La logeuse

Chapitre 3

 

Le lendemain, à huit heures du matin, Ordynov pâle, ému, nonencore remis du trouble de la veille, frappait à la porte deIaroslav Ilitch. Il n’aurait su dire pourquoi il était venu, et ilrecula d’étonnement, puis s’arrêta comme pétrifié sur le seuil envoyant Mourine dans la chambre. Le vieillard était plus pâle encorequ’Ordynov ; il paraissait se tenir à peine sur ses jambes,terrassé par le mal. Cependant il refusait de s’asseoir malgrél’invitation réitérée de Iaroslav Ilitch, tout heureux d’unepareille visite.

En apercevant Ordynov, Iaroslav Ilitch exulta, mais, presque aumême moment, sa joie s’évanouit et une sorte de malaise le pritsoudain, à mi-chemin de la table et de la chaise voisine.Évidemment, il ne savait que dire, que faire ; il se rendaitcompte de l’inconvenance qu’il y avait à fumer sa pipe dans unpareil moment, et, cependant, si grand était son trouble, qu’ilcontinuait à fumer sa pipe tant qu’il pouvait, et même avec unecertaine fanfaronnade.

Ordynov entra enfin dans la chambre. Il jeta un regard furtifsur Mourine. Quelque chose rappelant le méchant sourire de laveille, dont le souvenir faisait frissonner et indignait encoreOrdynov, glissa sur le visage du vieillard. D’ailleurs, toutehostilité avait disparu et le visage avait repris son expression laplus calme et la plus impénétrable. Il salua très bas sonlocataire…

Toute cette scène réveilla enfin la conscience d’Ordynov. Ilregarda fixement Iaroslav Ilitch, désirant lui faire biencomprendre l’importance de la situation. Iaroslav Ilitch s’agitaitet se sentait gêné.

– Entrez, entrez donc, prononça-t-il enfin. Entrez, mon cherVassili Mihaïlovitch. Faites-moi la joie de votre visite et honorezde votre présence tous ces objets si ordinaires… Et, de la main,Iaroslav Ilitch indiquait un coin de la chambre. Il était rougecomme une pivoine, et si troublé, si gêné, que la phrase pompeuses’arrêta court, et, avec fracas, il avança une chaise au milieu dela chambre.

– Je ne vous dérange pas, Iaroslav Ilitch ? Je voulais…deux minutes seulement…

– Que dites-vous là ? Vous, me déranger, VassiliMihaïlovitch ? Mais, veuillez accepter du thé, s’il vousplaît… Qui est de service ?… Je suis sûr que vous ne refuserezpas un autre verre de thé ? Mourine fit signe de la tête qu’ilne refusait pas.

Iaroslav Ilitch commanda au policier qui venait d’entrer, sur unton des plus sévères, trois verres de thé, et, ensuite, vints’asseoir près d’Ordynov. Pendant quelques minutes il ne cessa detourner la tête comme un petit chat de faïence, tantôt à droite,tantôt à gauche, de Mourine vers Ordynov et d’Ordynov vers Mourine.Sa situation était excessivement désagréable. Évidemment il voulaitdire quelque chose, selon lui quelque chose de très délicat, aumoins pour l’un des deux, mais, malgré tous ses efforts, il luiétait impossible de prononcer un mot…

Ordynov aussi avait l’air gêné. À un moment tous deuxcommencèrent à parler en même temps… Le taciturne Mourine, qui lesobservait avec curiosité, lentement ouvrit la bouche, laissant voirtoutes ses dents…

– Je suis venu vous dire, commença Ordynov, que, par suite decirconstances très désagréables, je me vois forcé de quitter votreappartement et…

– Comme c’est bizarre !… l’interrompit tout d’un coupIaroslav Ilitch. J’étais hors de moi d’étonnement quand cerespectable vieillard m’a annoncé, ce matin, votre décision.Mais…

– Il vous a annoncé ma décision ? demanda Ordynov étonné enregardant Mourine.

Mourine caressait sa barbe et souriait.

– Oui, confirma Iaroslav Ilitch. Au fait, je me trompepeut-être… mais je puis vous jurer sur l’honneur que dans lesparoles de ce respectable vieillard il n’y avait pas l’ombred’offense pour vous…

Iaroslav Ilitch rougit et maîtrisa avec peine son émotion.

Mourine, comme s’il en avait assez de se moquer du trouble dumaître de la maison, fit un pas en avant.

– Voici, Votre Seigneurie, commença-t-il en saluant polimentOrdynov, vous savez vous-même, Monsieur, que moi et ma femmeserions heureux de tout notre cœur, et n’aurions pas osé dire unmot… Mais, Monsieur, vous le savez, vous voyez quelle est ma vie…Vous voyez que je suis presque mourant… •

Mourine caressa de nouveau sa barbe.

Ordynov se sentait défaillir.

– Oui, oui… Je vous l’avais bien dit, il est malade. C’est unmalheur… J’ai voulu le dire en français. Mais pardonnez-moi, je nem’exprime pas librement dans cette langue… C’est-à-dire…

– Oui… Oui, c’est-à-dire…

Ordynov et Iaroslav Ilitch se firent l’un l’autre un petitsalut, en restant assis sur leurs chaises, et Iaroslav Ilitchreprit aussitôt :

– D’ailleurs, j’ai interrogé en détail cet honnête homme… il m’adit que la maladie de cette femme…

Ici le délicat Iaroslav Ilitch fixa un regard interrogateur surMourine.

– C’est-à-dire, notre patronne…

Iaroslav Ilitch n’insista pas.

– Oui, la logeuse… c’est-à-dire votre ancienne logeuse… dit-il,s’adressant à Ordynov. Voyez-vous, c’est une femme malade… Il ditqu’elle vous dérange dans vos travaux… Et lui-même… Vous m’avezcaché une circonstance très importante, Vassili Mihaïlovitch…

– Laquelle ?

– Avec le fusil… prononça-t-il presque chuchotant, et d’une voixoù perçait, avec l’indulgence, une ombre de reproche. Mais,reprit-il hâtivement, je sais tout. Il m’a tout raconté. Vous avezagi noblement en lui pardonnant son crime involontaire envers vous…Je vous le jure, j’ai vu des larmes dans ses yeux !

Iaroslav Ilitch rougit de nouveau. Ses yeux brillaient. Ils’agita sur sa chaise, tout ému.

– Moi… c’est-à-dire, Monsieur… nous… Votre Seigneurie, moi et lapatronne, nous prions Dieu pour vous, commença Mourine ens’adressant à Ordynov, tandis que Iaroslav Ilitch, ayant enfindominé son trouble, le regardait fixement. Mais vous le savezvous-même, Monsieur, c’est une femme malade, sotte… moi, je metiens à peine…

– Mais je suis prêt, dit Ordynov impatient. Assez, je vous prie…Tout de suite même, si vous voulez…

– Non, Monsieur. Nous sommes très contents de vous. Mourines’inclina très bas. Moi, Monsieur, je voulais vous dire tout desuite la chose : elle, Monsieur, elle est presque une parente…c’est-à-dire une parente éloignée… Elle est ainsi depuis l’enfance…Une tête exaltée… Elle a grandi dans la forêt, comme une paysanne,parmi les haleurs et les ouvriers d’usine et voilà… tout d’un coupleur maison a brûlé… Sa mère a péri dans l’incendie, son pèreaussi, soi-disant… Et elle vous racontera des histoires… Moi je nem’en mêle pas… Mais je dois vous dire que des médecins de Moscoul’ont examinée, c’est-à-dire, Monsieur, qu’elle est complètementfolle. Voilà ! Moi seul suis avec elle, et elle avec moi. Nousvivons, prions Dieu… et espérons. Mais je ne la contredisjamais…

Ordynov avait le visage tout bouleversé. Iaroslav Ilitchregardait tantôt l’un, tantôt l’autre de ses visiteurs.

– Mais non, Monsieur, non, reprit Mourine en hochant la têteavec importance. Elle est ainsi ; sa tête est si folle qu’ilfaut toujours à son cœur un amoureux quelconque, son bien-aimé… Etmoi, Monsieur, j’ai vu… pardonnez-moi mes paroles stupides…continua Mourine en saluant et essuyant sa barbe, j’ai vu commentelle allait chez vous, et que vous, Votre Seigneurie, vouliez unirvotre sort au sien…

Iaroslav Ilitch devint pourpre et regarda Mourine avec reproche.Ordynov avait peine à se tenir sur sa chaise.

– Non, Monsieur… c’est-à-dire… ce n’est pas cela… Moi, Monsieur,je suis un simple paysan… Nous sommes vos serviteurs, ajouta-t-ilen saluant très bas, et nous prierons Dieu pour vous, ma femme etmoi. Quant à nous, que nous ayons de quoi manger, soyons bienportants, et nous sommes satisfaits… Vous le savez vous-même,Monsieur… Ayez pitié de nous. Parce que qu’arrivera-t-il, Monsieur,quand elle aura encore un amant ? Pardonnez-moi ce motgrossier… Vous êtes un gentilhomme, Votre Excellence, un jeunehomme fier, ardent, tandis qu’elle, vous le savez, c’est uneenfant, une enfant sans raison… le péché est vite arrivé. Elle estrobuste, moi je suis toujours malade… Mais quoi !… C’est déjàle diable qui s’en mêle… Moi, je lui raconte des histoires… Oui,Monsieur, moi et ma femme prierons Dieu pour vous, sanscesse ! Et qu’est-ce que cela peut faire à VotreExcellence ? Elle est jolie, soit, mais elle n’est après toutqu’une paysanne, une femme simple, mal lavée, sotte, bonne pourmoi, un paysan… Ce n’est pas une femme pour vous, Monsieur… Etcomme nous prierons Dieu pour vous !

Ici Mourine s’inclina très profondément. Il resta ainsilongtemps, sans se redresser, et essuyant sa barbe sur samanche.

Iaroslav Ilitch ne savait que faire.

– Oui, ce brave homme, remarqua-t-il tout troublé, me parlaitd’un malentendu quelconque qui existe, paraît-il, entre vous. Jen’ose le croire, Vassili Mihaïlovitch… J’ai entendu dire que vousêtes encore malade, s’interrompit-il rapidement et très ému enremarquant le trouble d’Ordynov.

– Oui… Combien vous dois-je ? demanda brusquement Ordynov àMourine.

– Que dites-vous, Monsieur !… Nous ne sommes pas desvendeurs du Christ !… Pourquoi nous offensez-vous.Monsieur ? Vous devriez avoir honte… Est-ce que moi ou mafemme vous avons fait quelque tort… Excusez…

– Mais, cependant, mon ami, c’est étrange… Il a loué une chambrechez vous… Ne sentez-vous pas que, par votre refus, vousl’offensez, intervint Iaroslav Ilitch, croyant de son devoir demontrer à Mourine l’étrangeté et l’indélicatesse de son acte.

– Mais, excusez, Monsieur… Que dites-vous, Monsieur… Est-ce quenous sommes fautifs envers vous ? Nous avons tout fait pourvous être agréables… Je vous en prie, Monsieur… Quoi ? Est-ceque nous sommes des infidèles ?… Qu’il vive, partage notrenourriture de paysans, à sa santé ! Nous n’eussions rien dit…pas un mot… Mais le diable s’en est mêlé !… Moi, je suismalade, ma femme aussi est malade… Que faire ? Nous serionstrès heureux… de tout notre cœur… Mais nous prierons Dieu pourvous, moi et ma femme !

De nouveau Mourine salua très bas. Une larme parut dans les yeuxde Iaroslav Ilitch. Il regarda Ordynov avec enthousiasme.

– Quel noble trait de caractère ! Quelle sainte hospitalitégarde le peuple russe !

Ordynov toisa étrangement Iaroslav Ilitch, de haut en bas.

– Et moi, Monsieur… c’est cela, précisément, l’hospitalité, ditMourine. Savez-vous : je pense maintenant que vous feriez bien derester chez nous encore un jour, dit-il à Ordynov. Je n’aurais riencontre cela… Mais ma femme est malade. Ah ! si je n’avais pasma femme ! Si j’étais seul ! Comme je vous auraissoigné ! Je vous aurais guéri ! Je connais des remèdes…Vraiment, peut-être resterez-vous quand même un jour de plus cheznous…

– En effet, n’y aurait-il pas un remède quelconque ?commença Iaroslav Ilitch. Mais il n’acheva pas.

