LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DE STYLES Agatha Christie

Lorsque Mrs Inglethorp se tourna vers Evie Howard pour donner diverses instructions au sujet de son courrier, son mari me demanda, de sa voix appliquée :

— Êtes-vous militaire de carrière, Mr Hastings ?

— Non. Avant la guerre, je travaillais pour la Lloyds.

— Et vous comptez réintégrer la banque après la fin des hostilités ?

— Peut-être. À moins que je ne me lance dans une nouvelle carrière.

Mary Cavendish se pencha vers moi :

— Quel métier choisiriez-vous, si vous n’écoutiez que votre cœur ?

— Cela dépend…

— N’avez-vous pas de marotte inavouée ? insista-t-elle. Allons ! Tout le monde en a au moins une ! Et c’est souvent un peu ridicule.

— Vous allez vous moquer de moi.

Elle sourit :

— Ça, ce n’est pas impossible.

— Eh bien, figurez-vous que depuis toujours, je caresse le rêve d’être détective !

— Un vrai détective ? Je veux dire inspecteur, comme à Scotland Yard ? Ou bien Sherlock Holmes ?

— Oh ! Sherlock Holmes, sans aucune hésitation ! Mais, toute plaisanterie mise à part, c’est vraiment cela qui m’attire. J’ai rencontré un jour en Belgique un inspecteur célèbre qui m’a fasciné. Un petit homme extraordinaire. Un véritable dandy, mais d’une intelligence hallucinante. Selon lui, un bon détective se juge à sa méthode. J’ai fondé mon système sur le sien, mais j’y ai, bien entendu, ajouté quelques perfectionnements de mon cru.

— Un bon roman policier moi, ça me plaît, intervint Miss Howard. Mais on écrit trop de bêtises ! Le coupable découvert au dernier chapitre. Et à la stupeur générale ! Mon œil, oui ! Un vrai crime, on saurait tout de suite qui a fait le coup.

— Il y a pourtant eu un bon nombre de crimes sans solutions, fis-je remarquer.

— Pensais pas à la police… Mais aux gens proches. À la famille… Pas possible de les rouler, à mon avis. Ils sauraient illico.

— Alors, répliquai-je, car la conversation m’amusait, si d’aventure vous étiez mêlée à un crime, vous seriez à même de désigner le coupable au premier coup d’œil ?

— Bien sûr ! Peut-être pas de le prouver à une bande d’hommes de loi : mais s’il s’approchait de moi, je le détecterais du bout des doigts.

— Le coupable pourrait être une coupable…

— Possible. Mais le meurtre sous-entend la violence. Et cette violence, je l’associerai plutôt avec un homme.

— Cette théorie ne vaut pas dans le cas d’un empoisonnement. (La voix claire de Mary Cavendish me fit tressaillir.) Hier encore, poursuivit-elle, le Dr Bauerstein me disait que les médecins sont dans une telle ignorance des poisons les plus subtils que d’innombrables cas de meurtres par substances toxiques ne sont pas résolus.

— Voyons, Mary ! s’exclama Mrs Inglethorp. Quelle conversation sinistre ! J’en ai la chair de poule… Ah ! voilà Cynthia.

Une jeune fille vêtue de l’uniforme des Aides Volontaires traversait la pelouse en courant.

— Eh bien, Cynthia, vous êtes en retard, aujourd’hui. Je vous présente Mr Hastings… Miss Murdoch.

Cynthia Murdoch était une charmante jeune personne, pleine de vie. Elle ôta sa petite coiffe d’infirmière et j’admirai la lourde masse ondulée de ses cheveux auburn et la blanche délicatesse de la main qu’elle tendit pour prendre son thé. Avec des yeux et des cils foncés, elle eût été sensationnelle. Elle se laissa tomber sur la pelouse près de John. Je lui tendis l’assiette de sandwiches et elle leva vers moi un visage souriant :

— Asseyez-vous donc sur l’herbe ! On y est tellement mieux.

Je m’exécutai de bonne grâce :

— Vous travaillez à Tadminster, n’est-ce pas, Miss Murdoch ?

— Hélas ! J’y rachète mes péchés !

— Ils vous briment donc tellement ?

— Ça, ils ne s’y risqueraient pas ! se récria Cynthia avec un air de dignité offensée.

— Une de mes cousines est aide-soignante, et elle a une peur bleue des infirmières en chef.

— Ça ne m’étonne pas ! Si vous les voyiez, Mr Hastings ! Vous ne pouvez pas imaginer ! Mais, Dieu merci, je ne suis pas aide-soignante : je travaille au laboratoire de l’hôpital.

— Et combien de personnes avez-vous déjà empoisonnées ? Plaisantai-je.

— Bah ! des centaines…, rétorqua-t-elle avec un sourire.

— Cynthia ! intervint Mrs Inglethorp, j’aurai quelques lettres à vous dicter…

— Certainement, tante Émily.

Elle sauta sur ses pieds, et je devinai dans son comportement la situation subalterne qu’elle occupait dans cette maison. Mrs Inglethorp, en dépit de sa profonde bonté, ne lui permettait pas de l’oublier.

Mon hôtesse se tourna vers moi :

— John va vous montrer votre chambre. Le dîner est servi à 7 heures et demie. Depuis quelque temps, nous avons renoncé à souper plus tard. Lady Tadminster, qui est la fille de feu lord Abbotsbury et l’épouse de notre représentant à la Chambre des Communes, fait de même. Elle pense comme moi qu’il nous incombe de donner l’exemple. D’ailleurs, Styles Court vit à l’heure de la guerre. Rien ici n’est gaspillé : les moindres bouts de papier sont collectés et expédiés dans des sacs pour contribuer à l’effort national.

