La Duchesse de Langeais

Chapitre 3La Femme vraie

Pendant une semaine environ, madame de Langeais espéra revoir lemarquis de Montriveau&|160;; mais Armand se contenta d’envoyer tousles matins sa carte à l’hôtel de Langeais. Chaque fois que cettecarte était remise à la duchesse, elle ne pouvait s’empêcher detressaillir, frappée par de sinistres pensées, mais indistinctescomme l’est un pressentiment de malheur. En lisant ce nom, tantôtelle croyait sentir dans ses cheveux la main puissante de cet hommeimplacable, tantôt ce nom lui pronostiquait des vengeances que sonmobile esprit lui faisait atroces. Elle l’avait trop bien étudiépour ne pas le craindre. Serait-elle assassinée&|160;? Cet homme àcou de taureau l’éventrerait-il en la lançant au-dessus de satête&|160;? la foulerait-il aux pieds&|160;? Quand, où, comment lasaisirait-il&|160;? la ferait-il bien souffrir, et quel genre desouffrance méditait-il de lui imposer&|160;? Elle se repentait. Acertaines heures, s’il était venu, elle se serait jetée dans sesbras avec un complet abandon. Chaque soir, en s’endormant, ellerevoyait la physionomie de Montriveau sous un aspect différent.Tantôt son sourire amer&|160;; tantôt la contraction jupitériennede ses sourcils, son regard de lion, ou quelque hautain mouvementd’épaules, le lui faisaient terrible. Le lendemain, la carte luisemblait couverte de sang. Elle vivait agitée par ce nom, plusqu’elle ne l’avait été par l’amant fougueux, opiniâtre, exigeant.Puis ses appréhensions grandissaient encore dans le silence, elleétait obligée de se préparer, sans secours étranger, à une luttehorrible dont il ne lui était pas permis de parler. Cette âme,fière et dure, était plus sensible aux titillations de la hainequ’elle ne l’avait été naguère aux caresses de l’amour. Ha&|160;!si le général avait pu voir sa maîtresse au moment où elle amassaitles plis de son front entre ses sourcils, en se plongeant dansd’amères pensées, au fond de ce boudoir où il avait savouré tant dejoies, peut-être eût-il conçu de grandes espérances. La fiertén’est-elle pas un des sentiments humains qui ne peuvent enfanterque de nobles actions&|160;? Quoique madame de Langeais gardât lesecret de ses pensées, il est permis de supposer que monsieur deMontriveau ne lui était plus indifférent. N’est-ce pas une immenseconquête pour un homme que d’occuper une femme&|160;? Chez elle, ildoit nécessairement se faire un progrès dans un sens ou dansl’autre. Mettez une créature féminine sous les pieds d’un chevalfurieux, en face de quelque animal terrible&|160;; elle tombera,certes, sur les genoux, elle attendra la mort&|160;; mais si labête est clémente et ne la tue pas entièrement, elle aimera lecheval, le lion, le taureau, elle en parlera tout à l’aise. Laduchesse se sentait sous les pieds du lion : elle tremblait, ellene haïssait pas. Ces deux personnes, si singulièrement posées l’uneen face de l’autre, se rencontrèrent trois fois dans le mondedurant cette semaine. Chaque fois, en réponse à de coquettesinterrogations, la duchesse reçut d’Armand des saluts respectueuxet des sourires empreints d’une ironie si cruelle, qu’ilsconfirmaient toutes les appréhensions inspirées le matin par lacarte de visite. La vie n’est que ce que nous la font lessentiments, les sentiments avaient creusé des abîmes entre ces deuxpersonnes.

La comtesse de Sérizy, sœur du marquis de Ronquerolles, donnaitau commencement de la semaine suivante un grand bal auquel devaitvenir madame de Langeais. La première figure que vit la duchesse enentrant fut celle d’Armand, Armand l’attendait cette fois, elle lepensa du moins. Tous deux échangèrent un regard. Une sueur froidesortit soudain de tous les pores de cette femme. Elle avait cruMontriveau capable de quelque vengeance inouïe, proportionnée àleur état&|160;; cette vengeance était trouvée, elle était prête,elle était chaude, elle bouillonnait. Les yeux de cet amant trahilui lancèrent les éclairs de la foudre et son visage rayonnait dehaine heureuse. Aussi, malgré la volonté qu’avait la duchessed’exprimer la froideur et l’impertinence, son regard resta-t-ilmorne. Elle alla se placer près de la comtesse de Sérizy, qui neput s’empêcher de lui dire : – Qu’avez-vous, ma chèreAntoinette&|160;? Vous êtes à faire peur.

– Une contredanse va me remettre, répondit-elle en donnant lamain à un jeune homme qui s’avançait.

Madame de Langeais se mit à valser avec une sorte de fureur etd’emportement que redoubla le regard pesant de Montriveau. Il restadebout, en avant de ceux qui s’amusaient à voir les valseurs.Chaque fois que sa maîtresse passait devant lui, ses yeuxplongeaient sur cette tête tournoyante, comme ceux d’un tigre sûrde sa proie. La valse finie, la duchesse vint s’asseoir près de lacomtesse, et le marquis ne cessa de la regarder en s’entretenantavec un inconnu.

– Monsieur, lui disait-il, l’une des choses qui m’ont le plusfrappé dans ce voyage…

La duchesse était tout oreilles.

&|160;… Est la phrase que prononce le gardien de Westminster envous montrant la hache avec laquelle un homme masqué trancha,dit-on, la tête de Charles Ier en mémoire du roi qui les dit à uncurieux.

– Que dit-il&|160;? demanda madame de Sérizy.

– Ne touchez pas à la hache , répondit Montriveau d’un son devoix où il y avait de la menace.

– En vérité, monsieur le marquis, dit la duchesse de Langeais,vous regardez mon cou d’un air si mélodramatique en répétant cettevieille histoire, connue de tous ceux qui vont à Londres, qu’il mesemble vous voir une hache à la main.

Ces derniers mots furent prononcés en riant, quoiqu’une sueurfroide eût saisi la duchesse.

– Mais cette histoire est, par circonstance, très-neuve,répondit-il.

– Comment cela&|160;? je vous prie, de grâce, en quoi&|160;?

– En ce que, madame, vous avez touché à la hache, lui ditMontriveau à voix basse.

– Quelle ravissante prophétie&|160;! reprit-elle en souriantavec une grâce affectée. Et quand doit tomber ma tête&|160;?

– Je ne souhaite pas de voir tomber votre jolie tête, madame. Jecrains seulement pour vous quelque grand malheur. Si l’on voustondait, ne regretteriez-vous pas ces cheveux si mignonnementblonds, et dont vous tirez si bien parti…

– Mais il est des personnes auxquelles les femmes aiment à fairede ces sacrifices, et souvent même à des hommes qui ne savent pasleur faire crédit d’un mouvement d’humeur.

– D’accord. Eh&|160;! bien, si tout à coup, par un procédéchimique, un plaisant vous enlevait votre beauté, vous mettait àcent ans, quand vous n’en avez pour nous que dix-huit&|160;?

– Mais, monsieur, dit-elle en l’interrompant, la petite-véroleest notre bataille de Waterloo. Le lendemain nous connaissons ceuxqui nous aiment véritablement.

– Vous ne regretteriez pas cette délicieuse figure qui…

– Ha, beaucoup&|160;; mais moins pour moi que pour celui dontelle ferait la joie. Cependant, si j’étais sincèrement aimée,toujours, bien, que m’importerait la beauté&|160;? Qu’endites-vous, Clara&|160;?

– C’est une spéculation dangereuse, répondit madame deSérizy.

– Pourrait-on demander à sa majesté le roi des sorciers, repritmadame de Langeais, quand j’ai commis la faute de toucher à lahache, moi qui ne suis pas encore allée à Londres…

– Non so , fit-il en laissant échapper un rire moqueur.

– Et quand commencera le supplice&|160;?

Là, Montriveau tira froidement sa montre et vérifia l’heure avecune conviction réellement effrayante.

– La journée ne finira pas sans qu’il vous arrive un horriblemalheur…

– Je ne suis pas un enfant qu’on puisse facilement épouvanter,ou plutôt je suis un enfant qui ne connaît pas le danger, dit laduchesse, et vais danser sans crainte au bord de l’abîme.

– Je suis enchanté, madame, de vous savoir tant de caractère,répondit-il en la voyant aller prendre sa place à un quadrille.

Malgré son apparent dédain pour les noires prédictions d’Armand,la duchesse était en proie à une véritable terreur. A peinel’oppression morale et presque physique sous laquelle la tenait sonamant cessa-t-elle lorsqu’il quitta le bal. Néanmoins, après avoirjoui pendant un moment du plaisir de respirer à son aise, elle sesurprit à regretter les émotions de la peur, tant la nature femelleest avide de sensations extrêmes. Ce regret n’était pas de l’amour,mais il appartenait certes aux sentiments qui le préparent. Puis,comme si la duchesse eût de nouveau ressenti l’effet que monsieurMontriveau lui avait fait éprouver, elle se rappela l’air deconviction avec lequel il venait de regarder l’heure, et, saisied’épouvante, elle se retira. Il était alors environ minuit. Celuide ses gens qui l’attendait lui mit sa pelisse et marcha devantelle pour faire avancer sa voiture&|160;; puis, quand elle y futassise, elle tomba dans une rêverie assez naturelle, provoquée parla prédiction de monsieur de Montriveau. Arrivée dans sa cour, elleentra dans un vestibule presque semblable à celui de sonhôtel&|160;; mais tout à coup elle ne reconnut pas sonescalier&|160;; puis au moment où elle se retourna pour appeler sesgens, plusieurs hommes l’assaillirent avec rapidité, lui jetèrentun mouchoir sur la bouche, lui lièrent les mains, les pieds, etl’enlevèrent. Elle jeta de grands cris.

– Madame, nous avons ordre de vous tuer si vous criez, luidit-on à l’oreille.

La frayeur de la duchesse fut si grande, qu’elle ne put jamaiss’expliquer par où ni comment elle fut transportée. Quand ellereprit ses sens, elle se trouva les pieds et les poings liés, avecdes cordes de soie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon.Elle ne put retenir un cri en rencontrant les yeux d’Armand deMontriveau, qui, tranquillement assis dans un fauteuil, etenveloppé dans sa robe de chambre, fumait un cigare.

– Ne criez pas, madame la duchesse, dit-il en s’ôtant froidementson cigare de la bouche, j’ai la migraine. D’ailleurs je vais vousdélier. Mais écoutez bien ce que j’ai l’honneur de vous dire. Ildénoua délicatement les cordes qui serraient les pieds de laduchesse. – A quoi vous serviraient vos cris&|160;? personne nepeut les entendre. Vous êtes trop bien élevée pour faire desgrimaces inutiles. Si vous ne vous teniez pas tranquille, si vousvouliez lutter avec moi, je vous attacherais de nouveau les piedset les mains. Je crois, que, tout bien considéré, vous vousrespecterez assez pour demeurer sur ce canapé, comme si vous étiezchez vous, sur le vôtre&|160;; froide encore, si vous voulez… Vousm’avez fait répandre, sur ce canapé, bien des pleurs que je cachaisà tous les yeux.

Pendant que Montriveau lui parlait, la duchesse jeta autourd’elle ce regard de femme, regard furtif qui sait tout voir enparaissant distrait. Elle aima beaucoup cette chambre assezsemblable à la cellule d’un moine. L’âme et la pensée de l’homme yplanaient. Aucun ornement n’altérait la peinture grise des paroisvides. A terre était un tapis vert. Un canapé noir, une tablecouverte de papiers, deux grands fauteuils, une commode ornée d’unréveil, un lit très-bas sur lequel était jeté un drap rouge bordéd’une grecque noire annonçaient par leur contexture les habitudesd’une vie réduite à sa plus simple expression. Un triple flambeauposé sur la cheminée rappelait, par sa forme égyptienne,l’immensité des déserts où cet homme avait long-temps erré. A côtédu lit, entre le pied que d’énormes pattes de sphinx faisaientdeviner sous les plis de l’étoffe et l’un des murs latéraux de lachambre, se trouvait une porte cachée par un rideau vert à frangesrouges et noires que de gros anneaux rattachaient sur une hampe. Laporte par laquelle les inconnus étaient entrés avait une portièrepareille, mais relevée par une embrasse. Au dernier regard que laduchesse jeta sur les deux rideaux pour les comparer, elles’aperçut que la porte voisine du lit était ouverte, et que deslueurs rougeâtres allumées dans l’autre pièce se dessinaient sousl’effilé d’en bas. Sa curiosité fut naturellement excitée par cettelumière triste, qui lui permit à peine de distinguer dans lesténèbres quelques formes bizarres&|160;; mais, en ce moment, ellene songea pas que son danger pût venir de là, et voulut satisfaireun plus ardent intérêt.

– Monsieur, est-ce une indiscrétion de vous demander ce que vouscomptez faire de moi&|160;? dit-elle avec une impertinence et unemoquerie perçante.

La duchesse croyait deviner un amour excessif dans les parolesde Montriveau. D’ailleurs, pour enlever une femme, ne faut-il pasl’adorer&|160;?

