LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DE STYLES Agatha Christie

Après le petit déjeuner, je décidai de me rendre au village pour voir si Poirot était revenu. J’étais sur le point de me mettre en route quand un visage bien connu apparut à l’une des portes-fenêtres, et une voix reconnaissable entre toutes lança :

— Bonjour, mon bon ami !

— Poirot ! m’exclamai-je, soulagé.

Et je lui pris les mains pour l’entraîner à l’intérieur.

— Jamais je n’ai eu autant de plaisir à voir quelqu’un. Écoutez : je n’ai soufflé mot à personne de ce que vous savez, excepté à John. Ai-je eu raison ?

— Le problème, mon bon ami, c’est que je ne sais pas de quoi vous parlez…

— Mais de l’arrestation du Dr Bauerstein, bien sûr !

— Bauerstein a donc été arrêté ?

— Vous n’étiez pas au courant ?

— Je l’ignorais totalement. Néanmoins, je n’en suis pas étonné outre mesure. La côte n’est qu’à une demi-douzaine de kilomètres, ne l’oublions pas.

— La côte ? répétai-je sans comprendre. Quel rapport ?

Poirot eut un haussement d’épaules :

— Le rapport est pourtant évident.

— Eh bien, il m’échappe toujours ! Je suis certes lent d’esprit, mais je ne saisis pas ce qu’il peut y avoir de commun entre le fait que la côte soit toute proche et le décès de Mrs Inglethorp !

— C’est qu’il n’y en a aucun, bien entendu, répondit Poirot avec un sourire. Mais je croyais que nous parlions de l’arrestation du Dr Bauerstein ?

— Eh bien ! il a été arrêté pour le meurtre de Mrs Inglethorp !

— Quoi ? s’écria Poirot avec toutes les apparences de l’étonnement sincère. Le Dr Bauerstein a été arrêté pour le meurtre de Mrs Inglethorp ?

— Oui.

— Mais c’est impossible ! Grotesque ! Qui vous a raconté ça, mon bon ami ?

— Eh bien, personne ne me l’a vraiment raconté sous cette forme, avouai-je. Mais il a été arrêté, c’est un fait.

— Cela, je le comprends. Mais pour espionnage, mon bon ami, pour espionnage !

— Pour espionnage ? soufflai-je, incrédule.

— Exactement.

— Et pas pour le meurtre de Mrs Inglethorp ?

— Bien sûr que non, à moins que notre ami Japp ait perdu la tête.

— Mais… Je pensais que vous étiez tous deux du même avis…

Poirot m’observa un moment et je lus dans ses yeux de la compassion doublée de la certitude qu’une telle idée relevait de la plus totale absurdité.

— Selon vous, le Dr Bauerstein est donc un espion ? balbutiai-je, mettant quelques secondes à assimiler cette nouvelle information.

— Vous ne vous en doutiez pas ?

Je dus admettre que l’idée ne m’avait jamais effleuré.

— Vous n’avez pas été intrigué par le fait qu’une sommité de Londres vienne prendre sa retraite dans un trou perdu ni qu’il se promène partout, vêtu de pied en cap, à toute heure de la nuit ?

— Non, cela ne m’avait jamais frappé.

— Il est allemand de naissance, bien entendu, expliqua Poirot. Mais il est installé depuis si longtemps en Angleterre qu’on a oublié ses origines. Il s’est d’ailleurs fait naturaliser il y a une quinzaine d’années. Un homme d’une grande intelligence, vraiment – un juif, bien entendu.

— Un salopard, oui ! m’exclamai-je, outré.

— Pas du tout. Un véritable patriote, au contraire. Pensez à tout ce qu’il risque de perdre. Pour ma part, j’éprouve une certaine admiration à son égard.

Mais je ne pouvais adhérer à cette vision philosophique des choses.

— Et dire que c’est avec cet individu que Mrs Cavendish s’est affichée partout ! m’écriai-je sans dissimuler mon indignation.

— Certes, et je suppute qu’il a trouvé sa compagnie fort utile, remarqua Poirot. Aussi longtemps qu’on jasait sur leurs promenades, on ne s’occupait pas de ses autres excentricités.

— Vous pensez donc qu’il ne l’a jamais vraiment aimée ?

Malgré moi, j’avais posé cette question avec une ferveur quelque peu déplacée, étant donné les circonstances.

— Sur ce point, je ne saurais bien évidemment me montrer catégorique. Pourtant… Mais j’ai ma petite idée. Voulez-vous la connaître ?

— Je vous en prie.

— La voici donc : je crois que Mrs Cavendish n’éprouve rien, et n’a jamais rien éprouvé pour le Dr Bauerstein.

— C’est votre opinion ? fis-je sans parvenir à cacher ma satisfaction.

