La Duchesse de Langeais

Chapitre 4Dieu fait les dénoûments

Donc, en 1823, le duc de Langeais mort, sa femme était libre.Antoinette de Navarreins vivait consumée par l’amour sur un banc dela Méditerranée ; mais le pape pouvait casser les vœux de lasœur Thérèse. Le bonheur acheté par tant d’amour pouvait éclorepour les deux amants. Ces pensées firent voler Montriveau de Cadixà Marseille, de Marseille à Paris. Quelques mois après son arrivéeen France, un brick de commerce armé en guerre partit du port deMarseille et fit route pour l’Espagne. Ce bâtiment était frété parplusieurs hommes de distinction, presque tous Français qui, éprisde belle passion pour l’Orient, voulaient en visiter les contrées.Les grandes connaissances de Montriveau sur les mœurs de ces paysen faisaient un précieux compagnon de voyage pour ces personnes,qui le prièrent d’être des leurs, et il y consentit. Le ministre dela guerre le nomma lieutenant-général et le mit au comitéd’artillerie pour lui faciliter cette partie de plaisir.

Le brick s’arrêta, vingt-quatre heures après son départ, aunord-ouest d’une île en vue des côtes d’Espagne. Le bâtiment avaitété choisi assez fin de carène, assez léger de mâture pour qu’ilpût sans danger s’ancrer à une demi-lieue environ des rescifs qui,de ce côté, défendaient sûrement l’abordage de l’île. Si desbarques ou des habitants apercevaient le brick dans ce mouillage,ils ne pouvaient d’abord en concevoir aucune inquiétude. Puis ilfut facile d’en justifier aussitôt le stationnement. Avantd’arriver en vue de l’île, Montriveau fil arborer le pavillon desEtats-Unis. Les matelots engagés pour le service du bâtimentétaient américains et ne parlaient que la langue anglaise. L’un descompagnons de monsieur de Montriveau les embarqua tous sur unechaloupe et les amena dans une auberge de la petite ville, où illes maintint à une hauteur d’ivresse qui ne leur laissa pas lalangue libre. Puis il dit que le brick était monté par deschercheurs de trésors, gens connus aux Etats-Unis pour leurfanatisme, et dont un des écrivains de ce pays a écrit l’histoire.Ainsi la présence du vaisseau dans les rescifs fut suffisammentexpliquée. Les armateurs et les passagers y cherchaient, dit leprétendu contre-maître des matelots, les débris d’un galion échouéen 1778 avec les trésors envoyés du Mexique. Les aubergistes et lesautorités du pays n’en demandèrent pas davantage.

Armand et les amis dévoués qui le secondaient dans sa difficileentreprise pensèrent tout d’abord que ni la ruse ni la force nepouvaient faire réussir la délivrance ou l’enlèvement de la sœurThérèse du côté de la petite ville. Alors, d’un commun accord, ceshommes d’audace résolurent d’attaquer le taureau par les cornes.Ils voulurent se frayer un chemin jusqu’au couvent par les lieuxmêmes où tout accès y semblait impraticable, et de vaincre lanature, comme le général Lamarque l’avait vaincue à l’assaut deCaprée. En cette circonstance, les tables de granit taillées à pic,au bout de l’île, leur offraient moins de prise que celles deCaprée n’en avaient offert à Montriveau, qui fut de cetteincroyable expédition, et les nonnes lui semblaient plusredoutables que ne le fut sir Hudson-Lowe. Enlever la duchesse avecfracas couvrait ces hommes de honte. Autant aurait valu faire lesiége de la ville, du couvent, et ne pas laisser un seul témoin deleur victoire, à la manière des pirates. Pour eux cette entreprisen’avait donc que deux faces. Ou quelque incendie, quelque faitd’armes qui effrayât l’Europe en y laissant ignorer la raison ducrime ; ou quelque enlèvement aérien, mystérieux, quipersuadât aux nonnes que le diable leur avait rendu visite. Cedernier parti triompha dans le conseil secret tenu à Paris avant ledépart. Puis, tout avait été prévu pour le succès d’une entreprisequi offrait à ces hommes blasés des plaisirs de Paris un véritableamusement.