– Rien du tout, madame, répondit-il en soufflant avec grâce sadernière bouffée de tabac. Vous êtes ici pour peu de temps. Je veuxd’abord vous expliquer ce que vous êtes, et ce que je suis. Quandvous vous tortillez sur votre divan, dans votre boudoir, je netrouve pas de mots pour mes idées. Puis chez vous, à la moindrepensée qui vous déplaît, vous tirez le cordon de votre sonnette,vous criez bien fort et mettez votre amant à la porte comme s’ilétait le dernier des misérables. Ici, j’ai l’esprit libre. Ici,personne ne peut me jeter à la porte. Ici, vous serez ma victimepour quelques instants, et vous aurez l’extrême bonté de m’écouter.Ne craignez rien. Je ne vous ai pas enlevée pour vous dire desinjures, pour obtenir de vous par violence ce que je n’ai pas sumériter, ce que vous n’avez pas voulu m’octroyer de bonne grâce. Ceserait une indignité. Vous concevez peut-être le viol&|160;; moi,je ne le conçois pas.

Il lança, par un mouvement sec, son cigare au feu.

– Madame, la fumée vous incommode sans doute&|160;?

Aussitôt il se leva, prit dans le foyer une cassolette chaude, ybrûla des parfums,et purifia l’air. L’étonnement de la duchesse nepouvait se comparer qu’à son humiliation. Elle était au pouvoir decet homme, et cet homme ne voulait pas abuser de son pouvoir. Cesyeux jadis si flamboyants d’amour, elle les voyait calmes et fixescomme des étoiles. Elle trembla. Puis la terreur qu’Armand luiinspirait fut augmentée par une de ces sensations pétrifiantes,analogues aux agitations sans mouvement ressenties dans lecauchemar. Elle resta clouée par la peur, en croyant voir la lueurplacée derrière le rideau prendre de l’intensité sous lesaspirations d’un soufflet. Tout à coup les reflets devenus plusvifs avaient illuminé trois personnes masquées. Cet aspect horribles’évanouit si promptement qu’elle le prit pour une fantaisied’optique.

– Madame, reprit Armand en la contemplant avec une méprisantefroideur, une minute, une seule me suffira pour vous atteindre danstous les moments de votre vie, la seule éternité dont je puissedisposer, moi. Je ne suis pas Dieu. Ecoutez-moi bien, dit-il, enfaisant une pause pour donner de la solennité à son discours.L’amour viendra toujours à vos souhaits&|160;; vous avez sur leshommes un pouvoir sans bornes&|160;; mais souvenez-vous qu’un jourvous avez appelé l’amour : il est venu pur et candide, autant qu’ilpeut l’être sur cette terre&|160;; aussi respectueux qu’il étaitviolent&|160;; caressant, comme l’est l’amour d’une femme dévouée,ou comme l’est celui d’une mère pour son enfant&|160;; enfin, sigrand, qu’il était une folie. Vous vous êtes jouée de cet amour,vous avez commis un crime. Le droit de toute femme est de serefuser à un amour qu’elle sent ne pouvoir partager. L’homme quiaime sans se faire aimer ne saurait être plaint, et n’a pas ledroit de se plaindre. Mais, madame la duchesse, attirer à soi, enfeignant le sentiment, un malheureux privé de toute affection, luifaire comprendre le bonheur dans toute sa plénitude, pour le luiravir&|160;; lui voler son avenir de félicité&|160;; le tuernon-seulement aujourd’hui, mais dans l’éternité de sa vie, enempoisonnant toutes ses heures et toutes ses pensées, voilà ce queje nomme un épouvantable crime&|160;!

– Monsieur…

– Je ne puis encore vous permettre de me répondre. Ecoutez-moidonc toujours. D’ailleurs, j’ai des droits sur vous&|160;; mais jene veux que de ceux du juge sur le criminel, afin de réveillervotre conscience. Si vous n’aviez pas de conscience, je ne vousblâmerais point&|160;; mais vous êtes si jeune&|160;! vous devezvous sentir encore de la vie au cœur, j’aime à le penser. Si jevous crois assez dépravée pour commettre un crime impuni par leslois, je ne vous fais pas assez dégradée pour ne pas comprendre laportée de mes paroles. Je reprends.

En ce moment, la duchesse entendit le bruit sourd d’un soufflet,avec lequel les inconnus qu’elle venait d’entrevoir attisaient sansdoute le feu dont la clarté se projeta sur le rideau&|160;; mais leregard fulgurant de Montriveau la contraignit à rester palpitanteet les yeux fixes devant lui. Quelle que fût sa curiosité, le feudes paroles d’Armand l’intéressait plus encore que la voix de cefeu mystérieux.

– Madame, dit-il après une pause, lorsque, dans Paris, lebourreau devra mettre la main sur un pauvre assassin, et lecouchera sur la planche où la loi veut qu’un assassin soit couchépour perdre la tête… Vous savez, les journaux en préviennent lesriches et les pauvres, afin de dire aux uns de dormir tranquilles,et aux autres de veiller pour vivre. Eh&|160;! bien, vous qui êtesreligieuse, et même un peu dévote, allez faire dire des messes pourcet homme : vous êtes de la famille&|160;; mais vous êtes de labranche aînée. Celle-là peut trôner en paix, exister heureuse etsans soucis. Poussé par la misère ou par la colère, votre frère debagne n’a tué qu’un homme&|160;; et vous&|160;! vous avez tué lebonheur d’un homme, sa plus belle vie, ses plus chères croyances.L’autre a tout naïvement attendu sa victime&|160;; il l’a tuéemalgré lui, par peur de l’échafaud&|160;; mais vous&|160;!… vousavez entassé tous les forfaits de la faiblesse contre une forceinnocente&|160;; vous avez apprivoisé votre patient pour en mieuxdévorer le cœur&|160;; vous l’avez appâté de caresses&|160;; vousn’en avez omis aucune de celles qui pouvaient lui faire supposer,rêver, désirer les délices de l’amour. Vous lui avez demandé millesacrifices pour les refuser tous. Vous lui avez bien fait voir lalumière avant de lui crever les yeux. Admirable courage&|160;! Detelles infamies sont un luxe que ne comprennent pas ces bourgeoisesdesquelles vous vous moquez. Elles savent se donner etpardonner&|160;; elles savent aimer et souffrir. Elles nous rendentpetits par la grandeur de leurs dévouements. A mesure que l’onmonte en haut de la société, il s’y trouve autant de boue qu’il yen a par le bas&|160;; seulement elle s’y durcit et se dore. Oui,pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, il faut une belleéducation, un grand nom, une jolie femme, une duchesse. Pour tomberau-dessous de tout, il fallait être au-dessus de tout. Je vous dismal ce que je pense, je souffre encore trop des blessures que vousm’avez faites&|160;; mais ne croyez pas que je me plaigne&|160;!Non. Mes paroles ne sont l’expression d’aucune espérancepersonnelle, et ne contiennent aucune amertume. Sachez-le bien,madame, je vous pardonne, et ce pardon est assez entier pour quevous ne vous plaigniez point d’être venue le chercher malgré vous…Seulement, vous pourriez abuser d’autres cœurs aussi enfants quel’est le mien, et je dois leur épargner des douleurs. Vous m’avezdonc inspiré une pensée de justice. Expiez votre faute ici-bas,Dieu vous pardonnera peut-être, je le souhaite&|160;; mais il estimplacable, et vous frappera.

A ces mots, les yeux de cette femme abattue, déchirée, seremplirent de pleurs.

– Pourquoi pleurez-vous&|160;? Restez fidèle à votre nature.Vous avez contemplé sans émotion les tortures du cœur que vousbrisiez. Assez, madame, consolez-vous. Je ne puis plus souffrir.D’autres vous diront que vous leur avez donné la vie, moi je vousdis avec délices que vous m’avez donné le néant. Peut-êtredevinez-vous que je ne m’appartiens pas, que je dois vivre pour mesamis, et qu’alors j’aurai la froideur de la mort et les chagrins dela vie à supporter ensemble. Auriez-vous tant de bonté&|160;?Seriez-vous comme les tigres du désert, qui font d’abord la plaie,et puis la lèchent&|160;?

La duchesse fondit en larmes.

– Epargnez-vous donc ces pleurs, madame. Si j’y croyais, ceserait pour m’en défier. Est-ce ou n’est-ce pas un de vosartifices&|160;? Après tous ceux que vous avez employés, commentpenser qu’il peut y avoir en vous quelque chose de vrai&|160;? Riende vous n’a désormais la puissance de m’émouvoir. J’ai toutdit.

Madame de Langeais se leva par un mouvement à la fois plein denoblesse et d’humilité.

– Vous êtes en droit de me traiter durement, dit-elle en tendantà cet homme une main qu’il ne prit pas, vos paroles ne sont pasassez dures encore, et je mérite cette punition.

– Moi, vous punir, madame&|160;! mais punir, n’est-ce pasaimer&|160;? N’attendez de moi rien qui ressemble à un sentiment.Je pourrais me faire, dans ma propre cause, accusateur et juge,arrêt et bourreau&|160;; mais non. J’accomplirai tout à l’heure undevoir, et nullement un désir de vengeance. La plus cruellevengeance est, selon moi, le dédain d’une vengeance possible. Quisait&|160;! je serai peut-être le ministre de vos plaisirs.Désormais, en portant élégamment la triste livrée dont la sociétérevêt les criminels, peut-être serez vous forcée d’avoir leurprobité. Et alors vous aimerez&|160;!

La duchesse écoutait avec une soumission qui n’était plus jouéeni coquettement calculée&|160;; elle ne prit la parole qu’après unintervalle de silence.

– Armand, dit-elle, il me semble qu’en résistant à l’amour,j’obéissais à toutes les pudeurs de la femme, et ce n’est pas devous que j’eusse attendu de tels reproches. Vous vous armez detoutes mes faiblesses pour m’en faire des crimes. Commentn’avez-vous pas supposé que je pusse être entraînée au delà de mesdevoirs par toutes les curiosités de l’amour, et que le lendemainje fusse fâchée, désolée d’être allée trop loin&|160;? Hélas&|160;!c’était pécher par ignorance. Il y avait, je vous le jure, autantde bonne foi dans mes fautes que dans mes remords. Mes duretéstrahissaient bien plus d’amour que n’en accusaient mescomplaisances. Et d’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous&|160;? Ledon de mon cœur ne vous a pas suffi, vous avez exigé brutalement mapersonne…

– Brutalement&|160;! s’écria monsieur de Montriveau. Mais il sedit à lui-même : – Je suis perdu, si je me laisse prendre a desdisputes de mots.

– Oui, vous êtes arrivé chez moi comme chez une de ces mauvaisesfemmes, sans le respect, sans aucune des attentions de l’amour.N’avais-je pas le droit de réfléchir&|160;? Eh&|160;! bien, j’airéfléchi. L’inconvenance de votre conduite est excusable : l’amouren est le principe&|160;; laissez-moi le croire et vous justifier àmoi-même. Hé bien&|160;! Armand, au moment même où ce soir vous meprédisiez le malheur, moi je croyais à notre bonheur. Oui, j’avaisconfiance en ce caractère noble et fier dont vous m’avez donné tantde preuves… Et j’étais toute à toi, ajouta-t-elle en se penchant àl’oreille de Montriveau. Oui, j’avais je ne sais quel désir derendre heureux un homme si violemment éprouvé par l’adversité.Maître pour maître, je voulais un homme grand. Plus je me sentaishaut, moins je voulais descendre. Confiante en toi, je voyais touteune vie d’amour au moment où tu me montrais la mort… . La force neva pas sans la bonté. Mon ami, tu es trop fort pour te faireméchant contre une pauvre femme qui t’aime. Si j’ai eu des torts,ne puis-je donc obtenir un pardon&|160;? ne puis-je lesréparer&|160;? Le repentir est la grâce de l’amour, je veux êtrebien gracieuse pour toi. Comment moi seule ne pouvais-je partageravec toutes les femmes ces incertitudes, ces craintes, cestimidités qu’il est si naturel d’éprouver quand on se lie pour lavie, et que vous brisez si facilement ces sortes de liens&|160;!Ces bourgeoises, auxquelles vous me comparez, se donnent, maiselles combattent. Hé&|160;! bien, j’ai combattu, mais me voilà… -Mon Dieu&|160;! il ne m’écoute pas&|160;! s’écria-t-elle ens’interrompant. Elle se tordit les mains en criant : – Mais jet’aime&|160;! mais je suis à toi&|160;! Elle tomba aux genouxd’Armand. – A toi&|160;! à toi, mon unique, mon seulmaître&|160;!

– Madame, dit Armand en voulant la relever, Antoinette ne peutplus sauver la duchesse de Langeais. Je ne crois plus ni à l’une nià l’autre. Vous vous donnerez aujourd’hui, vous vous refuserezpeut-être demain. Aucune puissance ni dans les cieux ni sur laterre ne saurait me garantir la douce fidélité de votre amour. Lesgages en étaient dans le passé : nous n’avons plus de passé.

En ce moment, une lueur brilla si vivement, que la duchesse neput s’empêcher de tourner la tête vers la portière, et revitdistinctement les trois hommes masqués.

– Armand&|160;; dit-elle, je ne voudrais pas vous mésestimer.Comment se trouve-t-il là des hommes&|160;? Que préparez-vous donccontre moi&|160;?

– Ces hommes sont aussi discrets que je le serai moi-même sur cequi va se passer ici, dit-il. Ne voyez en eux que mes bras et moncœur. L’un d’eux est un chirurgien…

– Un chirurgien, dit-elle. Armand, mon ami, l’incertitude est laplus cruelle des douleurs. Parlez donc, dites-moi si vous voulez mavie : je vous la donnerai, vous ne la prendrez pas…

– Vous ne m’avez donc pas compris&|160;? répliqua Montriveau. Nevous ai-je pas parlé de justice&|160;? Je vais, ajouta-t-ilfroidement, en prenant un morceau d’acier qui était sur la table,pour faire cesser vos appréhensions, vous expliquer ce que j’aidécidé de vous.

Il lui montra une croix de Lorraine adaptée au bout d’une tiged’acier.

– Deux de mes amis font rougir en ce moment une croix dont voicile modèle. Nous vous l’appliquerons au front, là, entre les deuxyeux, pour que vous ne puissiez pas la cacher par quelquesdiamants, et vous soustraire ainsi aux interrogations du monde.Vous aurez enfin sur le front la marque infamante appliquée surl’épaule de vos frères les forçats. La souffrance est peu de chose,mais je craignais quelque crise nerveuse, ou de la résistance……

– De la résistance, dit-elle en frappant de joie dans ses mains,non, non, je voudrais maintenant voir ici la terre entière.Ah&|160;! mon Armand, marque, marque vite ta créature comme unepauvre petite chose à toi&|160;! Tu demandais des gages à monamour&|160;; mais les voilà tous dans un seul. Ah&|160;! je ne voisque clémence et pardon, que bonheur éternel en ta vengeance… Quandtu auras ainsi désigné une femme pour la tienne, quand tu auras uneâme serve qui portera ton chiffre rouge, eh&|160;! bien, tu nepourras jamais l’abandonner, tu seras à jamais à moi. En m’isolantsur la terre, tu seras chargé de mon bonheur, sous peine d’être unlâche, et je te sais noble, grand&|160;! Mais la femme qui aime semarque toujours elle-même. Venez, messieurs, entrez et marquez,marquez la duchesse de Langeais. Elle est à jamais à monsieur deMontriveau. Entrez vite, et tous, mon front brûle plus que votrefer.

Armand se retourna vivement pour ne pas voir la duchessepalpitante, agenouillée. Il dit un mot qui fit disparaître sestrois amis. Les femmes habituées à la vie des salons connaissent lejeu des glaces. Aussi la duchesse, intéressée à bien lire dans lecœur d’Armand, était tout yeux. Armand, qui ne se défiait pas deson miroir, laissa voir deux larmes rapidement essuyées. Toutl’avenir de la duchesse était dans ces deux larmes. Quand il revintpour relever madame de Langeais, il la trouva debout, elle secroyait aimée. Aussi dut-elle vivement palpiter en entendantMontriveau lui dire avec cette fermeté qu’elle savait si bienprendre jadis quand elle se jouait de lui : – Je vous fais grâce,madame. Vous pouvez me croire, cette scène sera comme si elle n’eûtjamais été. Mais ici, disons-nous adieu. J’aime à penser que vousavez été franche sur votre canapé dans vos coquetteries, francheici dans votre effusion de cœur. Adieu. Je ne me sens plus la foi.Vous me tourmenteriez encore, vous seriez toujours duchesse. Et…mais adieu, nous ne nous comprendrons jamais. Que souhaitez-vousmaintenant&|160;? dit-il en prenant l’air d’un maître decérémonies. Rentrer chez vous&|160;; ou revenir au bal de madame deSérizy&|160;? J’ai employé tout mon pouvoir à laisser votreréputation intacte. Ni vos gens, ni le monde ne peuvent rien savoirde ce qui s’est passé entre nous depuis un quart d’heure. Vos gensvous croient au bal&|160;; votre voiture n’a pas quitté la cour demadame de Sérizy&|160;; votre coupé peut se trouver aussi danscelle de votre hôtel. Où voulez-vous être&|160;?

– Quel est votre avis, Armand&|160;?

– Il n’y a plus d’Armand, madame la duchesse. Nous sommesétrangers l’un à l’autre.

– Menez-moi donc au bal, dit-elle curieuse encore de mettre àl’épreuve le pouvoir d’Armand. Rejetez dans l’enfer du monde unecréature qui y souffrait, et qui doit continuer d’y souffrir, sipour elle il n’est plus de bonheur. Oh&|160;! mon ami, je vous aimepourtant, comme aiment vos bourgeoises. Je vous aime à vous sauterau cou dans le bal, devant tout le monde, si vous le demandiez. Cemonde horrible, il ne m’a pas corrompue. Va, je suis jeune et viensde me rajeunir encore. Oui, je suis une enfant, ton enfant, tuviens de me créer. Oh&|160;! ne me bannis pas de monEden&|160;!

Armand fit un geste.

– Ah&|160;! si je sors, laisse-moi donc emporter d’ici quelquechose, un rien&|160;! ceci, pour le mettre ce soir sur mon cœur,dit-elle en s’emparant du bonnet d’Armand, qu’elle roula dans sonmouchoir…

– Non, reprit-elle, je ne suis pas de ce monde de femmesdépravées&|160;; tu ne le connais pas, et alors tu ne peuxm’apprécier&|160;; sache-le donc&|160;! quelques-unes se donnentpour des écus&|160;; d’autres sont sensibles aux présents&|160;;tout y est infâme. Ah&|160;! je voudrais être une simplebourgeoise, une ouvrière, si tu aimes mieux une femme au-dessous detoi, qu’une femme en qui le dévouement s’allie aux grandeurshumaines. Ah&|160;! mon Armand, il est parmi nous de nobles, degrandes, de chastes, de pures femmes, et alors elles sontdélicieuses. Je voudrais posséder toutes les noblesses pour te lessacrifier toutes&|160;; le malheur m’a faite duchesse&|160;; jevoudrais être née près du trône, il ne me manquerait rien à tesacrifier. Je serais grisette pour toi et reine pour lesautres.

Il écoutait en humectant ses cigares.

– Quand vous voudrez partir, dit-il, vous me préviendrez…

– Mais je voudrais rester…

– Autre chose, ça&|160;! fit-il.

– Tiens, il était mal arrangé, celui-là&|160;! s’écria-t-elle ens’emparant d’un cigare, et y dévorant ce que les lèvres d’Armand yavaient laissé.

– Tu fumerais&|160;? lui dit-il.

– Oh&|160;! que ne ferais-je pas pour te plaire&|160;!

– Eh&|160;! bien, allez-vous-en, madame…

– J’obéis, dit-elle en pleurant.

– Il faut vous couvrir la figure pour ne point voir les cheminspar lesquels vous allez passer.

– Me voilà prête, Armand, dit-elle en se bandant les veux.

– Y voyez-vous&|160;?

– Non.

Il se mit doucement à ses genoux.

– Ah&|160;! je t’entends, dit-elle en laissant échapper un gesteplein de gentillesse en croyant que cette feinte rigueur allaitcesser.

Il voulut lui baiser les lèvres, elle s’avança.

– Vous y voyez, madame.

– Mais je suis un peu curieuse.

– Vous me trompez donc toujours&|160;?

– Ah&|160;! dit-elle avec la rage de la grandeur méconnue, ôtezce mouchoir et conduisez-moi, monsieur, je n’ouvrirai pas lesyeux.

Armand, sûr de la probité en en entendant le cri, guida laduchesse qui, fidèle à sa parole, se fit noblement aveugle&|160;;mais, en la tenant paternellement par la main pour la faire tantôtmonter, tantôt descendre, Montriveau étudia les vives palpitationsqui agitaient le cœur de cette femme si promptement envahie par unamour vrai. Madame de Langeais, heureuse de pouvoir lui parlerainsi, se plut à lui tout dire, mais il demeura inflexible&|160;;et quand la main de la duchesse l’interrogeait, la sienne restaitmuette. Enfin, après avoir cheminé pendant quelque temps ensemble,Armand lui dit d’avancer, elle avança, et s’aperçut qu’il empêchaitla robe d’effleurer les parois d’une ouverture sans doute étroite.Madame de Langeais fut touchée de ce soin, il trahissait encore unpeu d’amour&|160;; mais ce fut en quelque sorte l’adieu deMontriveau, car il la quitta sans lui dire un mot. En se sentantdans une chaude atmosphère, la duchesse ouvrit les yeux. Elle sevit seule devant la cheminée du boudoir de la comtesse de Sérizy.Son premier soin fut de réparer le désordre de sa toilette&|160;;elle eut promptement rajusté sa robe et rétabli la poésie de sacoiffure.

– Eh&|160;! bien, ma chère Antoinette, nous vous cherchonspartout, dit la comtesse en ouvrant la porte du boudoir.

– Je suis venue respirer ici, dit-elle, il fait dans les salonsune chaleur insupportable.

– L’on vous croyait partie&|160;; mais mon frère Ronquerollesm’a dit avoir vu vos gens qui vous attendent.

– Je suis brisée, ma chère, laissez-moi un moment me reposerici.

Et la duchesse s’assit sur le divan de son amie.

– Qu’avez-vous donc&|160;? vous êtes toute tremblante.

Le marquis de Ronquerolles entra.

– J’ai peur, madame la duchesse, qu’il ne vous arrive quelqueaccident. Je viens de voir votre cocher gris comme les Vingt-DeuxCantons.

La duchesse ne répondit pas, elle regardait la cheminée, lesglaces, en y cherchant les traces de son passage&|160;; puis, elleéprouvait une sensation extraordinaire à se voir au milieu desjoies du bal après la terrible scène qui venait de donner à sa vieun autre cours. Elle se prit à trembler violemment.

– J’ai les nerfs agacés par la prédiction que m’a faite icimonsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, je vaisaller voir si sa hache de Londres me troublera jusque dans monsommeil. Adieu donc, chère. Adieu, monsieur le marquis.

Elle traversa les salons, où elle fut arrêtée par descomplimenteurs qui lui firent pitié. Elle trouva le monde petit ens’en trouvant la reine, elle si humiliée, si petite. D’ailleurs,qu’étaient les hommes devant celui qu’elle aimait véritablement etdont le caractère avait repris les proportions gigantesquesmomentanément amoindries par elle, mais qu’alors elle grandissaitpeut-être outre mesure&|160;? Elle ne put s’empêcher de regardercelui de ses gens qui l’avait accompagnée, et le vit toutendormi.

– Vous n’êtes pas sorti d’ici&|160;? lui demanda-t-elle.

– Non, madame.

En montant dans son carrosse, elle aperçut effectivement soncocher dans un état d’ivresse dont elle se fût effrayée en touteautre circonstance&|160;; mais les grandes secousses de la vieôtent à la crainte ses aliments vulgaires. D’ailleurs elle arrivasans accident chez elle&|160;; mais elle s’y trouva changée et enproie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plusqu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elledésirait désormais avoir quelque valeur. Si les physiologistespeuvent promptement définir l’amour en s’en tenant aux lois de lanature, les moralistes sont bien plus embarrassés de l’expliquerquand ils veulent le considérer dans tous les développements quelui a donnés la société. Néanmoins il existe, malgré les hérésiesdes mille sectes qui divisent l’église amoureuse, une ligne droiteet tranchée qui partage nettement leurs doctrines, une ligne queles discussions ne courberont jamais, et dont l’inflexibleapplication explique la crise dans laquelle, comme presque toutesles femmes, la duchesse de Langeais était plongée. Elle n’aimaitpas encore, elle avait une passion.

L’amour et la passion sont deux différents états de l’âme quepoètes et gens du monde, philosophes et niais confondentcontinuellement. L’amour comporte une mutualité de sentiments, unecertitude de jouissances que rien n’altère, et un trop constantéchange de plaisirs, une trop complète adhérence entre les cœurspour ne pas exclure la jalousie. La possession est alors un moyenet non un but&|160;; une infidélité fait souffrir mais ne détachepas&|160;; l’âme n’est ni plus ni moins ardente ou troublée, elleest incessamment heureuse&|160;; enfin le désir étendu par unsouffle divin d’un bout à l’autre sur l’immensité du temps nous leteint d’une même couleur : la vie est bleue comme l’est un cielpur. La passion est le pressentiment de l’amour et de son infiniauquel aspirent toutes les âmes souffrantes. La passion est unespoir qui peut-être sera trompé. Passion signifie à la foissouffrance et transition&|160;; la passion cesse quand l’espéranceest morte. Hommes et femmes peuvent, sans se déshonorer, concevoirplusieurs passions&|160;; il est si naturel de s’élancer vers lebonheur&|160;! mais il n’est dans la vie qu’un seul amour. Toutesles discussions, écrites ou verbales, faites sur les sentiments,peuvent donc être résumées par ces deux questions : Est-ce unepassion&|160;? Est-ce l’amour&|160;? L’amour n’existant pas sans laconnaissance intime des plaisirs qui le perpétuent, la duchesseétait donc sous le joug d’une passion&|160;; aussi enéprouva-t-elle les dévorantes agitations, les involontairescalculs, les desséchants désirs, enfin tout ce qu’exprime le motpassion : elle souffrit. Au milieu des troubles de son âme, il serencontrait des tourbillons soulevés par sa vanité, par sonamour-propre, par son orgueil ou par sa fierté : toutes cesvariétés de l’égoïsme se tiennent. Elle avait dit à un homme : Jet’aime, je suis à toi&|160;! La duchesse de Langeais pouvait-elleavoir inutilement proféré ces paroles&|160;? Elle devait ou êtreaimée ou abdiquer son rôle social. Sentant alors la solitude de sonlit voluptueux où la volupté n’avait pas encore mis ses piedschauds, elle s’y roulait, s’y tordait en se répétant : – Je veuxêtre aimée&|160;! Et la foi qu’elle avait encore en elle luidonnait l’espoir de réussir. La duchesse était piquée, la vaniteuseParisienne était humiliée, la femme vraie entrevoyait le bonheur,et son imagination, vengeresse du temps perdu pour la nature, seplaisait à lui faire flamber les feux inextinguibles du plaisir.Elle atteignait presque aux sensations de l’amour&|160;; car, dansle doute d’être aimée qui la poignait, elle se trouvait heureuse dese dire à elle-même : – Je l’aime&|160;! Le monde et Dieu, elleavait envie de les fouler à ses pieds. Montriveau était maintenantsa religion. Elle passa la journée du lendemain dans un état destupeur morale mêlé d’agitations corporelles que rien ne pourraitexprimer. Elle déchira autant de lettres qu’elle en écrivit, et fitmille suppositions impossibles. A l’heure où Montriveau venaitjadis, elle voulut croire qu’il arriverait, et prit plaisir àl’attendre. Sa vie se concentra dans le seul sens de l’ouïe. Ellefermait parfois les yeux et s’efforçait d’écouter à travers lesespaces. Puis elle souhaitait le pouvoir d’anéantir tout obstacleentre elle et son amant afin d’obtenir ce silence absolu qui permetde percevoir le bruit à d’énormes distances. Dans ce recueillement,les pulsations de sa pendule lui furent odieuses, elles étaient unesorte de bavardage sinistre qu’elle arrêta. Minuit sonna dans lesalon.

– Mon Dieu&|160;! se dit-elle, le voir ici, ce serait lebonheur. Et cependant il y venait naguère, amené par le désir. Savoix remplissait ce boudoir. Et maintenant, rien&|160;!

En se souvenant des scènes de coquetterie qu’elle avait jouées,et qui le lui avaient ravi, des larmes de désespoir coulèrent deses yeux pendant long-temps.

– Madame la duchesse, lui dit sa femme de chambre, ne saitpeut-être pas qu’il est deux heures du matin, j’ai cru que madameétait indisposée.

– Oui, je vais me coucher&|160;; mais rappelez-vous, Suzette,dit madame de Langeais en essuyant ses larmes, de ne jamais entrerchez moi sans ordre, et je ne vous le dirai pas une secondefois.

Pendant une semaine, madame de Langeais alla dans toutes lesmaisons où elle espérait rencontrer monsieur de Montriveau.Contrairement à ses habitudes, elle arrivait de bonne heure et seretirait tard&|160;; elle ne dansait plus, elle jouait. Tentativesinutiles&|160;! elle ne put parvenir à voir Armand, de qui ellen’osait plus prononcer le nom. Cependant un soir, dans un moment dedésespérance, elle dit à madame de Sérizy, avec autantd’insouciance qu’il lui fut possible d’en affecter : – Vous êtesdonc brouillée avec monsieur de Montriveau&|160;? je ne le voisplus chez vous.

– Mais il ne vient donc plus ici&|160;! répondit la comtesse enriant. D’ailleurs, on ne l’aperçoit plus nulle part, il est sansdoute occupé de quelque femme.

– Je croyais, reprit la duchesse avec douceur, que le marquis deRonquerolles était un de ses amis…

– Je n’ai jamais entendu dire à mon frère qu’il le connût.

Madame de Langeais ne répondit rien. Madame de Sérizy crutpouvoir alors impunément fouetter une amitié discrète qui lui avaitété si long-temps amère, et reprit la parole.

– Vous le regrettez donc, ce triste personnage. J’en ai ouï diredes choses monstrueuses : blessez-le, il ne revient jamais, nepardonne rien&|160;; aimez-le, il vous met à la chaîne. A tout ceque je disais de lui, l’un de ceux qui le portent aux nues merépondait toujours par un mot : Il sait aimer&|160;! On ne cesse deme répéter : Montriveau quittera tout pour son ami, c’est une âmeimmense. Ah, bah&|160;! la société ne demande pas des âmes sigrandes. Les hommes de ce caractère sont très-bien chez eux, qu’ilsy restent, et qu’ils nous laissent à nos bonnes petitesses. Qu’endites-vous, Antoinette&|160;?

Malgré son habitude du monde, la duchesse parut agitée, maiselle dit néanmoins avec un naturel qui trompa son amie : – Je suisfâchée de ne plus le voir, je prenais à lui beaucoup d’intérêt, etlui vouais une sincère amitié. Dussiez-vous me trouver ridicule,chère amie, j’aime les grandes âmes. Se donner à un sot, n’est-cepas avouer clairement que l’on n’a que des sens&|160;?

Madame de Sérizy n’avait jamais distingué que des gensvulgaires, et se trouvait en ce moment aimée par un bel homme, lemarquis d’Aiglemont.

La comtesse abrégea sa visite, croyez-le. Puis madame deLangeais voyant une espérance dans la retraite absolue d’Armand,elle lui écrivit aussitôt une lettre humble et douce qui devait leramener à elle, s’il aimait encore. Elle fit porter le lendemain salettre par son valet de chambre, et, quand il fut de retour, ellelui demanda s’il l’avait remise à Montriveau lui-même&|160;; puis,sur son affirmation, elle ne put retenir un mouvement de joie.Armand était à Paris, il y restait seul, chez lui, sans aller dansle monde&|160;! Elle était donc aimée. Pendant toute la journéeelle attendit une réponse, et la réponse ne vint pas. Au milieu descrises renaissantes que lui donna l’impatience, Antoinette sejustifia ce retard : Armand était embarrassé, la réponse viendraitpar la poste&|160;; mais, le soir, elle ne pouvait plus s’abuser.Journée affreuse, mêlée de souffrances qui plaisent, depalpitations qui écrasent, excès de cœur qui usent la vie. Lelendemain elle envoya chez Armand chercher une réponse.

– Monsieur le marquis a fait dire qu’il viendrait chez madame laduchesse, répondit Julien.

Elle se sauva afin de ne pas laisser voir son bonheur, elle allatomber sur son canapé pour y dévorer ses premières émotions.

– Il va venir&|160;! Cette pensée lui déchira l’âme. Malheur, eneffet, aux êtres pour lesquels l’attente n’est pas la plus horribledes tempêtes et la fécondation des plus doux plaisirs, ceux-làn’ont point en eux cette flamme qui réveille les images des choses,et double la nature en nous attachant autant à l’essence pure desobjets qu’à leur réalité. En amour, attendre n’est-ce pasincessamment épuiser une espérance certaine, se livrer au fléauterrible de la passion, heureuse sans les désenchantements de lavérité&|160;! Emanation constante de force et de désirs, l’attentene serait-elle pas à l’âme humaine ce que sont à certaines fleursleurs exhalations parfumées&|160;? Nous avons bientôt laissé leséclatantes et stériles couleurs du choréopsis ou des tulipes, etnous revenons sans cesse aspirer les délicieuses pensées del’oranger ou du volkameria, deux fleurs que leurs patries ontinvolontairement comparées à de jeunes fiancées pleines d’amour,belles de leur passé, belles de leur avenir.

La duchesse s’instruisit des plaisirs de sa nouvelle vie ensentant avec une sorte d’ivresse ces flagellations del’amour&|160;; puis, en changeant de sentiments, elle trouvad’autres destinations et un meilleur sens aux choses de la vie. Ense précipitant dans son cabinet de toilette, elle comprit ce quesont les recherches de la parure, les soins corporels les plusminutieux, quand ils sont commandés par l’amour et non par lavanité&|160;; déjà, ces apprêts lui aidèrent à supporter lalongueur du temps. Sa toilette finie, elle retomba dans lesexcessives agitations, dans les foudroiements nerveux de cettehorrible puissance qui met en fermentation toutes les idées, et quin’est peut-être qu’une maladie dont on aime les souffrances. Laduchesse était prête à deux heures de l’après-midi&|160;; monsieurde Montriveau n’était pas encore arrivé à onze heures et demie dusoir. Expliquer les angoisses de cette femme, qui pouvait passerpour l’enfant gâté de la civilisation, ce serait vouloir direcombien le cœur peut concentrer de poésies dans une pensée&|160;;vouloir peser la force exhalée par l’âme au bruit d’une sonnette,ou estimer ce que consomme de vie l’abattement causé par unevoiture dont le roulement continue sans s’arrêter.

– Se jouerait-il de moi&|160;? dit-elle en écoutant sonnerminuit.

Elle pâlit, ses dents se heurtèrent, et elle se frappa les mainsen bondissant dans ce boudoir, où jadis, pensait-elle, ilapparaissait sans être appelé. Mais elle se résigna. Nel’avait-elle pas fait pâlir et bondir sous les piquantes flèches deson ironie&|160;? Madame de Langeais comprit l’horreur de ladestinée des femmes, qui, privées de tous les moyens d’action quepossèdent les hommes, doivent attendre quand elles aiment. Allerau-devant de son aimé est une faute que peu d’hommes saventpardonner. La plupart d’entre eux voient une dégradation dans cettecéleste flatterie&|160;; mais Armand avait une grande âme, etdevait faire partie du petit nombre d’hommes qui savent acquitterpar un éternel amour un tel excès d’amour.

– Hé&|160;! bien, j’irai, se dit-elle en se tournant dans sonlit sans pouvoir y trouver le sommeil, j’irai vers lui, je luitendrai la main sans me fatiguer de la lui tendre. Un homme d’élitevoit dans chacun des pas que fait une femme vers lui des promessesd’amour et de constance. Oui, les anges doivent descendre des cieuxpour venir aux hommes, et je veux être un ange pour lui.

Le lendemain elle écrivit un de ces billets où excelle l’espritdes dix mille Sévignés que compte maintenant Paris. Cependant,savoir se plaindre sans s’abaisser, voler à plein de ses deux ailessans se traîner humblement, gronder sans offenser, se révolter avecgrâce, pardonner sans compromettre la dignité personnelle, toutdire et ne rien avouer, il fallait être la duchesse de Langeais etavoir été élevée par madame la princesse de Blamont-Chauvry, pourécrire ce délicieux billet. Julien partit. Julien était, comme tousles valets de chambre, la victime des marches et contre-marches del’amour.

– Que vous a répondu monsieur de Montriveau&|160;? dit-elleaussi indifféremment qu’elle le put à Julien quand il vint luirendre compte de sa mission.

– Monsieur le marquis m’a prié de dire à madame la duchesse quec’était bien.

Affreuse réaction de l’âme sur elle-même&|160;! recevoir devantde curieux témoins la question du cœur, et ne pas murmurer, et sevoir forcée au silence. Une des mille douceurs du riche&|160;!

Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieurde Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se diremalade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse àlaquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle nerecevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante, la princessede Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-onclematernel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Cespersonnes crurent facilement à la maladie de madame de Langeais, enla trouvant de jour en jour plus abattue, plus pâle, plus amaigrie.Les vagues ardeurs d’un amour réel, les irritations de l’orgueilblessé, la constante piqûre du seul mépris qui pût l’atteindre, sesélancements vers des plaisirs perpétuellement souhaités,perpétuellement trahis&|160;; enfin, toutes ses forces inutilementexcitées, minaient sa double nature. Elle payait l’arriéré de savie trompée. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devaitse trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon desTuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtesdont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime delangueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elleéchangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence larendait belle. Le général défila presque à ses pieds dans toute lasplendeur de ce costume militaire dont l’effet sur l’imaginationféminine est avoué même par les plus prudes personnes. Pour unefemme bien éprise, qui n’avait pas vu son amant depuis deux mois,ce rapide moment ne dut-il pas ressembler à cette phase de nosrêves où, fugitivement, notre vue embrasse une nature sanshorizon&|160;? Aussi, les femmes ou les jeunes gens peuvent-ilsseuls imaginer l’avidité stupide et délirante qu’exprimèrent lesyeux de la duchesse. Quant aux hommes, si, pendant leur jeunesse,ils ont éprouvé, dans le paroxysme de leurs premières passions, cesphénomènes de la puissance nerveuse, plus tard ils les oublient sicomplétement, qu’ils arrivent à nier ces luxuriantes extases, leseul nom possible de ces magnifiques intuitions. L’extasereligieuse est la folie de la pensée dégagée de ses lienscorporels&|160;; tandis que, dans l’extase amoureuse, seconfondent, s’unissent et s’embrassent les forces de nos deuxnatures. Quand une femme est en proie aux tyrannies furieuses souslesquelles ployait madame de Langeais, les résolutions définitivesse succèdent si rapidement, qu’il est impossible d’en rendrecompte. Les pensées naissent alors les unes des autres, et courentdans l’âme comme ces nuages emportés par le vent sur un fondgrisâtre qui voile le soleil. Dès lors, les faits disent tout.Voici donc les faits. Le lendemain de la revue, madame de Langeaisenvoya sa voiture et sa livrée attendre à la porte du marquis deMontriveau depuis huit heures du matin jusqu’à trois heures aprèsmidi. Armand demeurait rue de Seine, à quelques pas de la chambredes pairs, où il devait y avoir une séance ce jour-là. Maislong-temps avant que les pairs ne se rendissent à leur palais,quelques personnes aperçurent la voiture et la livrée de laduchesse. Un jeune officier dédaigné par madame de Langeais, etrecueilli par madame de Sérizy, le marquis d’Aiglemont, fut lepremier qui reconnut les gens. Il alla sur-le-champ chez samaîtresse lui raconter sous le secret cette étrange folie.Aussitôt, cette nouvelle fut télégraphiquement portée à laconnaissance de toutes les coteries du faubourg Saint-Germain,parvint au château, à l’Elysée-Bourbon, devint le bruit du jour, lesujet de tous les entretiens, depuis midi jusqu’au soir. Presquetoutes les femmes niaient le fait, mais de manière à le fairecroire&|160;; et les hommes le croyaient en témoignant à madame deLangeais le plus indulgent intérêt.

– Ce sauvage de Montriveau a un caractère de bronze, il aurasans doute exigé cet éclat, disaient les uns en rejetant la fautesur Armand.

– Hé&|160;! bien, disaient les autres, madame de Langeais acommis la plus noble des imprudences&|160;! En face de tout Paris,renoncer, pour son amant, au monde, à son rang, à sa fortune, à laconsidération, est un coup d’état féminin beau comme le coup decouteau de ce perruquier qui a tant ému Canning à la Courd’Assises. Pas une des femmes qui blâment la duchesse ne feraitcette déclaration digne de l’ancien temps. Madame de Langeais estune femme héroïque de s’afficher ainsi franchement elle-même.Maintenant, elle ne peut plus aimer que Montriveau. N’y a-t-il pasquelque grandeur chez une femme à dire : Je n’aurai qu’unepassion&|160;?

– Que va donc devenir la société, monsieur, si vous honorezainsi le vice, sans respect pour la vertu&|160;? dit la femme duprocureur-général, la comtesse de Grandville.

Pendant que le château, le faubourg et la Chaussée-d’Antins’entretenaient du naufrage de cette aristocratique vertu&|160;;que d’empressés jeunes gens couraient à cheval s’assurer, en voyantla voiture dans la rue de Seine, que la duchesse était bienréellement chez monsieur de Montriveau, elle gisait palpitante aufond de son boudoir. Armand, qui n’avait pas couché chez lui, sepromenait aux Tuileries avec monsieur de Marsay. Puis, lesgrands-parents de madame de Langeais se visitaient les uns lesautres en se donnant rendez-vous chez elle pour la semondre etaviser aux moyens d’arrêter le scandale causé par sa conduite. Atrois heures, monsieur le duc de Navarreins, le vidame de Pamiers,la vieille princesse de Blamont-Chauvry et le duc de Grandlieu setrouvaient réunis dans le salon de madame de Langeais, et l’yattendaient. A eux, comme à plusieurs curieux, les gens avaient ditque leur maîtresse était sortie. La duchesse n’avait exceptépersonne de la consigne. Ces quatre personnages, illustres dans lasphère aristocratique dont l’almanach de Gotha consacreannuellement les révolutions et les prétentions héréditaires,veulent une rapide esquisse sans laquelle cette peinture socialeserait incomplète.

La princesse de Blamont-Chauvry était, dans le monde féminin, leplus poétique débris du règne de Louis XV, au surnom duquel, durantsa belle jeunesse, elle avait, dit-on, contribué pour saquote-part. De ses anciens agréments, il ne lui restait qu’un nezremarquablement saillant, mince, recourbé comme une lame turque, etprincipal ornement d’une figure semblable à un vieux gantblanc&|160;; puis quelques cheveux crêpés et poudrés, des mules àtalons, le bonnet de dentelles à coques, des mitaines noires et desparfaits contentements . Mais, pour lui rendre entièrement justice,il est nécessaire d’ajouter qu’elle avait une si haute idée de sesruines, qu’elle se décolletait le soir, portait des gants longs, etse teignait encore les joues avec le rouge classique de Martin.Dans ses rides une amabilité redoutable, un feu prodigieux dans sesyeux, une dignité profonde dans toute sa personne, sur sa langue unesprit à triple dard, dans sa tête une mémoire infailliblefaisaient de cette vieille femme une véritable puissance. Elleavait dans le parchemin de sa cervelle tout celui du cabinet deschartes et connaissait les alliances des maisons princières,ducales et comtales de l’Europe, à savoir où étaient les derniersgermains de Charlemagne. Aussi nulle usurpation de titre nepouvait-elle lui échapper. Les jeunes gens qui voulaient être bienvus, les ambitieux, les jeunes femmes lui rendaient de constantshommages. Son salon faisait autorité dans le faubourgSaint-Germain. Les mots de ce Talleyrand femelle restaient commedes arrêts. Certaines personnes venaient prendre chez elle des avissur l’étiquette ou les usages, et y chercher des leçons de bongoût. Certes, nulle vieille femme ne savait comme elle empocher satabatière&|160;; et elle avait, en s’asseyant ou en se croisant lesjambes, des mouvements de jupe d’une précision, d’une grâce quidésespérait les jeunes femmes les plus élégantes. Sa voix lui étaitdemeurée dans la tête pendant le tiers de sa vie, mais elle n’avaitpu l’empêcher de descendre dans les membranes du nez, ce qui larendait étrangement significative. De sa grande fortune il luirestait cent cinquante mille livres en bois, généreusement renduspar Napoléon. Ainsi, biens et personne, tout en elle étaitconsidérable. Cette curieuse antique était dans une bergère au coinde la cheminée et causait avec le vidame de Pamiers, autre ruinecontemporaine. Ce vieux seigneur, ancien Commandeur de l’Ordre deMalte, était un homme grand, long et fluet, dont le col étaittoujours serré de manière à lui comprimer les joues qui débordaientlégèrement la cravate et à lui maintenir la tête haute&|160;;attitude pleine de suffisance chez certaines gens, mais justifiéechez lui par un esprit voltairien. Ses yeux à fleur de têtesemblaient tout voir et avaient effectivement tout vu. Il mettaitdu coton dans ses oreilles. Enfin sa personne offrait dansl’ensemble un modèle parfait des lignes aristocratiques, lignesmenues et frêles, souples et agréables, qui, semblables à celles duserpent, peuvent à volonté se courber, se dresser, devenircoulantes ou roides.

Le duc de Navarreins se promenait de long en large dans le salonavec monsieur le duc de Grandlieu. Tous deux étaient des hommesâgés de cinquante-cinq ans, encore verts, gros et courts, biennourris, le teint un peu rouge, les yeux fatigués, les lèvresinférieures déjà pendantes. Sans le ton exquis de leur langage,sans l’affable politesse de leurs manières, sans leur aisance quipouvait tout à coup se changer en impertinence, un observateursuperficiel aurait pu les prendre pour des banquiers. Mais touteerreur devait cesser en écoutant leur conversation armée deprécautions avec ceux qu’ils redoutaient, sèche ou vide avec leurségaux, perfide pour les inférieurs que les gens de cour ou leshommes d’état savent apprivoiser par de verbeuses délicatesses etblesser par un mot inattendu. Tels étaient les représentants decette grande noblesse qui voulait mourir ou rester tout entière,qui méritait autant d’éloge que de blâme, et sera toujoursimparfaitement jugée jusqu’à ce qu’un poète l’ait montrée heureused’obéir au roi en expirant sous la hache de Richelieu, et méprisantla guillotine de 89 comme une sale vengeance.

Ces quatre personnages se distinguaient tous par une voix grêle,particulièrement en harmonie avec leurs idées et leur maintien.D’ailleurs, la plus parfaite égalité régnait entre eux. L’habitudeprise par eux à la cour de cacher leurs émotions les empêchait sansdoute de manifester le déplaisir que leur causait l’incartade deleur jeune parente.

Pour empêcher les critiques de taxer de puérilité lecommencement de la scène suivante, peut-être est-il nécessaire defaire observer ici que Locke se trouvant dans la compagnie deseigneurs anglais renommés pour leur esprit, distingués autant parleurs manières que par leur consistance politique, s’amusaméchamment à sténographier leur conversation par un procédéparticulier, et les fit éclater de rire en la leur lisant, afin desavoir d’eux ce qu’on en pouvait tirer. En effet, les classesélevées ont en tout pays un jargon de clinquant qui, lavé dans lescendres littéraires ou philosophiques, donne infiniment peu d’or aucreuset. A tous les étages de la société, sauf quelques salonsparisiens, l’observateur retrouve les mêmes ridicules quedifférencient seulement la transparence ou l’épaisseur du vernis.Ainsi, les conversations substantielles sont l’exception sociale,et le béotianisme défraie habituellement les diverses zones dumonde. Si forcément on parle beaucoup dans les hautes sphères, on ypense peu. Penser est une fatigue, et les riches aiment à voircouler la vie sans grand effort. Aussi est-ce en comparant le fonddes plaisanteries par échelons, depuis le gamin de Paris jusqu’aupair de France, que l’observateur comprend le mot de monsieur deTalleyrand : Les manières sont tout , traduction élégante de cetaxiome judiciaire : La forme emporte le fond . Aux yeux du poète,l’avantage restera aux classes inférieures qui ne manquent jamais àdonner un rude cachet de poésie à leurs pensées. Cette observationfera peut-être aussi comprendre l’infertilité des salons, leurvide, leur peu de profondeur, et la répugnance que les genssupérieurs éprouvent à faire le méchant commerce d’y échanger leurspensées.

Le duc s’arrêta soudain, comme s’il concevait une idéelumineuse, et dit à son voisin : – Vous avez donc venduThornthon&|160;?

– Non, il est malade. J’ai bien peur de le perdre, et j’enserais désolé&|160;; c’est un cheval excellent à la chasse.Savez-vous comment va la duchesse de Marigny&|160;?

– Non, je n’y suis pas allé ce matin. Je sortais pour la voir,quand vous êtes venu me parler d’Antoinette. Mais elle avait étéfort mal hier, l’on en désespérait, elle a été administrée.

– Sa mort changera la position de votre cousin.

– En rien, elle a fait ses partages de son vivant et s’étaitréservé une pension que lui paye sa nièce, madame de Soulanges, àlaquelle elle a donné sa terre de Guébriant à rente viagère.

– Ce sera une grande perte pour la société. Elle était bonnefemme. Sa famille aura de moins une personne dont les conseils etl’expérience avaient de la portée. Entre nous soit dit, elle étaitle chef de la maison. Son fils, Marigny, est un aimablehomme&|160;; il a du trait&|160;; il sait causer. Il est agréable,très-agréable&|160;; oh&|160;! pour agréable, il l’est sanscontredit&|160;; mais… aucun esprit de conduite. Eh bien&|160;!c’est extraordinaire, il est très-fin. L’autre jour, il dînait auCercle avec tous ces richards de la Chaussée-d’Antin, et votreoncle (qui va toujours y faire sa partie) le voit. Etonné de lerencontrer là, il lui demande s’il est du Cercle. –  » Oui, je nevais plus dans le monde, je vis avec les banquiers.  » Vous savezpourquoi&|160;? dit le marquis en jetant au duc un fin sourire.

– Non.

– Il est amouraché d’une nouvelle mariée, cette petite madameKeller, la fille de Grandville, une femme que l’on dit fort à lamode dans ce monde-là.

– Mais Antoinette ne s’ennuie pas, à ce qu’il paraît, dit levieux vidame.

– L’affection que je porte à cette petite femme me fait prendreen ce moment un singulier passe-temps, lui répondit la princesse enempochant sa tabatière.

– Ma chère tante, dit le duc en s’arrêtant, je suis désespéré.Il n’y avait qu’un homme de Bonaparte capable d’exiger d’une femmecomme il faut de semblables inconvenances. Entre nous soit dit,Antoinette aurait dû choisir mieux.

– Mon cher, répondit la princesse, les Montriveau sont ancienset fort bien alliés, ils tiennent à toute la haute noblesse deBourgogne. Si les Rivaudoult d’Arschoot, de la branche Dulmen,finissaient en Gallicie, les Montriveau succéderaient aux biens etaux titres d’Arschoot&|160;; ils en héritent par leur bisaïeul.

– Vous en êtes sûre&|160;?…

– Je le sais mieux que ne le savait le père de celui-ci, que jevoyais beaucoup et à qui je l’ai appris. Quoique chevalier desordres, il s’en moqua&|160;; c’était un encyclopédiste. Mais sonfrère en a bien profité dans l’émigration. J’ai ouï dire que sesparents du nord avaient été parfaits pour lui…

– Oui, certes. Le comte de Montriveau est mort à Pétersbourg oùje l’ai rencontré, dit le vidame. C’était un gros homme qui avaitune incroyable passion pour les huîtres.

– Combien en mangeait-il donc&|160;? dit le duc deGrandlieu.

– Tous les jours dix douzaines.

– Sans être incommodé&|160;?

– Pas le moins du monde.

– Oh&|160;! mais c’est extraordinaire&|160;! Ce goût ne lui adonné ni la pierre, ni la goutte, ni aucune incommodité&|160;?

– Non&|160;; il s’est parfaitement porté, il est mort paraccident.

– Par accident&|160;! La nature lui avait dit de manger deshuîtres, elles lui étaient probablement nécessaires&|160;; car,jusqu’à un certain point, nos goûts prédominants sont desconditions de notre existence.

– Je suis de votre avis, dit la princesse en souriant.

– Madame, vous entendez toujours malicieusement les choses, ditle marquis.

– Je veux seulement vous faire comprendre que ces chosesseraient très mal entendues par une jeune femme, répondit-elle.

Elle s’interrompit pour dire : – Mais ma nièce&|160;! manièce&|160;!

– Chère tante, dit monsieur de Navarreins&|160;; je ne peux pasencore croire qu’elle soit allée chez monsieur de Montriveau.

– Bah&|160;! fit la princesse.

– Quelle est votre idée, vidame&|160;? demanda le marquis.

– Si la duchesse était naïve, je croirais…

– Mais une femme qui aime devient naïve, mon pauvre vidame. Vousvieillissez donc&|160;?

– Enfin, que faire&|160;? dit le duc.

– Si ma chère nièce est sage, répondit la princesse, elle ira cesoir à la Cour, puisque, par bonheur, nous sommes un lundi, jour deréception&|160;; vous verrez à la bien entourer et à démentir cebruit ridicule. Il y a mille moyens d’expliquer les choses&|160;;et si le marquis de Montriveau est un galant homme, il s’y prêtera.Nous ferons entendre raison à ces enfants-là…

– Mais il est difficile de rompre en visière à monsieur deMontriveau, chère tante, c’est un élève de Bonaparte, et il a uneposition. Comment donc&|160;! c’est un seigneur du jour, il a uncommandement important dans la Garde, où il est très-utile. Il n’apas la moindre ambition. Au premier mot qui lui déplairait, il esthomme à dire au roi : – Voilà ma démission, laissez-moitranquille.

– Comment pense-t-il donc&|160;?

– Très-mal.

– Vraiment, dit la princesse, le roi reste ce qu’il a toujoursété, un jacobin fleurdelisé.

– Oh&|160;! un peu modéré, dit le vidame.

– Non, je le connais de longue date. L’homme qui disait à safemme, le jour où elle assista au premier grand couvert :  » Voilànos gens&|160;!  » en lui montrant la cour, ne pouvait être qu’unnoir scélérat. Je retrouve parfaitement MONSIEUR dans le Roi. Lemauvais frère qui votait si mal dans son bureau de l’Assembléeconstituante doit pactiser avec les Libéraux, les laisser parler,discuter. Ce cagot de philosophie sera tout aussi dangereux pourson cadet qu’il l’a été pour l’aîné&|160;; car je ne sais si sonsuccesseur pourra se tirer des embarras que se plaît à lui créer cegros homme de petit esprit&|160;; d’ailleurs il l’exècre, et seraitheureux de se dire en mourant : Il ne régnera pas long-temps.

– Ma tante, c’est le Roi, j’ai l’honneur de lui appartenir,et…

– Mais, mon cher, votre charge vous ôte-t-elle votrefranc-parler&|160;! Vous êtes d’aussi bonne maison que lesBourbons. Si les Guise avaient eu un peu plus de résolution, SaMajesté serait un pauvre sire aujourd’hui. Je m’en vais de ce mondeà temps, la noblesse est morte. Oui, tout est perdu pour vous, mesenfants&|160;; dit-elle en regardant le vidame. Est-ce que laconduite de ma nièce devrait occuper la ville&|160;? Elle a eutort, je ne l’approuve pas, un scandale inutile est une faute :aussi douté-je encore de ce manque aux convenances, je l’ai élevéeet je sais que…

En ce moment la duchesse sortit de son boudoir. Elle avaitreconnu la voix de sa tante et entendu prononcer le nom deMontriveau. Elle était dans un déshabillé du matin, et, quand ellese montra, monsieur de Grandlieu, qui regardait insouciamment parla croisée, vit revenir la voiture de sa nièce sans elle.

– Ma chère fille, lui dit le duc en lui prenant la tête etl’embrassant au front, tu ne sais donc pas ce qui sepasse&|160;?

– Que se passe-t-il d’extraordinaire, cher père&|160;?

– Mais tout Paris te croit chez monsieur de Montriveau.

– Ma chère Antoinette, tu n’es pas sortie, n’est-ce pas&|160;?dit la princesse en lui tendant la main que la duchesse baisa avecune respectueuse affection.

– Non, chère mère, je ne suis pas sortie. Et, dit-elle en seretournant pour saluer le vidame et le marquis, j’ai voulu que toutParis me crût chez monsieur de Montriveau.

Le duc leva les mains au ciel, se les frappa désespérément et secroisa les bras.

– Mais vous ne savez donc pas ce qui résultera de ce coup detête&|160;? dit-il enfin.

La vieille princesse s’était subitement dressée sur ses talons,et regardait la duchesse qui se prit à rougir et baissa lesyeux&|160;; madame de Chauvry l’attira doucement et lui dit : -Laissez moi vous baiser, mon petit ange. Puis, elle l’embrassa surle front fort affectueusement, lui serra la main et reprit ensouriant : – Nous ne sommes plus sous les Valois, ma chère fille.Vous avez compromis votre mari, votre état dans le monde&|160;;cependant nous allons aviser à tout réparer.

– Mais, ma chère tante, je ne veux rien réparer. Je désire quetout Paris sache ou dise que j’étais ce matin chez monsieur deMontriveau. Détruire cette croyance, quelque fausse qu’elle soit,est me nuire étrangement.

– Ma fille, vous voulez donc vous perdre, et affliger votrefamille&|160;?

– Mon père, ma famille, en me sacrifiant à des intérêts, m’a,sans le vouloir, condamnée à d’irréparables malheurs. Vous pouvezme blâmer d’y chercher des adoucissements, mais certes vous meplaindrez.

– Donnez-vous donc mille peines pour établir convenablement desfilles&|160;! dit en murmurant monsieur de Navarreins auvidame.

– Chère petite, dit la princesse en secouant les grains de tabactombés sur sa robe, soyez heureuse si vous pouvez&|160;; il nes’agit pas de troubler votre bonheur, mais de l’accorder avec lesusages. Nous savons tous, ici, que le mariage est une défectueuseinstitution tempérée par l’amour. Mais est-il besoin, en prenant unamant, de faire son lit sur le Carrousel&|160;? Voyons, ayez un peude raison, écoutez nous.

– J’écoute.

– Madame la duchesse, dit le duc de Grandlieu, si les onclesétaient obligés de garder leurs nièces, ils auraient un état dansle monde&|160;; la société leur devrait des honneurs, desrécompenses, des traitements comme elle en donne aux gens du Roi.Aussi ne suis-je pas venu pour vous parler de mon neveu, mais devos intérêts. Calculons un peu. Si vous tenez à faire un éclat, jeconnais le sire, je ne l’aime guère. Langeais est assez avare,personnel en diable&|160;; il se séparera de vous, gardera votrefortune, vous laissera pauvre, et conséquemment sans considération.Les cent mille livres de rente que vous avez héritées dernièrementde votre grand’tante maternelle payeront les plaisirs de sesmaîtresses, et vous serez liée, garrottée par les lois, obligée dedire amen à ces arrangements-là. Que monsieur de Montriveau vousquitte&|160;! Mon Dieu, chère nièce, ne nous colérons point, unhomme ne vous abandonnera pas jeune et belle&|160;; cependant nousavons vu tant de jolies femmes délaissées, même parmi lesprincesses, que vous me permettrez une supposition presqueimpossible, je veux le croire&|160;; alors que deviendrez-vous sansmari&|160;? Ménagez donc le vôtre au même titre que vous soignezvotre beauté, qui est après tout le parachute des femmes, aussibien qu’un mari. Je vous fais toujours heureuse et aimée&|160;; jene tiens compte d’aucun événement malheureux. Cela étant, parbonheur ou par malheur vous aurez des enfants&|160;? Qu’enferez-vous&|160;? Des Montriveau&|160;? – Hé&|160;! bien, ils nesuccèderont point à toute la fortune de leur père. Vous voudrezleur donner toute la vôtre et lui toute la sienne. Mon Dieu, rienn’est plus naturel. Vous trouverez les lois contre vous. Combienavons-nous vu de procès faits par les héritiers légitimes auxenfants de l’amour&|160;! J’en entends retentir dans tous lestribunaux du monde. Aurez-vous recours à quelque fidéicommis : sila personne en qui vous mettrez votre confiance vous trompe, à lavérité la justice humaine n’en saura rien&|160;; mais vos enfantsseront ruinés. Choisissez donc bien&|160;! Voyez en quellesperplexités vous êtes. De toute manière vos enfants serontnécessairement sacrifiés aux fantaisies de votre cœur et privés deleur état. Mon Dieu, tant qu’ils seront petits, ils serontcharmants&|160;; mais ils vous reprocheront un jour d’avoir songéplus à vous qu’à eux. Nous savons tout cela, nous autres vieuxgentilshommes. Les enfants deviennent des hommes, et les hommessont ingrats. N’ai-je pas entendu le jeune de Horn, en Allemagne,disant après souper : – Si ma mère avait été honnête femme, jeserais prince régnant. Mais ce SI , nous avons passé notre vie àl’entendre dire aux roturiers, et il a fait la révolution. Quandles hommes ne peuvent accuser ni leur père, ni leur mère, ils s’enprennent à Dieu de leur mauvais sort. En somme, chère enfant, noussommes ici pour vous éclairer. Hé&|160;! bien, je me résume par unmot que vous devez méditer : une femme ne doit jamais donner raisonà son mari.

– Mon oncle, j’ai calculé tant que je n’aimais pas. Alors jevoyais comme vous des intérêts là où il n’y a plus pour moi que dessentiments, dit la duchesse.

– Mais ma chère petite, la vie est tout bonnement unecomplication d’intérêts et de sentiments, lui répliqua levidame&|160;; et pour être heureux, surtout dans la position oùvous êtes, il faut tâcher d’accorder ses sentiments avec sesintérêts. Qu’une grisette fasse l’amour à sa fantaisie cela seconçoit&|160;; mais vous avez une jolie fortune, une famille, untitre, une place à la cour, et vous ne devez pas les jeter par lafenêtre. Pour tout concilier, que venons-nous vous demander&|160;?De tourner habilement la loi des convenances au lieu de la violer.Hé, mon Dieu, j’ai bientôt quatre-vingts ans, je ne me souviens pasd’avoir rencontré, sous aucun régime, un amour qui valût le prixdont vous voulez payer celui de cet heureux jeune homme.

La duchesse imposa silence au vidame par un regard&|160;; et siMontriveau l’avait pu voir, il aurait tout pardonné…

– Ceci serait d’un bel effet au théâtre, dit le duc deGrandlieu, et ne signifie rien quand il s’agit de vos paraphernaux,de votre position et de votre indépendance. Vous n’êtes pasreconnaissante, ma chère nièce. Vous ne trouverez pas beaucoup defamilles où les parents soient assez courageux pour apporter lesenseignements de l’expérience et faire entendre le langage de laraison à de jeunes têtes folles. Renoncez à votre salut en deuxminutes, s’il vous plaît de vous damner&|160;; d’accord&|160;! Maisréfléchissez bien quand il s’agit de renoncer à vos rentes. Je neconnais pas de confesseur qui nous absolve de la misère. Je mecrois le droit de vous parler ainsi&|160;; car, si vous vousperdez, moi seul je pourrai vous offrir un asile. Je suis presquel’oncle de Langeais, et moi seul aurai raison en lui donnanttort.

– Ma fille, dit le duc de Navarreins en se réveillant d’unedouloureuse méditation, puisque vous parlez de sentiments, laissezmoi vous faire observer qu’une femme qui porte votre nom se doit àdes sentiments autres que ceux des gens du commun. Vous voulez doncdonner gain de cause aux Libéraux, à ces jésuites de Robespierrequi s’efforcent de honnir la noblesse. Il est certaines chosesqu’une Navarreins ne saurait faire sans manquer à toute sa maison.Vous ne seriez pas seule déshonorée.

– Allons, dit la princesse, voilà le déshonneur. Mes enfants, nefaites pas tant de bruit pour la promenade d’une voiture vide, etlaissez-moi seule avec Antoinette. Vous viendrez dîner avec moitous trois. Je me charge d’arranger convenablement les choses. Vousn’y entendez rien, vous autres hommes, vous mettez déjà del’aigreur dans vos paroles, et je ne veux pas vous voir brouillésavec ma chère fille. Faites-moi donc le plaisir de vous enaller.

Les trois gentilshommes devinèrent sans doute les intentions dela princesse, ils saluèrent leurs parentes&|160;; et monsieur deNavarreins vint embrasser sa fille au front, en lui disant : -Allons, chère enfant, sois sage. Si tu veux, il en est encoretemps.

– Est-ce que nous ne pourrions pas trouver dans la famillequelque bon garçon qui chercherait dispute à ce Montriveau&|160;?dit le vidame en descendant les escaliers.

– Mon bijou, dit la princesse, en faisant signe à son élève des’asseoir sur une petite chaise basse, près d’elle, quand ellesfurent seules&|160;; je ne sais rien de plus calomnié dans ce basmonde que Dieu et le dix-huitième siècle, car, en me remémorant leschoses de ma jeunesse, je ne me rappelle pas qu’une seule duchesseait foulé aux pieds les convenances comme vous venez de le faire.Les romanciers et les écrivailleurs ont déshonoré le règne de LouisXV, ne les croyez pas. La Dubarry ma chère, valait bien la veuveScarron, et elle était meilleure personne. Dans mon temps, unefemme savait, au milieu de ses galanteries, garder sa dignité. Lesindiscrétions nous ont perdues. De là vient tout le mal. Lesphilosophes, ces gens de rien que nous mettions dans nos salons,ont eu l’inconvenance et l’ingratitude, pour prix de nos bontés, defaire l’inventaire de nos cœurs, de nous décrier en masse, endétail, et de déblatérer contre le siècle. Le peuple, qui est trèsmal placé pour juger quoi que ce soit, a vu le fond des choses,sans en voir la forme. Mais dans ce temps-là, mon cœur, les hommeset les femmes ont été tout aussi remarquables qu’aux autres époquesde la monarchie. Pas un de vos Werther, aucune de vos notabilités,comme ça s’appelle, pas un de vos hommes en gants jaunes et dontles pantalons dissimulent la pauvreté de leurs jambes, netraverserait l’Europe, déguisé en colporteur, pour allers’enfermer, au risque de la vie et en bravant les poignards du ducde Modène, dans le cabinet de toilette de la fille du régent. Aucunde vos petits poitrinaires à lunettes d’écaille ne se cacheraitcomme Lauzun, durant six semaines, dans une armoire pour donner ducourage à sa maîtresse pendant qu’elle accouchait. Il y avait plusde passion dans le petit doigt de monsieur de Jaucourt que danstoute votre race de disputailleurs qui laissent les femmes pour desamendements&|160;! Trouvez-moi donc aujourd’hui des pages qui sefassent hacher et ensevelir sous un plancher pour venir baiser ledoigt ganté d’une Konismark&|160;? Aujourd’hui, vraiment, ilsemblerait que les rôles soient changés, et que les femmes doiventse dévouer pour les hommes. Ces messieurs valent moins ets’estiment davantage. Croyez-moi, ma chère, toutes ces aventuresqui sont devenues publiques et dont on s’arme aujourd’hui pourassassiner notre bon Louis XV, étaient d’abord secrètes. Sans untas de poétriaux, de rimailleurs, de moralistes qui entretenaientnos femmes de chambre et en écrivaient les calomnies, notre époqueaurait eu littérairement des mœurs. Je justifie le siècle et non salisière. Peut-être y a-t-il eu cent femmes de qualitéperdues&|160;; mais les drôles en ont mis un millier, ainsi quefont les gazetiers quand ils évaluent les morts du parti battu.D’ailleurs, je ne sais pas ce que la Révolution et l’Empire peuventnous reprocher : ces temps-là ont été licencieux, sans esprit,grossiers, fi&|160;! tout cela me révolte. Ce sont les mauvaislieux de notre histoire&|160;! Ce préambule, ma chère enfant,reprit-elle après une pause, est pour arriver à te dire que siMontriveau te plaît, tu es bien la maîtresse de l’aimer à ton aise,et tant que tu pourras. Je sais, moi, par expérience (à moins det’enfermer, mais on n’enferme plus aujourd’hui), que tu feras cequi te plaira&|160;; et c’est ce que j’aurais fait à ton âge.Seulement, mon cher bijou, je n’aurais pas abdiqué le droit defaire des ducs de Langeais. Ainsi comporte-toi décemment. Le vidamea raison, aucun homme ne vaut un seul des sacrifices par lesquelsnous sommes assez folles pour payer leur amour. Mets-toi donc dansla position de pouvoir, si tu avais le malheur d’en être à terepentir, te trouver encore la femme de monsieur de Langeais. Quandtu seras vieille, tu seras bien aise d’entendre la messe à la couret non dans un couvent de province, voilà toute la question. Uneimprudence, c’est une pension, une vie errante, être à la merci deson amant&|160;; c’est l’ennui causé par les impertinences desfemmes qui vaudront moins que toi, précisément parce qu’ellesauront été très-ignoblement adroites. Il valait cent fois mieuxaller chez Montriveau, le soir, en fiacre, déguisée, que d’yenvoyer ta voiture en plein jour. Tu es une petite sotte, ma chèreenfant&|160;! Ta voiture a flatté sa vanité, ta personne lui auraitpris le cœur. Je t’ai dit ce qui est juste et vrai, mais je ne t’enveux pas, moi. Tu es de deux siècles en arrière avec ta faussegrandeur. Allons, laisse-nous arranger les affaires, dire que leMontriveau aura grisé tes gens, pour satisfaire son amour propre ette compromettre… .

– Au nom du ciel, ma tante, s’écria la duchesse en bondissant,ne le calomniez pas.

– Oh&|160;! chère enfant, dit la princesse dont les yeuxs’animèrent, je voudrais te voir des illusions qui ne te fussentpas funestes, mais toute illusion doit cesser. Tu m’attendrirais,n’était mon âge. Allons, ne fais de chagrin à personne, ni à lui,ni à nous. Je me charge de contenter tout le monde&|160;; maispromets-moi de ne pas te permettre désormais une seule démarchesans me consulter. Conte-moi tout, je te mènerai peut-être àbien.

– Ma tante, je vous promets…

– De me dire tout…

– Oui, tout, tout ce qui pourra se dire.

– Mais, mon cœur, c’est précisément ce qui ne pourra pas se direque je veux savoir. Entendons-nous bien. Allons, laisse-moi appuyermes lèvres sèches sur ton beau front. Non, laisse-moi faire, je tedéfends de baiser mes os. Les vieillards ont une politesse à eux…Allons, conduis-moi jusqu’à mon carrosse, dit-elle après avoirembrassé sa nièce.

– Chère tante, je puis donc aller chez lui déguisée&|160;?

– Mais, oui, ça peut toujours se nier, dit la vieille.

La duchesse n’avait clairement perçu que cette idée dans lesermon que la princesse venait de lui faire. Quand madame deChauvry fut assise dans le coin de sa voiture, madame de Langeaislui dit un gracieux adieu, et remonta chez elle tout heureuse.

– Ma personne lui aurait pris le cœur&|160;; elle a raison, matante.

Un homme ne doit pas refuser une jolie femme, quand elle sait sebien offrir.

Le soir, au cercle de madame la duchesse de Berri, le duc deNavarreins, monsieur de Pamiers, monsieur de Marsay, monsieur deGrandlieu, le duc de Maufrigneuse démentirent victorieusement lesbruits offensants qui couraient sur la duchesse de Langeais. Tantd’officiers et de personnes attestèrent avoir vu Montriveau sepromenant aux Tuileries pendant la matinée, que cette sottehistoire fut mise sur le compte du hasard, qui prend tout ce qu’onlui donne. Aussi le lendemain la réputation de la duchessedevint-elle, malgré la station de sa voiture, nette et claire commel’armet de Mambrin après avoir été fourbi par Sancho. Seulement, àdeux heures, au bois de Boulogne, monsieur de Ronquerolles passantà côté de Montriveau dans une allée déserte, lui dit en souriant :- Elle va bien, ta duchesse&|160;! – Encore et toujours,ajouta-t-il en appliquant un coup de cravache significatif à sajument qui fila comme un boulet.

Deux jours après son éclat inutile, madame de Langeais écrivit àmonsieur de Montriveau une lettre qui resta sans réponse comme lesprécédentes. Cette fois elle avait pris ses mesures, et corrompuAuguste, le valet de chambre d’Armand. Aussi, le soir, à huitheures, fut-elle introduite chez Armand, dans une chambre toutautre que celle où s’était passée la scène demeurée secrète. Laduchesse apprit que le général ne rentrerait pas. Avait-il deuxdomiciles&|160;? Le valet ne voulut pas répondre. Madame deLangeais avait acheté la clef de cette chambre, et non toute laprobité de cet homme. Restée seule, elle vit ses quatorze lettresposées sur un vieux guéridon&|160;; elles n’étaient ni froissées,ni décachetées&|160;; elles n’avaient pas été lues. A cet aspect,elle tomba sur un fauteuil, et perdit pendant un moment touteconnaissance. En se réveillant, elle aperçut Auguste, qui luifaisait respirer du vinaigre.

– Une voiture, vite, dit elle.

La voilure venue, elle descendit avec une rapidité convulsive,revint chez elle, se mit au lit, et fit défendre sa porte. Elleresta vingt-quatre heures couchée, ne laissant approcher d’elle quesa femme de chambre qui lui apporta quelques tasses d’infusion defeuilles d’oranger. Suzette entendit sa maîtresse faisant quelquesplaintes, et surprit des larmes dans ses yeux éclatants maiscernés. Le surlendemain, après avoir médité dans les larmes dudésespoir le parti qu’elle voulait prendre, madame de Langeais eutune conférence avec son homme d’affaires, et le chargea sans doutede quelques préparatifs. Puis elle envoya chercher le vieux vidamede Pamiers. En attendant le commandeur, elle écrivit à monsieur deMontriveau. Le vidame fut exact. Il trouva sa jeune cousine pâle,abattue, mais résignée. Il était environ deux heures après-midi.Jamais cette divine créature n’avait été plus poétique qu’elle nel’était alors dans les langueurs de son agonie.

– Mon cher cousin, dit-elle au vidame, vos quatre-vingts ansvous valent ce rendez-vous. Oh&|160;! ne souriez pas, je vous ensupplie, devant une pauvre femme au comble du malheur. Vous êtes ungalant homme, et les aventures de votre jeunesse vous ont, j’aime àle croire, inspiré quelque indulgence pour les femmes.

– Pas la moindre, dit-il.

– Vraiment&|160;!

– Elles sont heureuses de tout, reprit-il.

– Ah&|160;! Eh&|160;! bien, vous êtes au cœur de mafamille&|160;; vous serez peut-être le dernier parent, le dernierami de qui j’aurai serré la main&|160;; je puis donc réclamer devous un bon office. Rendez-moi, mon cher vidame, un service que jene saurais demander à mon père, ni à mon oncle Grandlieu, ni àaucune femme. Vous devez me comprendre. Je vous supplie de m’obéir,et d’oublier que vous m’avez obéi, quelle que soit l’issue de vosdémarches. Il s’agit d’aller, muni de cette lettre, chez monsieurde Montriveau, de le voir, de la lui montrer, de lui demander,comme vous savez d’homme à homme demander les choses, car vous avezentre vous une probité, des sentiments que vous oubliez avec nous,de lui demander s’il voudra bien la lire, non pas en votreprésence, les hommes se cachent certaines émotions. Je vousautorise, pour le décider, et si vous le jugez nécessaire, à luidire qu’il s’en va de ma vie ou de ma mort. S’il daigne…

– Daigne&|160;! fit le commandeur.

– S’il daigne la lire, reprit avec dignité la duchesse,faites-lui une dernière observation. Vous le verrez à cinq heures,il dîne à cette heure, chez lui, aujourd’hui, je le sais&|160;;eh&|160;! bien, il doit, pour toute réponse, venir me voir. Sitrois heures après, si à huit heures, il n’est pas sorti, tout seradit. La duchesse de Langeais aura disparu de ce monde. Je ne seraipas morte, cher, non&|160;; mais aucun pouvoir humain ne meretrouvera sur cette terre. Venez dîner avec moi, j’aurai du moinsun ami pour m’assister dans mes dernières angoisses. Oui, ce soir,mon cher cousin, ma vie sera décidée&|160;; et quoi qu’il arrive,elle ne peut être que cruellement ardente. Allez, silence, je neyeux rien entendre qui ressemble soit à des observations, soit àdes avis. – Causons, rions, dit-elle en lui tendant une main qu’ilbaisa. Soyons comme deux vieillards philosophes qui savent jouir dela vie jusqu’au moment de leur mort. Je me parerai, je serai biencoquette pour vous. Vous serez peut-être le dernier homme qui auravu la duchesse de Langeais.

Le vidame ne répondit rien, il salua, prit la lettre et fit lacommission. Il revint à cinq heures, trouva sa cousine mise avecrecherche, délicieuse enfin. Le salon était paré de fleurs commepour une fête. Le repas fut exquis. Pour ce vieillard, la duchessefit jouer tous les brillants de son esprit, et se montra plusattrayante qu’elle ne l’avait jamais été. Le commandeur voulutd’abord voir une plaisanterie de jeune femme dans tous cesapprêts&|160;; mais, de temps à autre, la fausse magie desséductions déployées par sa cousine pâlissait. Tantôt, il lasurprenait à tressaillir émue par une sorte de terreursoudaine&|160;; et tantôt elle semblait écouter dans le silence.Alors, s’il lui disait : – Qu’avez vous&|160;?

– Chut&|160;! répondait-elle.

A sept heures elle le quitta, revint promptement, mais habilléecomme aurait pu l’être sa femme de chambre pour un voyage. Elleréclama le bras du vieillard qu’elle voulut pour compagnon, se jetadans une voiture de louage et tous deux furent, vers les huitheures moins un quart, à la porte de monsieur de Montriveau.Armand, lui, pendant ce temps, avait médité la lettre suivante:

 » Mon ami, j’ai passé quelques moments chez vous, à votreinsu&|160;; j’y ai repris mes lettres. Oh&|160;! Armand, de vous àmoi, ce ne peut être indifférence, et la haine procède autrement.Si vous m’aimez, cessez un jeu cruel. Vous me tueriez. Plus tard,vous en seriez au désespoir, en apprenant combien vous êtes aimé.Si je vous ai malheureusement compris, si vous n’avez pour moi quede l’aversion, l’aversion comporte et mépris et dégoût&|160;;alors, tout espoir m’abandonne : les hommes ne reviennent pas deces deux sentiments. Quelque terrible qu’elle puisse être, cettepensée apportera des consolations à ma longue douleur. Vous n’aurezpas de regrets un jour. Des regrets&|160;! ah, mon Armand, que jeles ignore. Si je vous en causais un seul&|160;?… Non je ne veuxpas vous dire quels ravages il ferait en moi. Je vivrais et nepourrais plus être votre femme. Après m’être entièrement donnée àvous en pensée, à qui donc me donner&|160;?… à Dieu. Oui, les yeuxque vous avez aimés pendant un moment, ne verront plus aucun visaged’homme&|160;; et puisse la gloire de Dieu les fermer&|160;! Jen’entendrai plus de voix humaine, après avoir entendu la vôtre, sidouce d’abord, si terrible hier, car je suis toujours au lendemainde votre vengeance&|160;; puisse donc la parole de Dieu meconsumer&|160;! Entre sa colère et la vôtre, mon ami, il n’y aurapour moi que larmes et que prières. Vous vous demanderez peut-êtrepourquoi vous écrire&|160;? Hélas&|160;! ne m’en voulez pas deconserver une lueur d’espérance, de jeter encore un soupir sur lavie heureuse avant de la quitter pour un jamais. Je suis dans unehorrible situation. J’ai toute la sérénité que communique à l’âmeune grande résolution, et sens encore les derniers grondements del’orage. Dans cette terrible aventure qui m’a tant attachée à vous,Armand, vous alliez du désert à l’oasis, mené par un bon guide.Eh&|160;! bien, moi, je me traîne de l’oasis au désert, et vousm’êtes un guide sans pitié. Néanmoins, vous seul, mon ami, pouvezcomprendre la mélancolie des derniers regards que je jette aubonheur, et vous êtes le seul auquel je puisse me plaindre sansrougir. Si vous m’exaucez, je serai heureuse&|160;; si vous êtesinexorable, j’expierai mes torts. Enfin, n’est-il pas naturel à unefemme de vouloir rester dans la mémoire de son aimé, revêtue detous les sentiments nobles&|160;? Oh&|160;! seul cher à moi&|160;!laissez votre créature s’ensevelir avec la croyance que vous latrouverez grande. Vos sévérités m’ont fait réfléchir&|160;; etdepuis que je vous aime bien, je me suis trouvée moins coupable quevous ne le pensez. Ecoutez donc ma justification, je vous ladois&|160;; et vous, qui êtes tout pour moi dans le monde, vous medevez au moins un instant de justice.

 » J’ai su, par mes propres douleurs, combien mes coquetteriesvous ont fait souffrir&|160;; mais alors, j’étais dans une complèteignorance de l’amour. Vous êtes, vous, dans le secret de cestortures, et vous me les imposez. Pendant les huit premiers moisque vous m’avez accordés, vous ne vous êtes point fait aimer.Pourquoi, mon ami&|160;? Je ne sais pas plus vous le dire, que jene puis vous expliquer pourquoi je vous aime. Ah&|160;! certes,j’étais flattée de me voir l’objet de vos discours passionnés, derecevoir vos regards de feu&|160;; mais vous me laissiez froide etsans désirs. Non, je n’étais point femme, je ne concevais ni ledévouement ni le bonheur de notre sexe. A qui la faute&|160;! Nem’auriez-vous pas méprisée, si je m’étais livrée sansentraînement&|160;? Peut-être est-ce le sublime de notre sexe, dese donner sans recevoir aucun plaisir&|160;; peut-être n’y a-t-ilaucun mérite à s’abandonner à des jouissances connues et ardemmentdésirées&|160;? Hélas&|160;! mon ami, je puis vous le dire, cespensées me sont venues quand j’étais si coquette pour vous&|160;;mais je vous trouvais déjà si grand, que je ne voulais pas que vousme dussiez à la pitié… Quel mot viens-je d’écrire&|160;? Ah&|160;!j’ai repris chez vous toutes mes lettres, je les jette aufeu&|160;! Elles brûlent. Tu ne sauras jamais ce qu’ellesaccusaient d’amour, de passion, de folie… Je me tais, Armand, jem’arrête, je ne veux plus rien vous dire de mes sentiments. Si mesvœux n’ont pas été entendus d’âme à âme, je ne pourrais donc plus,moi aussi, moi la femme, ne devoir votre amour qu’à votre pitié. Jeveux être aimée irrésistiblement ou laissée impitoyablement. Sivous refusez de lire cette lettre, elle sera brûlée. Si, l’ayantlue, vous n’êtes pas trois heures après, pour toujours mon seulépoux, je n’aurai point de honte à vous la savoir entre les mains :la fierté de mon désespoir garantira ma mémoire de toute injure, etma fin sera digne de mon amour. Vous-même, ne me rencontrant plussur cette terre, quoique vivante, vous ne penserez pas sans frémirà une femme qui dans trois heures, ne respirera plus que pour vousaccabler de sa tendresse, à une femme consumée par un amour sansespoir, et fidèle, non pas à des plaisirs partagés, mais à dessentiments méconnus. La duchesse de Lavallière pleurait un bonheurperdu, sa puissance évanouie&|160;; tandis que la duchesse deLangeais sera heureuse de ses pleurs et restera pour vous unpouvoir. Oui, vous me regretterez. Je sens bien que je n’étais pasde ce monde, et vous remercie de me l’avoir prouvé. Adieu, vous netoucherez point à ma hache&|160;; la vôtre était celle du bourreau,la mienne est celle de Dieu&|160;; la vôtre tue, et la miennesauve. Votre amour était mortel, il ne savait supporter ni ledédain ni la raillerie&|160;; le mien peut tout endurer sansfaiblir, il est immortellement vivace. Ah&|160;! j’éprouve une joiesombre à vous écraser, vous qui vous croyez si grand, à voushumilier par le sourire calme et protecteur des anges faibles quiprennent, en se couchant aux pieds de Dieu, le droit et la force deveiller en son nom sur les hommes. Vous n’avez eu que de passagersdésirs&|160;; tandis que la pauvre religieuse vous éclairera sanscesse de ses ardentes prières, et vous couvrira toujours des ailesde l’amour divin. Je pressens votre réponse, Armand, et vous donnerendez-vous… dans le ciel. Ami, la force et la faiblesse y sontégalement admises&|160;; toutes deux sont des souffrances. Cettepensée apaise les agitations de ma dernière épreuve. Me voilà sicalme, que je craindrais de ne plus t’aimer, si ce n’était pour toique je quitte le monde.

 » ANTOINETTE.  »

– Mon cher cousin, dit la duchesse en arrivant à la maison deMontriveau, faites-moi la grâce de demander à la porte s’il estchez lui.

Le commandeur, obéissant à la manière des hommes du dix-huitièmesiècle, descendit et revint dire à sa cousine un oui qui lui donnale frisson. A ce mot, elle prit le commandeur, lui serra la main,se laissa baiser par lui sur les deux joues, et le pria de s’enaller sans l’espionner ni vouloir la protéger.

– Mais les passants&|160;? dit-il.

– Personne ne peut me manquer de respect, répondit-elle.

Ce fut le dernier mot de la femme à la mode et de la duchesse.Le commandeur s’en alla. Madame de Langeais resta sur le seuil decette porte en s’enveloppant de son manteau, et attendit que huitheures sonnassent. L’heure expira. Cette malheureuse femme se donnadix minutes, un quart d’heure&|160;; enfin, elle voulut voir unenouvelle humiliation dans ce retard, et la foi l’abandonna. Elle neput retenir cette exclamation : – O mon Dieu&|160;! puis quitta cefuneste seuil. Ce fut le premier mot de la carmélite.

Montriveau avait une conférence avec quelques amis, il lespressa de finir, mais sa pendule retardait, et il ne sortit pouraller à l’hôtel de Langeais qu’au moment où la duchesse, emportéepar une rage froide, fuyait à pied dans les rues de Paris. Ellepleura quand elle atteignit le boulevard d’Enfer. Là, pour ladernière fois, elle regarda Paris fumeux, bruyant, couvert de larouge atmosphère produite par ses lumières&|160;; puis elle montadans une voiture de place, et sortit de cette ville pour n’y jamaisrentrer. Quand le marquis de Montriveau vint à l’hôtel de Langeais,il n’y trouva point sa maîtresse, et se crut joué. Il courut alorschez le vidame, et y fut reçu au moment où le bonhomme passait sarobe de chambre en pensant au bonheur de sa jolie parente.Montriveau lui jeta ce regard terrible dont la commotion électriquefrappait également les hommes et les femmes.

– Monsieur, vous seriez-vous prêté à quelque cruelleplaisanterie&|160;?

s’écria-t-il. Je viens de chez madame de Langeais, et ses gensla disent sortie.

– Il est sans doute arrivé, par votre faute, un grand malheur,répondit le vidame. J’ai laissé la duchesse à votre porte…

– A quelle heure&|160;?

– A huit heures moins un quart.

– Je vous salue, dit Montriveau qui revint précipitamment chezlui pour demander à son portier s’il n’avait pas vu dans la soiréeune dame à la porte.

– Oui, monsieur, une belle femme qui paraissait avoir bien dudésagrément. Elle pleurait comme une Madeleine, sans faire debruit, et se tenait droit comme un piquet. Enfin, elle a dit un : Omon Dieu&|160;! en s’en allant, qui nous a, sous votre respect,crevé le cœur à mon épouse et à moi, qu’étions là sans qu’elle s’enaperçût.

Ce peu de mots fit pâlir cet homme si ferme. Il écrivit quelqueslignes à monsieur de Ronquerolles, chez lequel il envoyasur-le-champ, et remonta dans son appartement.

Vers minuit, le marquis de Ronquerolles arriva.

– Qu’as-tu, mon bon ami&|160;? dit-il en voyant le général.

Armand lui donna la lettre de la duchesse à lire.

– Eh&|160;! bien&|160;? lui demanda Ronquerolles.

– Elle était à ma porte à huit heures, et à huit heures un quartelle a disparu. Je l’ai perdue, et je l’aime&|160;! Ah&|160;! si mavie m’appartenait, je me serais déjà fait sauter lacervelle&|160;!

– Bah&|160;! bah&|160;! dit Ronquerolles, calme-toi. Lesduchesses ne s’envolent pas comme des bergeronnettes. Elle ne ferapas plus de trois lieues à l’heure&|160;; demain, nous en feronssix, nous autres.

– Ah&|160;! peste&|160;! reprit-il, madame de Langeais n’est pasune femme ordinaire. Nous serons tous à cheval demain. Dans lajournée, nous saurons par la police où elle est allée. Il lui fautune voiture, ces anges-là n’ont pas d’ailes. Qu’elle soit en routeou cachée dans Paris, nous la trouverons. N’avons-nous pas letélégraphe pour l’arrêter sans la suivre&|160;? Tu seras heureux.Mais, mon cher frère, tu as commis la faute dont sont plus ou moinscoupables les hommes de ton énergie. Ils jugent les autres âmesd’après la leur, et ne savent pas où casse l’humanité quand ils entendent les cordes. Que ne me disais-tu donc un mot tantôt&|160;?Je t’aurais dit : – Sois exact.

– A demain, donc, ajouta-t-il en serrant la main de Montriveauqui restait muet. Dors, si tu peux.

Mais les plus immenses ressources dont jamais hommes d’Etat,souverains, ministres, banquiers, enfin dont tout pouvoir humain sesoit socialement investi, furent en vain déployées. Ni Montriveauni ses amis ne purent trouver la trace de la duchesse. Elle s’étaitévidemment cloîtrée. Montriveau résolut de fouiller ou de fairefouiller tous les couvents du monde. Il lui fallait la duchesse,quand même il en aurait coûté la vie à toute une ville. Pour rendrejustice à cet homme extraordinaire, il est nécessaire de dire quesa fureur passionnée se leva également ardente chaque jour, et duracinq années. En 1829 seulement, le duc de Navarreins apprit, parhasard, que sa fille était partie pour l’Espagne, comme femme dechambre de lady Julia Hopwood, et qu’elle avait quitté cette dame àCadix, sans que lady Julia se fût aperçue que mademoiselle Carolineétait l’illustre duchesse dont la disparition occupait la hautesociété parisienne.

Les sentiments qui animèrent les deux amants quand ils seretrouvèrent à la grille des Carmélites et en présence d’une mèresupérieure doivent être maintenant compris dans toute leur étendue,et leur violence, réveillée de part et d’autre, expliquera sansdoute le dénoûment de cette aventure.

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