LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DE STYLES Agatha Christie

— Eh bien ?

Le visage de Lawrence Cavendish, empreint d’une sombre mélancolie, n’a pas changé d’expression. Se doutait-il de ce que j’allais lui dire ?

— Voici le message, fis-je dans un murmure de conspirateur : « Retrouvez la tasse à café manquante et vous retrouverez la paix. »

Lawrence ne chercha pas à cacher son étonnement.

— Que diable veut-il dire par là ?

— Vous ne le savez pas ?

— Pas le moins du monde. Et vous ?

Je ne pus que répondre par la négative.

— De quelle tasse à café manquante parle-t-il ?

— Je n’en ai aucune idée.

— Si les tasses à café l’intéressent, il ferait mieux de s’adresser à Dorcas ou à une autre des domestiques ! C’est leur domaine, pas le mien. Je ne sais rien sur ce sujet, si ce n’est que nous en possédons de divines dont nous ne nous servons jamais. En vieux Worcester. Vous êtes connaisseur en la matière, Hastings ?

— Non.

— Vous ne savez pas ce que vous perdez ! Tenir entre ses doigts ou simplement contempler une pièce parfaite en porcelaine ancienne, je vous assure que ça procure un plaisir rare !

— Je n’en doute pas. Mais que dois-je répondre à Poirot ?

— Dites-lui que je ne comprends rien à ce qu’il raconte ; que pour moi, c’est du chinois !

— Très bien.

Je rebroussais chemin vers la maison quand il me rappela soudain :

— Hastings ! Comment se terminait le message ? Pourriez-vous me le répéter, s’il vous plaît ?

— « Retrouvez la tasse à café manquante et vous retrouverez la paix. » Vous ne voyez toujours pas ce que cela peut signifier ?

— Non, répondit-il, l’air rêveur. Mais je… je donnerais cher pour le savoir.

Le gong résonna dans la maison, et nous fîmes notre entrée ensemble. John avait invité Poirot à déjeuner, et il était déjà à table.

Sans même nous consulter, nous évitâmes pendant tout le repas de faire la moindre allusion au drame. La conversation roula sur la guerre et sur quelques sujets éloignés de nos préoccupations du moment. Pourtant, après le fromage et les biscuits, lorsque Dorcas eut quitté la pièce, Poirot se pencha soudain vers Mrs Cavendish :

— Pardonnez-moi, madame, de revenir sur un sujet aussi douloureux, mais j’ai une petite théorie (les « petites théories » de Poirot devenaient proverbiales !) et je voudrais vous poser quelques questions.

— À moi ? Mais volontiers.

— Vous êtes trop aimable, chère madame. Voici : la porte entre les chambres de Mrs Inglethorp et de Miss Cynthia était bien verrouillée ?

— Mais oui, elle était verrouillée, répondit Mary Cavendish, surprise. Je l’ai d’ailleurs dit lors de ma déposition.

— Verrouillée ?

— Oui, répondit-elle encore, l’air intrigué.

— Entendez-moi bien, précisa Poirot : vous êtes certaine qu’elle était verrouillée et non simplement fermée à clef ?

— Ah ! je comprends, à présent. Non, je ne sais pas. J’ai dit « verrouillée » parce qu’il était impossible de l’ouvrir… mais je crois qu’on a trouvé toutes les portes verrouillées de l’intérieur.

— Cependant, pour vous, la porte aurait aussi bien pu être tout bonnement fermée à clef ?

— Euh… oui.

— Quand vous êtes entrée dans la chambre de Mrs Inglethorp, vous n’avez pas remarqué si cette porte était verrouillée ou non ?

— Je… je crois qu’elle l’était.

— Mais vous ne l’avez pas constaté ?

— Non. Je n’ai pas vraiment regardé.

— Moi, si ! intervint brusquement Lawrence. Et je puis vous affirmer qu’elle était bien verrouillée.

— Voici donc un point éclairci, conclut Poirot.

Il semblait assez déçu et, malgré moi, j’éprouvai un certain plaisir à voir réduite à néant une de ses « petites théories ».

