160;?

– Oh&|160;! oui, dit-il, je suis heureux quand je n’ai point dedoutes. Antoinette, en amour, douter, n’est-ce pasmourir&|160;?

Et il se montra tout à coup ce qu’il était et ce que sont tousles hommes sous le feu des désirs, éloquent, insinuant. Après avoirgoûté les plaisirs permis sans doute par un secret et jésuitiqueoukase, la duchesse éprouva ces émotions cérébrales dont l’habitudelui avait rendu l’amour d’Armand nécessaire autant que l’étaient lemonde, le bal et l’opéra. Se voir adorée par un homme dont lasupériorité, le caractère inspirent de l’effroi&|160;; en faire unenfant&|160;; jouer, comme Poppée, avec un Néron&|160;; beaucoup defemmes, comme firent les épouses d’Henri VIII, ont payé cepérilleux bonheur de tout le sang de leurs veines. Hé&|160;! bien,pressentiment bizarre&|160;! en lui livrant les jolis cheveuxblanchement blonds dans lesquels il aimait à promener ses doigts,en sentant la petite main de cet homme vraiment grand la presser,en jouant elle-même avec les touffes noires de sa chevelure, dansce boudoir où elle régnait, la duchesse se disait : – Cet homme estcapable de me tuer, s’il s’aperçoit que je m’amuse de lui.

Monsieur de Montriveau resta jusqu’à deux heures du matin prèsde sa maîtresse, qui, dès ce moment, ne lui parut plus ni uneduchesse, ni une Navarreins : Antoinette avait poussé ledéguisement jusqu’à paraître femme. Pendant cette délicieusesoirée, la plus douce préface que jamais Parisienne ait faite pource que le monde appelle une faute, il fut permis au général de voiren elle, malgré les minauderies d’une pudeur jouée, toute la beautédes jeunes filles. Il put penser avec quelque raison que tant dequerelles capricieuses formaient des voiles avec lesquels une âmecéleste s’était vêtue, et qu’il fallait lever un à un, comme ceuxdont elle enveloppait son adorable personne. La duchesse fut pourlui la plus naïve, la plus ingénue des maîtresses, et il en fit lafemme de son choix&|160;; il s’en alla tout heureux de l’avoirenfin amenée à lui donner tant de gages d’amour, qu’il lui semblaitimpossible de ne pas être désormais, pour elle, un époux secretdont le choix était approuvé par Dieu. Dans cette pensée, avec lacandeur de ceux qui sentent toutes les obligations de l’amour en ensavourant les plaisirs, Armand revint chez lui lentement. Il suivitles quais, afin de voir le plus grand espace possible de ciel, ilvoulait élargir le firmament et la nature en se trouvant le cœuragrandi. Ses poumons lui paraissaient aspirer plus d’air qu’ilsn’en prenaient la veille. En marchant, il s’interrogeait, et sepromettait d’aimer si religieusement cette femme qu’elle pûttrouver tous les jours une absolution de ses fautes sociales dansun constant bonheur. Douces agitations d’une vie pleine&|160;! Leshommes qui ont assez de force pour teindre leur âme d’un sentimentunique ressentent des jouissances infinies en contemplant paréchappées toute une vie incessamment ardente, comme certainsreligieux pouvaient contempler la lumière divine dans leursextases. Sans cette croyance en sa perpétuité, l’amour ne seraitrien&|160;; la constance le grandit. Ce fut ainsi qu’en s’en allanten proie à son bonheur, Montriveau comprenait la passion. – Noussommes donc l’un à l’autre à jamais&|160;! Cette pensée était pourcet homme un talisman qui réalisait les vœux de sa vie. Il ne sedemandait pas si la duchesse changerait, si cet amourdurerait&|160;; non, il avait la foi, l’une des vertus sanslaquelle il n’y a pas d’avenir chrétien, mais qui peut-être estencore plus nécessaire aux Sociétés. Pour la première fois, ilconcevait la vie par les sentiments, lui qui n’avait encore vécuque par l’action la plus exorbitante des forces humaines, ledévouement quasi-corporel du soldat.

