La Lettre écarlate

Chapitre 7CHEZ LE GOUVERNEUR

Hester Prynne se rendit un jour chez leGouverneur Bellingham, avec une paire de gants que ce seigneur luiavait donnés à broder et qu’il devait porter en quelque grandesolennité officielle. Par suite des hasards d’une élection, MessireBellingham avait beau être descendu d’un échelon ou deux au-dessousdu premier rang qu’il avait occupé, il n’en gardait pas moins unposte de marque parmi les chefs de la colonie[47].

Une raison bien plus importante que lalivraison d’une paire de gants brodés poussait Hester à rechercherune entrevue avec un dignitaire de pareille importance et jouant unrôle aussi actif dans les affaires de la colonie. Un bruit luiétait parvenu d’après lequel certains personnages en place, ceuxqui avaient les principes les plus rigides en matière de religionet de gouvernement, songeaient à lui enlever sa fille. Invoquant lasupposition qui attribuait à Pearl une origine démoniaque, cesbonnes gens faisaient valoir assez raisonnablement en somme que,dans l’intérêt de l’âme de la mère, des chrétiens se devaientd’enlever de son chemin pareille pierre d’achoppement. Que si,d’autre part, quelques éléments permettaient de ne désespérer pointdu salut de l’âme de l’enfant, il y aurait sûrement davantage dechance de les voir se développer sous une tutelle plusrecommandable que celle d’Hester Prynne. Messire Bellingham passaitpour être un des plus actifs partisans de ce double point devue.

Il peut paraître singulier, voire pas malridicule, qu’une question de ce genre qui un demi-siècle plus tardn’aurait guère été soumise à une juridiction plus haute que cellede quelques échevins, eût été discutée comme une affaire d’intérêtpublic, que des hommes d’État éminents eussent pris parti pour oucontre. En ces temps de simplicité primitive, des questions d’unintérêt général encore bien moindre, et de beaucoup moins de poidsen elles-mêmes que le salut éternel d’une femme et de son enfant,se mêlaient étrangement aux délibérations des hommes d’État. Ce nefut pas à une période beaucoup plus reculée de notre histoire, simême elle fut plus reculée, qu’une dispute au sujet des droits depropriété sur un cochon, non seulement souleva des débats aussiviolents qu’acharnés, mais entraîna une importante modificationdans la charpente même de notre législation.

Pleine d’inquiétude, par conséquent, mais siconsciente de son bon droit que la partie lui semblait à peineinégale entre la communauté et une femme seule qu’appuyaient lessympathies de la nature, Hester Prynne était donc partie de sachaumière isolée. La petite Pearl, bien entendu, l’accompagnait.Elle était à présent assez grande pour trotter allègrement auxcôtés de sa mère et, toujours en mouvement du matin jusqu’au soir,aurait très bien été capable de faire un trajet beaucoup plus longque celui qui menait à la ville. Cela ne l’empêchait point d’exigersouvent, par caprice plutôt que par nécessité, qu’on la portât.Mais bientôt elle réclamait tout aussi impérieusement d’êtrereposée par terre et précédait Hester sur le chemin herbeux,folâtrant avec maints faux pas mais sans se faire aucun mal. Nousavons parlé de l’éblouissante beauté de Pearl, une beauté quecaractérisaient un teint éclatant, des yeux à la fois étincelantset pleins de profondeur, des cheveux lustrés d’une teinte châtain,très foncée déjà, et qui devait, avec le temps, devenir presquenoire. L’enfant semblait toute pétrie de feu, être spontanément néed’un moment de passion. Pour l’habiller, sa mère avait donné librecarrière à une imagination aux tendances fastueuses, la revêtantd’une tunique de velours cramoisi, de coupe particulière etabondamment brodée de fantastiques arabesques d’or. Des couleursaussi vives qui auraient fait paraître terne un teint de moindreéclat s’adaptaient admirablement à la beauté de Pearl et faisaientd’elle le plus brillant petit jet de flamme qui eût jamais sautillésur terre.

Mais ce qu’il y avait de très remarquable danscette toilette, et d’ailleurs dans l’apparence générale del’enfant, c’était qu’elle rappelait irrésistiblement le signequ’Hester était condamnée à porter sur son sein. On croyait voir lalettre écarlate sous une autre forme : la lettre écarlatedouée de vie ! Comme si ce signe d’infamie avait été siprofondément imprimé dans son cerveau qu’elle ne pouvait rienconcevoir qui ne l’évoquât, Hester avait mis tous ses soins àtravailler à cette ressemblance. Elle avait, des heures durant,prodigué des trésors d’ingéniosité morbide pour créer une analogieentre l’objet de sa tendresse et l’emblème de sa faute et de sontourment. Et, en vérité, Pearl était à la fois l’un et l’autre etc’était en conséquence de cette identité que la mère avait siparfaitement réussi à représenter la lettre sous l’apparence de sonenfant.

Comme les deux voyageuses pénétraient dans laville, les enfants des Puritains délaissèrent leurs jeux – ou enfince qui passait pour des jeux parmi ces lugubres marmots – et sedirent gravement les uns aux autres :

– Voici venir la femme à la lettreécarlate avec l’image de la lettre écarlate courant à son côté.Allons leur lancer de la boue !

Mais, après avoir froncé les sourcils etsecoué son petit poing avec gestes sur gestes de menace, Pearl, quiétait une enfant intrépide, fonça soudain vers ses ennemis et leurfit prendre à tous la fuite. Elle ressemblait, en leur donnantaussi impétueusement la chasse, à un fléau-enfant – fièvrescarlatine, ange exterminateur à peine en état de voler – dont lamission eût été de punir les péchés de la jeune génération. Et,tout en courant, elle poussait des clameurs retentissantes quidevaient faire trembler les cœurs des fugitifs dans leurspoitrines. Sa victoire remportée, Pearl revint tranquillement aucôté de sa mère, et, levant la tête vers elle, lui sourit.

Hester et sa fille arrivèrent sans autreaventure à la demeure de Messire Bellingham. C’était une grandemaison de bois, d’un genre dont on trouve des spécimens encore dansles rues de nos plus anciennes villes. Rongées par la mousse,tombant en ruine, ces maisons sont aujourd’hui renduesmélancoliques par les nombreux événements, heureux ou malheureux,oubliés ou survivants dans les mémoires, qui se sont passés dansleurs pièces sombres.

Mais, aux temps dont nous parlons, la maisondu Gouverneur avait sur sa façade toute la fraîcheur de l’année encours. Ses fenêtres ensoleillées resplendissaient de la gaietéd’une habitation lumineuse que la mort n’a pas visitée encore. Elleavait l’air tout à fait joyeux avec ses murs tout revêtus d’unenduit dans lequel s’incrustaient de nombreux éclats de verre, desorte que lorsque les rayons du soleil la frappaient, sa façadescintillait comme si des diamants y avaient été jetés à poignées.C’était là un éclat qui eût mieux convenu au palais d’Aladin qu’àla demeure d’un vieux Puritain austère. Et cette décoration étaitcomplétée par d’étranges figures d’aspect cabalistique, marquées aucoin du goût bizarre de l’époque qui, dessinées dans l’enduit fraisétalé, s’étaient solidifiées pour durer avec lui et s’offrir àl’admiration des siècles à venir.

En voyant cette merveille de maison, Pearl semit à danser et à bondir d’enthousiasme et exigea que l’ondécrochât tout de suite le grand morceau de soleil qui s’étendaittout le long de la façade et qu’on le lui donnât pour s’amuser.

– Non, ma petite Pearl, lui dit sa mère.Il te faudra trouver des rayons de soleil à toi, moi je n’en ai pasà te donner.

Elles se dirigèrent vers la porte qui étaitvoûtée et flanquée de chaque côté par une tour étroite faisantcorps avec le logis et percée de fenêtres treillissées à volets debois permettant de les fermer au besoin. Soulevant le marteau defer appendu au battant, Hester Prynne lança un appel auquelrépondit un serf du Gouverneur – un Anglais né libre mais pour septans esclave. Durant ce laps de temps, cet homme allait être lapropriété de son maître qui pourrait en faire un objet detransaction autant que d’un bœuf ou d’un escabeau. Il portait lesurcot bleu qui était alors chez nous le vêtement habituel des gensen servage comme il l’était depuis longtemps dans les vieuxdomaines ancestraux en Angleterre.

– Messire Bellingham est-il en sonlogis ? demanda Hester.

– Oui bien, répondit le serf en regardantd’un œil écarquillé la lettre écarlate qu’étant nouveau venu il neconnaissait point. Oui, sa Seigneurie est chez soi présente. Maisil y a un saint homme de pasteur ou deux avec elle et aussi unmédecin. Vous ne la sauriez donc voir à cette heure.

– J’entrerai cependant, dit Hester, et leserf, jugeant peut-être d’après son air de décision et le signe quibrillait sur sa poitrine qu’il s’agissait d’une grande dame dupays, ne protesta pas.

La mère et la fille pénétrèrent donc dans lasalle d’entrée.

Tout en y introduisant pas mal de variantesinspirées par la nature des matériaux, un autre climat et un modede vie sociale différent, Messire Bellingham avait tout de mêmeétabli le plan de sa nouvelle maison d’après celui des logisqu’habitaient les gentilshommes campagnards de son pays natal. Onse trouvait donc, en y entrant, dans une vaste salle de hauteursuffisamment imposante qui s’étendait sur toute la profondeur de lamaison et grâce à laquelle on communiquait plus ou moinsdirectement avec tous les autres appartements. À une de sesextrémités, cette pièce spacieuse prenait jour par les fenêtres desdeux tours qui formaient des renfoncements de chaque côté de laporte. À son autre bout, une de ces portes-fenêtres qui s’ouvrentcomme au fond d’une niche, dont il est question dans les vieuxtextes, l’éclairait plus puissamment bien qu’un rideau la voilât enpartie. Sur un coussin du banc qui régnait dans son embrasure, ungros in-folio – un tome des Chroniquesd’Angleterre[48] sansdoute ou quelque autre ouvrage aussi sérieux – avait été laissé.Ainsi laissons-nous aujourd’hui sur nos tables des volumes àtranches dorées pour que les visiteurs les feuillettent. Lemobilier de la salle se composait de chaises massives, en chêne,avec des entrelacs de fleurs sculptés sur leurs dossiers et d’unetable de même style. C’étaient là des meubles de famille remontantau temps de la reine Élisabeth, ou plus haut, et que le Gouverneuravait fait venir de sa demeure paternelle. Sur la table, prouvantque le sens de l’hospitalité traditionnel en Angleterre n’avaitpoint été laissé au pays, un grand pot d’étain se dressait, au fondduquel, la curiosité les poussant, Hester et Pearl auraient pu voirles restes mousseux d’une rasade de bière.

Sur le mur régnait une rangée de portraitsreprésentant les ancêtres du Gouverneur, certains avec des armuressur leur poitrine, d’autres en tenue plus pacifique, avec desfraises et des rabats de cérémonie. Tous étaient caractérisés parcet air sévère que prennent si invariablement les vieux portraitscomme s’ils étaient des fantômes de sommités, plutôt que leursimages, et considéraient avec une intolérance malveillante lesdistractions et les travaux des vivants.

Au centre à peu près d’un des panneaux dechêne qui couvraient les murs de la salle, les pièces d’une armurecomplète étaient suspendues. Il ne s’agissait point, comme dans lecas des portraits, de souvenirs de famille, car ce harnois des plusmodernes avait été fait par un habile armurier de Londres l’annéeque Messire Bellingham avait quitté la Vieille pour laNouvelle-Angleterre. Il se composait d’un casque, d’un gorgerin,d’une cuirasse, de jambières, de gantelets d’acier et d’une épéependant au-dessous. Le tout, et particulièrement le casque et lacuirasse, si bien fourbi que des reflets blancs en étaient projetéspartout alentour sur le sol. Cette étincelante panoplie n’était passimplement destinée à faire bel effet sur ces murs : elleavait été portée par le Gouverneur en maintes revues et prisesd’armes et avait même miroité à la tête d’un régiment lors de laguerre contre les Péquots[49]. Car,bien qu’il eût étudié pour être homme de loi et parlât de Bacon, deCoke et de Finch[50] comme deses confrères, force avait été au Gouverneur de ce pays nouveau dese transformer en soldat aussi bien qu’en homme d’État.

La petite Pearl, aussi charmée par l’armurereluisante qu’elle l’avait été par la scintillante façade de lademeure, passa quelque temps à contempler le miroir poli queprésentait le plastron de la cuirasse.

– Mère, s’écria-t-elle soudain, je vousvois ! Ici ! Regardez !

Hester regarda, pour passer ce caprice àl’enfant et vit qu’en raison de la convexité de la surface où ellese reflétait, la lettre écarlate prenait des proportions géantesjusqu’à devenir de beaucoup le trait le plus saillant de sonapparence, jusqu’à la cacher, elle, Hester, derrière ses jambages.Pearl, de son index levé, montra une image semblable reproduitelà-haut dans le casque, tout en souriant à sa mère avec cet air delutin qui en sait long que prenait si souvent son petit visage.Cette expression de gaieté méchante se refléta, elle aussi, dans lacuirasse, tellement agrandie et avec un effet d’une intensité tellequ’Hester Prynne eut l’impression que ce ne pouvait être là l’imagede son enfant mais celle d’un démon qui aurait cherché à se glisserdans la personne de Pearl.

– Viens, dit-elle, en entraînant lapetite fille. Allons regarder ce beau jardin. Nous allons peut-êtrey voir des fleurs plus jolies que celles que nous trouvons dans lesbois.

Pearl courut donc tout au bout de la sallevers la grande fenêtre et regarda le jardin. Une herbe bien tondueen recouvrait le sol et, çà et là, d’informes ébauches de massifs.Mais son propriétaire semblait avoir déjà renoncé à l’espoird’acclimater de ce côté de l’Atlantique, sur un sol dur qui ne selaissait que difficilement arracher des moyens de subsistance, lesjardins d’agrément si goûtés en Angleterre. Des choux poussaientbien en vue ; des plants de citrouille, installés un peu àl’écart, avaient gagné du terrain de tous leurs feuillages etvrilles. Ils étaient venus déposer un de leurs gigantesquesproduits sous la fenêtre même de la grande salle, comme pouravertir le Gouverneur que cet énorme légume doré était le plussplendide ornement que le sol de la Nouvelle-Angleterre luioffrirait jamais pour embellir son jardin. Il y avait cependantquelques buissons de roses et un certain nombre de pommiers,descendants sans doute de ceux que planta le RévérendBlackstone[51], le premier colon de la Péninsule, cepersonnage à demi légendaire que nos Annales[52] nous montrent assis sur le dos d’untaureau.

Pearl, en voyant les rosiers, se mit à pleurerpour avoir une rose rouge et ne voulut pas se laisser consoler.

– Chut ! Chut ! lui disait samère avec instance. Ne pleure plus, ma petite Pearl. J’entends desvoix dans le jardin[53]. Voicivenir le Gouverneur et d’autres seigneurs avec lui.

En effet, du fond de l’allée du jardin,plusieurs personnes se dirigeaient vers la maison. Pearl, au méprisabsolu des tentatives de sa mère pour la calmer, lança unépouvantable cri puis elle se tut, non par obéissance, mais parceque sa curiosité mobile était excitée par la vue des nouveauxarrivants.

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