La maison du péril AGATHA CHRISTIE

À vous pour toujours, Michel.

8 février. – Mon adorée, que ne puis-je vous voir plus souvent ! J’en veux au destin qu’il en soit autrement. Je hais toutes ces cachotteries dont je vous ai expliqué les raisons. Je sais combien vous méprisez le mensonge et la dissimulation, mais agir différemment risquerait de tout compromettre. Mon oncle Matthew professe une véritable phobie pour les mariages contractés entre de trop jeunes gens : il prétend que c’est la carrière de l’homme qui en souffre. Comme si vous pouviez porter atteinte à mon avenir !

Courage, chérie. Tout finira selon nos vœux.

Votre Michel.

2 mars. – Je ne devrais pas vous écrire deux jours de suite, je le sais, mais comment résister à ce désir ? Dès mon réveil, hier, j’ai pensé à vous. J’ai survolé Scarborough, ville adorable, trois fois bénie. Vous ne sauriez croire, chérie, à quel point je vous aime.

Votre Michel.

18 avril. – Ma décision est définitivement prise. Si je réussis (et je réussirai), j’adopterai une attitude énergique envers mon oncle Matthew, que cela lui plaise ou non… Que vous êtes charmante de vous intéresser à mes interminables descriptions techniques de l’Albatros ! Comme il me tarde de vous emmener à bord, quelque prochain jour ! Je vous en supplie, ne vous inquiétez pas de moi. Ce raid n’offre pas la moitié du danger qu’on redoute. Vous imaginez-vous que j’irais me faire tuer aussi bêtement, maintenant que je connais la douceur d’être aimé de vous ? Tout se passera bien, chérie.

Ayez confiance en votre Michel.

20 avril. – À vous, cher ange. Chaque mot de votre lettre semble sortir de votre cœur. Je la conserverai précieusement. Je me sens indigne de vous. Vous êtes si différente des autres femmes ! Je vous adore.

Votre Michel.

La dernière ne portait pas de date.

Chérie. – Le départ est fixé à demain ! Je me sens extraordinairement enthousiaste et sûr du succès. Le vieil Albatros est au point et ne m’abandonnera pas.

Du courage, chérie, et ne vous tourmentez pas. Certes, il y a des risques, mais la vie n’est-elle pas composée que de risques ? À propos, un ami m’a conseillé de faire un testament (un type plein de tact… mais je reconnais que l’intention était bonne). Je l’ai rédigé sur une demi-feuille de papier à lettre que j’ai adressée à ce cher vieux Whitfield n’ayant pas le temps d’aller moi-même le voir. On m’a cité l’exemple d’un homme qui résuma ses dernières volontés en trois mots : « Tout pour maman », et l’acte fut reconnu valable. Voilà, à peu de chose près, comment j’ai établi le mien. Je me suis souvenu – quelle mémoire ! – que votre vrai nom était Magdala et j’ai pu obtenir le témoignage de deux camarades.

Surtout ne prenez pas trop au sérieux cette histoire de testament. Tout ira selon nos désirs. Je vous enverrai des télégrammes des Indes, d’Australie, etc. Ne vous tracassez pas : tout marchera à souhait. Bonne nuit et que Dieu vous bénisse !

Michel.

Poirot reficela le paquet de lettres.

— Voyez-vous, Hastings ? Il me fallait les lire pour me faire une opinion… et dissiper mes doutes.

— Peut-être auriez-vous pu procéder d’une autre manière, ne croyez-vous pas ?

— Non, mon cher, nous devions fatalement en passer par là. Mais nous possédons maintenant un précieux témoignage.

— Lequel ?

— Michel a laissé un testament olographe en faveur de Miss Nick. Quiconque a lu cette correspondance en sait autant que nous. Grâce au désordre qui règne dans cette maison, n’importe qui peut prendre connaissance de ces lettres.

— Ellen ?

— Sans aucun doute. Si vous voulez, nous allons nous livrer à une expérience avant notre départ de cette maison.

— Nous n’avons vu aucune trace du testament de Nick Buckley.

— Non, c’est curieux, mais, selon toute probabilité, elle a dû le jeter au-dessus d’une bibliothèque ou à l’intérieur d’un vase de porcelaine. Nous essaierons de rafraîchir la mémoire de Miss Nick sur ce point. Pour le moment, il ne nous reste plus rien à faire ici.