Le lendemain, monsieur de Montriveau se rendit de bonne heure aufaubourg Saint-Germain. Il avait un rendez-vous dans une maisonvoisine de l’hôtel de Langeais, où, quand ses affaires furentfaites, il alla comme on va chez soi. Le général marchait alors decompagnie avec un homme pour lequel il paraissait avoir une sorted’aversion quand il le rencontrait dans les salons. Cet homme étaitle marquis de Ronquerolles, dont la réputation devint si grandedans les boudoirs de Paris&|160;; homme d’esprit, de talent, hommede courage surtout, et qui donnait le ton à toute la jeunesse deParis&|160;; un galant homme dont les succès et l’expérienceétaient également enviés, et auquel ne manquaient ni la fortune, nila naissance, qui ajoutent à Paris tant de lustre aux qualités desgens à la mode.

– Où vas-tu&|160;? dit monsieur de Ronquerolles àMontriveau.

– Chez madame de Langeais.

– Ah&|160;! c’est vrai, j’oubliais que tu t’es laissé prendre àsa glu. Tu perds chez elle un amour que tu pourrais bien mieuxemployer ailleurs. J’avais à te donner dans la Banque dix femmesqui valent mille fois mieux que cette courtisane titrée, qui faitavec sa tête ce que d’autres femmes plus franches font…

– Que dis-tu là, mon cher, dit Armand en interrompantRonquerolles, la duchesse est un ange de candeur.

Ronquerolles se prit à rire. :

– Puisque tu en es là, mon cher, dit-il, je dois t’éclairer. Unseul mot&|160;! entre nous, il est sans conséquence. La duchesset’appartient-elle&|160;? En ce cas, je n’aurai rien à dire. Allons,fais-moi tes confidences. Il s’agit de ne pas perdre ton temps àgreffer ta belle âme sur une nature ingrate qui doit laisseravorter les espérances de ta culture.

Quand Armand eut naïvement fait une espèce d’état de situationdans lequel il mentionna minutieusement les droits qu’il avait sipéniblement obtenus, Ronquerolles partit d’un éclat de rire sicruel, qu’à tout autre il aurait coûté la vie. Mais à voir dequelle manière ces deux êtres se regardaient et se parlaient seulsau coin d’un mur, aussi loin des hommes qu’ils eussent pu l’être aumilieu d’un désert, il était facile de présumer qu’une amitié sansbornes les unissait et qu’aucun intérêt humain ne pouvait lesbrouiller.

– Mon cher Armand, pourquoi ne m’as-tu pas dit que tut’embarrassais de la duchesse&|160;? je t’aurais donné quelquesconseils qui t’auraient fait mener à bien cette intrigue. Apprendsd’abord que les femmes de notre faubourg aiment, comme toutes lesautres, à se baigner dans l’amour&|160;; mais elles veulentposséder sans être possédées. Elles ont transigé avec la nature. Lajurisprudence de la paroisse leur a presque tout permis, moins lepéché positif. Les friandises dont te régale ta jolie duchesse sontdes péchés véniels dont elle se lave dans les eaux de la pénitence.Mais si tu avais l’impertinence de vouloir sérieusement le grandpéché mortel auquel tu dois naturellement attacher la plus hauteimportance, tu verrais avec quel profond dédain la porte du boudoiret de l’hôtel te serait incontinent fermée. La tendre Antoinetteaurait tout oublié, tu serais moins que zéro pour elle. Tesbaisers, mon cher ami, seraient essuyés avec l’indifférence qu’unefemme met aux choses de sa toilette. La duchesse épongerait l’amoursur ses joues comme elle en ôte le rouge. Nous connaissons cessortes de femmes, la Parisienne pure. As-tu jamais vu dans les ruesune grisette trottant menu&|160;? sa tête vaut un tableau : jolibonnet, joues fraîches, cheveux coquets, fin sourire, le reste està peine soigné. N’en est-ce pas bien le portrait&|160;? Voilà laParisienne, elle sait que sa tête seule sera vue&|160;; à sa tête,tous les soins, les parures, les vanités. Hé&|160;! bien, laduchesse est tout tête, elle ne sent que par sa tête, elle a uncœur dans la tête, une voix de tête, elle est friande par la tête.Nous nommons cette pauvre chose une Laïs intellectuelle. Tu es jouécomme un enfant. Si tu en doutes, tu en auras la preuve ce soir, cematin, à l’instant. Monte chez elle, essaie de demander, de vouloirimpérieusement ce que l’on te refuse&|160;; quand même tu t’yprendrais comme feu monsieur le maréchal de Richelieu, néant auplacet.

