La fin du monde

Chapitre 7LE CHOC

As stars with trains of fire and dews of blood.

SHAKESPEARE, Hamlet, I.

 

Inexorablement, comme une loi du destin quenulle puissance ne peut fléchir, comme un boulet sorti de la gueuledu canon et marchant vers la cible, la comète avançait toujours,suivant son orbite régulière et se précipitant avec une vitessecroissante vers le point de l’espace où notre planète devaitarriver dans la nuit du 13 au 14 juillet. Les calculs définitifs nes’étaient pas trompés d’un iota. Les deux voyageurs célestes, laTerre et la comète allaient se rencontrer, comme deux trains lancésl’un vers l’autre au fantastique et aveugle galop de la vapeur, etqui vont à corps perdu s’effondrer et se broyer dans le chocmonstrueux de deux rages inassouvies. Mais ici la vitesse de larencontre devait être 863 fois supérieure à celle de la rencontrede deux trains rapides lancés l’un sur l’autre à la vitesse de centkilomètres à l’heure chacun. Dans la nuit du 12 au 13 juillet, lacomète se développa sur presque toute l’étendue des cieux, et l’ondistinguait à l’œil nu des tourbillons de feu roulant autour d’unaxe oblique à la verticale. Il semblait que ce fût là toute unearmée de météores en conflagrations désordonnées dans lesquellesl’électricité et les éclairs devaient livrer de fantastiquescombats. L’astre flamboyant paraissait tourner sur lui-même ets’agiter intestinement comme s’il eût été doué d’une vie propre ettourmenté de douleurs. D’immenses jets de feu s’élançaient dedivers foyers, les uns verdâtres, d’autres d’un rouge sang, lesplus brillants éblouissant tous les yeux par leur éclatanteblancheur. Il était évident que l’illumination solaire agissait surle tourbillon de vapeurs, décomposant sans doute certains corps,produisant des mélanges détonants, électrisant les parties les plusproches, repoussant des fumées au delà de la tête immense quiarrivait sur nous ; mais l’astre lui-même émettait des feuxbien différents de la réflexion vaporeuse de la lumière solaire, etlançait des flammes toujours grandissantes, comme un monstre seprécipitant sur la Terre pour la dévorer par l’incendie. Ce quifrappait peut-être le plus encore en ce spectacle, c’était de nerien entendre : Paris et toutes les agglomérations humaines setaisaient instinctivement cette nuit-là, comme immobilisés par uneattention sans égale, cherchant à saisir quelque écho du tonnerrecéleste qui s’avançait et nul bruit n’arrivait du pandémoniumcométaire.

La pleine lune brillait, verte dans la rougefournaise, mais sans éclat et ne donnant plus d’ombres. La nuitn’était plus la nuit. Les étoiles avaient disparu. Le ciel restaitembrasé d’une lueur intense.

La comète approchait de la Terre avec unevitesse de cent quarante-sept mille kilomètres à l’heure, et notreplanète avançait elle-même dans l’espace au taux de cent quatremille kilomètres, de l’ouest vers l’est, obliquement à l’orbite dela comète qui, pour la position d’un méridien quelconque à minuit,planait au nord-est. La combinaison des deux vitesses rapprochaitles deux corps célestes de cent soixante-treize mille kilomètres àl’heure. Lorsque l’observation, d’accord avec le calcul, constataque les contours de la tête de l’astre n’étaient plus qu’à ladistance de la Lune, on sut que deux heures plus tard le dramedevait commencer.

Contrairement à toute attente, la journée duvendredi 13 juillet fut merveilleusement belle, comme toutes lesprécédentes : le soleil brilla dans un ciel sans nuages, l’airétait calme, la température assez élevée, mais agréablementrafraîchie par une brise légère ; la nature entière paraissaiten fête ; les campagnes étaient luxuriantes de beauté ;les ruisseaux gazouillaient dans les vallées, les oiseauxchantaient dans les bois. Seules, les cités humaines étaientnavrantes : l’humanité succombait, consternée. L’impassibilitétranquille de la nature posait devant l’angoissante anxiété descœurs le contraste le plus douloureux et le plus révoltant.