Ellen époussetait le hall lorsque nous descendîmes. Poirot lui souhaita aimablement le bonjour en passant. Arrivé à la porte d’entrée, il s’arrêta pour lui demander :

— Saviez-vous que Miss Buckley était fiancée à l’aviateur Michel Seton ?

Elle le regarda fixement, puis :

— Quoi ? Cet aviateur dont les journaux parlent tant ?

— Oui.

— Pas possible ! Il était fiancé à Miss Nick ? Ah ! par exemple ! C’est bien la première nouvelle !

— Au moins, sa surprise n’était pas simulée, dis-je une fois dans la rue.

— En effet, les sentiments de cette femme semblent sincères…

— Peut-être le sont-ils en réalité.

— Et ce paquet de lettres caché depuis des mois sous la lingerie ? Qu’en faites-vous ?

« Tout cela est très bien, me dis-je en moi-même, mais ne sommes-nous pas tous des Hercule Poirot et ne fourrons-nous pas toujours le nez dans ce qui ne nous regarde pas ? »

Je me gardai bien de formuler cette opinion à haute voix.

— Cette Ellen est une énigme, reprit Poirot. Il y a là quelque chose que je ne comprends pas et qui ne laisse pas de me déplaire.

CHAPITRE XIV

LA MYSTÉRIEUSE DISPARITION DU TESTAMENT

Nous retournâmes à la clinique, où Nick fut surprise de nous revoir.

— Oui, Mademoiselle, dit Poirot en réponse au regard interrogateur de la jeune fille, je surgis à la manière du diable dans sa boîte ! D’abord, je vous apprendrai que j’ai mis le nez dans vos affaires, qui sont maintenant en ordre.

— Le besoin s’en faisait sentir depuis longtemps, dit Nick, incapable de réprimer un sourire. Vous êtes donc maniaque à ce point, Monsieur Poirot ?

— Demandez-le plutôt à mon ami Hastings.

La jeune fille tourna vers moi un regard interrogateur.

Je lui citai quelques particularités de Poirot, son désir de ne voir sur la table que des rôties faites de mie de pain carré ou des œufs de même grosseur ; ou encore son aversion pour le golf, qu’il qualifie de jeu de pur hasard dont les petits monticules de terre sur lesquels on place les balles constituent la seule originalité. Pour terminer, je mentionnai la fameuse affaire que Poirot parvint à résoudre grâce à sa manie de toujours aligner les bibelots sur la cheminée.

Poirot écoutait en souriant.

— Mon ami exagère un peu, dit-il lorsque j’eus terminé, mais dans l’ensemble il a raison. Figurez-vous, Mademoiselle, que je m’efforce sans cesse de persuader Hastings de se faire la raie au milieu de la tête et non sur le côté, tellement sa façon de se coiffer lui donne un air rustre et asymétrique !

— J’attends vos reproches, lui répondit Nick, car moi aussi je sépare mes cheveux sur le côté ! En revanche, la coiffure de Freddie doit vous plaire davantage !

— Je ne m’étonne plus qu’il admire tant votre amie, dis-je avec malice. J’en sais maintenant la raison.

— Trêve de plaisanterie, interrompit Poirot, arrivons aux choses sérieuses. Où diable se trouve votre testament ? Malgré mes efforts, j’ai été incapable de mettre la main dessus.

— Oh ! s’écria-t-elle en fronçant les sourcils, est-ce donc si important ? Après tout, je ne suis pas encore morte et il me semble que ces documents ne prennent de la valeur qu’au décès de leur auteur, n’est-ce pas ?

— C’est exact. Néanmoins, votre testament m’intéresse : il m’inspire certaines petites idées que je voudrais mettre à profit. Réfléchissez bien, Mademoiselle, efforcez-vous de vous rappeler où vous l’avez mis, où vous l’avez vu pour la dernière fois.

— Je ne crois pas l’avoir rangé en un endroit particulier, répondit. Nick. Je n’assigne jamais aux choses une place déterminée. J’ai dû le jeter dans un tiroir.

— Vous ne l’avez pas fourré, par hasard, dans le panneau secret du salon ou de la bibliothèque ?

— Quel panneau secret ?

— Votre gouvernante, Ellen, prétend qu’il en existe un dans une de ces pièces.

— C’est tout simplement ridicule. En voilà une plaisanterie ! Ellen vous a dit cela ?

— Oui. J’ai compris qu’elle servait depuis très longtemps à la « Maison du Péril » et qu’un jour la cuisinière lui avait montré le fameux panneau.

— C’est bien la première fois que j’en entends parler. Peut-être grand-père en connaissait-il l’existence ; en ce cas, il me l’aurait sûrement indiqué. Ne croyez-vous pas qu’Ellen lâche bride à son imagination ?

— Ce n’est pas mon avis ! Il doit y avoir du vrai là-dessous, encore que cette femme ne m’inspire pas une entière confiance.

— Je n’irai pas jusque-là dans mon jugement, Williams est un peu simple, le gamin une vraie petite brute, mais tout en Ellen respire l’honnêteté.

— L’avez-vous autorisée, hier soir, à aller voir le feu d’artifice ?

— Naturellement, comme toujours en pareil cas, pourvu que le travail n’en souffre point.

— Cependant elle n’est point sortie.

— Mais si !

— Comment le savez-vous, Mademoiselle ?

— En réalité… je ne sais rien. Quand je lui ai donné cette permission, Ellen m’a remerciée : tout me porte donc à croire qu’elle voulait profiter de sa soirée.

— Pas le moins du monde, elle est demeurée à la maison.

— C’est bizarre !

— Vous trouvez ?

— Oui, car c’est certainement la première fois qu’elle manque le feu d’artifice. Vous a-t-elle dit pourquoi ?

— Ellen ne m’en a pas donné la véritable raison… j’en suis sûr.

— Attachez-vous un grand poids à cette réticence ?

Poirot leva, puis laissa retomber ses bras.

— Voilà précisément ce que je ne saurais affirmer, Mademoiselle… Pour le moment, je me contente de m’étonner.

— Cette histoire de panneau n’est pas moins curieuse, ajouta Nick. Vous a-t-elle montré l’endroit où il se trouvait ?

— Elle a prétendu ne pas s’en souvenir.

— Sornettes que tout cela !

— Tout porte à le croire.

— La pauvre fille doit sûrement perdre la tête.

— Ce n’est pas tout. Elle nous a avoué également que la « Maison du Péril » n’était pas un lieu sûr à habiter.

Nick eut un léger frisson.

— Je ne lui donnerai pas tort sur ce point, car il m’est arrivé d’éprouver moi-même ce sentiment… Une drôle d’atmosphère flotte dans cette vieille demeure…

Ses yeux, grands ouverts, s’assombrirent, comme frappés par le destin. Aussi Poirot s’empressa-t-il d’orienter la conversation sur d’autres terrains.

— Nous nous sommes écartés de notre sujet, Mademoiselle, c’est-à-dire de votre testament. Le dernier testament de Magdala Buckley.

— Je me souviens d’avoir écrit cette phrase : « Ceci est mon testament », et j’ajoutai : « Qu’on paie toutes mes dettes et frais de succession. » Je m’étais inspirée de ce que j’avais lu dans un livre.

— Vous n’avez donc pas utilisé un formulaire spécial ?

— Je n’en avais pas le temps. J’ai rédigé mes dernières volontés au moment d’entrer à la maison de santé. En outre, Mr Croft m’a avertie que les formulaires testamentaires comportaient des clauses dangereuses ; selon lui, il était préférable de faire un simple libellé sans tomber dans un texte par trop légal.

— Mr Croft ? Était-il donc présent ?

— Oui. C’est lui-même qui m’a demandé si j’avais songé à faire un testament. Jamais l’idée ne m’en serait venue. Il m’a dit : « Supposez que vous veniez à mourir in… in… »

— Intestat, précisai-je.

— C’est cela même. Si je décédais intestat, m’expliqua-t-il, presque tous mes biens reviendraient à l’état.

— Quel homme précieux, cet excellent Mr Croft !

— N’est-ce pas ? Il a pris Ellen et son mari comme témoins. Mais que je suis donc sotte !

Nous la regardâmes, surpris.

— Bien sûr. Je ne me pardonnerai jamais de vous avoir laissé chercher ce testament à la « Maison du Péril », alors qu’il se trouve entre les mains de Charles, mon cousin. Charles Vyse.

— Ah ! tout s’explique.

— Un homme de loi, avait ajouté Mr Croft, est tout désigné pour la garde d’un document de cette nature.

— Comme ce bon Mr Croft est respectueux des usages !

— Les hommes sont parfois utiles, dit Nick. Mr Croft me conseilla de confier cet acte à un homme d’affaires ou à la banque. Mon choix s’était arrêté sur Charles. Nous avons mis le testament sous enveloppe et l’avons adressé séance tenante à Mr Vyse.

Elle s’adossa à son oreiller et poussa un soupir.

— Je regrette cette étourderie, mais à présent tout est pour le mieux. Si vous tenez absolument à voir ce papier, Charles se fera certainement un plaisir de vous le montrer.

— Pas sans votre autorisation, précisa Poirot en souriant.

— Vous plaisantez !

— Non pas, Mademoiselle. Je suis simplement prudent.

— Cela n’en est pas moins ridicule.

Elle saisit une feuille de papier d’un petit bloc auprès du lit.

— Que dois-je dire ? « J’autorise le chat à voir la souris » ? fit-elle en riant.

Revenu d’une certaine surprise, Poirot dicta à Nick quelques phrases qu’elle transcrivit docilement.

— Merci, Mademoiselle, dit mon ami en prenant le billet.

— Je suis désolée de vous avoir causé tant de dérangement, mais j’avais totalement oublié. Vous savez comme on perd quelquefois vite la mémoire.

— Avec un peu d’ordre et de méthode, pareilles erreurs ne se produisent pas.

— Il faudra que je prenne des cours sur ces matières, répondit Nick. Vous me faites par trop sentir mon infériorité.

— Vous prenez tout au tragique, Mademoiselle. Allons, au revoir. Tiens ! comme vous avez de jolies fleurs, ajouta-t-il en promenant son regard dans la pièce.

— N’est-ce pas qu’elles sont jolies ! Les œillets sont de Freddie, les roses de George, les lis de Lazarus. Regardez donc ceci…

Elle souleva l’emballage d’un énorme panier plein de magnifiques grappes de raisin de serre.

Changeant d’expression, Poirot s’avança d’un air décidé :

— Vous n’en avez pas mangé, au moins ?

— Non, pas encore.

— Eh bien, n’y touchez pas. Ne mangez rien de ce qui vient du dehors. Rien, vous m’entendez bien ?

— Oh !

Elle le regarda en blêmissant.

— Je comprends, vous imaginez… que ce n’est pas encore fini, qu’ils vont encore essayer ? dit-elle à voix basse.

Il prit la main de la jeune fille dans la sienne.

— Ne vous tourmentez pas. Ici, vous ne risquez rien, mais n’oubliez point ma recommandation de tout à l’heure.

En quittant la pièce, je remarquai la pâleur du joli visage enfoncé dans l’oreiller.

Poirot consulta sa montre.

— Bon ! Il nous reste juste le temps de rejoindre Mr Vyse à son étude avant qu’il aille déjeuner.

Dès notre arrivée, nous fûmes introduits auprès de lui. Le jeune avocat se leva pour nous saluer. Il était aussi formaliste et austère que de coutume.

— Bonjour, Monsieur Poirot, que puis-je faire pour vous être agréable ?

Sans autre préambule, mon ami présenta la lettre que lui avait remise Nick. Vyse la parcourut, puis leva les yeux sur nous d’un air intrigué.

— Je vous demande pardon, mais j’avoue ne pas comprendre. Par cette lettre, Miss Nick me prie de vous remettre un testament qu’elle m’aurait confié en février dernier.

— C’est bien cela.

— Mais, mon cher Monsieur, aucun acte de ce genre ne m’a été remis en garde.

— Hein ? Que dites-vous là ?

— Autant que je sache, ma cousine n’a jamais fait de testament. En tout cas, elle ne m’a jamais chargé de ce soin pour elle.

— Je crois savoir qu’elle l’a écrit de sa propre main sur une simple feuille de papier et vous l’a adressé par la poste.

L’avocat hocha négativement la tête.

— Tout ce que je puis vous affirmer, c’est qu’il ne m’est jamais parvenu.

— Non, vraiment, Mr Vyse…

— Jamais je n’ai reçu un tel papier, Monsieur Poirot.

Après un instant de silence, Poirot se leva.

— En ce cas, Mr Vyse, je ne vois aucune raison de prolonger notre entretien, il doit y avoir une erreur.

— Cela ne fait aucun doute.

Et il se leva également.

— Au revoir, Mr Vyse.

— Au revoir, Monsieur Poirot.

— Un point c’est tout, remarquai-je lorsque nous fûmes dehors.

— Hélas ! oui.

— Croyez-vous que cet homme mente ?

— Impossible de le dire, tant son visage est impassible. Un fait reste certain : il ne se départira pas de l’attitude qu’il vient d’adopter. « Il n’a jamais reçu le testament. » Il n’en démordra pas.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer