La logeuse

Chapitre 2

 

Quand il s’éveilla, il fut longtemps avant de se rendre comptede l’heure. Était-ce l’aube ou le crépuscule ? Dans sa chambreil faisait toujours noir. Il ne pouvait définir exactement combiende temps il avait dormi, mais il sentait que son sommeil avait étémaladif. Il passa la main sur son visage, comme pour chasser lesrêves et les visions nocturnes. Mais quand il voulut poser le piedsur le parquet il eut la sensation que son corps était brisé ;ses membres las refusaient d’obéir. La tête lui faisait mal et touttournait autour de lui. Son corps tantôt frissonnait de froid,tantôt devenait brûlant. Avec la conscience, la mémoire revenaitaussi et son cœur tressaillit quand, en un moment, il revécut enpensée toute cette nuit. Son cœur battait si fort à cetteévocation, ses sensations étaient si vives, si fraîches, qu’ilsemblait que, depuis le départ de Catherine, il s’était écoulé nonpas de longues heures, mais une minute. Ses yeux n’étaient pasencore secs, ou peut-être étaient-ce des larmes nouvelles, jailliescomme d’une source de son âme ardente ! Et, chose étonnante,ses souffrances lui étaient même douces, bien qu’il sentîtsourdement, par tout son être, qu’il ne supporterait pas un chocpareil. À une certaine minute il eut comme la sensation de la mort,et il était prêt à l’accueillir telle qu’une visiteuse désirable.Ses nerfs étaient si tendus, sa passion bouillonnait siimpétueusement avec une telle ardeur, son âme était pleine d’un telenthousiasme que la vie, exacerbée par cette tension, paraissaitprête à éclater, à se consumer en un moment, et disparaître pourtoujours.

Presque au même instant, comme en réponse à son angoisse, enréponse à son cœur frémissant, résonna la voix connue – telle cettemusique intérieure qui chante en l’âme de chaque homme aux heuresde joie et de bonheur – la voix grave et argentine de Catherine.Tout près, à son chevet presque, commençait une chanson d’aborddouce et triste… La voix tantôt montait, tantôt descendait ets’éteignait ; tantôt elle éclatait comme le trille durossignol et, toute frémissante de passion, s’épandait en une merd’enthousiasme, en un torrent de sons puissants, infinis, comme lespremières minutes du bonheur de l’amour. Ordynov distinguait mêmeles paroles : elles étaient simples, tendres, anciennes, etexprimaient un sentiment naïf, calme, pur et clair. Mais il lesoubliait et n’entendait que les sons. À travers les paroles naïvesde la chanson, il entendait d’autres paroles, dans lesquellesbouillonnait toute l’aspiration de son propre cœur, et quirépondaient à sa passion. Tantôt c’était le dernier gémissement ducœur meurtri par l’amour, tantôt la joie de la liberté, la joie del’esprit qui a brisé ses chaînes et s’envole clair et libre dansl’océan infini de l’amour. Tantôt il entendait les premiersserments de l’amante avec ses prières, ses larmes, son chuchotementmystérieux et timide ; tantôt le désir d’une bacchante fièreet joyeuse de sa force, sans voiles, sans mystère, s’ébattant sousses yeux grisés…

Ordynov, sans attendre la fin de la chanson, se leva du lit. Lachanson s’arrêta aussitôt.

– Bonjour, mon aimé, prononçait la voix de Catherine. Lève-toi,viens chez nous, éveille-toi pour la joie claire. Nous t’attendons,moi et mon maître ; nous sommes des braves gens… Nous sommessoumis à ta volonté… Éteins la haine par l’amour… Dis une douceparole !

Ordynov sortit de sa chambre à son premier appel et se renditpresque inconsciemment chez ses logeurs. La porte s’ouvrit devantlui et, clair comme le soleil, brilla le sourire de sa bellelogeuse. À ce moment il ne vit et n’entendit qu’elle.Instantanément, toute sa vie, toute sa joie, se fondirent dans soncœur en l’image claire de Catherine.

– Deux aurores ont passé depuis que nous nous sommes vus,dit-elle en lui serrant la main. La seconde, à présent, s’éteint.Regarde par la fenêtre… Ce sont comme les deux aurores de l’amourd’une jeune fille, ajouta en souriant Catherine : La premièreempourpre son visage sous le coup de la première honte, lorsque soncœur solitaire se met à battre pour la première fois ; et laseconde, lorsque la jeune fille oublie sa première honte, brûlecomme la flamme, oppresse sa poitrine et fait monter à ses joues lesang vermeil… Entre, entre dans notre maison, bon jeune homme.Pourquoi restes-tu sur le seuil ? Sois le bienvenu, le maîtrete salue…

Avec un rire sonore comme une musique elle prit la maind’Ordynov et l’introduisit dans la chambre. La timidité s’emparaitde son cœur. Toute la flamme qui incendiait sa poitrine tout d’uncoup paraissait s’éteindre. Confus, il baissa les yeux. Il avaitpeur de la regarder. Elle était si merveilleusement belle qu’ilcraignait que son cœur ne pût supporter son regard brûlant. Jamaisencore il n’avait vu Catherine ainsi. Le rire et la gaîté pour lapremière fois éclairaient son visage et avaient séché les tristeslarmes sur ses cils noirs. Sa main tremblait dans la sienne et,s’il avait levé les yeux, il aurait vu que Catherine, avec unsourire triomphant, fixait ses yeux clairs sur son visage assombripar le trouble et la passion.

– Lève-toi donc, vieillard ! dit-elle enfin. Prononce lemot de bienvenue à notre hôte… Un hôte, c’est comme un frère !Lève-toi donc, vieillard orgueilleux, salue, prends la main blanchede ton hôte et fais-le asseoir devant la table !

Ordynov leva les yeux. Il paraissait se rendre compte seulementmaintenant de la présence de Mourine. Les yeux du vieillard, commeéteints par l’angoisse de la mort, le regardaient fixement. Avec unserrement de cœur Ordynov se rappelait ce regard qu’il avait vubriller, comme maintenant, sous les longs sourcils froncés parl’émotion et la colère. La tête lui tournait un peu… Il regardaautour de lui et seulement alors comprit tout. Mourine était encorecouché sur son lit. Il était presque complètement habillé commes’il s’était déjà levé et était sorti le matin. Son cou étaitentouré comme avant d’un foulard rouge : il était chaussé depantoufles. Son mal, évidemment, était passé, mais son visage étaitencore effroyablement pâle et jauni. Catherine s’était assise prèsdu lit, le bras appuyé sur la table, et regardait silencieusementles deux hommes. Le sourire ne quittait pas son visage. Il semblaitque tout se faisait selon son ordre.

– Oui, c’est toi, dit Mourine en se soulevant et s’asseyant surle lit. Tu es mon locataire… Je suis coupable envers toi, Seigneur…Je t’ai offensé récemment quand j’ai joué avec le fusil… Mais quisavait que tu as, toi aussi, des crises d’épilepsie… Avec moi celaarrive… ajouta-t-il d’une voix rauque, maladive, en fronçant lessourcils et détournant les yeux. Le malheur vient sans frapper à laporte et s’introduit comme un voleur. J’ai même failli lui planterun couteau dans la poitrine à elle, ajouta-t-il en faisant un signede tête dans la direction de Catherine… Je suis malade et la crisevient souvent… Assieds-toi ; tu es le bienvenu !

Ordynov le regardait toujours, fixement.

– Assieds-toi donc ! Assieds-toi ! s’écria le vieuxd’une voix impatiente. Assieds-toi, puisque cela lui convient, àelle. Vous vous plaisez comme si vous étiez amants…

Ordynov s’assit.