Armand était hébêté.

– La désires-tu au point d’en être devenu sot&|160;?

– Je la veux à tout prix, s’écria Montriveau déséspéré.

– Hé&|160;! bien, écoute. Sois aussi implacable qu’elle le sera,tâche de l’humilier, de piquer sa vanité&|160;; d’intéresser nonpas le cœur, non pas l’âme, mais les nerfs et la lymphe de cettefemme à la fois nerveuse et lymphatique. Si tu peux lui fairenaître un désir, tu es sauvé. Mais quitte tes belles idéesd’enfant. Si, l’ayant pressée dans tes serres d’aigle, tu cèdes, situ recules, si l’un de tes sourcils remue, si elle croit pouvoirencore te dominer, elle glissera de tes griffes comme un poisson ets’échappera pour ne plus se laisser prendre. Sois inflexible commela loi. N’aie pas plus de charité que n’en a le bourreau. Frappe.Quand tu auras frappé, frappe encore. Frappe toujours, comme si tudonnais le knout. Les duchesses sont dures, mon cher Armand, et cesnatures de femme ne s’amollissent que sous les coups&|160;; lasouffrance leur donne un cœur, et c’est œuvre de charité que de lesfrapper. Frappe donc sans cesse. Ah&|160;! quand la douleur aurabien attendri ces nerfs, ramolli ces fibres que tu crois douces etmolles&|160;; fait battre un cœur sec, qui, à ce jeu, reprendra del’élasticité&|160;; quand la cervelle aura cédé, la passion entrerapeut-être dans les ressorts métalliques de cette machine à larmes,à manières, à évanouissements, à phrases fondantes&|160;; et tuverras le plus magnifique des incendies, si toutefois la cheminéeprend feu. Ce système d’acier femelle aura le rouge du fer dans laforge&|160;! une chaleur plus durable que tout, et cetteincandescence deviendra peut-être de l’amour. Néanmoins, j’endoute. Puis, la duchesse vaut-elle tant de peines&|160;? Entrenous, elle aurait besoin d’être préalablement formée par un hommecomme moi, j’en ferais une femme charmante, elle a de larace&|160;; tandis qu’à vous deux, vous en resterez à l’A B C del’amour. Mais tu aimes, et tu ne partagerais pas en ce moment mesidées sur cette matière. – Bien du plaisir, mes enfants, ajoutaRonquerolles en riant et après une pause. Je me suis prononcé, moi,en faveur des femmes faciles&|160;; au moins, elles sont tendres,elles aiment au naturel, et non avec les assaisonnements sociaux.Mon pauvre garçon, une femme qui se chicane, qui ne veutqu’inspirer de l’amour&|160;? eh, mais il faut en avoir une commeon a un cheval de luxe&|160;; voir, dans le combat du confessionnalcontre le canapé, ou du blanc contre le noir, de la reine contre lefou, des scrupules contre le plaisir, une partie d’échecs fortdivertissante à jouer. Un homme tant soit peu roué, qui sait lejeu, donne le mat en trois coups, à volonté. Si j’entreprenais unefemme de ce genre, je me donnerais pour but de… ..

Il dit un mot à l’oreille d’Armand et le quitta brusquement pourne pas entendre de réponse.

Quant à Montriveau, d’un bond il sauta dans la cour de l’hôtelde Langeais, monta chez la duchesse : et, sans se faire annoncer,il entra chez elle, dans sa chambre à coucher.