— Oui, et je la crois fondée. Voulez-vous savoir pourquoi ?

— Bien sûr !

— Parce que son cœur bat pour un autre, mon bon ami.

— Ah !

Qu’entendait-il par là ? Malgré moi, je sentis une douce chaleur m’envahir. Je ne suis pas homme à me vanter de mes succès féminins, mais certains détails, peut-être enregistrés avec trop de légèreté sur le moment, me revinrent alors à l’esprit. À la réflexion…

Ces pensées fort agréables furent soudain interrompues par l’arrivée de Miss Howard. D’un coup d’œil circulaire, elle s’assura que nous étions seuls, puis exhiba une feuille jaunie qu’elle tendit à Poirot en murmurant ces mots mystérieux :

— Sur le haut de l’armoire ! Et elle quitta aussitôt la pièce.

Poirot déplia le papier sans perdre un instant. Puis, avec une exclamation satisfaite, il l’étala sur la table :

— Venez voir, mon bon ami ! Et dites-moi quelle initiale vous lisez ici. Un J ou un L ?

C’était une feuille de papier d’emballage, de format courant, assez sale, comme si elle était restée un certain temps exposée à la poussière. L’en-tête de l’étiquette était celle de la firme Parkson & Parkson, réputée comme un des meilleurs costumiers de théâtre. Mais c’est plus particulièrement l’adresse qui retenait l’attention de Poirot : (l’initiale à vérifier) Cavendish Esq. Styles Court, Styles St. Mary, Essex. Après quelques bonnes minutes je déclarai :

— Un T ou un L, mais certainement pas un J.

Poirot replia le papier.

— Parfait. Je suis tout à fait de votre avis. Et vous pouvez parier sur le L sans risque !

— D’où est-ce que ça sort ? Ça a une grande importance ?

— Une importance relative. Mais ce papier confirme une hypothèse que j’avais formulée, et qui supposait l’existence d’un tel document. J’ai donc demandé à Miss Howard de le chercher, mission qu’elle a menée à bien, comme vous pouvez le constater.

— Que voulait-elle dire par : « Sur le haut de l’armoire » ?

— C’est l’endroit où elle a découvert cette feuille, tout simplement.

— Curieux endroit pour ranger un papier, remarquai-je.

— Je ne partage pas cet avis, mon bon ami. Le haut d’une armoire est l’endroit idéal où ranger papiers d’emballage et cartons. Je les mets là moi-même. Si l’opération est menée avec ordre et méthode, il n’y a rien là qui puisse offenser la vue.

Je revins à un sujet beaucoup plus sérieux :

— Poirot, avez-vous réussi à vous faire une idée précise sur ce crime ?

— Oui… En fait, je crois savoir comment il a été perpétré.

— Ah !

— Malheureusement, c’est une simple théorie que ne vient étayer aucune preuve. À moins que… (Soudain il m’empoigna le bras et m’entraîna dans le vestibule. Dans son excitation, il se mit à vociférer en français) Mademoiselle Dorcas ! Un moment, s’il vous plaît !

Inquiète, la domestique sortit de l’office en courant.

— Ma bonne Dorcas, j’ai une petite idée – une petite idée qui, si elle se révélait juste, nous ferait faire un formidable bond en avant ! Dites-moi, Dorcas : lundi – et non pas mardi, j’insiste sur la date –, le lundi qui a précédé le drame. La sonnette de Mrs Inglethorp fonctionnait-elle normalement ?

La domestique parut fort étonnée.

— Eh bien non, monsieur, cela me revient, maintenant que vous le dites ; mais je me demande bien comment vous l’avez deviné. Une souris a dû ronger le fil. Un ouvrier est venu le changer mardi matin.

Poirot manifesta son ravissement par une exclamation prolongée et nous retournâmes dans le petit salon.

— Voyez-vous, je crois qu’il est inutile de chercher des indices, mon ami ! La raison devrait suffire. Mais la chair est faible, et c’est une consolation de se dire que nous sommes sur la bonne voie. Ah ! mon bon ami ! Regardez-moi. Je cours, je saute, le géant que je suis a repris des forces.

Et il sortit par la porte-fenêtre et s’éloigna en gambadant sur la pelouse.

— Qu’arrive-t-il à votre étonnant petit ami ? fit une voix dans mon dos.

Mary Cavendish se tenait derrière moi. Elle me sourit et je lui rendis son sourire.

— Que se passe-t-il ?

— Vraiment, je n’en sais rien ! Il a interrogé Dorcas à propos d’une sonnette, et sa réponse l’a enchanté au point qu’il s’est mis à faire des bonds de cabri, comme vous le voyez !

Mary se mit à rire.

— C’est ridicule ! Il sort du parc. Est-ce qu’il va revenir aujourd’hui ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. J’ai cessé de faire des pronostics à son sujet !

— Il est vraiment fou ?

— Comment savoir ? J’ai parfois l’impression très nette qu’il est fou à lier ; puis, au moment où sa folie me semble la plus évidente, je découvre une logique au cœur même de cette folie.

— Je vois.

Mary se mit à rire, mais elle me paraissait soucieuse, ce matin-là. Elle était grave, presque triste.

Je jugeai le moment opportun pour aborder le sujet de Cynthia, ce que je fis avec une grande diplomatie, du moins me semble-t-il. Pourtant elle m’interrompit sans ménagement avant que j’aie pu aller jusqu’au bout :

— Vous feriez un avocat remarquable, Mr Hastings, j’en suis persuadée. Mais vous gaspillez votre talent en pure perte, car Cynthia n’a rien à craindre de ma part.

Je bredouillais lamentablement qu’il ne fallait surtout pas qu’elle aille penser que… mais elle m’interrompit de nouveau, et je m’attendais si peu à ce qu’elle me dit alors que j’en oubliai Cynthia et ses problèmes.

— Mr Hastings, pensez-vous que nous formions un couple heureux, mon mari et moi ?

Pris au dépourvu, je me surpris à murmurer que je ne me permettrais pas ce genre de réflexion.

— Eh bien, moi je me permets de vous révéler que ce n’est pas le cas, dit-elle calmement.

J’attendis la suite en silence.

Elle se mit à arpenter lentement la pièce, la tête penchée. Son corps mince et souple ondulait doucement au rythme de ses pas. Soudain elle s’arrêta et me dévisagea :

— Vous ne savez rien de moi, n’est-ce pas ? D’où je viens, qui j’étais avant d’épouser John ? Non, vous ne savez rien ! Eh bien, je vais vous le dire. Vous serez mon confesseur. Je crois que vous êtes un bon… Oui, je suis sûre que vous êtes bon.

D’une certaine manière, le compliment ne me flatta pas autant qu’il l’aurait dû. Cynthia avait utilisé le même genre de préambule avant de se confier à moi, et il me semblait que le rôle de confesseur convenait mieux à une personne d’âge mûr qu’à l’homme jeune que j’étais.

— Mon père était anglais, reprit Mrs Cavendish, mais ma mère était russe.

— Ah ! voilà l’explication…

— L’explication de quoi ?

— De ce sentiment de charme étrange… oui, étrange… que j’ai toujours éprouvé en face de vous.

— Ma mère était, paraît-il, très belle. En fait, je n’en sais rien, car je ne l’ai jamais vue. J’étais toute petite quand elle est morte, dans des circonstances tragiques. Elle a pris par erreur une dose trop forte de somnifère. Mon père en a eu le cœur brisé. Peu après, il est entré au Service consulaire, et je l’ai accompagné partout. À vingt-trois ans j’avais presque fait le tour du monde. C’était une existence merveilleuse, que j’adorais.

Le visage rejeté en arrière, elle souriait doucement. Elle semblait revivre ces jours heureux.

— Puis mon père est mort, me laissant sans ressources. J’ai dû accepter l’hospitalité de vieilles tantes dans le Yorkshire… (Un frisson la parcourut.) Vous comprenez bien que c’était une existence sinistre. Surtout pour une jeune fille élevée comme je l’avais été La vie était si monotone, si étriquée, que j’ai cru devenir folle…

Quand elle reprit, après un long silence, son ton avait changé :

— C’est alors que j’ai rencontré John Cavendish…

— Oui ?

— Pour mes tantes, c’était un excellent parti, vous le pensez bien. En toute honnêteté, je peux vous affirmer que l’aspect financier n’a pesé d’aucun poids dans ma décision. Il m’offrait simplement le moyen d’échapper à cette monotonie que je ne pouvais plus supporter.

Comme je restais silencieux, elle reprit bientôt :

— Mais ne vous méprenez pas : j’ai été parfaitement franche. Je lui ai expliqué que je l’aimais beaucoup, ce qui était la stricte vérité, et que j’espérais que ce sentiment grandirait encore, mais que je n’étais pas amoureuse de lui. Il m’assura que cela lui suffisait et… nous nous sommes mariés.

Elle se tut de nouveau un long moment, le front soucieux, comme plongée dans le souvenir du passé.

— Je crois, je suis même sûre qu’au début il m’aimait. Mais sans doute n’étions-nous pas faits l’un pour l’autre, car notre couple s’est très vite défait. Il s’est… – et tant pis pour mon orgueil, mais c’est ainsi –, il s’est très rapidement lassé de moi. Oh si ! Très rapidement ! ajouta-t-elle comme je tentais de protester. Cela n’a plus d’importance, à présent, car nous sommes arrivés à la croisée des chemins…

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