J’exprimai mon approbation, puis John m’accompagna jusqu’à la maison et nous gravîmes le grand escalier qui, à mi-hauteur, se divisait en deux branches desservant chaque aile de l’édifice. Ma chambre se trouvait dans l’aile gauche et donnait sur le parc.

John me laissa seul et, quelques instants plus tard, je le vis traverser la pelouse d’un pas lent, Cynthia Murdoch à son bras. J’entendis alors la voix de Mrs Inglethorp appeler « Cynthia ! » avec impatience. La jeune fille tressaillit et courut vers la maison. Au même moment, un homme surgit de derrière un arbre et s’engagea sans hâte dans la même direction. Il me parut âgé d’une quarantaine d’années, et je notai sur son visage imberbe et hâlé les signes d’une profonde mélancolie. Il semblait la proie d’une émotion violente. Quand il leva les yeux vers ma fenêtre, je le reconnus immédiatement, bien qu’il eût beaucoup changé depuis notre dernière rencontre, quinze ans auparavant. C’était Lawrence Cavendish, le frère cadet de John. Je m’interrogeai sur ce qui avait bien pu faire naître cette étrange expression sur son visage. Puis, sans plus y songer, je repris le fil de mes propres pensées.

Cette première soirée à Styles Court fut agréable ; et je rêvai cette nuit-là de la femme énigmatique qui avait nom Mary Cavendish.

Le lendemain matin se leva, clair et ensoleillé. Mon séjour s’annonçait délicieux. Je ne vis Mrs Cavendish qu’à l’heure du déjeuner. Elle me proposa une promenade en sa compagnie, et nous passâmes un après-midi charmant à flâner dans les bois.

Lorsque nous rentrâmes vers 17 heures, John nous fit signe de le rejoindre dans le fumoir. À son expression tendue, je devinai sans peine qu’il s’était produit un incident fâcheux. Il referma la porte derrière nous.

— Mary, nous voici dans de beaux draps. Evie a eu une prise de bec avec Alfred Inglethorp, et elle nous quitte !

— Evie ? Elle s’en va ?

John prit un air lugubre :

— Oui. Elle a exigé une entrevue avec Mère et… tiens, la voilà.

Les lèvres serrées, l’air décidé, une petite valise à la main, Miss Howard paraissait à la fois nerveuse et sur la défensive.

— En tout cas, s’écria-t-elle, je lui aurai dit ce que j’ai sur le cœur !

— Ma chère Evelyn, dit Mrs Cavendish. Ce n’est pas possible !

Miss Howard secoua la tête d’un air buté :

— C’est parfaitement possible, au contraire. Ce que j’ai dit à Émily, elle ne l’oubliera pas, et elle ne me le pardonnera pas d’ici longtemps. Et tant pis si c’est un coup d’épée dans l’eau ! Tant pis si ça ne lui a fait ni chaud ni froid ! Je le lui ai pourtant dit tout net : « Vous êtes une vieille bonne femme, et il n’y a pas pire imbécile qu’un vieil imbécile ! Ce type a vingt ans de moins que vous. Et ne vous bercez pas d’illusions sur les raisons qui l’ont poussé à vous épouser. L’argent ! Alors, ne lui en donnez pas trop ! Raikes le fermier a une très jolie femme. Demandez donc à votre Alfred combien de temps il passe là-bas ! » Émily était furieuse. Normal. Moi, j’ai continué : « Il faut que je vous prévienne, même si ça vous déplaît. Cet homme a autant envie de vous assassiner dans votre lit que de vous y voir. C’est un sale type. Vous pouvez dire tout ce que vous voudrez, moi, je vous aurai avertie. C’est un sale type. »

— Et qu’a-t-elle répondu ?

Miss Howard fit une grimace des plus expressives :

— « Cher Alfred »… « Alfred adoré »… « affreuses calomnies »… « affreux mensonges »… quelle « mauvaise femme » d’accuser ainsi son « cher mari »… Plus tôt je partirai, mieux cela vaudra. Alors, je m’en vais.

— Mais, pas tout de suite ?

— À l’instant.

Pendant quelques secondes, nous la dévisageâmes avec stupéfaction. Enfin, comprenant qu’aucun argument ne la ferait revenir sur sa décision, John sortit de la pièce pour aller consulter l’indicateur ferroviaire. Sa femme le suivit, non sans avoir murmuré qu’elle tenterait de raisonner Mrs Inglethorp.

Dès qu’ils eurent quitté le fumoir, Miss Howard changea d’expression. Elle se pencha vivement vers moi :

— Mr Hastings, vous êtes honnête. Puis-je vous faire confiance ?

Je restai quelque peu interdit. Elle me posa la main sur le bras et réduisit sa voix à un chuchotement :

— Veillez sur elle, Mr Hastings. Ma pauvre Émily ! Ce sont des requins – tous. Oh ! je sais de quoi je parle ! Il n’y en a pas un qui ne soit pas fauché et qui n’essaye pas de la dépouiller. Je l’ai protégée aussi longtemps que j’ai pu. Maintenant que je pars, ils vont lui tondre la laine sur le dos.

— Bien sûr, Miss Howard, dis-je, je vous promets de faire tout ce que je pourrai. Mais je crois que vous êtes à bout de nerfs et que vous vous laissez emporter…

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