– Mais cela ne se fait pas, dit-elle en croisant à la hâte sonpeignoir, Armand, vous êtes un homme abominable. Allons,laissez-moi, je vous prie. Sortez, sortez donc. Attendez-moi dansle salon. Allez.

– Chère ange, lui dit-il, un époux n’a-t-il donc aucunprivilége&|160;?

– Mais c’est d’un goût détestable, monsieur, soit à un époux,soit à un mari, de surprendre ainsi sa femme.

Il vint à elle, la prit, la serra dans ses bras : – Pardonne, machère Antoinette, mais mille soupçons mauvais me travaillent lecœur.

– Des soupçons, fi&|160;! Ah&|160;! fi, fi donc&|160;!

– Des soupçons presque justifiés. Si tu m’aimais, me ferais-tucette querelle&|160;? N’aurais-tu pas été contente de mevoir&|160;? n’aurais-tu pas senti je ne sais quel mouvement aucœur&|160;? Mais moi qui ne suis pas femme, j’éprouve destressaillements intimes au seul son de ta voix. L’envie de tesauter au cou m’a souvent pris au milieu d’un bal.

– Ah&|160;! si vous avez des soupçons tant que je ne vous auraipas sauté au cou devant tout le monde, je crois que je seraisoupçonnée pendant toute ma vie&|160;; mais, auprès de vous,Othello n’est qu’un enfant&|160;!

– Ha&|160;! dit-il au désespoir, je ne suis pas aimé.

– Du moins, en ce moment, convenez que vous n’êtes pasaimable.

– J’en suis donc encore à vous plaire&|160;?

– Ah&|160;! je le crois. Allons, dit-elle d’un petit airimpératif, sortez, laissez-moi. Je ne suis pas comme vous, moi : jeveux toujours vous plaire…

Jamais aucune femme ne sut, mieux que madame de Langeais, mettretant de grâce dans son impertinence&|160;; et n’est-ce pas endoubler l’effet&|160;? n’est-ce pas à rendre furieux l’homme leplus froid&|160;? En ce moment ses yeux, le son de sa voix, sonattitude attestèrent une sorte de liberté parfaite qui n’est jamaischez la femme aimante, quand elle se trouve en présence de celuidont la seule vue doit la faire palpiter. Déniaisé par les avis dumarquis de Ronquerolles, encore aidé par cette rapideintus-susception dont sont doués momentanément les êtres les moinssagaces par la passion, mais qui se trouve si complète chez leshommes forts, Armand devina la terrible vérité que trahissaitl’aisance de la duchesse, et son cœur se gonfla d’un orage comme unlac prêt à se soulever.

– Si tu disais vrai hier, sois à moi, ma chère Antoinette,s’écria-t-il, je veux…

– D’abord, dit-elle en le repoussant avec force et calme,lorsqu’elle le vit s’avancer, ne me compromettez pas. Ma femme dechambre pourrait vous entendre. Respectez-moi, je vous prie. Votrefamiliarité est très-bonne, le soir, dans mon boudoir&|160;; maisici, point. Puis, que signifie votre je veux&|160;? Je veux&|160;!Personne ne m’a dit encore ce mot. Il me semble très-ridicule,parfaitement ridicule.

– Vous ne me céderiez rien sur ce point&|160;? dit-il.

– Ah&|160;! vous nommez un point, la libre disposition denous-mêmes : un point très-capital, en effet&|160;; et vous mepermettrez d’être, en ce point, tout à fait la maîtresse.

– Et si, me fiant en vos promesses, je l’exigeais&|160;?

– Ah&|160;! vous me prouveriez que j’aurais eu le plus grandtort de vous faire la plus légère promesse, je ne serais pas assezsotte pour la tenir, et je vous prierais de me laissertranquille.

Montriveau pâlit, voulut s’élancer&|160;; la duchesse sonna, safemme de chambre parut, et cette femme lui dit en souriant avec unegrâce moqueuse : – Ayez la bonté de revenir quand je seraivisible.

Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femmefroide et tranchante autant que l’acier, elle était écrasante demépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n’étaientforts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le frontd’Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé quel’instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que lesduchesses pouvaient bien se prêter à l’amour, mais ne s’y donnaientpas, et que leur conquête était plus difficile à faire que nel’avait été celle de l’Europe.

– Madame, dit Armand, je n’ai pas le temps d’attendre. Je suis,vous l’avez dit vous-même, un enfant gâté. Quand je voudraisérieusement ce dont nous parlions tout à l’heure, je l’aurai.

– Vous l’aurez&|160;? dit-elle d’un air de hauteur auquel semêla quelque surprise.

– Je l’aurai.

– Ah&|160;! vous me feriez bien plaisir de le vouloir. Pour lacuriosité du fait, je serais charmée de savoir comment vous vous yprendriez…

– Je suis enchanté, répondit Montriveau en riant de façon àeffrayer la duchesse, de mettre un intérêt dans votre existence. Mepermettrez-vous de venir vous chercher pour aller au bal cesoir&|160;?

– Je vous rends mille grâces, monsieur de Marsay vous a prévenu,j’ai promis.

Montriveau salua gravement et se retira.

– Ronquerolles a donc raison, pensa-t-il, nous allons jouermaintenant une partie d’échecs.

Dès lors il cacha ses émotions sous un calme complet. Aucunhomme n’est assez fort pour pouvoir supporter ces changements, quifont passer rapidement l’âme du plus grand bien à des malheurssuprêmes. N’avait-il donc aperçu la vie heureuse que pour mieuxsentir le vide de son existence précédente&|160;? Ce fut unterrible orage&|160;; mais il savait souffrir, et reçut l’assaut deses pensées tumultueuses, comme un rocher de granit reçoit leslames de l’Océan courroucé.

– Je n’ai rien pu lui dire&|160;; en sa présence, je n’ai plusd’esprit. Elle ne sait pas à quel point elle est vile etméprisable. Personne n’a osé mettre cette créature en faced’elle-même. Elle a sans doute joué bien des hommes, je lesvengerai tous.

Pour la première fois peut-être, dans un cœur d’homme, l’amouret la vengeance se mêlèrent si également qu’il était impossible àMontriveau lui-même de savoir qui de l’amour, qui de la vengeancel’emporterait. Il se trouva le soir même au bal où devait être laduchesse de Langeais, et désespéra presque d’atteindre cette femmeà laquelle il fut tenté d’attribuer quelque chose de démoniaque :elle se montra pour lui gracieuse et pleine d’agréables sourires,elle ne voulait pas sans doute laisser croire au monde qu’elles’était compromise avec monsieur de Montriveau. Une mutuellebouderie trahit l’amour. Mais que la duchesse ne changeât rien àses manières, alors que le marquis était sombre et chagrin,n’était-ce pas faire voir qu’Armand n’avait rien obtenud’elle&|160;? Le monde sait bien deviner le malheur des hommesdédaignés, et ne le confond point avec les brouilles que certainesfemmes ordonnent à leurs amants d’affecter dans l’espoir de cacherun mutuel amour. Et chacun se moqua de Montriveau qui, n’ayant pasconsulté son cornac, resta rêveur, souffrant&|160;; tandis quemonsieur de Ronquerolles lui eût prescrit peut-être de compromettrela duchesse en répondant à ses fausses amitiés par desdémonstrations passionnées. Armand de Montriveau quitta le bal,ayant horreur de la nature humaine, et croyant encore à peine à desi complètes perversités.

– S’il n’y a pas de bourreaux pour de semblables crimes, dit-ilen regardant les croisées lumineuses des salons où dansaient,causaient et riaient les plus séduisantes femmes de Paris, je teprendrai par le chignon du cou, madame la duchesse, et t’y feraisentir un fer plus mordant que ne l’est le couteau de la Grève.Acier contre acier, nous verrons quel cœur sera plus tranchant.

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