Ordynov, furieux, étonné, regardait Iaroslav Ilitch des pieds àla tête… Sans doute c’était l’homme le plus honnête et le plusnoble, mais, maintenant, il comprenait tout. Il faut avouer que sasituation était difficile. Il voulait, comme on dit, éclater derire. En tête à tête avec Ordynov – deux amis pareils – sans doute,Iaroslav Ilitch n’y eût pu tenir et aurait été pris d’un accès degaîté immodéré. En tout cas c’eût été fait noblement, et, le rireéteint, il aurait serré cordialement la main d’Ordynov. Il seserait efforcé de le convaincre sincèrement que le respect qu’il apour lui en est augmenté et, qu’en tout cas, il l’excuse ;car, somme toute, c’est la jeunesse… Mais, vu sa délicatesse, il setrouvait maintenant dans une situation très embarrassante : il nesavait où se mettre.

– Le remède ? dit Mourine, dont tout le visage s’anima à laquestion de Iaroslav Ilitch. Moi, Monsieur, dans ma sottise depaysan, voici ce que je dirai, continua-t-il en s’avançant d’unpas. Vous lisez trop de livres, Monsieur. Je dirai que vous êtesdevenu trop intelligent. Comme on dit chez nous : paysans, votreesprit a dépassé la raison…

– Assez ! interrompit sévèrement Iaroslav Ilitch.

– Je m’en vais, dit Ordynov. Je vous remercie, Iaroslav Ilitch.Je viendrai vous voir sans faute, promit-il en réponse àl’invitation de Iaroslav Ilitch, qui ne pouvait le retenirdavantage. Adieu, adieu !

– Adieu, Votre Seigneurie ! Adieu, Monsieur !… Nem’oubliez pas… Venez quelquefois nous voir…

Ordynov n’en écouta pas davantage. Il sortit comme un fou.

Il n’en pouvait plus. Il était comme mort. Sa conscience sefigeait. Il sentait sourdement que le mal l’étouffait. Mais undésespoir glacial envahissait son âme, et il ne ressentait plusqu’une douleur sourde qui l’étouffait et lui déchirait la poitrine.À ce moment il eût voulu mourir. Ses jambes fléchissaient sous lui,et il s’assit près d’une palissade sans faire attention, ni auxgens qui passaient, ni à la foule qui commençait à faire cercleautour de lui, ni aux appels et aux questions de ceux quil’entouraient. Mais soudain, parmi les voix, Ordynov perçut cellede Mourine. Il leva la tête. Le vieux, avec peine, s’était frayé unchemin jusqu’à lui. Son visage pâle était grave et pensif. Cen’était déjà plus l’homme qui se moquait grossièrement de lui chezIaroslav Ilitch. Ordynov se leva. Mourine le prit sous le bras etle fit sortir de la foule…

– Tu as besoin de prendre tes effets, dit-il en regardant decôté Ordynov. Ne t’attriste pas, Monsieur, s’écria-t-il ensuite… Tues jeune, il ne faut pas désespérer…

Ordynov ne répondit pas.

– Tu es offensé, Monsieur ? Tu es évidemment très fâché…Mais tu as tort… Chacun doit garder son bien…

– Je ne vous connais pas, dit Ordynov, et je ne veux pasconnaître vos secrets… Mais elle, elle !… prononça-t-il, etdes larmes abondantes coulèrent de ses yeux. Il les essuya avec samain. Son geste, son regard, le tremblement de ses lèvres bleuies,tout faisait pressentir en lui la folie.

– Je te l’ai dit, répondit Mourine en fronçant les sourcils.Elle est folle… Pourquoi et comment est-elle devenue folle, tu n’asnul besoin de le savoir… Seulement, telle qu’elle est, elle est àmoi. Je l’aime plus que ma vie et ne la donnerai à personne.Comprends-tu maintenant ?

Une flamme brilla pour un moment dans les yeux d’Ordynov.

– Mais pourquoi, moi… pourquoi suis-je comme si j’avais perdu lavie ? Pourquoi mon cœur souffre-t-il ? Pourquoi ai-jeconnu Catherine ?

– Pourquoi ? Mourine sourit et devint pensif. Pourquoi, jene le sais pas, prononça-t-il enfin. Les femmes, ce n’est pasl’abîme de la mer… On peut finir par les comprendre… Mais ellessont rusées. C’est vrai, Monsieur, qu’elle a voulu me quitter pouraller avec vous, continua-t-il pensif. Elle en avait assez duvieux… Elle a pris de lui tout ce qu’elle a pu prendre !… Vouslui avez plu beaucoup tout de suite. Mais, vous ou un autre… Moi,je ne la contredis en rien… Si elle m’avait demandé du laitd’oiseau, je lui en aurais procuré… J’aurais fabriqué moi-même unoiseau donnant du lait, s’il n’en existe pas de pareil… Elle estvaniteuse, elle rêve de liberté, mais elle ne sait pas elle-même dequoi son cœur souffre… Il vaut mieux que les choses restent cequ’elles sont… Hé ! Monsieur, tu es trop jeune ! Ton cœurest encore chaud… Écoute, Monsieur, un homme faible ne peut passeul se retenir ! Donne-lui tout, il viendra de lui-même etrendra tout, même si tu lui donnes la moitié de l’univers. Donne laliberté à un homme faible, il la ligotera lui-même et te larapportera. Pour un cœur naïf la liberté ne vaut rien… On ne peutpas vivre avec un caractère pareil… Je te dis tout cela parce quetu es très jeune… Qu’es-tu pour moi ? Tu es venu, tu es parti…Toi ou un autre, c’est la même chose. Je savais depuis lecommencement ce qui arriverait. Mais il ne faut pas contredire… Onne doit faire aucune objection si l’on veut garder son bonheur… Tusais, Monsieur, on dit seulement, comme ça, que tout arrive,continuait à philosopher Mourine. Quand on est fâché on saisit uncouteau, ou même on s’élance, les mains vides, et l’on tâche dedéchirer la gorge de son ennemi… Mais qu’on te mette ce couteaudans la main, et que ton ennemi découvre sa poitrine devant toi,alors, tu recules…

Ils entrèrent dans la cour. De loin, le Tatar aperçut Mourine etôta devant lui son bonnet. Il fixait un regard malicieux surOrdynov.

– Quoi ! La mère est-elle à la maison ? s’écriaMourine.

– À la maison.

– Dis-lui d’aider à transporter ses effets… Et toi aussi donneun coup de main !

Ils montèrent l’escalier. La vieille qui servait chez Mourine etqui était, en effet la mère du portier, rassembla les objets dulocataire et en fit un grand paquet.

– Attends, je vais t’apporter encore quelque chose quit’appartient et qui est resté là-bas.

Mourine alla chez lui. Une minute après il revenait et tendait àOrdynov un coussin brodé, celui-là même que Catherine lui avaitdonné quand il était malade.

– C’est elle qui te l’envoie, dit Mourine. Et maintenant,va-t’en, et prends garde de ne pas revenir ici, ajouta-t-il àmi-voix ; autrement ça irait mal…

On voyait que Mourine n’avait pas l’intention d’offenser sonlocataire, mais quand il jeta sur lui un dernier regard, malgrélui, une expression de colère et de mépris se peignit sur sonvisage. Il referma la porte, presque avec dégoût, derrièreOrdynov.

Deux heures plus tard, Ordynov s’installait chez l’AllemandSpies. Tinichen poussa un « Ah ! » en le voyant. Aussitôt elles’informa de sa santé et ayant appris de quoi il s’agissait,immédiatement elle s’employa à le soigner.

Le vieil Allemand montra avec orgueil à son locataire qu’il sedisposait précisément à aller remettre l’écriteau sur la portecochère, car c’était juste aujourd’hui qu’expirait le délai de lalocation payée d’avance. Le vieux ne laissait jamais échapperl’occasion de vanter l’exactitude et la probité germaniques.

Le même jour Ordynov tomba malade. Il ne quitta le lit qu’aubout de trois mois.

Peu à peu il revint à la santé et commença à sortir. La vie,chez l’Allemand, était monotone et tranquille. L’Allemand n’avaitpas un caractère difficile. La jolie Tinichen était tout ce qu’ondésirait qu’elle fût. Mais, pour Ordynov, la vie semblait avoirperdu à jamais sa couleur ! Il devenait rêveur, irritable, sasensibilité était maladive et, imperceptiblement, une hypocondrietrès sérieuse, maligne, prenait possession de lui.

Pendant des semaines entières il n’ouvrait pas ses livres.L’avenir lui paraissait sombre. Ses ressources touchaient à la fin,et il ne faisait rien, ne se préoccupait pas du lendemain. Parfois,son ardeur ancienne pour la science, sa fièvre d’autrefois, lesimages du passé créées par lui, réapparaissaient, mais ne faisaientqu’étouffer son énergie. La pensée ne se transformait pas enaction. La création s’arrêtait. Il semblait que toutes ces imagesprenaient exprès des proportions gigantesques, dans ses rêves, pourrailler l’impuissance de leur propre créateur. Aux heures detristesse, involontairement il se comparait à ce disciple dusorcier qui, ayant volé la parole magique de son Maître, ordonne aubalai d’apporter de l’eau et s’y noie, parce qu’il a oublié commentdire : assez.

Peut-être une idée originale, entière, s’éveillerait-elle enlui ; peut-être deviendrait-il un des maîtres de lascience ! Jadis, du moins, il croyait ; la foi sincère,c’est déjà le gage de l’avenir. Mais, maintenant, il lui arrivaitde se moquer de soi-même, de sa confiance aveugle, et il n’avançaitpas.

Six mois auparavant, il avait créé et jeté sur le papierl’esquisse d’une œuvre sur laquelle il fondait des espérances sansbornes. Cet ouvrage se rapportait à l’histoire de l’Église, et lesconclusions les plus hardies étaient sorties de sa plume.Maintenant, il vient de relire ce plan ; il y réfléchit, lemodifie, l’étudie, cherche et, enfin, le rejette sans rienconstruire sur les débris. Mais quelque chose de semblable aumysticisme commençait à envahir son âme. Le malheureux sentait sessouffrances et demandait à Dieu sa guérison. La femme de ménage del’Allemand, une vieille femme russe très pieuse, racontait avecplaisir que leur locataire priait et restait deux heures entièresprostré sur le seuil de l’église.

Il ne soufflait mot à personne de ce qui lui était arrivé ;mais, par moments, surtout à l’heure du crépuscule, quand le sondes cloches lui rappelait sa première rencontre avec elle, latempête s’élevait dans son âme blessée. Il se rappelait lesentiment jusqu’alors inconnu qui avait agité sa poitrine quand ils’était agenouillé près d’elle, n’écoutant que le battement de soncœur timide, et les larmes d’enthousiasme, de joie, répandues surle nouvel espoir qui traversait sa vie. Alors la souffrance del’amour, de nouveau, brûlait dans sa poitrine, alors son cœursouffrait amèrement, passionnément, et il semblait que son amourgrandît avec sa tristesse.

Souvent des heures entières, oubliant soi-même et toute sa vie,oubliant tout au monde, il restait à la même place, seul, triste,hochant désespérément la tête et murmurant : « Catherine, macolombe chérie, ma sœur solitaire ! »

Une pensée affreuse commençait à le torturer ; elle lepoursuivait de plus en plus fréquemment, et, chaque jour, setransformait pour lui en certitude, en réalité. Il lui semblait quela raison de Catherine était intacte, mais que Mourine aussi avaitdit vrai en l’appelant cœur faible. Il lui semblait qu’un secret laliait au vieux, mais que Catherine, ignorante du crime, étaitpassée, colombe pure, en son pouvoir. Qui étaient-ils ? Il nele savait pas ; mais il voyait qu’une tyrannie profonde,inéluctable pesait sur la malheureuse créature sans défense, et soncœur se troublait et se remplissait d’une indignation impuissante.Il lui semblait qu’on montrait perfidement aux yeux de l’âme, qui arecouvré la vue, sa propre chute, qu’on martyrisait un pauvre cœur« faible », qu’on lui expliquait la vérité à tort et à travers,qu’on le maintenait à dessein dans la cécité quand cela étaitnécessaire, que l’on flattait astucieusement son cœur impétueux ettroublé et que l’on coupait ainsi, peu à peu, les ailes d’une âmeaspirant à la liberté mais incapable de révolte ou d’un élan librevers la vie…

Ordynov devenait de jour en jour plus sauvage, et il fautreconnaître que ses Allemands respectaient sa sauvagerie. Ilchoisissait de préférence pour ses promenades l’heure du crépusculeet les endroits éloignés et déserts. Par un soir triste, pluvieux,dans une vilaine petite rue, il rencontra Iaroslav Ilitch.

Iaroslav Ilitch avait beaucoup maigri. Ses yeux agréablesétaient plus ternes, et toute sa personne portait la marque dudésenchantement. Il courait pour une affaire quelconque, nesouffrant pas de retard. Il était tout trempé, tout sale, et unegoutte de pluie pendait d’une façon fantastique à son nez, trèsconvenable, mais maintenant tout bleui. De plus, il avait laissépousser ses favoris.

Les favoris, et aussi l’air de Iaroslav Ilitch de vouloir fuirson vieil ami, frappèrent Ordynov. C’est curieux. Ils blessèrentmême son cœur, qui, jusque là, n’avait pas eu besoin de compassion.Enfin l’homme qu’il avait connu autrefois, simple, débonnaire, naïf– disons même, ouvertement, un peu bête, mais sans prétention – luiétait plus agréable. Il est désagréable, en revanche, quand unhomme bête et que nous avons aimé en raison même, peut-être, de sabêtise, se met soudain à être intelligent. Oui, c’est vraiment trèsdésagréable ! Mais la méfiance avec laquelle il avait d’abordregardé Ordynov s’effaça aussitôt, et il engagea très amicalementla conversation. Il commença par dire qu’il avait beaucoup à faire,ensuite qu’il y avait longtemps qu’ils ne s’étaient vus ;mais, tout d’un coup, leur conversation, prit une tournure étrange.Iaroslav Ilitch se mit à parler de la fausseté des hommes, engénéral, de la fragilité des biens de ce monde, de la vanité desvanités. Avec une indifférence marquée, il parla de Pouchkine, etde certains bons amis communs, avec aigreur. Enfin il fit allusionà la fausseté de ceux qui se disent des amis alors que la véritableamitié n’existe pas et n’a jamais existé. En un mot Iaroslav Ilitchétait devenu plus intelligent.

Ordynov n’objectait rien, mais une grande tristesse s’emparaitde lui, comme s’il ensevelissait son meilleur ami…

– Ah ! Imaginez-vous… J’allais oublier de vous raconter…dit tout à coup Iaroslav Ilitch, comme s’il venait de se rappelerquelque chose de très intéressant. Il y a du nouveau ! Je vousle dis en secret… Rappelez-vous la maison où vous logiez.

Ordynov tressaillit et pâlit.

– Eh bien, imaginez-vous que, dernièrement, on a découvert danscette maison une bande de voleurs… c’est-à-dire des contrebandiers,des escrocs de toutes sortes, le diable sait quoi ! On aarrêté les uns, on poursuit encore les autres… On a donné lesordres les plus sévères. Et, le croiriez-vous… Vous vous rappelezle propriétaire de la maison, un homme très vieux, respectable,l’air noble…

– Eh bien ?

– Fiez-vous après cela à l’humanité ! C’était lui le chefde toute la bande !

Iaroslav Ilitch parlait avec chaleur, et prenait prétexte de cefait banal pour condamner toute l’humanité ; c’était dans soncaractère.

– Et les autres ?… Et Mourine ?… demanda Ordynov d’unevoix très basse…

– Ah ! Mourine ! Mourine !… Non, c’est unvieillard respectable… noble… Mais, permettez… vous venez de jeterune nouvelle lumière.

– Quoi ? Est-ce que lui aussi serait de la bande ?

Le cœur d’Ordynov bondissait d’impatience.

– D’ailleurs… Comment dites-vous… fit Iaroslav Ilitch en fixantses yeux éteints sur Ordynov, signe qu’il réfléchissait. Mourine nepouvait pas être parmi eux… trois semaines avant l’événement il estparti avec sa femme, dans son pays… Je l’ai appris par le portier…vous vous rappelez, ce petit Tatar…

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