Après le repas, Poirot me demanda de l’accompagner chez lui. J’acceptai sans enthousiasme excessif. Alors que nous traversions le parc, il me fit remarquer d’une voix inquiète :

— Vous me paraissez contrarié, mon bon ami.

— Absolument pas.

— Eh bien, j’en suis heureux ! Vous me soulagez d’un grand poids.

Je ne m’attendais pas à cela. J’avais espéré qu’il remarquerait ma froideur. Mais la sincérité de cette déclaration fit fondre mon agacement bien compréhensible et je me déridai aussitôt :

— À propos, j’ai transmis votre message à Lawrence.

— Ah ! Et qu’a-t-il dit ? Était-il plongé dans la perplexité ?

— Oui. J’ai eu la très nette impression qu’il ne comprenait pas un mot de ce que vous vouliez dire.

Je m’attendais à ce que Poirot soit déçu. Mais, à mon intense surprise, il me répondit qu’il espérait cette réaction et qu’il s’en réjouissait. Mon amour-propre m’interdit de l’interroger plus avant.

Poirot passa d’ailleurs aussitôt à un autre sujet.

— Je n’ai pas vu Miss Cynthia au déjeuner. Savez-vous pourquoi ?

— Elle est retournée à l’hôpital. Elle reprenait le travail aujourd’hui.

— Voilà une jeune femme qui me semble aussi active que jolie, dit-il. Elle me fait penser à ces tableaux que j’ai tant admirés en Italie. J’aimerais beaucoup visiter son laboratoire. Pensez-vous qu’elle accepterait de me le montrer ?

— Elle en serait ravie, j’en suis sûr. C’est d’ailleurs un endroit très intéressant.

— Elle y travaille tous les jours ?

— Oui, à l’exception du mercredi, qui est son jour de repos. Le samedi, elle revient déjeuner ici. Ce sont ses deux seuls moments libres.

— Je m’en souviendrai, fit-il. Les femmes accomplissent de grandes tâches, de nos jours, et Miss Cynthia est futée – oui, elle a quelque chose dans le crâne, ça ne fait aucun doute !

— Oui ; je crois d’ailleurs qu’elle vient de passer un examen assez difficile.

— Cela ne m’étonne pas. Après tout, elle occupe un poste de responsabilités. Ils doivent avoir des poisons très violents dans ce laboratoire ?

— Oui, elle nous les a d’ailleurs montrés. Ils sont enfermés dans une petite armoire, et je crois savoir qu’on exige des infirmières beaucoup de précautions. Elles ne laissent jamais la clef sur la porte quand elles s’absentent.

— Tiens donc… L’armoire en question est à proximité de la fenêtre ?

— Non. De l’autre côté de la pièce… Pourquoi ?

— Simple curiosité, éluda Poirot avec un petit haussement d’épaules.

Nous étions arrivés devant Leastways Cottage.

— Voulez-vous monter un instant ? me proposa-t-il.

— Merci, mais je pense rentrer par les bois.

Les alentours de Styles Court étaient d’une grande beauté. Après avoir traversé le parc à découvert, l’ombre des frondaisons dispensait une agréable fraîcheur. Les feuillages frissonnaient à peine sous une très légère brise, et même le pépiement des oiseaux semblait feutré. Pendant un moment, je flânai le long d’une sente. Puis je m’assis au pied d’un hêtre vénérable. Gagné par l’atmosphère bucolique des lieux, je me mis à songer au genre humain avec bienveillance. J’en vins à pardonner à Poirot son mauvais anglais, sa faconde toute continentale… et sa stupide manie des secrets. Je me sentais en paix avec le monde entier, et je bâillai bientôt à me décrocher la mâchoire.

Je repensai à la tragédie qui me paraissait soudain très lointaine, presque irréelle. Je bâillai de nouveau…

Et si le drame n’avait jamais eu lieu ? Si ce n’était en fait qu’un mauvais rêve ? En réalité, n’était-ce pas plutôt Lawrence Cavendish qui avait assassiné Alfred Inglethorp avec un maillet de croquet ? La réaction de John n’en restait pas moins tout à fait inconvenante. Pourquoi courait-il partout en criant : « Écoutez-moi bien, je ne le supporterai pas ! » ?

Je sortis tout d’un coup de mon assoupissement, pour m’apercevoir que je me trouvais dans une situation fort déplaisante.

À trois ou quatre mètres de moi, une altercation opposait John et Mary Cavendish. Visiblement, ils ne m’avaient pas vu. En effet, avant que j’aie pu m’éloigner ou signaler ma présence, John répéta la phrase qui m’avait sorti de ma torpeur :

— Je ne le supporterai pas !

— Ça vous va bien, à vous, de critiquer mes actes ! répliqua Mary, glaciale.

— Mais tout le village va en faire des gorges chaudes ! Ma mère a été enterrée samedi, et vous paradez déjà en compagnie de cet individu !

— Si vous ne vous souciez que des ragots qui peuvent courir dans le village !

— Il ne s’agit pas que de cela ! J’en ai assez de le voir tourner autour de vous ! D’ailleurs, c’est un juif polonais !

— Un peu de sang juif n’a jamais fait de mal à personne, rétorqua Mary qui le regarda droit dans les yeux avant de poursuivre. La lourdeur et la stupidité de l’Anglais moyen ne pourraient qu’y gagner.

Ses yeux lançaient des éclairs mais sa voix restait glaciale. Je ne fus pas étonné de voir s’empourprer le visage de John.

— Mary !

— Eh bien ?

— Dois-je en déduire que vous continuerez à voir Bauerstein contre ma volonté expresse ?

— Oui, si j’en ai envie.

— Vous me défiez ?

— Non. Mais je ne vous reconnais pas le droit de critiquer mes actes. N’avez-vous pas d’amies qui me déplaisent ?

John fit un pas en arrière, et le sang reflua peu à peu de son visage.

— Qu’insinuez-vous ? balbutia-t-il.

— Ah ! Je vois que vous saisissez ! Vous saisissez enfin que vous êtes bien mal placé pour juger du choix de mes relations ! Votre propre conduite vous l’interdit. Vous n’en avez plus aucun droit.

Le regard de John était devenu suppliant :

— Aucun droit ? N’ai-je donc aucun droit, Mary ? (Dans un geste pathétique, il tendit les mains vers elle.) Mary…

Pendant une seconde, je crus qu’elle allait fléchir, et une ombre de douceur passa sur ses traits. Mais elle se détourna, avec une sorte de brutalité :

— Aucun !

Et elle s’éloigna. John bondit à sa suite et lui saisit le bras.

— Mary ! dit-il, soudain très calme. Vous êtes amoureuse de ce Bauerstein ?

Cette fois elle sembla hésiter. Son visage trahit une expression singulière, faite de résignation et de sagesse juvénile. Ainsi aurait sans doute souri quelque sphinx de l’Égypte antique.

Doucement, elle se dégagea et lança par-dessus son épaule :

— Qui sait ?

Puis elle s’éloigna à grands pas, laissant John dans la clairière, figé comme une statue.

Je m’approchai de lui d’un pas lourd, en m’arrangeant pour faire craquer quelques branches mortes. Il se retourna. Par chance, il crut que je venais d’arriver.

— Salut, Hastings. Avez-vous ramené chez lui sain et sauf votre étrange compagnon ? Quel curieux personnage ! Il est vraiment à la hauteur de sa réputation ?

— En son temps, il était considéré comme un fin limier.

— Eh bien, essayons de nous persuader qu’il y a une part de vrai dans cette gloire passée… Mais, dans quel monde affreux vivons-nous !

— Vous le pensez vraiment ?

— Mon Dieu, oui ! Depuis cette tragédie, la maison est devenue une annexe de Scotland Yard. On ne sait jamais où on va trouver ses sbires ! Et nos malheurs font la une de tous les journaux ! Ces journalistes, je les… ! Savez-vous qu’il y avait foule derrière les grilles du parc, et qu’ils sont restés là toute la matinée, à espionner ? On se croirait au musée des Horreurs de Mme Tussaud, le jour où l’entrée est gratuite !

— Allons, John ! Du cran. Ça ne durera pas toujours.

— Vraiment ? Assez longtemps quand même pour qu’aucun de nous n’ose plus jamais marcher la tête haute !