Des millions d’Européens s’étaient sauvés deParis, de Londres, de Vienne, de Berlin, de Saint-Pétersbourg, deRome, de Madrid, s’étaient réfugiés en Australie ou avaient fuijusqu’aux antipodes. À mesure que le jour de la rencontreapprochait, l’administration générale des aéronefs transatlantiquesavait dû tripler, quadrupler, décupler les trains aériensélectriques, qui allaient s’abattre comme des nuées d’oiseaux surSan Francisco, Honolulu, Nouméa, et sur les capitales australiennesde Melbourne, Sydney, Liberty, et Pax. Mais ces millions de départsne représentaient qu’une minorité privilégiée, et c’était à peinesi l’on s’apercevait de ces absences, tant les villes et lesvillages fourmillaient d’humains errants et affolés.

Déjà plusieurs nuits entières avaient étépassées sans sommeil, la terreur de l’inconnu ayant tenu toutes lespensées éveillées. Personne n’avait osé se coucher : ilsemblait qu’on eût dû s’endormir du dernier sommeil et ne plusconnaître le charme du réveil… Tous les visages étaient d’unepâleur livide, les orbites creusées, la chevelure inculte, les yeuxhagards, le teint blafard, marqués des empreintes de la pluseffroyable angoisse qui eût jamais pesé sur les destinéeshumaines.

L’air respirable devenait de plus en plus secet de plus en plus chaud. Nul n’avait songé depuis la veille àréparer par une alimentation quelconque les forces épuisées, etl’estomac, organe si peu oublieux de lui-même, ne réclamait rien.Mais une soif ardente fut le premier effet physiologique de lasécheresse de l’air, et les plus sobres ne purent se soustraire àl’obligation d’essayer de la calmer par tous les moyens possibles,sans y parvenir. La souffrance physique commençait son œuvre etdevait bientôt dominer les angoisses morales. L’atmosphère devenaitd’heure en heure plus pénible à respirer, plus fatigante, pluscruelle. Les petits enfants pleuraient, souffrant d’un mal inconnu,appelant leurs mères.

À Paris, à Londres, à Rome, à Berlin, àSaint-Petersbourg, dans toutes les capitales, dans toutes lesvilles, dans tous les villages, les populations agitées erraient audehors, comme on voit les fourmis courir éperdues dans leurs citéstroublées. Toutes les affaires de la vie normale étaient négligées,abandonnées, oubliées ; tous les projets étaient anéantis. Onne tenait plus à rien, ni à sa maison, ni à ses proches, ni à sapropre vie. C’était une dépression morale absolue, plus complète,encore que celle qui est produite par le mal de mer.

Les églises catholiques, les temples réformés,les synagogues juives, les chapelles grecques et orthodoxes, lesmosquées musulmanes, les coupoles chinoises bouddhistes, lessanctuaires des évocations spirites, les salles d’études desgroupes théosophiques, occultistes, psychosophiques etanthroposophiques, les nefs de la nouvelle religion gallicane, tousles lieux de réunion des cultes si divers, qui se partageaientencore l’humanité, avaient été envahis par leurs fidèles en cettemémorable journée du vendredi 13 juillet, et, à Paris même, lesmasses entassées sous les portails ne permettaient plus à personned’approcher des églises, à l’intérieur desquelles on aurait pu voirtous les croyants prosternés la face contre terre. Des prièresétaient marmottées à voix basse. Mais les chants, les orgues, lescloches, tout se taisait. Les confessionnaux étaient enveloppés depénitents attendant leur tour, comme en ces anciennes époques defoi sincère et naïve dont parlent les histoires du moyen âge.

Dans les rues, sur les boulevards, partoutmême silence. On ne criait plus, on ne vendait plus, on n’imprimaitplus aucun journal. Dans les airs, aviateurs, aéronefs,hélicoptères, ballons dirigeables avaient disparu. Les seulesvoitures que l’on vit passer étaient les corbillards des pompesfunèbres conduisant à l’incinération les premières victimes de lacomète, déjà innombrables.

La journée se passa sans incidentastronomique. Mais avec quelle anxiété n’attendait-on pas la nuitsuprême !

Jamais peut-être coucher du soleil ne futaussi beau, jamais ciel ne fut aussi pur. L’astre du jour semblas’ensevelir dans un lit d’or et de pourpre. Son disque rougedescendit à l’horizon. Mais les étoiles ne parurent pas. La nuitn’arriva pas. Au jour solaire succéda un jour cométaire et lunaire,éclairé d’une lumière intense, rappelant celle des auroresboréales, mais plus vive, émanant d’un large foyer incandescent,qui n’avait pas brillé pendant le jour parce qu’il était au-dessousde l’horizon, mais qui aurait certainement rivalisé d’éclat avec leSoleil.

Ce lumineux foyer se leva à l’Orient presqueen même temps que la pleine lune, qui parut monter avec lui dans leciel comme une hostie sépulcrale sur un autel funèbre, dominant ledeuil immense de la nature.

À mesure qu’elle s’élevait, la lunepâlissait ; mais le foyer cométaire grandissait en éclat avecl’abaissement du Soleil au-dessous de l’horizon occidental, etmaintenant, à l’heure de la nuit, il régnait sur le monde, nébuleuxsoleil, rouge écarlate, avec des jets de flammes jaunes et vertsqui semblaient lui ouvrir une immense envergure d’ailes. Tous lesregards terrifiés voyaient en lui un géant démesuré prenantpossession en souverain du Ciel et de la Terre.

Déjà l’avant-garde de la chevelure cométaireavait pénétré dans l’intérieur de l’orbite lunaire ; d’uninstant à l’autre, elle allait toucher les frontières raréfiées del’atmosphère terrestre, vers 200 kilomètres de hauteur.

C’est à ce moment que tous les yeux devinrenthagards et effroyablement affolés en voyant s’allumer autour del’horizon comme un vaste incendie élevant dans le ciel de petitesflammes violacées. Presque immédiatement après, la comète diminuad’éclat, sans doute parce que, sur le point de toucher la Terre,elle avait pénétré dans l’ombre de notre planète et avait perdu unepartie de sa lumière, celle qui venait du Soleil ; cetteextinction apparente était due surtout à un effet decontraste ; car, lorsque les yeux moins éblouis se furentaccoutumés à cette nouvelle clarté, elle parut presque aussiintense que la première, mais blafarde, sinistre, sépulcrale.Jamais la Terre n’avait été éclairée d’une pareille lueur :c’était comme une profondeur d’illumination blême, au delà delaquelle transparaissaient des élancements d’éclairs. La sécheressede l’air respirable devint intolérable ; la chaleur d’un fourbrûlant souffla d’en haut, et une horrible odeur de soufre, duesans doute à l’ozone surélectrisé, empesta l’atmosphère. Chacun secrut à sa dernière minute.

Un grand cri domina toutes les angoisses.

La terre brûle ! la terrebrûle ! s’écriait-on partout en une rumeurformidable…

Tout l’horizon, en effet, semblait allumémaintenant d’une couronne de flammes bleuâtres. C’était bien, commeon l’avait prévu, l’oxyde de carbone qui brûlait à l’air enproduisant de l’anhydride carbonique. Sans doute aussi, del’hydrogène cométaire s’y combinait-il lentement. Chacun croyaitvoir un feu funèbre autour d’un catafalque.

Soudain, comme l’Humanité terrifiée regardait,immobile, silencieuse, retenant son souffle, pénétrée jusqu’auxmoelles, cataleptisée par la terreur, toute la voûte du ciel semblase déchirer du haut en bas, et, par l’ouverture béante, on crutvoir une gueule énorme vomissant des gerbes de flammes vertes,éclatantes ; et l’on fut frappé d’un éblouissement sieffroyable que tous les spectateurs, sans exception, qui nes’étaient pas encore enfermés dans les caves, hommes, femmes,vieillards, enfants, les plus énergiques comme les plus timorés,tous se précipitèrent vers la première porte venue, et descendirentcomme des avalanches dans les sous-sols, déjà presque tous envahis.Il y eut une multitude de morts, par écrasement d’abord, ensuitepar apoplexies, ruptures d’anévrismes et folies subites dégénéréesen fièvres cérébrales. La Raison sembla subitement anéantie chezles hommes, et remplacée par la stupeur, folle, inconsciente,résignée, muette.

Seuls, quelques couples enlacés semblaients’isoler du cataclysme, se détacher de l’universelle terreur etvivre pour eux-mêmes, abandonnés à l’exaltation de leur seulamour.

Sur les terrasses ou dans les observatoires,les astronomes étaient pourtant restés à leurs postes, et plusieursprenaient des photographies incessantes des transformations duciel. Ce furent dès lors, mais pendant un temps bien court, lesseuls témoins de la rencontre cométaire, à part quelquesexceptionnels énergiques, qui osèrent encore regarder le cataclysmederrière les vitres des hautes fenêtres des appartementssupérieurs.

Le calcul indiquait que le globe terrestredevait pénétrer dans le sein de la comète comme un boulet dans unemasse nuageuse et que, à partir du premier contact des zonesextrêmes de l’atmosphère cométaire avec celles de l’atmosphèreterrestre, la traversée durerait quatre heures et demie, ce dont ilest facile de se rendre compte puisque la comète – étant environsoixante-cinq fois plus large que la Terre en diamètre – devaitêtre traversée non centralement, mais à un quart de la distance ducentre, à la vitesse de 173 000 kilomètres à l’heure. Il yavait environ quarante minutes que le premier contact avait eulieu, lorsque la chaleur de l’incandescente fournaise et l’horribleodeur de soufre devinrent tellement suffocantes que quelquesinstants de plus de ce supplice allaient, sans rémission, arrêtertoute vie dans son cours. Les astronomes eux-mêmes se traînèrentdans l’intérieur des observatoires, qu’ils cherchèrent à fermerhermétiquement, et descendirent aussi dans les caves ; seule,à Paris, la jeune calculatrice, avec laquelle nous avons faitconnaissance, resta quelques secondes de plus sur la terrasse,assez pour assister à l’irruption d’un bolide formidable, quinze ouvingt fois plus gros que la Lune en apparence, et qui seprécipitait vers le sud avec la vitesse de l’éclair. Mais lesforces manquaient pour toutes les observations. On ne respiraitplus. À la chaleur et à la sécheresse destructives de toutefonction vitale, s’ajoutait l’empoisonnement de l’atmosphère par lemélange de l’oxyde de carbone qui commençait à se produire.