Une espèce de pirogue d’une excessive légèreté, fabriquée àMarseille d’après un modèle malais, permit de naviguer dans lesrescifs jusqu’à l’endroit où ils cessaient d’être praticables. Deuxcordes en fil de fer, tendues parallèlement à une distance dequelques pieds sur des inclinaisons inverses, et sur lesquellesdevaient glisser les paniers également en fil de fer, servirent depont, comme en Chine, pour aller d’un rocher à l’autre. Les écueilsfurent ainsi unis les uns aux autres par un système de cordes et depaniers qui ressemblaient à ces fils sur lesquels voyagentcertaines araignées, et par lesquels elles enveloppent unarbre ; œuvre d’instinct que les Chinois, ce peupleessentiellement imitateur, a copiée le premier, historiquementparlant. Ni les lames ni les caprices de la mer ne pouvaientdéranger ces fragiles constructions. Les cordes avaient assez dejeu pour offrir aux fureurs des vagues cette courbure étudiée parun ingénieur, feu Cachin, l’immortel créateur du port de Cherbourg,la ligne savante au delà de laquelle cesse le pouvoir de l’eaucourroucée ; courbe établie d’après une loi dérobée auxsecrets de la nature par le génie de l’observation, qui est presquetout le génie humain.

Les compagnons de monsieur de Montriveau étaient seuls sur cevaisseau. Les yeux de l’homme ne pouvaient arriver jusqu’à eux. Lesmeilleures longues-vues braquées du haut des tillacs par les marinsdes bâtiments à leur passage n’eussent laissé découvrir ni lescordes perdues dans les rescifs ni les hommes cachés dans lesrochers. Après onze jours de travaux préparatoires, ces treizedémons humains arrivèrent au pied du promontoire élevé d’unetrentaine de toises au-dessus de la mer, bloc aussi difficile àgravir par des hommes qu’il peut l’être à une souris de grimper surles contours polis du ventre en porcelaine d’un vase uni. Cettetable de granit était heureusement fendue. Sa fissure, dont lesdeux lèvres avaient la raideur de la ligne droite, permit d’yattacher, à un pied de distance, de gros coins de bois danslesquels ces hardis travailleurs enfoncèrent des crampons de fer.Ces crampons, préparés à l’avance, étaient terminés par une palettetrouée sur laquelle ils fixèrent une marche faite avec une planchede sapin extrêmement légère qui venait s’adapter aux entailles d’unmât aussi haut que le promontoire et qui fut assujettie dans le rocau bas de la grève. Avec une habileté digne de ces hommesd’exécution, l’un d’eux, profond mathématicien, avait calculél’angle nécessaire pour écarter graduellement les marches en hautet en bas du mât, de manière à placer dans son milieu le point àpartir duquel les marches de la partie supérieure gagnaient enéventail le haut du rocher ; figure également représentée,mais en sens inverse, par les marches d’en bas. Cet escalier, d’unelégèreté miraculeuse et d’une solidité parfaite, coûta vingt-deuxjours de travail. Un briquet phosphorique, une nuit et le ressac dela mer suffisaient à en faire disparaître éternellement les traces.Ainsi nulle indiscrétion n’était possible, et nulle recherchecontre les violateurs du couvent ne pouvait avoir de succès.

Sur le haut du rocher se trouvait une plate-forme, bordée detous côtés par le précipice taillé à pic. Les treize inconnus, enexaminant le terrain avec leurs lunettes du haut de la hune,s’étaient assurés que, malgré quelques aspérités, ils pourraientfacilement arriver aux jardins du couvent, dont les arbressuffisamment touffus offraient de sûrs abris. Là, sans doute, ilsdevaient ultérieurement décider par quels moyens se consommerait lerapt de la religieuse. Après de si grands efforts, ils ne voulurentpas compromettre le succès de leur entreprise en risquant d’êtreaperçus, et furent obligés d’attendre que le dernier quartier de lalune expirât.