– Vois-tu quelle sœur tu as ! continua le vieillard enriant et laissant voir deux rangées de dents blanches, saines.Amusez-vous, mes amis ! Eh bien, Monsieur ! ta sœurest-elle jolie ?… Dis, réponds… Regarde comme ses jouesbrillent. Mais regarde donc ! Admire la belle… Fais voir queton cœur souffre…

Ordynov fronça les sourcils et regarda le vieillard avec colère.Celui-ci tressaillit sous ce regard. Une rage aveugle bouillonnaitdans la poitrine d’Ordynov. Un instinct animal lui faisait devinerun ennemi mortel. Cependant il ne pouvait comprendre ce qui sepassait en lui. La raison lui refusait son aide.

– Ne regarde pas ! prononça une voix derrière Ordynov.

Il se retourna.

– Ne regarde pas, ne regarde pas ! te dis-je. Si c’est ledémon qui te pousse, aie pitié de ta bien-aimée, disait en riantCatherine. Et tout d’un coup se campant derrière lui, elle luiferma les yeux avec ses mains, mais elle les retira aussitôt ets’en couvrit le visage : la rougeur de ses joues transparaissait, àtravers ses doigts. Elle ôta ses mains et, toute rouge, essaya derencontrer directement et sans gêne leurs sourires et leurs regardscurieux. Mais les deux hommes demeuraient graves en la regardant :Ordynov, avec l’étonnement de l’amour, comme si, pour la premièrefois, une beauté aussi terrible avait percé son cœur ; levieillard, avec attention et froidement. Rien ne s’exprimait surson visage pâle ; seules ses lèvres bleuies tremblaientlégèrement.

Catherine s’approcha de la table. Elle ne riait plus. Elle semit à ranger les livres, les papiers, l’encrier, tout ce qui setrouvait sur la table, et les posa sur la tablette de la fenêtre.Sa respiration était devenue plus rapide, saccadée et, par moments,elle aspirait profondément, comme si son cœur était oppressé. Sapoitrine se soulevait et s’abaissait lourdement, telle une vague.Elle baissait les yeux, et ses cils noirs brillaient sur ses jouescomme de fines aiguilles.

– Une reine ! fit le vieillard.

– Ma bien-aimée, murmura Ordynov, tressaillant de tout soncorps.

Il se ressaisit en sentant sur lui le regard du vieillard. Ceregard brilla pour une seconde comme un éclair, avide, méchant,froid et méprisant. Ordynov voulait s’en aller, mais il se sentaitcomme cloué au sol par une force invisible. Il s’assit de nouveau.Parfois il se serrait les mains pour contrôler son état de veille,car il lui semblait qu’un cauchemar l’étranglait, qu’il était lejouet d’un rêve douloureux, maladif. Mais, chose étonnante, il nedésirait pas s éveiller.

Catherine enleva de la table le vieux tapis, puis ouvrit uncoffre d’où elle sortit un tapis richement brodé de soie claire etd’or et en couvrit la table. Ensuite elle prit dans l’armoire unecave à liqueurs ancienne, en argent massif, ayant appartenu à sonarrière-grand-père, et la plaça au milieu de la table ; puiselle prépara trois coupes d’argent, une pour l’hôte, une pour leconvive et une pour elle. Après quoi, d’un air pensif, elle regardale vieillard et Ordynov.

– Alors, qui de nous est cher à qui ? dit-elle. Siquelqu’un n’a pas de sympathie pour l’autre, celui-là m’est cher etil boira sa coupe avec moi… Quant à moi, vous m’êtes chers tousdeux, comme des proches. Alors buvons ensemble pour l’amour et pourla paix !…

– Buvons et noyons dans le vin les pensées sombres, dit levieillard d’une voix altérée. Verse, Catherine !

– Et toi… Veux-tu que je te verse ?… demanda Catherine enregardant Ordynov.

Sans mot dire, Ordynov avança sa coupe.

– Attends… Si quelqu’un a un désir quelconque, qu’il soitréalisé ! prononça le vieillard en levant sa coupe.

Ils choquèrent leurs coupes et burent.

– Allons, maintenant buvons tous deux, vieillard, dit Catherineen s’adressant au maître. Buvons si ton cœur est tendre pourmoi ! Buvons au bonheur vécu ; saluons les annéespassées ; saluons le bonheur et l’amour ! Ordonne donc deverser si ton cœur brûle pour moi !…

– Ton vin est fort, ma belle, mais toi, tu ne fais qu’y tremperles lèvres, dit le vieux en riant et tendant de nouveau sacoupe.

– Eh bien, je boirai un peu, et toi, vide ta coupe jusqu’aufond. Pourquoi vivre avec de tristes pensées, vieillard ? Celane peut que faire souffrir le cœur ! Les pensées naissent dela douleur ; la douleur appelle les pensées et quand on estheureux on ne pense plus ! Bois, vieillard, noie tes penséesdans le vin !

– Tu as beaucoup de chagrin ; tu veux en finir d’un coup,ma colombe blanche. Je bois avec toi, Catherine ! Et toi,Monsieur, permets-moi de te demander si tu as du chagrin ?

– Si j’en ai, je le cache en moi-même, murmura Ordynov sansquitter des yeux Catherine.

– As-tu entendu, vieillard ?… dit Catherine. Moi, pendantlongtemps, je ne me connaissais pas, mais avec le temps j’ai toutappris, et me suis tout rappelé, et j’ai vécu de nouveau tout lepassé…

– Oui, c’est triste quand il faut se rappeler le passé, dit levieillard pensivement. Ce qui est passé est comme le vin qui estbu… À quoi sert le bonheur passé… Quand un habit est usé il faut lejeter…

– Il en faut un neuf ! dit Catherine en éclatant de rire,tandis que deux grosses larmes, pareilles à des diamants, pendaientà ses cils. Tu as compris, vieillard… Regarde, j’ai enseveli dansta coupe mes larmes…

– Et ton bonheur, l’as-tu acheté par beaucoup de chagrin ?fit Ordynov, et sa voix tremblait d’émotion.

– Probablement, Monsieur, que tu as beaucoup de bonheur àvendre, dit le vieillard. De quoi te mêles-tu ?

Et soudain il se mit à rire méchamment en regardant avec colèreOrdynov.

– Je l’ai acheté ce que je l’ai acheté, repartit Catherine… Auxuns cela paraîtrait bien cher, aux autres très bon marché… L’unveut tout vendre et ne rien perdre ; l’autre ne promet rien,mais le cœur obéissant le suit… Et toi, ne fais pas de reproches àun homme, ajouta-t-elle en regardant tristement Ordynov ;verse donc du vin dans ta coupe, vieillard. Bois au bonheur de tafille, de ta douce esclave obéissante, telle qu’elle était quandelle t’a connu pour la première fois… Lève ta coupe !

– Soit ! Remplis donc aussi la tienne, dit le vieillard enprenant le vin.

– Attends, vieillard, ne bois pas encore, laisse-moi auparavantte dire quelque chose…

Catherine avait les bras appuyés sur la table et, fixement, avecdes yeux ardents et passionnés, regardait le vieillard. Unedécision étrange brillait dans son regard ; tous sesmouvements étaient calmes, ses gestes saccadés, inattendus etrapides. Elle était comme en feu. Mais sa beauté paraissait grandiravec l’émotion et l’animation. Ses lèvres entr’ouvertes montraientdeux rangées de dents blanches comme des perles. Le bout de satresse, enroulée trois fois autour de sa tête, tombait négligemmentsur l’oreille gauche ; une sueur légère perlait à sestempes.

– Ici, dans ma main, mon ami, lis, avant que ton esprit ne soitobscurci. Voici ma main blanche ! Ce n’est pas en vain que leshommes de chez nous t’appelaient le sorcier. Tu as appris dans leslivres et tu connais tous les signes magiques ! Regarde,vieillard, et dis-moi mon triste sort. Seulement, prends garde, nemens pas ! Eh bien, dis, est-ce que ta fille seraheureuse ? Ou ne lui pardonneras-tu pas et appelleras-tu surelle le mauvais sort ? Aurais-je mon coin chaud où je vivraiheureuse, ou, comme un oiseau migrateur, chercherai-je une placetoute ma vie parmi les braves gens ? Dis-moi quel est monennemi, et qui m’aime et qui prépare contre moi le mal ?… Dis,est-ce que mon jeune cœur ardent vivra longtemps seul, outrouvera-t-il celui à l’unisson duquel il battra pour la joie,jusqu’au nouveau malheur ?… Devine dans quel ciel bleu, audelà de quelle mer, et dans quelle forêt habite mon faucon…M’attend-il avec impatience, m’aime-t-il beaucoup, cessera-t-ilbientôt de m’aimer ?… Me trompera-t-il ou non ? Etdis-moi, en même temps, dis-moi pour la dernière fois, vieillard,si nous resterons ensemble longtemps dans notre misérable demeure àlire des livres sataniques ?… Dis-moi si le moment viendra queje pourrai te dire adieu et te remercier de m’avoir nourrie etnarré des histoires… Mais prends garde, dis toute la vérité… Nemens pas ; le moment est venu !

Son animation croissait au fur et à mesure qu’elle parlait,mais, tout d’un coup, l’émotion brisa sa voix, comme si untourbillon emportait son cœur. Ses yeux brillaient, sa lèvresupérieure tremblait un peu. Elle se penchait à travers la tablevers le vieillard et, fixement, avec une attention avide, regardaitses yeux troublés.

Ordynov perçut tout à coup les battements de son cœur, quandelle cessa de parler… Il poussa un cri d’enthousiasme en laregardant et voulut se lever du banc. Mais le regard rapide, furtifdu vieillard le cloua de nouveau sur place. Un mélange étrange demépris, de raillerie, d’inquiétude, d’impatience et en même tempsde curiosité méchante, rusée, brillait dans ce regard furtif,rapide, qui faisait chaque fois tressaillir Ordynov et qui, chaquefois, remplissait son cœur de dépit et de colère impuissante.

Pensivement, avec une curiosité attristée, le vieillardregardait Catherine. Son cœur était meurtri, mais aucun muscle deson visage ne tressaillait. Il sourit seulement quand elle eutterminé.

– Tu veux savoir beaucoup de choses en une fois, mon petitoiseau à peine sorti du nid ! Verse-moi donc plus vite à boiredans cette coupe profonde. Buvons d’abord pour la paix… autrementquelque œil noir impur gâterait mes souhaits… Satan estpuissant !

Il leva sa coupe et but. Plus il buvait, plus il devenait pâle.Ses yeux étaient rouges comme des charbons, et leur éclat fiévreuxet la teinte bleuâtre du visage présageaient pour bientôt un nouvelaccès du mal.

Le vin était fort, en sorte que chaque nouvelle coupe brouillaitde plus en plus les yeux d’Ordynov. Son sang fiévreux, enflammé,n’en pouvait supporter davantage. Sa raison se troublait, soninquiétude grandissait.

Il se versa du vin et but une gorgée, ne sachant plus ce qu’ilfaisait ni comment apaiser son émotion croissante, et son sangcoulait encore plus rapide dans ses veines. Il était comme endélire et pouvait à peine saisir, en tendant toute son attention,ce qui se passait autour de lui.

Le vieux frappa avec bruit sa coupe d’argent sur la table.

– Verse, Catherine ! s’écria-t-il. Verse encore, méchantefille ! Verse jusqu’au bout ! Endors le vieillard jusqu’àla mort !… Verse encore, verse, ma belle… Et toi, pourquoias-tu bu si peu ?… Tu penses que je n’ai pas remarqué…

Catherine lui répondit quelque chose qu’Ordynov n’entenditpoint. Le vieillard ne la laissa pas achever. Il la saisit par lamain, comme s’il n’avait plus la force de retenir tout ce quioppressait sa poitrine. Son visage était pâle, ses yeux tantôts’obscurcissaient, tantôt brillaient avec éclat, ses lèvres pâlestremblaient, et d’une voix dans laquelle s’entendait parfois unejoie étrange, il lui disait :

– Donne ta main, ma belle, donne. Je te dirai toute la vérité.Je suis sorcier, tu ne t’es pas trompée, Catherine ! Ton cœurd’or t’a dit la vérité… Mais tu n’as pas compris une chose : que cen’est pas moi, sorcier, qui t’apprendrai la raison ! Ta têteest comme un serpent rusé bien que ton cœur soit plein de larmes.Tu trouveras toi-même ta voie, et tu glisseras entre le malheur.Parfois tu pourras vaincre par la raison, et là où la raison nesera pas suffisante, tu étourdiras par ta beauté. Énerve l’esprit,brise la force et même un cœur de bronze se fendra… Si tu auras desmalheurs, de la souffrance ? La souffrance humaine estpénible, mais au cœur faible le malheur n’arrive pas. Et tonmalheur, ma belle, sera comme un trait sur le sable : il sera lavépar la pluie, séché par le soleil, emporté par le vent !…Attends, je te dirai encore… Je suis sorcier… De celui qui t’aimeratu seras l’esclave. Toi-même donneras ta liberté en gage et ne lareprendras pas… Mais tu ne pourras pas cesser à tempsd’aimer ; tu sèmeras un grain et ton séducteur récoltera l’épitout entier… Mon doux enfant, ma petite tête dorée, tu as cachédans ma coupe une de tes larmes pareille à une perle, mais tu l’asregrettée ! Tu as versé encore une centaine de larmes !Mais tu ne dois pas regretter cette larme, cette rosée du ciel. Carelle te reviendra, plus lourde encore, cette larme semblable à uneperle, au cours d’une nuit interminable, une nuit d’amèresouffrance, cependant qu’une pensée impure commencera de te ronger.Alors, sur ton cœur brûlant, pour cette larme, tombera celle d’unautre, une larme de sang, ardente comme du plomb fondu ; ellebrûlera ton sein blanc jusqu’au sang et jusqu’au triste et sombrelever d’une journée maussade, tu te débattras dans ton lit enlaissant couler ton sang vermeil et tu ne guériras pas de tafraîche blessure jusqu’à l’aurore suivante. Verse encore,Catherine, verse, ma colombe ! Verse, pour mes conseilssages !… Et tu n’as pas besoin d’en savoir davantage… Inutilede gaspiller en vain les paroles…

Sa voix s’affaiblissait et tremblait. Des sanglots semblaientprêts à jaillir de sa poitrine. Il se versa du vin et but avidementune nouvelle coupe ; il frappa encore, de sa coupe, la table.Son regard trouble brilla encore une fois.

– Vis comme tu veux vivre ! s’écria-t-il. Ce qui est passéest passé ! Verse encore… Verse pour que ma tête tombe, pourque toute mon âme soit meurtrie… Verse, pour que je dorme delongues nuits et perde tout à fait la mémoire. Verse, verse encore,Catherine !

Mais sa main qui tenait la coupe semblait être engourdie et nebougeait pas. Il respirait lourdement, avec peine. Sa têtes’inclinait… Pour la dernière fois il fixa un regard terne surOrdynov, et même ce regard s’éteignit. Enfin ses paupièrestombèrent comme du plomb. Une pâleur mortelle se répandit sur sonvisage ; ses lèvres remuèrent encore quelques instants ettremblèrent comme s’il eût fait effort pour prononcer quelquechose. Soudain, une grosse larme suspendue à ses cils tomba etcoula lentement sur sa joue pâle…

Ordynov n’y pouvait plus tenir. Il se leva, et, en chancelant,fit un pas vers Catherine. Il lui prit la main. Mais elle ne leregardait pas, on eût dit qu’elle ne le voyait pas, ne lereconnaissait pas…

Elle aussi avait l’air de perdre conscience, et elle semblaitabsorbée par une seule pensée, une seule idée. Elle s’abattit surla poitrine du vieillard endormi, passa son bras blanc autour deson cou, et comme s’ils ne faisaient qu’un seul et même être, ellefixait sur lui son regard enflammé. Elle paraissait ne pas sentirqu’Ordynov lui prenait la main. Enfin, elle tourna la tête vers lejeune homme, et laissa tomber sur lui un regard long et pénétrant.Il semblait qu’enfin elle avait compris. Un sourire triste,douloureux, parut sur ses lèvres…

– Va-t-en ! murmura-t-elle. Tu es ivre et méchant, tu n’espas mon ami !

Et de nouveau elle se tourna vers le vieillard, et encore fixasur lui son regard. On eût dit qu’elle épiait chaque battement deson cœur, qu’elle caressait du regard son sommeil, qu’elle avaitpeur de respirer et qu’elle retenait son cœur embrasé… Et il yavait tant d’admiration amoureuse dans tout son être, que ledésespoir, la rage et la colère saisirent soudain Ordynov.

– Catherine ! Catherine ! l’appela-t-il, en luiserrant brutalement la main.

La douleur ressentie se refléta sur son visage. Elle tourna latête et regarda Ordynov avec tant de raillerie et de mépris, qu’ilsentit ses jambes fléchir sous lui. Ensuite elle lui indiqua levieillard endormi, et, de nouveau, le regarda d’un air froid etméprisant.

– Quoi ? Il te tuera !… prononça Ordynov, plein derage.

Un démon, semblait-il, lui chuchotait à l’oreille qu’il l’avaitcomprise.

– Je t’achèterai à ton maître, ma belle, si tu as besoin de monâme ! Il ne te tuera pas…

Le sourire silencieux qui glaçait Ordynov ne quittait pas levisage de Catherine. Sans savoir ce qu’il faisait, à tâtons, ildécrocha du mur un couteau précieux appartenant au vieillard.L’étonnement parut sur le visage de Catherine, mais, en même temps,la colère et le mépris se reflétèrent dans ses yeux avec uneintensité redoublée. Ordynov avait mal en la regardant… Une forceobscure poussait sa main… Il tira le couteau de sa gaine…Catherine, immobile, retenant son souffle, le suivait des yeux…

Il regarda le vieillard.

À ce moment, il lui sembla que le vieillard lentement ouvraitles yeux et le regardait en souriant. Leurs yeux se rencontrèrent.Pendant quelques minutes, Ordynov le fixa, immobile… Soudain, illui sembla que tout le visage du vieillard riait et que ce rirediabolique, glacial, éclatait enfin dans la chambre. Une penséenoire, hideuse, se glissait dans sa tête comme un serpent… Iltremblait… Le couteau lui échappa des mains et tomba avec bruit surle parquet.

Catherine poussa un cri, comme si elle se réveillait d’uncauchemar sombre et pénible… Le vieillard, très pâle, se levalentement du lit. Avec rage il repoussa du pied le couteau dans uncoin de la chambre. Catherine était pâle comme une morte, immobile…Une souffrance sourde, insupportable, se peignait sur son visage.Avec un cri qui fendait l’âme, presque évanouie, elle tomba auxpieds du vieillard.

– Alexis ! Alexis ! Ces mots jaillirent de sa poitrineoppressée.

Le vieillard la prit dans ses bras puissants et la pressafortement contre lui. Elle cacha sa tête sur le sein du vieillardet alors, par tous les traits de son visage, il eut un rire sitriomphant et si terrible que l’horreur saisit Ordynov. La ruse, lecalcul, la tyrannie froide et jalouse, la moquerie de son pauvrecœur déchiré, Ordynov entendait tout cela dans ce rire.

« Folle ! » murmura-t-il tout tremblant de peur, et ils’enfuit.

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