Les oreilles tintaient d’une sorte de glassonore intérieur, les cœurs précipitaient leurs battements avecviolence, et toujours cette odeur de soufre irrespirable ! Enmême temps, une pluie de feu s’abattit du haut des cieux, une pluied’étoiles filantes et de bolides dont l’immense majoritén’arrivaient pas jusqu’au sol, mais dont un grand nombre toutefoiséclataient comme des bombes et vinrent traverser les toits, et l’ons’aperçut que des incendies s’allumaient de toutes parts. Le ciels’enflamma. Au feu du ciel répondaient maintenant les feux de laTerre, comme si une armée d’éclairs eût soudain embrasé le monde.Des coups de tonnerre étourdissants se succédaient sansinterruption, venant d’une part de l’explosion des bolides, etd’autre part d’un orage immense dans lequel il semblait que toutela chaleur atmosphérique se fût transformée en électricité. Unroulement continu, rappelant celui de tambours lointains,emplissait les oreilles d’un long ronflement sourd, entrecoupé dechocs horripilants et de sinistres sifflements de serpents ;et puis c’étaient des clameurs sauvages, le hurlement d’une immensechaudière qui bout, des explosions violentes, des canonnadesrépétées, des plaintes du vent, des heu ! heu !gémissants, des secousses du sol comme si la Terre s’effondrait. Latempête devint à ce moment si épouvantable, si étrange, si féroce,que l’Humanité se trouva cataleptisée, muette de terreur,annihilée, puis, finalement, aussi tranquille qu’une feuille morteque le vent va emporter. C’était bien, cette fois, la fin de tout.Chacun se résigna, sans chercher un seul instant aucun secours, àêtre enseveli sous les ruines de l’universel incendie. Une suprêmeétreinte embrassa les corps de ceux qui ne s’étaient pas quittés etqui n’aspiraient plus qu’à la consolation de mourir ensemble.

Mais le gros de l’armée céleste avait passé,et une sorte de raréfaction, de vide s’était produite dansl’atmosphère, peut-être à la suite d’explosions météoriques, cartout d’un coup les vitres des maisons éclatèrent, projetées audehors, et les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes. Une tempêteformidable souffla, accélérant l’incendie et ranimant les humainsqui, du même coup aussi, revinrent à la vie et sortirent ducauchemar. Puis ce fut une pluie diluvienne…

… « Demandez le XXVeSiècle ! L’écrasement du pape et de tous les évêques. La chutede la comète à Rome. Demandez le journal ! »

Il y avait à peine une demi-heure que latourmente céleste était passée, on commençait à remonter des caveset à se sentir revivre, on sortait insensiblement du rêve et l’onne se rendait pas exactement compte encore des feux qui sedéveloppaient malgré la pluie diluvienne, que déjà la voixglapissante des jeunes crieurs remplissait Paris, Lyon, Marseille,Bruxelles, Londres, Vienne, Turin, Madrid, toutes les villes àpeine réveillées ; c’était partout la même annonce, les mêmescris, et, avant de songer à conjurer les incendies, tout le mondeachetait le grand journal populaire à un centime, l’immense feuillede seize pages illustrées, fraîchement sortie des presses.

… « Demandez l’écrasement du pape et descardinaux. Le Sacré Collège tué par la comète. Impossibilité denommer un nouveau pape. Demandez le journal ! »

Et les crieurs se succédaient, et chacundésirait savoir ce qu’il y avait de vrai dans cette annonce, etchacun achetait le grand journal socialiste populaire.

Voici ce qui s’était passé.

L’Israélite américain avec lequel nous avonsdéjà fait connaissance, et qui avait trouvé moyen, le mardiprécédent, de réaliser plusieurs milliards par la réouverture de laBourse de Paris et de Chicago, n’avait pas désespéré de la suitedes affaires, et de même qu’autrefois les monastères avaientaccepté les testaments écrits en vue de la fin du monde, de mêmenotre infatigable spéculateur avait jugé opportun de se tenir à sontéléphone, descendu pour la circonstance en une vaste galeriesouterraine hermétiquement fermée. Propriétaire de fils spéciauxreliant Paris aux principales villes du monde, il n’avait pas cesséde rester en communication avec elles.

Le noyau de la comète renfermait, noyés dansune masse de gaz incandescent, un certain nombre de concrétionsuranolithiques dont quelques-unes mesuraient plusieurs kilomètresde diamètre. L’une de ces masses avait atteint la Terre, non loinde Rome, et les phonogrammes du correspondant romain annonçaient cequi suit Tous les cardinaux, tous les prélats du concile étaientréunis à la fête solennelle donnée sous le dôme de Saint-Pierrepour la célébration du dogme de la divinité pontificale. On avait,fixé à l’heure sacrée de minuit la cérémonie de l’adoration. Aumilieu des illuminations splendides du premier temple de lachrétienté, sous les invocations pieuses élevées dans les airs parles chants des confréries, les autels fumant des parfums del’encens et les orgues roulant leurs sombres frémissementsjusqu’aux profondeurs de l’immense église, le pape assis sur sontrône d’or voyait prosterné à ses pieds son peuple de fidèlesreprésentant la chrétienté tout entière des cinq parties du monde,et se levait pour donner à tous sa bénédiction suprême, lorsque,tombant du haut des cieux, un bloc de fer massif d’une grosseurégale à la moitié de la ville de Rome avait, avec la rapidité del’éclair, écrasé le pape, l’église, et précipité le tout dans unabîme d’une profondeur inconnue, véritable chute au fond desenfers ! Toute l’Italie avait tremblé, et le roulement d’uneffroyable tonnerre avait été entendu jusqu’à Marseille.

On avait vu le bolide de toutes les villesd’Italie, au milieu de l’immense pluie d’étoiles et del’embrasement général de l’atmosphère. Il avait illuminé la terrecomme un nouveau soleil, d’un rouge éclatant, et un immensedéchirement, quelque chose d’infernal, avait suivi sa chute, commesi réellement la voûte du ciel s’était déchirée du haut en bas.(C’est ce bolide qui avait été l’objet de la dernière observationde la jeune calculatrice de l’Observatoire de Paris au moment où,malgré tout son zèle, il lui avait été impossible de rester dansl’atmosphère suffocante du cataclysme.)

Notre spéculateur recevait les dépêches,donnait ses ordres de son cabinet téléphonique et dictait lesnouvelles à sensation à son journal imprimé au même moment à Pariset dans les principales villes du monde. Tout ordre lancé par luiparaissait un quart d’heure après, en tête du XXVeSiècle, à New-York, à Saint-Pétersbourg, à Melbourne comme dans lescapitales voisines de Paris.

Une demi-heure après la première édition, uneseconde était annoncée.

… » Demandez l’incendie de Paris etde presque toutes les villes de l’Europe, la fin définitive del’Église catholique. Le pape puni de son orgueil. Rome en cendres…Demandez le XXVe Siècle, deuxième édition. »

Et, dans cette nouvelle édition, on pouvaitdéjà lire une dissertation très serrée, écrite par un correspondantcompétent, sur les conséquences de l’anéantissement du SacréCollège. Le rédacteur établissait que, d’après les constitutions duconcile de Latran de l’an 1179, du concile de Lyon de l’an 1274, duconcile de Vienne de 1312 et les ordonnances de Grégoire X etGrégoire XIII, les souverains pontifes ne peuvent être élus que parle conclave des cardinaux. Ces conciles et ces ordonnancesn’avaient pas prévu le cas de la mort de tous les cardinaux à lafois. Aux termes mêmes de la juridiction ecclésiastique, aucun papene pouvait donc plus être nommé. Par ce fait même, l’Église n’avaitplus de chef et saint Pierre n’avait plus de successeur. C’était lafin de l’Église catholique, telle qu’elle était constituée depuistant de siècles.

… « Demandez le XXVe Siècle, quatrièmeédition. L’apparition d’un nouveau volcan en Italie, une révolutionà Naples… Demandez le journal. »

Cette quatrième édition avait succédé à laseconde, sans souci de la troisième. Elle racontait qu’un bolide dupoids de cent mille tonnes, ou davantage peut-être, s’étaitprécipité, avec la vitesse signalée plus haut, sur la solfatare dePouzzoles et avait traversé la croûte légère et sonore del’ancienne arène, qui s’était effondrée ; les flammesintérieures s’étaient mises à jaillir, ajoutant un nouveau volcanau Vésuve et illuminant de leur éclat les champs Phlégréens. Larévolution qui couvait sous les terreurs napolitaines avait vu làun ordre du ciel et, conduite par des moines fanatiques, commençaità piller le « Palazzo reale ».

… « Demandez le XXVe Siècle,sixième édition. L’apparition d’une nouvelle île dans laMéditerranée, les conquêtes de l’Angleterre… »

Un fragment du noyau de la comète s’était fixédans la Méditerranée, à l’ouest de Rome, et formait une îleirrégulière émergeant de 50 mètres au-dessus du niveau des flots,longue de 1500 mètres sur 700 de largeur. La mer s’était mise àbouillir tout autour et des raz de marée considérables avaientinondé les rivages. Néanmoins, il s’était trouvé justement là unAnglais qui n’avait eu d’autre souci que de débarquer en une criquede l’île nouvelle et d’escalader le rocher pour aller planter ledrapeau britannique à son plus haut sommet.

Sur tous les points du monde, le journal dufameux spéculateur jeta ainsi pendant cette nuit du 13-14 juilletdes millions d’exemplaires, dictés téléphoniquement du cabinet dudirecteur qui avait su se monopoliser toutes les nouvelles de lacrise. Partout on s’était avidement précipité sur ces nouvelles,avant même de se mettre à combiner les efforts nécessaires pouréteindre les incendies. La pluie avait apporté dès les premiersmoments une aide inespérée, mais les ravages matériels étaientimmenses, quoique presque toutes les constructions fussent en fer.Les compagnies d’assurances invoquèrent le cas de force majeure etrefusèrent de payer. D’autre part, les assurances contre l’asphyxieavaient réalisé en huit jours des fortunes colossales.

« Demandez le XXVe Siècle, dixièmeédition. Le miracle de Rome. Demandez le journal. »

Quel miracle ? Oh ! c’était biensimple. Le XXVe Siècle déclarait, dans cette nouvelle édition, queson correspondant de Rome s’était fait l’écho d’un bruit mal fondé,et que le bolide… n’avait rien écrasé du tout à Rome, mais étaittombé assez loin de la ville. Saint-Pierre et le Vatican avaientété miraculeusement préservés. Mais le journal s’était vendu, danstous les pays du monde, à des centaines de millions. C’était uneexcellente affaire.

La crise passa. Peu à peu, l’Humanité seressaisit, tout heureuse de vivre. La nuit resta illuminée parl’étrange lueur cométaire qui planait toujours sur les têtes, parla chute des météores qui durait encore et par les incendiespartout allumés. Lorsque le jour arriva, vers trois heures etdemie, il y avait déjà plus de trois heures que le noyau de lacomète avait heurté le globe terrestre et la tête de l’astre étaitpassée dans le sud-ouest, mais notre planète restait encoreentièrement plongée dans la queue. Le choc avait eu lieu dans lanuit du 13 au 14 juillet, à minuit dix-huit minutes de Paris,c’est-à-dire à minuit cinquante-huit de Rome, selon l’exacteprévision du Président de la Société astronomique de France dontnos lecteurs n’ont peut-être pas oublié l’affirmation.

Tandis que la plus grande partie del’hémisphère terrestre tourné vers la comète à l’heure de larencontre avait été frappée par la constrictante sécheresse, lasuffocante chaleur, l’infecte odeur sulfureuse et la stupeurléthargique résultant de la résistance apportée au cours de l’astrepar l’atmosphère, de l’électrisation sursaturée de l’ozone et dumélange du protoxyde d’azote avec l’air supérieur, l’autrehémisphère terrestre était resté à peu près indemne, à part lestroubles atmosphériques inévitables déterminés par la ruptured’équilibre. Les baromètres enregistreurs avaient tracé des courbesfantastiques, avec des montagnes et des abîmes. Heureusement, lacomète n’avait fait que frôler la Terre, et le choc était loind’avoir été central. Sans doute même l’attraction du globeterrestre avait-elle énergiquement agi dans la chute des bolidessur l’Italie et la Méditerranée. Dans tous les cas, l’orbite de lacomète fut entièrement transformée par cette perturbation, tandisque la Terre et la Lune continuèrent tranquillement leur courseautour du Soleil, comme si rien ne s’était passé. De parabolique,l’orbite de la comète devint elliptique, avec son aphélie voisin dupoint de l’écliptique où elle avait été capturée par l’attractionde notre planète.

Lorsqu’on fit plus tard la statistique desvictimes de la comète, il se trouva que le nombre des mortss’élevait au quarantième de la population européenne. À Parisseulement, qui s’étendait sur une partie des anciens départementsde la Seine et de Seine-et-Oise et comptait neuf millionsd’habitants, il y avait eu pendant cet inoubliable mois de juilletplus de deux cent mille morts, qui se répartissaientainsi :

Semaine finissant le 7 juillet : 7750

Journée du dimanche 8 juillet : 1648

Lundi 9 : 1975

Mardi 10 : 1917

Mercredi 11 : 2465

Jeudi 12 : 10 098

Vendredi 13 : 100 842

Samedi 14 : 81 067

Dimanche 15 : 11 425

Lundi 16 : 3783

Mardi 17 : 1893

Les cinq jours suivants (moyenne dechacun) : 980

Après le 22 (moyenne normale) : 369

TOTAL du 1er au 31 juillet :230 084

La mortalité avait triplé dès avant la semainesinistre et avait quintuplé dans la journée du 9. La progressions’était arrêtée à la suite des séances de l’Institut qui avaienttranquillisé les esprits et calmé les imaginations affolées ;elle avait même manifesté un sensible mouvement de rétrocessiondans la journée du mardi. Malheureusement, avec l’approche del’astre menaçant, la panique avait repris de plus belle dès lelendemain et la mortalité avait sextuplé sur la moyennenormale : la plupart des constitutions faibles y avaientpassé. Le jeudi 12, à l’approche de la date fatale, avec lesprivations de tout genre, l’absence d’alimentation et de sommeil,la transpiration cutanée, la fièvre de tous les organes, lasurexcitation cardiaque et les congestions cérébrales, la mortalitéavait atteint, à Paris seulement, le chiffre désormaisdisproportionné de dix mille. Quant à l’attaque générale de la nuitdu 13 au 14, dessiccation du larynx, empoisonnement de l’air parl’oxyde de carbone, congestions pulmonaires, entassements dans lescaves, anesthésie des organes respiratoires, arrêt dans lacirculation du sang, les victimes avaient été plus nombreuses quecelles des anciennes batailles rangées, et c’est à plus de centmille que s’était élevé le chiffre des morts. Une partie des êtresfrappés mortellement vécurent jusqu’au lendemain, et même uncertain nombre prolongèrent encore pendant plusieurs jours une viedésormais condamnée. Ce n’est guère qu’une quinzaine de jours aprèsle cataclysme que la moyenne normale se rétablit. Pendant ce moisdésastreux dix-sept mille cinq cents enfants étaient nés àParis ; mais presque tous étaient morts, comme empoisonnés,leurs petits corps tout bleus.

La statistique médicale, défalquant du totalgénéral la moyenne normale calculée sur le taux alorshygiéniquement atteint de 15 morts par an pour mille habitants,soit de 135 000 par an ou 369 par jour, et retranchant dunombre précédent le chiffre de 11 439, citoyens qui seraientmorts sans la comète, attribua naturellement à celle-ci ladifférence des deux nombres, soit deux cent dix-huit milleenviron.

Sur ce nombre, la maladie qui avait fait leplus de victimes avait été : par syncopes, rupturesd’anévrisme ou congestions cérébrales.

Mais ce cataclysme n’amena point la fin dumonde. Les vides ne tardèrent pas à se réparer par une sorte desurcroît de vitalité humaine, comme il arrivait autrefois après lesguerres ; la Terre continua de tourner dans la lumièresolaire, et l’humanité continua de s’élever vers de plus hautesdestinées.

La Comète avait surtout été le prétexte detoutes les discussions possibles sur ce grand et capital sujet deLA FIN DU MONDE.

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