— Mais non ! Cette histoire vous monte à la tête…

— Vous trouvez qu’il n’y a pas de quoi ? On se sent continuellement épié par ces fichus journalistes et dévisagé par une bande d’imbéciles au regard bovin ! Mais tout ça, ce n’est encore rien !

— Qu’y a-t-il d’autre ? John baissa le ton :

— Avez-vous songé, Hastings – c’est devenu un cauchemar pour moi – à l’identité du coupable ? À certains moments, il m’arrive de croire que c’est un accident. Parce que… qui aurait pu commettre une telle horreur ? Maintenant qu’Inglethorp est innocenté, il ne reste personne… personne sauf l’un d’entre nous !

Je comprenais fort bien ce que cette pensée avait de cauchemardesque. L’un d’entre nous… Oui, il ne pouvait en être autrement. À moins que…

Une nouvelle hypothèse me vint à l’esprit. À l’examen, elle me semblait se confirmer. La conduite énigmatique de Poirot, ses sous-entendus, tout concordait ! Quel idiot j’avais été de ne pas y penser plus tôt ! Et quel soulagement pour nous tous !

— Non, John. Il ne s’agit pas de l’un d’entre nous. Ça n’est pas possible, voyons.

— Je le sais ! Mais alors… qui ?

— Vous ne devinez pas ?

— Non.

Je jetai un coup d’œil prudent alentour avant de murmurer :

— Le Dr Bauerstein.

— Impossible !

— Pas du tout.

— Quel profit pouvait-il tirer du décès de ma mère ?

— Ce point est encore à éclaircir, concédai-je. Mais je peux vous affirmer ceci : Poirot est sur la même piste que moi.

— Poirot ? C’est vrai ? Comment le savez-vous ?

Je lui parlai de l’agitation qui avait saisi mon ami lorsqu’il avait appris la présence du médecin à Styles Court le soir du drame.

— Par deux fois, il a dit : « Cela change tout », ajoutai-je. Cette réaction m’a donné à réfléchir. Rappelez-vous : Inglethorp a déclaré qu’il avait posé la tasse de café sur la table du vestibule pour accueillir Bauerstein. N’est-il pas possible que votre fameux docteur y ait laissé tomber la strychnine en passant ?

— Hum ! Ç’aurait été très risqué.

— Oui, mais c’était faisable !

— Admettons. Mais comment aurait-il su que c’était son café à elle ? Non, mon vieux, votre théorie ne tient pas debout.

C’est alors qu’un autre détail me revint à la mémoire.

— Vous avez raison. Les choses ne se sont pas passées comme ça. Écoutez-moi.

Et je lui parlai de l’échantillon de cacao que Poirot avait fait analyser.

— Mais Bauerstein ne l’avait pas déjà fait analyser ?

— Justement ! Je viens de comprendre. Réfléchissez : c’est Bauerstein qui a été chargé de faire procéder à l’analyse. Si c’est lui le meurtrier, il n’a eu aucune difficulté à échanger l’échantillon empoisonné contre du cacao ordinaire, et de l’envoyer au laboratoire. Bien sûr, aucune trace de strychnine n’a été décelée. Et personne n’a osé soupçonner Bauerstein ni prélever un autre échantillon de cacao… sauf Poirot, ajoutai-je en hommage (tardif il est vrai) à la perspicacité de mon ami.

— Et que faites-vous de cette amertume que le cacao ne peut masquer ?

— Il est seul à le prétendre. Et puis on peut envisager d’autres possibilités. Bauerstein est reconnu comme l’un des plus grands toxicologues au monde et…

— L’un des plus grands, quoi ? Voulez-vous me répéter ça, s’il vous plaît ?

— Il en sait plus sur les poisons que n’importe qui, ou peu s’en faut. Et je me dis qu’il a peut-être trouvé le moyen d’ôter à la strychnine son amertume. À moins qu’il ne se soit pas agi de strychnine, mais d’un autre poison, si rare que personne n’en a jamais entendu parler et qui produit les mêmes effets.

— Hum ! C’est possible en effet, reconnut John. Mais il y a un hic : comment aurait-il pu empoisonner ce cacao ? Il ne se trouvait pas dans le vestibule, lui ?

— C’est exact, dus-je admettre.

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