Montriveau resta, pendant deux nuits, enveloppé dans sonmanteau, couché sur le roc. Les chants du soir et ceux du matin luicausèrent d’inexprimables délices. Il alla jusqu’au mur, pourpouvoir entendre la musique des orgues, et s’efforça de distinguerune voix dans cette masse de voix. Mais, malgré le silence,l’espace ne laissait parvenir à ses oreilles que les effets confusde la musique. C’était de suaves harmonies où les défauts del’exécution ne se faisaient plus sentir, et d’où la pure pensée del’art se dégageait en se communiquant à l’âme, sans lui demander niles efforts de l’attention ni les fatigues de l’entendement.Terribles souvenirs pour Armand, dont l’amour reflorissait toutentier dans cette brise de musique, où il voulut trouverd’aériennes promesses de bonheur. Le lendemain de la dernière nuit,il descendit avant le lever du soleil, après être resté durantplusieurs heures les yeux attachés sur la fenêtre d’une cellulesans grille. Les grilles n’étaient pas nécessaires au-dessus de cesabîmes. Il y avait vu de la lumière pendant toute la nuit. Or, cetinstinct du cœur, qui trompe aussi souvent qu’il dit vrai, luiavait crié : – Elle est là !

– Elle est certainement là, et demain je l’aurai, se dit-il enmêlant de joyeuses pensées aux tintements d’une cloche qui sonnaitlentement. Etrange bizarrerie du cœur ! il aimait avec plus depassion la religieuse dépérie dans les élancements de l’amour,consumée par les larmes, les jeûnes, les veilles et la prière, lafemme de vingt-neuf ans fortement éprouvée, qu’il n’avait aimé lajeune fille légère, la femme de vingt-quatre ans, la sylphide. Maisles hommes d’âme vigoureuse n’ont-ils pas un penchant qui lesentraîne vers les sublimes expressions que de nobles malheurs oud’impétueux mouvements de pensées ont gravées sur le visage d’unefemme ? La beauté d’une femme endolorie n’est-elle pas la plusattachante de toutes pour les hommes qui se sentent au cœur untrésor inépuisable de consolations et de tendresses à répandre surune créature gracieuse de faiblesse et forte par le sentiment. Labeauté fraîche, colorée, unie, le joli en un mot, est l’attraitvulgaire auquel se prend la médiocrité. Montriveau devait aimer cesvisages où l’amour se réveille au milieu des plis de la douleur etdes ruines de la mélancolie. Un amant ne fait-il pas alors saillir,à la voix de ses puissants désirs, un être tout nouveau, jeune,palpitant, qui brise pour lui seul une enveloppe belle pour lui,détruite pour le monde. Ne possède-t-il pas deux femmes : celle quise présente aux autres pâle, décolorée, triste ; puis celle ducœur que personne ne voit, un ange qui comprend la vie par lesentiment, et ne paraît dans toute sa gloire que pour lessolennités de l’amour ? Avant de quitter son poste, le généralentendit de faibles accords qui partaient de cette cellule, doucesvoix pleines de tendresse. En revenant sous le rocher au bas duquelse tenaient ses amis, il leur dit en quelques mots, empreints decette passion communicative quoique discrète dont les hommesrespectent toujours l’expression grandiose, que jamais, en sa vie,il n’avait éprouvé de si captivantes félicités.

Le lendemain soir, onze compagnons dévoués se hissèrent dansl’ombre en haut de ces rochers, ayant chacun sur eux un poignard,une provision de chocolat, et tous les instruments que comporte lemétier des voleurs. Arrivés au mur d’enceinte, ils le franchirentau moyen d’échelles qu’ils avaient fabriquées, et se trouvèrentdans le cimetière du couvent. Montriveau reconnut et la longuegalerie voûtée par laquelle il était venu naguère au parloir, etles fenêtres de cette salle. Sur-le-champ, son plan fut fait etadopté. S’ouvrir un passage par la fenêtre de ce parloir qui enéclairait la partie affectée aux carmélites, pénétrer dans lescorridors, voir si les noms étaient inscrits sur chaque cellule,aller à celle de la sœur Thérèse, y surprendre et bâillonner lareligieuse pendant son sommeil, la lier et l’enlever, toutes cesparties du programme étaient faciles pour des hommes qui, àl’audace, à l’adresse des forçats, joignaient les connaissancesparticulières aux gens du monde, et auxquels il était indifférentde donner un coup de poignard pour acheter le silence.

La grille de la fenêtre fut sciée en deux heures Trois hommes semirent en faction au dehors, et deux autres restèrent dans leparloir. Le reste, pieds nus, se posta de distance en distance àtravers le cloître où s’engagea Montriveau, caché derrière un jeunehomme, le plus adroit d’entre eux, Henri de Marsay, qui, parprudence, s’était vêtu d’un costume de carmélite absolumentsemblable à celui du couvent. L’horloge sonna trois heures quand lafausse religieuse et Montriveau parvinrent au dortoir. Ils eurentbientôt reconnu la situation des cellules. Puis, n’entendant aucunbruit, ils lurent, à l’aide d’une lanterne sourde, les nomsheureusement écrits sur chaque porte, et accompagnés de ces devisesmystiques, de ces portraits de saints ou de saintes que chaquereligieuse inscrit en forme d’épigraphe sur le nouveau rôle de savie, et où elle révèle sa dernière pensée. Arrivé à la cellule dela sœur Thérèse, Montriveau lut cette inscription : Sub invocationesanctae, matris Theresae ! La devise était : Adoremus inaeternum . Tout à coup son compagnon lui mit la main sur l’épaule,et lui fit voir une vive lueur qui éclairait les dalles du corridorpar la fente de la porte. En ce moment, monsieur de Ronquerollesles rejoignit.

– Toutes les religieuses sont à l’église et commencent l’officedes morts, dit-il.

– Je reste, répondit Montriveau ; repliez-vous dans leparloir, et fermez la porte de ce corridor.

Il entra vivement en se faisant précéder de la faussereligieuse, qui rabattit son voile. Ils virent alors, dansl’antichambre de la cellule, la duchesse morte, posée à terre surla planche de son lit, et éclairée par deux cierges. Ni Montriveauni de Marsay ne dirent une parole, ne jetèrent un cri ; maisils se regardèrent. Puis le général fit un geste qui voulait dire :- Emportons-la.

– Sauvez-vous, cria Ronquerolles, la procession des religieusesse met en marche, vous allez être surpris.

Avec la rapidité magique que communique aux mouvements unextrême désir, la morte fut apportée dans le parloir, passée par lafenêtre et transportée au pied des murs, au moment où l’abbesse,suivie des religieuses, arrivait pour prendre le corps de la sœurThérèse. La sœur chargée de garder la morte avait eu l’imprudencede fouiller dans sa chambre pour en connaître les secrets, ets’était si fort occupée cette recherche qu’elle n’entendit rien etsortait alors épouvantée de ne plus trouver le corps. Avant que cesfemmes stupéfiées n’eussent la pensée de faire des recherches, laduchesse avait été descendue par une corde en bas des rochers etles compagnons de Montriveau avaient détruit leur ouvrage. A neufheures du matin, nulle trace n’existait ni de l’escalier ni desponts de cordes ; le corps de la sœur Thérèse était àbord ; le brick vint au port embarquer ses matelots, etdisparut dans la journée. Montriveau resta seul dans sa cabine avecAntoinette de Navarreins, dont, pendant quelques heures, le visageresplendit complaisamment pour lui des sublimes beautés dues aucalme particulier que prête la mort à nos dépouilles mortelles.

– Ah ! ça, dit Ronquerolles à Montriveau quand celui-cireparut sur le tillac, c’était une femme, maintenant ce n’est rien.Attachons un boulet à chacun de ses pieds, jetons-la dans la mer,et n’y pense plus que comme nous pensons à un livre lu pendantnotre enfance.

– Oui, dit Montriveau, car ce n’est plus qu’un poème.

– Te voilà sage. Désormais aie des passions ; mais del’amour, il faut savoir le bien placer, et il n’y a que le dernieramour d’une femme qui satisfasse le premier amour d’un homme.

Genève, au Pré-Lévêque, 26 janvier 1834.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer